samedi 9 juillet 2011

La télévision, des habitudes pour la vie ?

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Erk Simon Dina Hammelsheim, Peter H. Hartmann, "Das Fernsehprogramm - Ein Freund fürs Leben ? ", Media Perspektiven, 3, 2011, pp. 139-146  (traduction du titre : l'émission de télévision - un ami pour la vie ?)

Que reste-t-il de la fréquentation de la télévision ? Les goûts acquis au cours de l'enfance et de l'adolescence télévisuelles perdurent-ils au-delà de ces âges pour structurer nos consommations télévisuelles d'adultes ? Combien de temps restons-nous des "enfants de la télé" ? La problématique est connue, elle court dans toutes les analyses de consommations de média : quel est le rôle de la génération, quel est celui de l'âge ?
Pour le savoir, des chercheurs (université, télévision publique) ont approché l'effet de cohorte à partir de données audimétriques de GfK extraites parmi celles des années 1993 à 2010 (GfK gère et exploite le panel pour la mesure des audiences télé en Allemagne). La génération la plus ancienne est des personnes nées avant 1926. Sept groupes d'âge de personnes de 14 ans et plus ont été construits prenant pour variables de contrôle des informations socio-démographiques (sexe, formation scolaire, statut professionnel) ainsi que l'étendue de la réception télévisuelle (câble, satellite, terrestre).

Résultats principaux
  • Pour la durée globale de consommation, l'effet de cohorte est faible tandis que l'effet d'âge ("Alterseffekt") est fort. La durée de télévision consommée (die Fernsehnutzungdauer) augmente régulièrement avec l'âge. Ensuite, parmi les variables, la variable scolaire joue un rôle majeur : plus forte la formation scolaire, plus faible la durée de consommation télévisuelle. Le statut professionnel joue de la même manière, les personnes employées à plein temps hors de la maison regardent moins de télévision. Contrairement aux préjugés courants, ces deux résultats sont indifférents au sexe des personnes. L'effet de l'étendue de l'offre de programmes est faible.
  • Lorsque, de la durée globale, on passe aux émissions de variétés (Volksmusiksendungen), l'effet de cohorte (la génération) l'emporte sur l'effet d'âge. 
  • Pour une émission donnée, "Tatort" par exemple, série policière (Krimireihe) de 90 minutes diffusée par la première chaîne allemande (ARD, dimanche 20H15) depuis 1972, l'effet de cohorte est faible et l'effet d'âge l'emporte.
Travail remarquable par sa rigueur méthodologique et pour ses conclusions. Bien sûr, tout ceci a besoin d'être approfondi en multipliant les types d'émission, en variant les chaînes, les pays. Comment tout ceci est-il affecté par l'évolution des modes de distribution (plus longue espérance de vie des programmes, disponibles en permanence sur divers supports), par les changements de modes de socialisation (réseaux sociaux) ? Imaginons une continuation de cette étude à partir de YouTube... Cette recherche peut servir de base de départ à de nombreux approfondissements concernant d'autres médias : la presse, par exemple, aurait sans doute beaucoup à apprendre de telles études.
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dimanche 3 juillet 2011

Pixar, phénoménologie de l'esprit numérique

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Hervé Aubron, Le génie Pixar, Editions Capricci, 2011, 96 pages
David A. Price, The Pixar Touch. The making of a company, 2008, 296 pages

Affichage publicitaire dans le métro parisien (juillet 2011)
Voici d'abord un tout petit livre, précieux, écrit par Hervé Aubron, spécialiste de cinéma. Son objet : la culture développée par les studios Pixar, installés dans le désert de l'Utah, chez les Mormons. Selon la culture Pixar, culture que l'on dira numérique, faute de mieux, l'ordinateur est l'outil primordial de création et de travail. Dans la science fiction qui sous-tend la métaphysique implicite des films de Pixar, les robots (les ordinateurs) s'emparent du pouvoir déchaîné par de vagues apprentis sorciers (référence à Disney, 1940). Tout se passe comme si l'on assistait à un dialogue hommes-machines mis en scène dans un film dont l'auteur serait un ordinateur.
L'auteur, qui sait son Pixar par coeur, surestime souvent son lecteur, évoquant plus que citant, maniant l'allusion de manière vertigineuse. Une seule lecture n'y suffit pas pour tout saisir.

Pixar, rappelons le, ce sont onze films d'animation, des prouesses technologiques d'imagerie numérique (computer graphics), des millions d'entrrées en salles : "Toy Story" (1995, 1999, 2010), "A Bugs Life" (1998), "Monsters, Inc." (2001), "Finding Némo" (2003), "The Incredibles" (2004), "Ratatouille" (2007), "Wall-E" (2008),  "Cars" (2006), "Up" (2009). Ce sont aussi des messages publicitaires, des logos, et surtout beaucoup de "technologie au service de l'art" ("The Technology behind the Art") dont le fameux RenderMan indispensable pour le rendu des personnages.

Hervé Aubron renvoie, pour la matière première de son analyse, au livre de David E. Price sur la formation de Pixar. David E. Price raconte l'histoire de Pixar, de Lucasfilm au rachat par Steve Jobs (1986) puis par Disney (2006). Et cet essai documentaire s'avère un roman historique passionnant. On y aperçoit, sans que cela soit théorisé, les forces en présence : les universités et les recherches (doctorants, professeurs), les laboratoires de grandes entreprises (Boeing, Xérox, etc.) qui vont fournir les acteurs. Et puis, bien sûr, Apple et Disney. Le livre est traversé par des personnages impressionnants, tétus, voyants, créatifs, parmi lesquels, Steve Jobs. Pixar est souvent retenu comme un modèle de gestion de l'invention progressive ("little bets", cf. l'ouvrage de Peter Sims).

Une fois digérée cette histoire grâce à David E. Price, on peut revenir à Hervé Aubron et goûter son analyse. Dès lors, son travail se révèle un rare livre de philosophie des médias numériques, où Disney et Kubrick, et plus encore Renderman, sont des "théories matérialisées". Cette phénoménologie que parcourt l'Esprit numérique, du premier Disney à chacun des films successifs de Pixar, figure du Savoir Absolu, est souvent succulente, toujours grinçante. Travail stimulant, difficile où il faut suivre l'auteur qui finit par confronter Walter Benjamin avec les personnages du monde selon Pixar : "Le capitalisme est un grand dessin animé : il fait comme si les marchandises étaient mues par une vie propre". De quoi penser mieux le numérique au cinéma et rompre avec tant de célébrations fadasses et béates, cette "nuit où toutes les vaches sont noires". Et relire d'un autre oeil le "Livre 1" du Capital sur le fétichisme de la marchandise !


dimanche 19 juin 2011

Occupations littéraires : presse et livre en territoire nazi

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R.0. Paxton, O. Corpet, C. Paulhan, Archives de la vie littéraire sous l'occupation. A travers le désastre, Paris, Taillandier, IMEC, Index, 446 p.

Faire et faire voir l'histoire de la presse et des écrivains. Quelle fut la vie "littéraire" en France durant la période nazie, qui ne fut pas un "désastre" pour tout le monde, notamment pour la presse et les écrivains ? Une exposition à la mairie de Paris et son catalogue en dressent les contours. L'ouvrage regorge de documents de toutes sortes et tempère les lectures manichéennes. Malgré tout, l'impression qui ressort de cette accumulation est accablante : les écrivains ne sont pas des gens plus formidables que les autres, le talent ne leur épargne ni la couardise, ni la bassesse.

La collaboration mérite son nom : "travailler avec". La France, rappelle Paxton, était la "cour de récréation de l'Europe nazie" (p.13). Les nazis orchestraient délibérément et habilement le "consentement" de la population française, ils en avaient besoin pour concentrer leurs troupes sur d'autres fronts. Ce besoin exprimé par les nazis donne tout son sens, et son seul sens, au consentement français, au comportement de ceux qui ont continué comme avant. Où commence la collaboration ? Etre publié (Esa Triolet, Louis Aragon) et joué (Albert Camus, Jean-Paul Sartre) durant ces années, n'est-ce pas contribuer à l'acceptabilité d'une France nazie, faciliter la vie des nazis en France ?


Si la plus grande partie de la presse collabore (sauf Le Figaro et L'Aube), la Résistance donne naissance à plus d'un millier de titres clandestins et même à une maison d'édition (Minuit). La presse et les revues, avant la radio et l'affiche, sont alors le média de la résistance.

Le rôle de l'écrit pendant cette période est souligné et analysé, superbement, trop brièvement, par Jérôme Prieur : le fichage de la population et de ses activités n'a pas attendu le numérique. Les cartes de toutes sortes pullulent, les bons, les tickets, les laisser-passer... Marketing ! Les nazis savaient beaucoup de la vie privée des Français, qui ont bien contribué à cette connaissance : cinq millions de lettres anonymes adressées à la police et à la Gestapo !

Cette exposition et son catalogue sont aussi l'occasion d'une réflexion sur l'archive et la mémoire. On ne sait que ce qui a été conservé. Les "résistants" ne doivent pas laisser de traces, les "collabos" ne rêvent que d'en laisser. Inégalité devant l'archive ! De telles expositions aident à mieux comprendre cette période et surtout le rôle que jouent l'écrit et l'imprimerie, l'encre et le papier, dans une société. D'ailleurs, le catalogue est plus commode que l'exposition : le tout manque d'ailleurs de reprise numérique, une appli serait bienvenue tant pour suive l'exposition que pour en retrouver les documents (iPad).

