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vendredi 27 février 2015

Freud, biographie intellectuelle sans média


Elisabeth Roudinesco, Sigmund Freud en son temps et dans le nôtre, Paris, Editions du Seuil, 2014, 580 p., Bibliographie, Index (des noms propres seulement), arbre généalogique et liste des patients.

Pour la compréhension du travail publicitaire, de la création à la réception, la mise à jour régulière de sa culture psychanalytique est indispensable. Il y avait la biographie de Freud en anglais par Ernest Jones, celle en français de Marthe Robert. Élisabeth Roudinesco, psychanalyste et historienne, publie à son tour une copieuse bibliographie de Freud.

L'intérêt premier de ce texte est sa densité : beaucoup de détails sont mobilisés pour exposer et expliquer le travail et les théories de Freud. Mais il ne s'agit pas que de Freud, il est question aussi de ceux et celles qui ont croisé le travail de Freud, l'ont accompagné, et l'ont lâché aussi. Ainsi, par exemple, on suit l'évolution de C. G. Jung, psychanalyste des premières années, proche et intime de Freud avant la séparation (soupçonné ultérieurement de sympathies nazies). On croise aussi Marie Bonaparte, Joseph Breuer, Ernest Jones, Karl Abraham, Wilhelm Fliess, William Bullitt, Sandor Ferenczi, Melanie Klein, Helene Deutsch, Lou Andrea-Salomé, Otto Rank, notamment. Mais on croise également des écrivains, Thomas Mann, Arthur Schnitzler et Stefan Zweig, notamment.
L'histoire du monde est sans cesse présente dans les vies personnelles, bousculées par la boucherie de 1914-18, la montée et le triomphe des nazis, de l'antisémitisme. En même temps, l'importance de l'Amérique s'accroît. Comment dans l'analyse démêler la part explicative des dimensions politiques et de l'histoire personnelle ?

Très riche, l'ouvrage est donc complexe : de Freud, il expose l'immense réseau des relations professionnelles, des relations avec les patients et des relations familiales. L'ensemble des interactions permet de mieux situer la vie et l'œuvre de Freud, de rectifier certains clichés et de suggérer de nouvelles pistes de compréhension et d'interprétation. Primordial est ici le doute systématique de l'auteur à l'égard des savoirs déjà accumulés à propos de Freud. On assiste donc à un grand nettoyage de faits et de concepts. Ce doute systématique - qui s'accompagne toujours de sympathie (on le lui reprochera) - donne à concevoir la difficile genèse de l'œuvre scientifique freudienne, les obstacles qu'elle doit franchir, les ruptures indispensables et parfois douloureuses, les hésitations et les bizarreries. Travail méticuleux et fécond, hérissé de détails. Les annexes (index, arbre généalogique, bibliographie, liste des patients) permettront aux lecteurs de s'orienter et d'approfondir leur approche (mais il manque un index des notions).

Il n'est pas questions de médias dans cet ouvrage. C'est dommage, on aurait aimé savoir si Freud écoutait la radio, utilisait les télégrammes, s'il lisait la presse quotidienne, laquelle, ce qu'il pensait du téléphone. On apprend qu'il n'aimait guère le cinéma mais appréciait les romans policiers. On apprend aussi que Karl Kraus, journaliste et contempteur fameux de la presse, se moquait de la psychanalyse et du statut people de Freud à Vienne. Mais Freud lisait-il Die Fackel, le journal de cet "anti-journaliste" ?
Catalogue de l'exposition, 230 p., 45 €
Le média de prédilection de Freud, c'est le courrier. Son œuvre épistolaire est immense. Quand en trouvait-il le temps ? L'auteur parle de 20 000 lettres... dont 1500 lettres à Martha, sa fiancée, entre 1882 et 1886, 1 200 lettres à Sendor Ferenczi, 287 à Wilhelm Fliess... Au-delà de la correspondance, écrite surtout en allemand (écriture gothique), il y a bien sûr les conversations face à face ou sur le divan rapportées, parfois travesties, dans ses ouvrages.

Freud se révèle un homme du XIXe siècle et d'abord un habitant de la "Vienne fin de siècle", selon le titre du livre de Carl E. Schorske qui mêle, dans un méme ouvrage Freud et Gustav Klimt. L'exposition à la Pinacothèque de Paris "Au temps de Klimt. La Sécession à Vienne" (premier semestre 2015) illustre cette atmosphère viennoise, terreau de la psychanalyse. On pourra aussi se rapporter au livre aussi de Jacques Le Rider, Les Juifs viennois à la Belle Epoque (Paris, Albin Michel, 2013, 358 p. Bibliogr., Index. L'ouvrage comporte d'ailleurs un chapitre sur Freud et un autre sur Karl Kraus).

