Evgeny Morozov, The Net Delusion. The Dark Side of Internet Freedom, PublicAffairs, New York, 408 p., Bibliogr., Index., 2011 (27,95 $ édition papier, 9,99 $, Kindle Edition)
Cet ouvrage dénonce la variante actuelle de l'angélisme technologique, qui fait d'Internet et des réseaux sociaux (Twitter, Facebook, YouTube, etc.) des outils de libération sociale, de dénonciation des inégalités politiques et de démocratisation. Durant les années 1960, la télévision a engendré les mêmes discours utopistes et enthousiastes. Déjà, les médias et leurs technologies transcendaient les luttes économiques pour fonder un "village mondial". Les acteurs supposés de cette mutation s'appelaient alors CNN, MTV et les satellites de télécommunication. M. McLuhan, que l'on n'avait pas lu, servit à structurer un messianisme technologique du même ordre que l'irénisme dénoncé par Evgeny Morozov.
Evgeny Morozov en appelle au réalisme : non, les média numériques ne vont pas installer la démocratie et les droits de l'homme. Non, ils ne favorisent pas les populations opprimées. Au contraire, ils peuvent autant asservir que servir. Et surtout renforcer les régimes totalitaires : les réseaux sociaux sont déjà une mine de renseignements pour les polices politiques ; les évolutions en cours (Latitude, FourSquare, Facebook Places) n'arrangeront rien, l'internaute devenant son propre dénonciateur). Donc il n'y a pas d'alternative douce aux luttes politiques, de transition numérique à la démocratie ; le laisser-faire dans un environnement communicationnel dominé par le Web, la téléphonie portable et les réseaux sociaux ne conduit pas naturellement à la démocratisation. Les tanks, un beau matin, réveillent les rêveurs.
Lecture tonifiante, le texte est souvent cinglant, le style ironique. Mais il y manque une sociologie de cet enthousiasme technologique, de cette frénésie de lien social numérique. Quel rôle joue cette célébration par un milieu professionnel et social qui aime à poser comme sauveur et prophète ? Pour quoi cette idéologie qui déferle de Californie, ranimée régulièrement à la périphérie par des sortes de VRP du Web, avec la participation facinée des "élites" locales ? Jamais on n'a vu tant de colloques, de séminaires, de sommets, de missions et de commissions, de prévisions et de prédications qui propagent la bonne parole numérique (ce livre, même critique, et ce blog, relèvent en partie de ce genre). Le numérique a ainsi créé une vie de salons, avec ses petits marquis, ses Philosophes pressés et ses bourgeois gentilhommes, nouveaux riches faisant de la science politique sans le savoir. A l'argent, au pouvoir, il faut des habits humanistes ! Besoin de légitimité, de supplément d'âme. Besoin d'être dans le coup (illusio), appétit féroce de visibilité. Une sociologie de ces mouvements éclairerait sans doute la genèse et la propagation de la foi dans la libération par Facebook ou Twitter.
L'auteur qui, né au Bélarus et semble connaître de première main la vie dans les régimes totalitaires, a émigré aux Etats-Unis, ne se contente pas de réfuter l'idée d'une technologie de libération (comme on a dit "théologie de libération"), il rappelle, mobilisant l'exemple des sociétés de l'empire soviétique défait, qu'Internet, comme avant la télévision, apportent le divertissement plutôt que la réflexion, les loisirs plutôt que la démocratie. Internet comme la TV renforce l'emprise du "cirque" et du spectacle sur la société : sport professionnel, jeux, people... le numérique accentue leur pénétration et ils renforcent les Etats totalitaires. Sur ce plan, l'examen de la vie dans l'Allemagne soviétisée (RDA) est souvent éclairant (il aurait pu mentionner la Hongrie des livres d'Imre Kertesz). Internet, otium du peuple ?
On lira cet ouvrage pour douter, même si l'auteur, qui fricote dans les "hauts lieux" de "l'intelligentsia numérique américaine" (cf. sa bio sur son site), ne semble pas douter de sa manière journalistique de douter. La faiblesse, voire l'absence totale d'outils scientifiques et de réflexion sur cette absence sont frappants. N'est-ce pas un des effets ultimes de la croyance aux effets d'Internet que de croire que la vérité peut se livrer spontanément, sans rupture ("verum index sui et falsi" ), sans pratique scientifique ou politique ? Pour approfondir et affermir la thèse avancée dans ce travail, une histoire rigoureuse du rôle des médias dans les Etats totalitaires est indispensable. Or nous ne l'avons pas. Reste l'histoire contemporaine : ce qui se passe au Moyen-Orient et au Maghreb pourrait aider à y voir plus clair dans le rôle et les limites politiques du Web et de ses réseaux sociaux (tandis que continuent les brouillages satellitaires). Mais que peut-on savoir, que peut-on espérer savoir ? C'est d'abord cela que l''on ne sait pas.
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