Eléments de l'exposition

dimanche 5 juin 2011

Bibliothèque numérique du Figaro

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Cela n'a pas fait beaucoup de bruit, c'est bien dommage.
Voici une application gratuite (iPhone, iPad), bien faite, qui propose des ouvrages repris de la collection publiée en 2008 par Le Figaro et les Editions Garnier. Bibliothèque d'ouvrages classiques que l'on étudie, ou étudiait ou devrait étudier dans les classes. La présentation est claire, la lisibilité excellente, l'ergonomie essentielle évidente. Reste à augmenter le nombre d'oeuvres proposées.
Copie d'écran d'Ipad. Sommaire pour une oeuvre.

Accompagnant chaque texte intégral, l'éditeur fournit quelques outils complémentaires : résumé, indications biographiques, situation de l'oeuvre, sélection de passages clés, dont l'un est lu à haute voix.
Un dictionnaire intégré manque toutefois terriblement. Cela permettrait -d'autres applis le font (iBook, Kindle)- d'un simple click, d'accéder à la définition plus ou moins détaillée d'un mot. Indispensable pour lire des oeuvres anciennes.

Les forts en thème trouveront à redire : la documentation est restreinte, les fonctionnalités limités, etc. Certes. L'ambition de cette bibliothèque n'est pas, à ce stade, de constituer des outils scolaires mais de disposer de ces textes sur un support mobile, tablette ou smartphone,  pour le plaisir de lire.

Finalement, la presse renoue avec son histoire, lorsque, au 19e siècle, elle publiait en feuilleton certains de ces grands textes quand leurs auteurs étaient vivants : Balzac, Baudelaire, Gauthier...
Pour une prochaine mise à jour, on aimerait un dictionnaire, un moteur de recherche plus riche, des signets plus commodes.

N.B. A propos de "Un coup de dés" : pourquoi n'avoir pas profité des possibilités du numérique pour restituer une édition adaptée aux exigences mallarméennes de mise en page, au lieu de réduire ce poème à une désolante et linéaire uniformité ?
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jeudi 26 mai 2011

Gautier journaliste romantique


Gautier journaliste. Articles et chroniques, choisis et présentés par Patrick Berthier, Paris, GF, 2011, Index, biblio, chronologie, 444 p., 8,9€

Voici une anthologie des textes journalistiques de Théophile Gautier, romantique fameux, proche de Victor Hugo et de Charles Baudelaire (qui lui dédie les Fleurs du Mal) et ami de Nerval. Comme pour Charles Baudelaire, écrivain journaliste dont on connaît surtout les Fleurs du Mal, de Gautier on connaît surtout Le Capitaine Fracasse (1861, publié en feuilleton), Le Roman de la momie ou les ballets (La Péri, Giselle). Grâce à cet ouvrage les textes écrits par Théophile Gautier pour la presse seront facilement accessibles.
Parfaite introduction de Patrick Bertier, Professeur à l'Université de Nantes et spécialiste de théâtre.

L'oeuvre de journaliste de Théophile Gautier s'étend sur près de quarante années, de 1835 à 1872. Feuilletoniste mais aussi propriétaire de revues et directeur de journaux, Gautier fut un salarié de la presse. On l'ignore, mais ce fut d'abord et surtout un homme de presse, elle fut son gagne-pain quotidien.
Gautier est un journaliste de l'ère inaugurée par Emile de Girardin, entrepreneur génial, qui lance plusieurs startups dans la presse dès 1828 (Emile de Girardin alors a 22 ans). On oublie - souvent même on ne l'a pas su - que le dynamisme des médias n'a pas attendu Internet : les startups, les jeunes entrepreneurs, les réussites et les échecs fulgurants, les inventeurs sont présents dans toute l'histoire des médias, ou du moins dans la première période qui voit émerger un nouveau paradigme avec l'imprimerie de masse.

Patrick Bertier a constitué un échantillon de textes représentatif de l'oeuvre journalistique de Gautier selon trois types : critique d'art, critique de théâtre et critique littéraire. Le feuilleton de théâtre, article généralement publié à la une, au rez-de chaussée (bas de page), représente la moitié de l'oeuvre de Gautier mais elle est répétitive (on compte 2 843 articles). Ce serait aujourd'hui notre critique TV. Ces articles sont publiés dans toutes sortes de titres, de spécialités et de périodicités diverses : La Presse, L'Artiste, que Gautier dirige, La France Littéraire, La France Industrielle, Le Musée des familles, La Chronique de Paris, FigaroLe Moniteur universel... Les romans de Gautier sont tous, sauf  "Mademoiselle de Maupin", publiés d'abord en feuilleton.
Ce journalisme se caractérise, comme celui de Baudelaire, par une prose raffinée. Le journaliste de cette époque prend le temps d'écrire.

mardi 24 mai 2011

L'imprimerie en Chine, bien avant Gutenberg

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Thomas Francis Carter, L'imprimerie en Chine. Invention et transmission vers l'Occident, Paris, 2011, Imprimerie Natrionale Editions, 318 p., Bibliogr., Index, Chronologie.

Luo Shubao, An Illustrated History of Printing in ancient China, City University of Hong Kong Press, 1998, 128 p., bilingue anglais - chinois, index bilingue, cartes.

Classique d'histoire traduit de l'anglais (introuvable en anglais), ouvrage qui fait référence sur le sujet, publié en 1925, complété en 1955. L'imprimerie commence en Chine vers le 10ème siècle de notre ère. L'ouvrage parcourt toutes les étapes de l'histoire des inventions menant à l'imprimerie : du papier et de l'encre d'abord, puis de l'imprimerie par planches et enfin par caractères mobiles (en bois, en argile puis en métal). Imprimerie de livres, les Neuf Classiques confucéens d'abord dès 931, en 130 volumes, suivant l'ordre du Premier ministre Feng Dao (冯道 / 馮道), mais aussi de cartes à jouer, de monnaies, de textiles.
Ouvrage méticuleux (451 notes) qui ne nous épargne aucun détail de la mise au point de l'imprimerie, examinant notamment la géographie de la diffusion de cette technique en Chine mais aussi en Corée, en Perse, en Turquie, au Japon, en Egypte jusqu'à l'Europe (Venise, Russie). Derrière le "gros concept" d'imprimerie se dégage des pratiques complexes, des mises au point lentes, réfutant en acte les explications simplistes.
On perçoit, dans le détail des technologies intermédiaires, les conséquences des systèmes d'écriture sur les évolutions technologiques des médias. Là où suffit une trentaine de caractères pour imprimer du latin (Gutenberg), il en faut plus de 30 000 pour imprimer du chinois. L'imprimeur les classe selon les tons (5) puis selon les rimes (phonétique). La différence première, et sans doute plus formatrice qu'on ne le sait entre cultures chinoises et occidentales, naît de l'opposition alphabet / caractères. Le portrait de l'homme ABC minded, cher aux travaux de M. McLuhan et de Jack Goody, ne vaut que pour l'homme occidental. A cela s'ajoutent le rôle et le statut de la calligraphie en Chine. Conclusion : la Chine n'est pas dans la "Galaxie Gutenberg", ce qui secoue, et peut-être compromet, la valeur explicative de cette notion "pour comprendre les médias".
Dans le cours du livre, on voit aussi se mettre en place la méconnaissance de la Chine par l'Europe : beaucoup de ce qui est dû à la Chine sera attribué à la Perse : on ne connaît que la dernière étape parcourue par une technique. Markovien !


Le livre sur l'imprimerie en Chine ancienne semble un parfait complément, involontaire, de l'ouvrage de Francis Carter. L'auteur parcourt une quarantaine de siècles, depuis les symboles sur les poteries jusqu'aux caractères mobiles d'imprierie. La longue introduction situe les étapes menant à l'imprimerie avec des frises historiques très claires. Ensuite, viennent les chapitres consacrés à chacune des étapes, parfaitement illustrés et légendés (en chinois et en anglais) avec des pièces du Printing Museum of China. Le dernier chapitre est consacré à la reliure des livres.



A parcourir ces deux ouvrages on est amené à se demander s'il est possible de distinguer les effets de l'imprimerie en Chine et en Europe. Un point commun se dégage, celui de la triple segmentation, régulière, linéaire dressant la perception et formant des habitus visuels : caractère / énoncé / livre. Triple articulation qui peut expliquer une culture de mécanisation, commune aux deux régions du monde. Reste la différence que structurent l'alphabet d'une part, les caractères chinois de l'autre.
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samedi 21 mai 2011

Cinéma numérique. Regard Positif ?

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La revue mensuelle Positif consacre, dans son numéro de mai 2011, un dossier au cinéma numérique, à la fin de la pellicule photochimique ; dossier coordonné par Jean-Pierre Berthomé. Six éléments constituent ce dossier concis (26 p.), précis et synthétique, faisant le tour de la "révolution numérique" : les décors, l'étalonnage, le montage, le son, la dématérialisation des copies et la restauration numérique des films anciens (cf. sommaire exact du dossier).

Mai 2011, N° 603, 7,8 €
Quelques notes de lectures.
Tout d'abord, l'opposition analogique / numérique, commode, se révèle confuse et, sur certains points, erronée (cf. la "fausse homogénéité des techniques pré-numériques") ; elle apparaît surtout comme une reconstruction avantageuse pour reléguer des techniques anciennes que supplantent "des" technologies numériques, pour le meilleur et pour le pire. Michel Chion dans son article sur les "sons numériques" stigmatise la notion de "numérique" et montre qu'elle mêle, selon lui, des aspects hétérogènes : la miniaturisation des appareils, le montage virtuel et le rapport signal/bruit. L'auteur développe à cette occasion une critique féconde du technicisme.
Avec le montage virtuel, qui commence avec "Coup de coeur" (1981) puis "Cotton Club" de Francis Ford Coppola, on assiste au développement d'innombrables versions (relevant davantage des marketing cuts que director's cuts). Le numérique confère au cinéma la pluralité des variantes, la trace des brouillons, alors que la littérature les voit disparaître.
L'équipement des salles, commencé en 2005 à l'occasion de "Star Wars 3", s'achèvera fin 2012. Toutes les salles seront alors équipées pour le numérique ; afin de donner une chance à toutes les salles (coût : 80 000 € par salle), le CNC a mis en place une aide sélective pour l'équipement des salles  (loi du 30 septembre 2010). La disparition prévisible des copies et des laboratoires qui s'en suivra risque d'entraîner la disparition des projections de films anciens, et, par voie de conséquence, de certaines formes de cinéphilie.
Alors intervient la réflexion sur la restauration (recadrage, colorisation) des films. Cette restauration pose les questions de la cohérence d'une oeuvre avec une époque et sa technologie, et de son intégrité même. Là où l'on met en avant la capacité de diffuser des films anciens sur les réseaux numériques (TV), François Ede souligne un danger potentiel pour la préservation des oeuvres. Le musée numérique du cinéma dit analogique est encore à imaginer. Notons que le dossier semble ne pas considérer la difficile compatibilité du cinéma numérisé avec une quelconque "chronologie des médias".

Contrairement à l'enthousiasme, béat et intéressé, qui préside d'habitude à la célébration courante et convenue de la révolution numérique, célébration aveugle qui accompagne, pour les justifier toujours les investissements de modernisation, ce dossier dégage les enjeux de tous ordres liés au "tout numérique" dans le cinéma. Important rappel : les avantages indiscutables et spectaculaires des techniques numériques ne vont pas sans contre-parties. Comment limiter au mieux, si cela est possible, certaines des retombées négatives de cette révolution conduite par les intérêts économiques sans souci, souvent, des aspects artistiques.
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samedi 14 mai 2011

Sociologie des sociétés des spectacles

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"Société des spectacles", c'est le titre aguicheur du numéro double, 186-187 (mars 2011) de la revue ACTES de la recherche en sciences sociales (Paris, Seuil, 20 €), coordonné par Christophe Charle.

Christophe Charle, dans l'introduction, situe l'angle qui préside à la sélection des articles publiés : les effets de la théâtralisation étudiés dans diverses situations, différentes époques, différentes cultures. Quelle est la fonction sociale du spectacle dans les époques de crise politique ? Christophe Charle évoque le rôle des représentations théâtrales dans la confection de références communes, la résistance populaire au polissage des publics : il y a un habitus de spectateur qui énonce, à toute époque, en même temps qu'une norme, la distance à laquelle on tient le public populaire du spectacle cultivé (cf. l'ambiance compassée des concerts classiques, les attitudes au musée, etc.).
Sommaire de la revue : http://www.arss.fr/.

La revue des interventions du public dans les spectacles inclut un genre télévisuel, le talk show dont les animateurs reprennent des techniques traditionnelles de gestion des publics (chauffeurs de salle / festaiolo, rires en boîte, etc.). L'article d'Eric Darras, "Les causes du peuple. La gestion du cens social dans les émissions-forums" (pp. 95-111), compare ces émissions aux Etats-Unis et en France. Difficile, méthodologiquement, de confronter la logique d'une émission de FR3 ("C'est mon choix" distribuée par FR3, chaîne d'Etat à financement partiellement publicitaire) avec "Oprah", émission de la syndication nationale américaine, qui n'est pas une chaîne et est financée à 100% par le troc publicitaire (barter syndication).
De cette comparaison émergent de nombreuses notions fécondes, novatrices : l'opposition journaliste / animateur,  les modalités de sélection des publics, l'analyse de l'exploitation du "culot social", le rôle de l'émotionnel dans le discours revendicatif, l'enrichissement de l'expression politique par les émissions, mais aussi la dépolitisation des thèmes abordés par le genre "talk show". Et, au travers de toutes ces notions, court celle plus générale, de "cens social".
Les outils d'analyse du sociologue restent toutefois limités surtout pour les talk-shows de la télévision américaine et, notamment, le plus populaire d'entre eux, animé par Oprah Winfrey. La publicité n'est pas prise au sérieux, trop brièvement évoquée, alors que l'étude de son volume, de la répartition des écrans, des secteurs et des anonceurs présents (pige) apporterait à l'analyse une information riche sur l'économie générale des talk shows. Il en va de même pour les effets de la syndication, que met en évidence le passage à une autre logique économique avec la création d'une chaîne thématique par Oprah, (OWN), ou encore pour l'importance du rôle des émissions dans la programmation globale (lead-in / lead-out). 
L'analyse d'Eric Darras, convaincante à propos de la logique sociale des talk shows, doit s'ancrer dans la logique commerciale de ces émissions pour aller plus loin. Ce travail et ses limites illustrent les difficultés de la sociologie, y compris celle de Pierre Bourdieu, à rendre compte des médias audiovisuels de masse. Plus généralement, ce travail pose une question épistémologique, rarement abordée, sans doute gênante : à quel point le sociologue comme l'épistémologue doivent-ils disposer de la maîtrise opérationnelle (professionnelle) du domaine et des pratiques qu'ils analysent ? 

Par son approche multiple, dans l'espace et le temps, de la société des spectacles, ce numéro d'ACTES invite à repenser la situation contemporaine des spectacles et notamment de la télévision qui les orchestre et les met en scène, secondée et multipliée au mieux par Internet (cf. le mariage de Kate et William fin avril 2011). Lire ce numéro pour penser la télévision ? Oui, à condition de ne pas perdre de vue ce que la télévision ajoute au spectacle théâtral : une "reproductibilité" numérique ("Reproduzierbarkeit", cf. infra) qui en étend les effets à des centaines de millions de personnes, sur de multiples supports. La caisse de résonance des spectacles, comme l'avaient perçu Walter Benjamin ("technische[n] Reprudizierbarkeit", 1936) puis Marshall McLuhan (War and Peace in the Global Village, 1968) est désormais plus ou moins mondialisée. Il faudra aussi à cette occasion, comme le demande l'oeuvre de Guy Debord, soumettre à la  critique sociologique sa notion de "société du spectacle" (1967) et revenir à l'un de ses énoncés liminaires : "Tout ce qui était directement vécu s'est éloigné dans une représentation" (o.c. §1).



dimanche 8 mai 2011

Devoir de ne pas oublier

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Jean-Michel Rey, L'oubli dans les temps troublés, Editions de l'Olivier, 2010, 150 p.

L'ouvrage a pour objet l'oubli de l'histoire, oubli que des gouvernants tentent d'imposer sous prétexte de raccommoder des "communautés nationales" déchirées, mais, surtout, parce ces gouvernants sont mal à l'aise avec telle ou telle partie de l'histoire, généralement criminelle. Ainsi a-t-on voulu que les Français oublient : les massacres d'Albigeois (1208-1249), la révocation de l'Edit de Nantes (1685), la Révolution de 1789 (cf. la Charte constitutionnelle de Louis XVIII, article 11), la Commune de Paris (1871), l'Affaire Dreyfus (1894), et, plus récemment, la collaboration de nombreux français avec les nazis, la colonisation, etc. Effacer, amnistier, refouler. Décréter l'amnésie... Par construction, l'oubli serait-il toujours favorable aux assassins et aux criminels, ainsi que Robespierre déjà le notait : "La sensibilité qui gémit presque exclusivement pour les ennemis de la liberté m'est supecte" (1792).

De quel droit des gouvernants intiment-ils l'oubli, prient-ils les victimes de se taire, rectifient-ils l'histoire ? Leurs arguments sont constants : il faut arrêter de resssasser le passé, ne voir que l'avenir, rétablir la concorde, pardonner au nom de l'unité nationale... "L'incident est clos, je vous demande [...] d'oublier ce passé pour ne songer qu'à l'avenir", ordonne aux troupes le ministre des armées, après la grâce du capitaine Dreyfus. Autre exemple, plus récent, qui touche les médias : pendant dix ans, la télévision française d'Etat bloquera le passage à l'antenne du film documentaire "Le Chagrin et la pitié" au prétexte qu'il rouvrait des plaies et divisait la France ! Achevé en 1969, le film ne sera diffusé par la télévision qu'en 1981. A la même époque, novembre 1971, le milicien, l'assassin Paul Touvier, bénéficiait de la grâce grâce présidentielle, en vertu des mêmes arguments. Cf. document : à 1h 05mn 39s de la conférence du Président.
Le livre de Jaen-Miche Rey analyse, déplie méticuleusement les raisonnements mis en oeuvre pour justifier l'oubli de l'histoire. Exercice concluant : il faut oublier l'oubli et réclamer la justice, toute la justice qui seule, sans doute, peut frayer un chemin, sinon à l'oubli, au moins à la paix.
Alors que, à propos du Web et des bases de données, on débat dans les assemblées parlementaires du "droit à l'oubli numérique", la réflexion de Jean-Michel Rey les politiques d'oubli est de première utilité. Le droit à l'oubli importe moins que le devoir de mémoire, moins que la justice.

N.B.  Sur un sujet proche, signalons le livre de Hubertus Knabe, Die Täter sind unter uns. Über das Schönreden der SED-Diktatur, 2008, List Taschenbuch, 384 p. Bibliogr., Index.

L'auteur traite de la situation des anciens complices du régime criminel de la RDA (DDR, Allemagne de l'Est, dite "démocratique") dans l'Allemagne réunifiée, membres de la Stasi, etc. Comment la "réécriture du passé" ("Umschreibung der Vergangenheit") par les anciens criminels peut-elle être acceptée, tolérée ? Que faire de ce passé, de la seconde dictature criminelle de l'Allemagne ? Que faire de la mémoire de ce passé récent ? Les  bourreaux (les coupables / die Täter) sont encore "parmi nous", triomphants, souligne l'auteur ; ils ont leurs associations et contribuent à redorer un passé ("Ostalgie") qui fut criminel ? Or les générations allemandes (et européennes) d'après le Mur ignorent ce que fut la DDR, une dictature criminelle : devoir de mémoire, d'explication rigoureuse et surtout de justice car l'oubli est, comme toujours, favorable aux criminels.

N.B. Notons encore le débat à propos de la culpabilité de la SNCF dans la déportation : faut-il oublier, "réparer"... cf. "The Holocaust's legacy..." et la discussion qui suit l'article.

mercredi 4 mai 2011

Le livre, à la manière des tablettes : Point Deux (.2)

Affichage sur MediaKiosk



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Les tablettes s'emparent du livre. Le livre se moque des tablettes, et s'en inspire. C'est Point 2 (.2).

Conçu par l'éditeur néerlandais Jongblet, repris, en France, par les éditions La Martinière (Seuil, 11 €), il s'agit un mini format dit "ultra-poche" (8x12 cm, 123 g) tenant compte de l'évolution des attentes provoquées par la fréquentation des smartphones et surtout des tablettes, l'iPad étant la référence. Il s'agit de modifier l'ergonomie des livres pour en maximiser la maniabilité (dont la portabilité) : reliure "vol-au-vent", lecture en mode paysage, parallèle à la reliure avec des lignes plus longues, papier opacifié, marque-page, etc.

Maniable, ce livre l'est puisqu'il tient dans la main, ne se referme pas trop quand on l'a ouvert. Retenons de ce nouveau format que l'on peut encore apporter des améliorations au livre traditionnel, que le papier mérite encore des innovations, des startups, des investissements technologiques. Le numérique force les médias traditionnels à évoluer, il ne les condamne pas. Ce qui les condamne, c'est un passage conformiste, sans réflexion, au numérique, une abdication technologique. Regardez la présentation vidéo par le site de l'éditeur qui compare les Point Deux aux tablettes, elle ne manque pas d'humour.

Parmi les premiers ouvrages publiés (35 titres au catalogue la première année), j'ai lu les "Chroniques de la haine ordinaire" de Pierre Desproges, qui reprennent le texte de ses émissions sur France Inter, en 1986. Puisque l'on parle de médias, je vous recommande le chapitre "Sur la grève" (de l'audio-visuel public) du 16 mai 1986 (p. 147 ; d'ailleurs, vous observerez à cette occasion que, si l'éditeur a changé le sens des pages, il a toutefois laissé la pagination à son ancienne place...). Et Pierre Desproges, vingt cinq ans après, est toujours d'actualité, tandis que les noms de ceux qui dirigeaient les médias à l'époque sont bien oubliés.

dimanche 24 avril 2011

Baudelaire, poète et journaliste


Baudelaire journaliste, Articles et chroniques choisis et présentés par Alain Vaillant, Paris, GF, 382 p. index, bibliogr., 8,9€

Cette anthologie constitue un impeccable outil de travail tant pour l'étude de la littérature que pour celle des médias.
D'abord, une introduction concise et éclairante situe le journalisme de Charles Baudelaire et sa spécificité dans son époque. Charles Baudelaire choisit ses supports de publication, il n'est jamais, comme Balzac, par exemple, employé par un journal. C'est une sorte de free lance autonome, qui ne travaille pas sur commande. Le journalisme semble pour lui davantage un laboratoire où il essaie ses textes qu'une source de revenu décisive : il vit de son héritage familial.
Baudelaire publie de tout dans la presse et les revues : des poèmes, des traductions (E. A. Poe), des essais, des critiques, des compte-rendus d'exposition. Il s'agit d'un journalisme écrit, travaillé, fin, ironique, espiègle et surtout pensé.

Le choix de textes effectué par Alain Vaillant illustre la diversité de la production baudelairienne et sensibilise le lecteur à la spécificité de chaque genre journalistique. L'objectif primordial de ce livre est de rééquilibrer la perception de l'oeuvre de Baudelaire dont le grand public et le public scolaire ne connaissent souvent que les Les Fleurs du mal. Très vite, le lecteur perçoit mieux Baudelaire dans sa relation aux médias, au pouvoir impérial, à la société. Et, retombée inattendue, la poésie des Fleurs du mal en sort encore plus touchante, plus incarnée.

L'ouvrage comporte des annexes didactiques permettant de mieux comprendre la place des médias dans l'oeuvre et la vie de Baudelaire : calendrier des publications, contexte, biographie en tableaux commodes. Alain Vaillant, Professeur de littérature à Paris-Ouest, est connu comme l'un des spécialistes de l'histoire du journalisme et de la presse au XIXe siècle. Armé de sa double compétence, il conduit ses lecteurs dans Baudelaire d'une main sûre et montre, bien que ce ne soit pas son propos, que la connaissance des médias du XIXe siècle est un outil efficace pour percevoir les caractéristiques des médias du XXIe siècle, en voie de numérisation. Bénéfices de l'approche comparatiste !

Cette anthologie est publiée dans une collection consacrée aux écrivains journalistes qui compte, entre autres, un Gautier, un Hugo et un Zola journalistes.

lundi 18 avril 2011

Trajectoire média d'un romancier fasciste français

Jacques Cantier, Pierre Drieu La Rochelle, Editions Perrin, Paris, 2011, 318 p., Index, Bibliogr.

Biographie, par un historien universitaire, d'un écrivain fasciste, collaborateur actif et délibéré des nazis. Drieu est impardonnable, même s'il se trouve des personnes pour pardonner au nom de son talent d'essayiste, de romancier, de journaliste. Il y a un cas Drieu comme il y a un cas Céline ; ils ont d'ailleurs en commun l'antisémitisme fervent. Durant la première moitié du XXème siècle, les comportements de la classe intellectuelle française ont été particulièrement navrants, et il ya beaucoup de "cas". Drieu, comme beaucoup d'autres, a été, de longue date, manoeuvré par des nazis "francophiles", Otto Abetz, Gehrard Heller, notamment. En 1935, Drieu visite en touriste le camp de concentration de Dachau (ouvert dès 1933, près de Munich) ; en bon hitlérien, il n'y trouve rien à redire : le droit du plus fort s'exerce.
Drieu marque l'histoire littéraire en dirigeant la NRF de Gallimard pendant l'Occupation, installé dans ce poste par les nazis, aboutissement de sa carrière. Les nazis tenaient à laisser aux Français l'illusion d'une vie culturelle normale, conformément aux consignes de Hitler qui l'avait annoncé dans Mein Kampf ! La plupart des intellectuels français joueront ce jeu, continuant de publier, de faire jouer leurs pièces (dont Sartre, Beauvoir, etc.). Cf. posts sur les Médias de la collaboration nazie, et sur Mein Kampf, introuvable best-seller.
Pourquoi évoquer cet ouvrage à propos des médias ? Parce qu'il met en chantier trois notions importantes pour analyser et comprendre les médias : la génération, l'hégémonie culturelle, la carrière.
  • La "génération" est une variable souvent mobilisée par les analyses média (cf. Générations Média). Les historiens ne s'accordent pas sur la valeur du concept : Marc Bloch en admet la pertinence explicative tandis que Lucien Febvre lui dénie tout intérêt. L'auteur, sans prendre parti dans le débat épistémologique, rend parfaitement compte, et il y faut du talent, de l'hégémonie culturelle (Gramsci) qui conduit à l'installation d'une collaboration culturelle avec le nazisme. Long héritage d'antisémitisme, de rancoeur et de ressentiment qui peut s'épanouir. Génération "du feu", les écrivains qui ont eu "vingt ans en 1914" (Drieu, Aragon, Berl, Céline, Guéhenno, etc.) sont revenus du Front désabusés, brisés, désorientés. Assurément, on perçoit dans cette biographie des traits qui constituent la culture d'une génération mais cela ne rend pas compte des comportements opposés qui s'y sont formés. 
  • L'hégémonie culturelle, pour revenir au concept forgé par Antonio Gramsci. Cette hégémonie qui assurera aux nazis une collaboration paisible en France doit beaucoup à la presse, journaux, revues, magazines. L'ouvrage fourmille de références aux titres qui se créent, s'opposent, s'invectivent en un théâtre politique autant que littéraire. Seule une réflexion sur le métier des "clercs", journalistes, écrivains et doxosophes de tout poil permettrait de dégager le rôle de la presse dans l'élaboration de cette hégémonie culturelle... Réflexion entamée par Julien Benda avec La trahison des clercs (1927, publiée par la NRF) et sa "Note sur la Réaction" (1929) mais qu'il faut pousser rigoureusement, bien au-delà, avec la notion de "métier" : qu'est-ce qu'un journaliste ? L'examen des productions journalistiques de cette époque, et en particulier de celles de Drieu, permettrait de distinguer le travail du journaliste (enquêter, vérifier, analyser, exposer) du recyclage introspectif de la vie personnelle et des opinions que sont l'écriture et la vie littéraires. Drieu est dans tous les journaux et revues sans être jamais journaliste. Cette démarche d'analyse différentielle du mode de production journalistique serait plus opérante que la dénonciation d'une "classe politico-médiatique" à la manière de Chomsky et Herman (Manufacturing Consent: The Political economy of Mass Media, 1988). 
  • La carrière. Nous reprenons la notion telle qu'elle a été développée par Raymond Picard (La carrière de Jean Racine, 1956). Drieu n'a jamais travaillé, vivant aux crochets de sa famille, de ses femmes et surtout du "sursalaire" de la représentation politique et médiatique (y compris missions, avantages divers, etc.) pour emprunter l'expression de Milner dans Le Salaire de l'idéal (1997). Pour réussir en travaillant peu, il fallait une ambition, un calcul continu d'optimisation sociale dont sont évacués les freins (principes, fidélités, etc.). Sans faire oeuvre systématique de sociologue, Jacques Cantier montre les sinuosités de la carrière de Drieu. La soumission à la carrière et l'abandon des principes qu'elle nécessite constituent des analyseurs cruciaux pour comprendre les médias plus encore que toute autre entreprise. L'économie numérique des médias, en rénovant le champ fait naître de nouvelles trajectoires, de nouvelles sinuosités. Ce travail d'analyse n'est que rarement effectué : le champ l'interdit. 
Cette biographie littéraire a l'air d'un roman, et c'en est un, des plus réalistes. Mais pour agréable à lire qu'elle soit, c'est aussi un ouvrage d'historien, ouvrage bien construit, clair et méticuleux, documenté. On le referme, après plus de 300 pages, tellement intéressé que l'on regrette que l'auteur n'en ait fait davantage (notamment, sur le "modèle économique" de Drieu, sur l'image de Drieu dans l'après-guerre). Cet ouvrage d'histoire littéraire pourrait constituer un point de départ pour une analyse secondaire du rôle de la presse, de son fonctionnement dans la mise en place de l'hégémonie culturelle qui fait une époque.
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dimanche 10 avril 2011

La vie en numérique. Mode d'emploi.

David Bauer, Kurzbefehl. Der Kompass für das digitale Leben, Echtzeit Verlag, Basel, 198 p. 26 €, SFR 33.

Ouvrage de vulgarisation, "raccourci", "boussole pour la vie numérique", annonce le titre. Rien de neuf a priori. Ambition modeste et folle. Rien de plus risqué et de plus nécessaire que la simplification. Avant d'évoquer le contenu, soulignons combien ce livre constitue une belle réalisation éditoriale avec sa mise en page élégante, son organisation limpide, sa reliure solide : plaisir des yeux et de la main. C'est ça, le papier. L'ensemble, pragmatique, oscille entre introduction à la philosophie et manuel de savoir vivre.
Début du test labyrinthe (arborescence)
Apparemment, l'auteur s'empare - se pare ? - des questions qui se posent, comme on dit. Comme si des questions se posaient ! Qui les pose, pourquoi, à qui ? Toute passivation est dissimulation, avantageuse pour le sujet dissimulateur et dissimulé. Questions posées à la manière socratique, plutôt que journalistique - tant mieux - pour faire accoucher les lecteurs de pensées, d'idées, de décisions personnelles.
Certaines de ces questions (titres de chapitres) sont moins innocentes qu'il y paraît. Par exemple :
  • Que dois-je savoir sur Facebook ?
  • Dois-je être toujours joignable ?
  • Pourquoi faut-il que nous photographiions tout ?
  • Est-ce que la technologie nous réunit ou nous sépare ?
  • Est-ce qu'Internet rend le monde plus démocratique ?
  • Quel effet Internet exerce sur notre langue ?
  • Comment téléphoner en public ?
  • Faut-il prendre soin de notre écriture (manuscrite / Handschrift)
Au cours de ce dialogue simulé, un test est proposé en forme d'arborescence (pp-160-161) pour illustrer, dégager le type d'"homo digitalis" qu'est le lecteur. Certaines questions, sous leur allure espiègle et bon enfant, sont terrifiantes. "Avez-vous déjà écrit une lettre d'amour" ? "Sortez-vous parfois sans votre téléphone portable" ? "Décrochez-vous le téléphone portable (das Handy) s'il sonne pendant que vous faîtes l'amour ("wenn es während dem Sex klingelt")" ? Et, enfin, la première, radicale, qui dichotomise, à la Rousseau : "Croyez-vous que la technologie rende [fasse] le monde meilleur ?" Bonnes, très bonnes questions : maïeutique pour que s'insinuent doute et inquiétude. Beaucoup semblent sans issues, aporétiques. 

A l'occasion de cette lecture, on peut entr'apercevoir une manière différente d'écrire sur le numérique, moins tonitruante, moins triomphante que la vulgarisation américaine ou française. Un livre qui énonce, avec humour, et se garde de dénoncer. Excellente dubitation !
Le livre aussi est accessible en ligne, gratuitement : http://www.kurzbefehl.ch/.

mercredi 6 avril 2011

Média-médecine, enquêtes marketing et clinique

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Daniel Couturier, Georges David, Dominique Lecourt, Jean-Daniel Sraer, Claude Sureau, La mort de la clinique ?, Paris, PUF, 2009, 153 p.

Cet ouvrage consacré à l'évolution de la médecine peut être abordé du point de vue des médias sous deux angles.
  • Le malade est désormais internaute. La médecin doit en tenir compte et conseiller le patient dans sa consultation du Web. Le malade est transformé par la fréquentation assidue des sites médicaux ; il ne parle plus ses symptomes et ne conçoit sa maladie que dans la langue et les notions de ces sites (ou d'émissions de télévision, de magazines, etc.). Notons à ce propos que la Haute Autorité de Santé incite les médecins à former leurs patients à l'utilisation du Web. Exemple : ce que les Américains ont cherché sur le Web en 2011, par Healthline.
  • La relation médecin - malade est homologue à la relation enqûeteur - enquêté. Les réflexions des spécialistes de médecine sur l'évolution de la clinique sont transférables à l'enquête telle qu'on la pratique en marketing et dans les études d'audience. La comparaison clinique / enquête est féconde et invite à plus de lucidité, de circonspection dans nos pratiques d'enquêtes, notamment pour ce qui concerne les usages langagiers et les risques d'imposition de problématique.
Le livre réunit une dizaine de contributions. La première évoque la place primordiale de la clinique, de la discussion du médecin avec le malade, dès les premiers pas du diagnostic. La clinique, rappelons le, c'est le malade alité (kline, κλίνη, le lit) et le médecin à son chevet, qui parlent. L'évolution de la médecine réduit l'importance de la clinique et des ses observations au profit des technologies (analyses biologiques, radio, etc.). Un écran technologique s'interpose entre le malade et le médecin (Dominique Lecourt). Le "colloque singulier" s'amenuise et tend à disparaître. Tout y conduit : l'évolution de la médecine (innovations technologiques), les contraintes économiques de la santé.

Le malade ne parle plus. En un remarquable texte, Didier Sicard, Professeur de médecine à l'université de Paris V, évoque l'usure des outils sémiologiques dont dispose un  malade pour décrire sa maladie. Didier Sicard constate que "le malade s'adapte au vocabulaire médical pour répondre comme il est attendu" (des répons plutôt que des réponses, aimait à dire Bourdieu). Triomphe du conformisme et d'une sorte de langue de bois. Le malade a appris à "parler médical" couramment évoquant son "écho" pour son foie, sa mammo pour son sein, sa colo pour son intestin, son PSA, son IRM...
Le malade ne sait pas (plus) dire ses symptômes et les bafouille dans une langue seconde acquise dans les médias ("Dr Google", dit Sicard). Contre cette dérive, il souhaite que le médecin en revienne à une clinique "fondée sur une écoute attentive", patiente, alors qu'un malade qui consulte est interompu au bout de 1mn 40s (moyenne). Le médecin est rendu impatient : il n' a pas le temps d'écouter son patient et il compte sur les examens de laboratoire qu'il prescrit pour effectuer son diagnostic. Autocensure du malade qui se comporte en bon élève imaginaire (il dit ce qu'il croit qu'il faut dire, dans les termes qu'il croit être les bons). La fréquentation du Web réduit la parole à l'information, "le dit par la médecine remplace le su du corps". Contre cette "ventriloquie", Didier Sicard revendique une "rencontre éthique".
En marketing, cette ventriloquie, nous l'observons dans les situations d'enquête, sur le terrain. La sociologie la connaît bien, c'est souvent l'effet d'une relation asymétrique. Chacun y joue son jeu, sans y croire : illusion. Sur le "marketing" spontané des consommateurs, voir notre post : "Le consommateur marketeur".
Avec des accents lévinassiens - l'importance du regard, de la rencontre -, le texte de Sicard stigmatise une société où l'on ne se rencontre plus guère, le plus souvent par médias interposés : téléphone portable, courrier électronique, liens partagés (sic), réseaux sociaux, etc. Les paroles, standardisées par les machines, limitent l'expression de l'innovation, du doute.... Gens pressés par le temps, les impératifs de gestion (benchmarking), l'enquêteur comme le médecin, l'enquêté comme le malade. Contraintes de rentabilité qu'énoncent les règles budgétaires, les normes administratives...

Ce qui se dit, en médecine, de la clinique, mérite d'être transféré à la situation d'enquête où le face à face et le semi-directif font place aux enquêtes téléphoniques guidées par l'ordinateur (computer-assisted, CATI, etc.), aux enquêtes en ligne. De même que le malade répond au médecin avec les expressions mal comprises de la médicalisation médiatisée, l'enquêté répond aux enquêtes avec les mots d'un marketing vulgarisé dont il a appris les rudiments à la télé, sur le Web (doxa). Que collectent les enquêtes ?

Les auteurs plaident pour une meilleure association de l'investigation clinique et de la technologie médicale. Guy Valencien, Professeur de médecine à l'université de Paris V, consacre un chapitre à la "média-médecine" et montre tout ce qu'elle induit comme transformations dans la médecine, touchant jusqu'à la formation des médecins, la géographie de l'implantation des établissements de santé, la collecte, l'organisation et la gestion de données.
Tous ces problèmes, nous les connaissons bien dans les médias ; leur approche par la médecine les fait voir autrement, donc mieux. Ce livre ne parle pas des médias et, pourtant, beaucoup de ce qu'il traite s'applique aux médias et au marketing. Aux jeunes chercheurs en marketing, on peut suggérer de méditer cette aphorisme de Fred Sigier, cité par Didier Sicard : "Ecoutez le malade, il vous donne, vous offre généreusement son diagnostic". Ecoutez l'enquêté...

N.B. Bonne occasion de (re)lire La Naissance de la clinique de Michel Foucault, Paris, PUF,  ainsi que les textes de Lévinas sur le regard  dans la relation à autrui (j'ai découvert que l'on enseignait Lévinas aux étudiants de médecine) : Totalité et infini, 1971, (cf. chapitre "Visage et éthique") ; Ethique et infini, 1982, (chapitre 7). Les deux ouvrages sont publiés en Livre de Poche.
Voir aussi, Luc Boltanski, La découverte de la maladie. La diffusion du savoir médical, Centre de Sociologie Européenne, Paris, 1968, 220 p.




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dimanche 3 avril 2011

De quoi sont faits les faits divers


Louis Chevalier, Splendeurs et misère du fait divers, Editions Perrin, 2004, collection tempus, 2010, 182 pages, 7€

Sous ce titre balzacien se dissimule un cours pour le Collège de France. Louis Chevalier est connu pour son travail sur l'histoire politique et sociale de Paris au XIXème siècle, notamment pour son livre intitulé Classes laborieuses, classes dangereuses (1958).

Qu'est-ce qu'un fait divers ? Expression curieuse qui, à la notion de "fait" pour la fabrication, ajoute celle de "divers" pour y classer ce qui n'est pas classable ailleurs : catégorie résiduelle d'une taxonomie documentaire et journalistique insuffisante (d'ailleurs, les manuels de journalisme s'y empêtrent). Marielle Macé ne voit-elle pas dans certains Petits poèmes en prose du Spleen de Paris, des "détournements de faits divers"... (in Le genre littéraire, p. 108, GF). Charles Baudelaire lui-même stigmatisait les gazettes : " Le journal, de la première ligne à la dernière, n'est qu'un tissu d'horreurs. Guerres, crimes, vols, impudicités, tortures, crimes des princes, crimes des nations, crimes des particuliers, une ivresse d'atrocité universelle. // Et c'est de ce dégoûtant apéritif que l'homme civilisé accompagne son repas de chaque matin." (in "Mon coeur mis à nu").
La place du fait divers dans la presse est difficile à établir, entre voyeurisme louche et commercial d'une part, approche des faits sociaux sans légitimité scientifique (politique, démographique) d'autre part. Crimes, people, vécu (cf. le sous-titre du magazine Closer), le fait divers reste un plat de résistance au menu des médias. Un magazine récent le revendique, Polar et Crimes, "magazine de Faits Divers" mais il y a aussi Les Archives du crime, Dossiers criminels, et bien d'autres, et il reste Détective lancé en 1928 par Gallimard où ont écrit Kessel, Carco, Mac Orlan, Albert Londres, et qui est chaque semaine dans les kiosques.
Les faits divers criminels alimentent de nombreuses séries à  la télévision ("Dexter", "CSI", "Criminal Minds", etc.) et des chaînes à temps plein : truTV, Crime and Investigation Channel, AXN Crime, Sky Krimi, RTL Crime, etc.

Louis Chevalier s'intéresse en historien au fait divers et en détecte les traces chez les romanciers du XIXème siècle (Hugo, Stendhal, Balzac, Dumas...). Le fait divers accède à une dignité sociale et même philosophique : l'auteur évoque Marx, journaliste pour le New York Tribune, dont les articles partaient d'un fait divers pour lancer une réflexion politique. Le fait divers intrigue : Merleau-Ponty et Barthes y trouvent pâture universitaire; Georges Auclair décèle "Le Mana quotidien" en analysant les "Structures et fonction de la chronique des faits divers" (1970). Au tout premier âge de Libération, la rédaction voyait dans le fait divers un objet de prédilection du journalisme politique... Le cours de Louis Chevalier s'achève sur une longue référence à Hitchcock, plus éclairante que beaucoup de théorie, à propos de son film "L'inconnu du Nord-Express", ("Strangers on a Train", 1951).

De la rubrique des "chiens écrasés" aux analyses de Michel Foucault (Moi, Pierre Rivière...) en 1973 (dont on fera un film), les faits divers ont gagné en légitimité. Cet ouvrage agréable n'en élucide pas la logique médiatique et l'on reste sur sa faim quant au rôle manifestement important du fait divers dans la construction de l'actualité par les médias et dans sa réception par les lecteurs (mentionnons à ce propos l'ouvrage de Laurent Briot sur La France des faits divers qui exploite la presse régionale). On ne sort pas du paradoxe du fait divers : à la base des romans, des films, des médias de toutes sortes, il reste relégué, mal pensé. Sans doute faut-il remettre en question les classements qui rejettent tous ces faits dans une même catégorie sans raison. Le fait divers n'existe pas, il n'ya que des faits. D'ailleurs, comment un moteur de recherche les reclasse-t-il, ces "faits" sans mot propre ? A partir de quelle requête débouche-t-on sur un de ces "faits" avant qu'un média les ait baptisés et catégorisés "divers"?

samedi 2 avril 2011

Steve Jobs for Président !

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L'exemple de quelques grandes entreprises qui ont associé innovation, qualité des produits et performance financière fait rêver les gestionnaires, et quelques citoyens, et tout particulièrement les citoyens contribuables. "Que ferait telle entreprise à votre place" (Chrysler, Google, Disney, Pixar, etc.), se demande-t-on dans des ouvrages apologétiques, plus ou moins vite fait mal faits. Pourtant, l'idée d'un analyseur comparatif décalqué des entreprises numériques (Google, Amazon, Apple) peut séduire ; il s'agirait d'effectuer des expériences de pensée (Gedanken Experiment) pour tester la gestion politique, expériences semblables à celle du malin génie de Descartes ou du chat de Schrödinger, en d'autres domaines. Que peuvent en espérer les sciences des organisations politiques ? On pourrait confronter Rousseau, Marx ou Arendt aux observations du fonctionnement de ces entreprises... Quelles différences entre les sciences de gestion et les sciences du politique ?
En un bref post, Francis Pedraza imagine la gestion du gouvernement américain revue par celle de Apple. Libre à vous de transférer et adapter ces questionnnements à d'autres ensembles politiques : région, commune, nation...
Voici résumées les recommandations du Président Jobs selon ce post :
  • Recentrer l'administration sur les usagers /clients, sur les besoins quotidiens surtout non dits (non dicibles). On ne gouverne pas avec des sondages. Plutôt des observations quali : "listen to what people don't say; qualitative insights into people's everyday lives give us the best clues to their needs and design solutions". Steve Jobs se méfie des focus groupes.
  • Définir les priorités et refuser le reste. Concentrer les interventions des impôts de l'Etat sur ce que le secteur privé ne sait pas faire. Eliminer le gaspillage. Savoir dire "non".
  • Un président doit savoir être impopulaire auprès du microcosme des pseudo porte parole : politicien, élus, administrations, communicateurs de tout poil, lobbyistes, journalistes. "Impopular in DC" ! Pas de compromissions.
  • Innover à partir de propositions issues de l'ensemble de la population plutôt que concoctées par de pseudo experts (crowd sourcing). L'auteur évoque la législation fiscale américaine pour illustrer un désastre patent que pourrait corriger une initiative populaire.
  • En finir avec des communications gouvernementales sans objet défini et aux objectifs invérifiables. Les remplacer par des communiqués trimestriels clairs, exposant un contenu primordial et des promesses tenues.
  • "It's time for a new social contract. Demand it". C'est la conclusion. Traduction inutile. 
Voteriez-vous Jobs ?
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dimanche 20 mars 2011

Etre à la page

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Gorgias (Platon, Belles Lettres). Pagination Estienne
à droite. Ex.: le mot souligné est entre 451d et 451e.
En passant du papier aux écrans, les livres ont brouillé leur pagination. Une autre s'y est substituée, relativement approximative et qui ne permet guère au lecteur de s'y retrouver, de citer précisément, etc. Les utilisateurs s'en plaignent et notamment ceux des Kindle.
Avec le support numérique, le lecteur a la capacité de zoomer et d'adapter à sa vue la taille des caractères(font size), donc de la page. De plus, l'acheteur d'un livre numérique peut le lire sur un Kindle mais aussi, à d'autres moments, sur une tablette (iPad), un smartphone, un ordinateur... Au-delà de la versatilité des supports et des expériences de lecture, il fallait retrouver un universel facilitant la communication et le partage des références (ayons une pensée compatissante pour "les damnés de la thèse", ces arpenteurs de bibliographies !).

Amazon propose une pagination reprenant exactement, au signe près, celle de la mise en page des livres de papier (les originaux). Cette pagination n'est pas affichée en permanence, il faut appuyer sur le bouton "menu" pour la faire apparaître.
Le besoin d'une référence universelle n'est pas facile à satisfaire. Le cas classique est celui des oeuvres de Platon : l'édition Estienne (Genève, 1578) sert de référence à toutes les éditions ultérieures. 
Le livre de papier, vaincu, aurait-il vaincu son féroce vainqueur ? Provisoirement, car, bientôt, les originaux seront numériques, dont les livres de papier ne seront qu'une version particulière. Une pagination numérique triomphera, mais s'agira-t-il encore de pages, de livres ("non-book texts", dit D.F. McKenzie) ? Pourquoi pas des marqueurs universels (tags) auxquels le lecteur ajouterait ses marqueurs personnels (déjà possible avec les e-readers ?
Le besoin de pagination ne touche pas que la lecture, mais aussi l'écriture. Google Docs ajoute la possibilité de "voir" les textes écrits avec le traitement de texte découpés en "pages" ("the hability to see visual pages on your screen") pour les imprimer ("native printing") et non plus de laisser le texte "compact".
L'imprimé impose sa culture visuelle au numérique.
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lundi 28 février 2011

Le Littré, mot à mot

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Emile Littré, Comment j'ai fait mon dictionnaire, Paris, Editions du Sonneur, 2010, 93 p.

Appli Littré pour iPhone
Petite autobiographie du fameux dictionnaire achevé en 1872 : 80 000 entrées, 300 000 citations, une longue colonne de 37 km !). On y suit le travail régulier qu'impose un pareil projet (horaires, méthodes, etc.). On y voit la partie manuelle, souvent impensée, indiscutée, du travail intellectuel, "l'humble et mécanique travail qui range à la file les vocables d'un lexique" : colliger, découper, copier, effacer, raturer, recopier, corriger, classer, compter les lettres supprimées et celles qui les remplacent, etc. Ingéniosité, dextérité, qui n'ont rien à voir avec l'étymologie et la lexicographie. "En ce tas de petits papiers, je possédais, sous un état informe, il est vrai, le fonds des autorités de la langue classique et le fonds de l'histoire de toute langue". On y voit aussi l'absence de sauvegarde (crainte de l'incendie, impossibilité de faire des copies manuscrites d'un tel ouvrage), les travaux sur épreuves, sur placard, les contraintes du travail domestique à l'économie (res angusta domi !).
Travail in-terminable : "Mais qui peut espérer de clore jamais un dictionnaire de langue vivante ?" Pourtant le Littré s'en tient à la langue écrite des grandes oeuvres classiques (les auteurs les plus cités sont, dans l'ordre, Voltaire puis Bossuet, Corneille, Racine, Madame de Sévigné, Molière, Montaigne, La Fontaine, etc.). L'idée d'un tel dictionnaire avait été formée par Voltaire...
Cet ouvrage fait voir avec éclat ce que le numérique et l'ordinateur ont changé dans le travail dit intellectuel. De plus, entendre à l'oeuvre cet humaniste conservateur (il hait la Commune), helléniste et médecin (traducteur d'Hyppocrate), disciple d'Auguste Comte, éclaire la généalogie des idées du XIXème siècle, de l'Empire à la République.

NB : le Littré en ligne
http://francois.gannaz.free.fr/Littre/accueil.php (à qui j'emprunte les statistiques)
http://littre.reverso.net/dictionnaire-francais/
et son appli (gratuite)
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lundi 21 février 2011

Les signes du métro

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Jérôme Denis, David Pontille, "Petite sociologie de la signalétique. Les coulisses des panneaux du métro", Paris, Presse des Mines, 200 p., Bibliogr. 19 €.

La ville, et dans la ville, le métro, nous font errer dans une forêt de signes, des réseaux de symboles et de textes. Sans eux nous serions perdus, et souvent nous le sommes, malgré eux ou à cause d'eux. Ce livre est issu d'une étude systématique des signes du métro parisien, des "coulisses" de sa signalétique. Le point de départ en est une enquête ethnographique (entretiens avec des agents, photos, "voyageurs mystères", etc.). Particulièrement révélateur, le conflit entre publicité et signalétique qui toutes deux bataillent pour l'attention des usagers : ce conflit s'estompera si la publicité est restreinte aux écrans ; la confusion est notamment sur-déterminée par les opérations publicitaires mises en oeuvre hors du cadre traditionnel des panneaux (adhésivage, par exemple).


La sémiologie du métro, sa charte graphique et sa compréhension opérationnelle par les usagers, est invisible aux habitués, mais indispensable pour les autres (usagers irréguliers, égarés, touristes, etc.). Les auteurs étudient la géo-sémiotique qui fait place la signalétique dans son environnement de lecture, environnement qui complique la mise en place des automatismes perceptifs chez les usagers.
Travail minutieux, attentif aux détails et à la globalité du champ de communication que constitue le métro. Ce qui a été réalisé pourrait sans doute être appliqué à la circulation dans un site Web, à la recherche d'une émission dans un guide de programmes TV, à la recherche d'un produit dans un hypermarché ou d'un service dans un centre commercial, dans un aéroport. On ne peut se départir, en lisant ce travail, de l'idée que les usagers s'ils étaient adéquatement mobilisés contribueraient à la gestion de cette signalétique : pour relever des anomalies, la RATP pourrait faire appel à ses usagers qui reporteraient leurs observations par photographies, crowdsourcing qui compléterait et enrichirait les observations des enquêtes de tous ordres. Seuls ceux qui se perdent savent où ils sont et ce qui leur aura manqué pour se trouver là où ils voulaient être. Traiter le métro comme un chapitre du grand livre du monde est une bonne idée, surtout si l'on se souvient que le corps est géomètre.
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dimanche 13 février 2011

Sur la couverture arrogante d'un livre sur la Chine

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Erik Izraelewicz, L'arrogance chinoise, 256 p. Paris, 2011, Grasset

Dans les librairies, on a pu voir ces jours-ci, sur les tables et en vitrine, un essai récent intitulé L'arrogance chinoise". Beau titre, belle couverture qui interpelle le chaland. La couverture d'un livre est acte de marketing et de communication, elle relève du packaging, et c'est de cela seulement dont il est question ici, pas du contenu de l'ouvrage.
  • Un titre s'adresse au public, destinataire qui, comme le note Gérard Genette ("Seuils", 1987), déborde largement le lectorat du livre. Genette retrouvait, pour qualifier le rôle du titre, la notion de circulation, bien connue des études d'audience presse, et celle, mise en avant par les réseaux sociaux, "d'objet de conversation" (notoriété). Un titre est exagération vendeuse, génératrice de notoriété ; Furetière, déjà (1666), disait qu'un "beau titre est le vrai proxénète d'un livre". Aussi, dans la plupart des cas, un auteur ne choisit ni la couverture ni le titre de son livre, décision sérieuse dont le soin revient au service marketing de l'éditeur.
  • Le nom de l'auteur, mentionné en couverture (cela n'a pas toujours été le cas), sauf exceptionnelle notoriété auprès d'un segment ciblable de public, ne joue qu'un rôle moindre dans les ventes, et l'éditeur encore moins. L'éditeur n'est qu'une marque B2B, l'auteur aussi parfois, pour les spécialistes.
  • Reste l'illustration. Que signifie le tigre en couverture ? Est-il chargé de connoter une Chine menaçante, un "péril jaune" ? Ou de rappeler ironiquement l'expression de Mao Zedong, souvent citée et imprudemment moquée, qualifiant les pays occidentaux de "tigre en papier" (紙老虎), la première fois en 1946 ?
Finalement, "Arrogance chinoise", étiquette jaune sur fond noir, sonne comme un slogan, une exhortation hostile. Arrogance, quelle arrogance ?
Un peu d'histoire, pourtant...

XIXème siècle.
La Chine colonisée à laquelle les occidentaux imposent l'opium (guerres de l'Opium), la Chine rançonnée, la Chine pilliée (sac du Palais d'été, 1860), la Chine traitée à la canonnière par l'armée de la République française, la Chine dépecée par les nations européennes (anglaise, allemande, française, italienne, autrichienne, belge, russe) et japonaise, chacune s'attribuant l'exploitation d'un morceau de Chine ("concessions") ou une région frontalière (Russie).

XXème siècle.
La Chine ruinée, occupée, mise à sac, où l'on peut afficher à l'entrée d'un jardin (Huang Pu) "interdit aux Chinois et aux chiens", Chine martyrisée par les troupes des envahisseurs japonais (les massacres de Nanjing). Chine humiliée : il faut attendre 1964 pour que la France du Général De Gaulle reconnaisse "la Chine de toujours", 1979 pour que les Etats-Unis fassent de même, 1997 pour que la Chine regagne sa souveraineté sur Hong Kong, annexé par la Grande-Bretagne en 1842, 1999 sur Macao colonisé par le Portugal... et un jour, sûrement, sur l'île de Taïwan qui fut colonie japonaise (1895-1945) avant d'être soumise à une dictature soutenue par les Etats-Unis.

Cessons l'énumération, on la trouvera plus complète dans les manuels des classes terminales.
Cette Chine libérée est redevenue un pays puissant, on dit qu'elle est "l'usine du monde", qu'elle travaille dur, à l'école comme à l'usine, et s'enrichit... Modèle connu ! Plutôt que d'arrogance, parlons de patience.

N.B. En contre-point de ce titre malheureux, qui sans doute trahit les intentions de l'auteur et le contenu du livre, mentionnons un ouvrage paru discrètement en 2003 aux éditions You Feng / Les Indes Savantes, intitulé "Victor Hugo et le sac du Palais d'été" par Nora Wang, Ye Xin et Wang Lou. Cet ouvrage, partiellement bilingue, français - chinois, prend prétexte d'une lettre du 25 novembre 1861 publiée dans la presse, où l'écrivain en exil, dénonçant le pillage du Palais d'Eté et l'arrogance des Européens, conclut : " J'espère qu'un jour viendra où la France, délivrée et nettoyée, renverra ce butin à la Chine spoliée". Un beau livre bien illustré qui donne à revisiter notre histoire coloniale, à lire Victor Hugo, et à penser la question de la restitution des oeuvres volées lors des guerres et qui peuplent nos musées...

mardi 8 février 2011

Internet, opium du peuple ?

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Evgeny Morozov, The Net Delusion. The Dark Side of Internet Freedom, PublicAffairs, New York, 408 p., Bibliogr., Index., 2011 (27,95 $ édition papier, 9,99 $, Kindle Edition)

Cet ouvrage dénonce la variante actuelle de l'angélisme technologique, qui fait d'Internet et des réseaux sociaux (Twitter, Facebook, YouTube, etc.) des outils de libération sociale, de dénonciation des inégalités politiques et de démocratisation. Durant les années 1960, la télévision a engendré les mêmes discours utopistes et enthousiastes. Déjà, les médias et leurs technologies transcendaient les luttes économiques pour fonder un "village mondial". Les acteurs supposés de cette mutation s'appelaient alors CNN, MTV et les satellites de télécommunication. M. McLuhan, que l'on n'avait pas lu, servit à structurer un messianisme technologique du même ordre que l'irénisme dénoncé par Evgeny Morozov.

Evgeny Morozov en appelle au réalisme : non, les média numériques ne vont pas installer la démocratie et les droits de l'homme. Non, ils ne favorisent pas les populations opprimées. Au contraire, ils peuvent autant asservir que servir. Et surtout renforcer les régimes totalitaires : les réseaux sociaux sont déjà une mine de renseignements pour les polices politiques ; les évolutions en cours (Latitude, FourSquare, Facebook Places) n'arrangeront rien, l'internaute devenant son propre dénonciateur). Donc il n'y a pas d'alternative douce aux luttes politiques, de transition numérique à la démocratie ; le laisser-faire dans un environnement communicationnel dominé par le Web, la téléphonie portable et les réseaux sociaux ne conduit pas naturellement à la démocratisation. Les tanks, un beau matin, réveillent les rêveurs.
Lecture tonifiante, le texte est souvent cinglant, le style ironique. Mais il y manque une sociologie de cet enthousiasme technologique, de cette frénésie de lien social numérique. Quel rôle joue cette célébration par un milieu professionnel et social qui aime à poser comme sauveur et prophète ? Pour quoi cette  idéologie qui déferle de Californie, ranimée régulièrement à la périphérie par des sortes de VRP du Web, avec la participation facinée des "élites" locales ? Jamais on n'a vu tant de colloques, de séminaires, de sommets, de missions et de commissions, de prévisions et de prédications qui propagent la bonne parole numérique (ce livre, même critique, et ce blog, relèvent en partie de ce genre). Le numérique a ainsi créé une vie de salons, avec ses petits marquis, ses Philosophes pressés et ses bourgeois gentilhommes, nouveaux riches faisant de la science politique sans le savoir. A l'argent, au pouvoir, il faut des habits humanistes ! Besoin de légitimité, de supplément d'âme. Besoin d'être dans le coup (illusio), appétit féroce de visibilité. Une sociologie de ces mouvements éclairerait sans doute la genèse et la propagation de la foi dans la libération par Facebook ou Twitter.


L'auteur qui, né au Bélarus et semble connaître de première main la vie dans les régimes totalitaires, a émigré aux Etats-Unis, ne se contente pas de réfuter l'idée d'une technologie de libération (comme on a dit "théologie de libération"), il rappelle, mobilisant l'exemple des sociétés de l'empire soviétique défait, qu'Internet, comme avant la télévision, apportent le divertissement plutôt que la réflexion, les loisirs plutôt que la démocratie. Internet comme la TV renforce l'emprise du "cirque" et du spectacle sur la société : sport professionnel, jeux, people... le numérique accentue leur pénétration et ils renforcent les Etats totalitaires. Sur ce plan, l'examen de la vie dans l'Allemagne soviétisée (RDA) est souvent éclairant (il aurait pu mentionner la Hongrie des livres d'Imre Kertesz). Internet, otium du peuple ?

On lira cet ouvrage pour douter, même si l'auteur, qui fricote dans les "hauts lieux" de "l'intelligentsia numérique américaine" (cf. sa bio sur son site), ne semble pas douter de sa manière journalistique de douter. La faiblesse, voire l'absence totale d'outils scientifiques et de réflexion sur cette absence sont frappants. N'est-ce pas un des effets ultimes de la croyance aux effets d'Internet que de croire que la vérité peut se livrer spontanément, sans rupture ("verum index sui et falsi" ), sans pratique scientifique ou politique ? Pour approfondir et affermir la thèse avancée dans ce travail, une histoire rigoureuse du rôle des médias dans les Etats totalitaires est indispensable. Or nous ne l'avons pas. Reste l'histoire contemporaine : ce qui se passe au Moyen-Orient et au Maghreb pourrait aider à y voir plus clair dans le rôle et les limites politiques du Web et de ses réseaux sociaux (tandis que continuent les brouillages satellitaires). Mais que peut-on savoir, que peut-on espérer savoir ? C'est d'abord cela que l''on ne sait pas.

lundi 31 janvier 2011

Etude coïncidentale TV en Allemagne

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Karl-Heinz Hofsümmer, "Reichweitenmessung im Fernsehpanel 2010: Valide Daten für Werbung und Program. Ergebnisse eines Externen Coincidental Checks des AGF/GfK-Fernsehpanels, Media Perspektiven, 12/2010, pp. 588-598.

Une étude coïncidentale externe constitue le moyen le plus sûr de contrôler (überprüfen) la qualité d'une autre étude. Dans ce cas, l'enquête par téléphone vérifie la validité des déclarations d'audience effectuées (via télécommande) par les membres d'un panel audimétriques (AGF / GfK).
L'enquête coïncidentale a été menée par TNS EMNID auprès de 8 000 foyers (19 000 personnes de 3 ans et plus), répartis dans tous les Etats de l'Allemagne (Länder). Le terrain a eu lieu en avril -mai 2010. Les résultats de cet échantillon indépendant sont confrontés à ceux de l'audimétrie individuelle, utilisés par le marché publicitaire pour allouer ses budgets (planning, achat).
Dans l'ensemble, l'enquête coïncidentale a confirmé la validité des résultats audimétriques ; les taux d'audience observés s'avèrent légérement supérieurs à ceux de l'audimétrie individuelle. Les écarts les plus importants proviennent de l'audience des 3-13 ans et des 14-29 ans, sous-estimée par l'audimétrie (effet bien connu des audiences hors domicile, chez des amis, etc.).
Cette enquête analyse également la consommation télévisée en différé (zeitversetzte Fernsehnutzung) et les audiences hors domicile, celle des invités (Gästenutzung) mais aussi celle des téléspectateurs qui regardent  à l'extérieur, lors de grandes manifestations sportives (café, bars, etc.). Cette audience, l'audimétrie la sous-estime évidemment, par construction. Enfin, l'enquête apporte des éclairages sur les activités concomitantes de la consommation de télévision : manger, lire, travail domestique, Internet sont les plus importants. Les audiences pendant le travail professionnel et pendant que l'on s'occupe des enfants ("Kinder versorgt") sont négligeables. A retenir : la télé se regarde de plus en plus avec Internet et de moins en moins avec les repas.

Cette enquête, conduite régulièrement en Allemagne, est sur bien des points un modèle du genre (échantillonage, passation, etc.). Un travail plus approfondi pourrait comparer les bases des deux échantillonages : comment valide-t-on une étude de calage ? Notons d'ailleurs que ne sont pris en compte que les foyers avec téléphonie fixe et que les foyers de ressortissants allemands et européens : donc ni les "exclusifs mobiles" ni les populations hors Union européenne. Cela fait déjà beaucoup...

De telles enquêtes, coïncidentales et externes, sont importantes pour le marché télévisuel ; le CESP les recommande en France. Faut-il une validation par une enquête coïncidentale externe chaque fois qu'il y a panel (Internet, etc.) ? Quels quotas doivent être mobilisés, comment les faire évoluer pour prendre en compte des changements sociaux dont le rythme s'accélère : équipements, comportements média, mobilité géographique, professionnelle ? Ces questions méthodologiques, et leurs conséquences économiques, se posent partout dans le monde ; elles deviennent cruciales et appellent de lourds investissments de recherche alors que l'offre de télévision s'accoît de manière... démesurable.
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