Freud confiait qu'il n'aimait pas le monde moderne, qu'il n'aimait guère les États-Unis. Son monde, c'est plutôt l'Italie, l'Angleterre ; son imaginaire, c'était le monde des mythologies gréco-latines, de l'Egypte des pharaons, de Moïse, celui du Faust de Goethe. Classique, Herr Professor !
La psychanalyse, après Freud, investira le monde de la communication avec Edward Bernays, un viennois parent de Freud, "inventeur" des relations publiques et le monde de la publicité avec Ernst Dichter (1907-1991), viennois aussi, exilé aux Etats-Unis, inventeur des études de motivation, auteur de The Psychology of Everyday Living (1947) et de The Strategy of Desire (1960) dont on dit qu'il a inspiré la série "Mad Men" (cf. Laura MasseyThe Birth of Mad Men: Ernest Dichter, Psychoanalysis and Consumerism).

Des critiques éminents ont trouvé des biais méthodologiques et des partis-pris dans cette biographie (cf. , par exemple, Nathalie Jaudel, "Freud a échappé à Elisabeth Roudinesco")... Inévitable, et rectifiable. Voici, malgré tout, une biographie intellectuelle dépoussierée, agréable et utile. En attendant la prochaine...

samedi 21 février 2015

Li Madou (利瑪竇) : interculturel sino-européen au 16ème siècle


Michela Fontana, Matteo Ricci. 1552-1610. Un jésuite à la cour des Ming, traduit de l'italien, Editions Salvator, Bibliogr., Index,456 p. 29,5 €

Voici une biographie de Matteo Ricci, membre de la Compagnie de Jésus, volontaire pour les missions, envoyé en Chine en 1582. Livre agréable à lire, bien mené, savant mais pas trop, qui invite à penser les contacts inter-culturels (scientifiques, techniques, philosophiques).
La stratégie d'évangélisation de Ricci est prudente, patiente. Il va d'abord se faire chinois. Il apprend la langue, la parle, la lit et l'écrit. Il assimile l'oeuvre de Confucius qu'il admire et dont il traduit en latin les Quatre livres essentiels (Sishu 四书), qu'il sait par coeur. Il construit et habite une maison chinoise. Il s'habille et se coiffe comme un mandarin, laisse pousser barbe et cheveux. Après des années, il évolue dans la société chinoise comme un poisson dans l'eau, réalisant le rêve des ethnologues du XXème siècle, établissant un modèle de "terrain" ethographique de longue durée : 32 ans. En comparaison, les séjours de nos ethnologues, quelques mois pour tout comprendre, semblent bien courts...
En 1585, Matteo Ricci devient Li Madou, son nom chinois (利玛窦), le sage d'Extrême-Occident (西泰, Xitai), son nom honorifique. "L'occidental était devenu chinois".

Cette histoire de la tentative d'implantation des Jésuites en Chine peut être lue comme une réflexion sur la distance et la relation entre cultures. Sans les canonnières, pas de colonisation, la supériorité de la religion occidentale ne peut pas s'imposer. Par conséquent, il reste à respecter et adopter la culture locale et faire valoir sa culture par le talent et la science : "calculemus" plutôt que "disputemus".

Distance géographique

Le voyage d'Europe en Chine dure au moins six mois. Matteo Ricci est loin de ses livres, il lui est difficile d'en faire venir. Il est loin des savants occidentaux et des débats scientifiques en cours (Copernic, Galilée). Le courrier prend des mois, se perd. On fait des sauvegardes à la main. Il n'y a pas de dictionnaires bilingues (Matteo Ricci contribuera à un dictionnaire sino-portugais). Il faut copier les mappemondes à la main. Cet ouvrage fait percevoir à chaque page, sans les théoriser, les conditions de toute communication et dont Internet accentue l'ignorance, favorise l'oubli, tant semblent aller sans dire le courrier électronique, la multiplication des copies, les encyclopédies, les dictionnaires, les calculatrices, etc.

Distance culturelle

Penguin Books, 1983, 350 p. Index
Tout d'abord, il faut aux occidentaux des années pour apprendre parfaitement le chinois. Première étape indispensable. Ensuite, la reconnaissance passa par la transmission, à la culture d'accueil, de la culture scientifique et technique occidentale, partie universelle, laïque, démontrable et parfois montrable. Le respect des lettrés chinois pour Matteo Ricci provient aussi de ses traductions du latin et du grec : ainsi Matteo Ricci traduira en chinois le premier livre des Eléments d'Euclide. Ce respect se gagne aussi par une réflexion morale qui emprunte au stoïcisme : en 1596, Matteo Ricci rédige, en chinois, un Traité de l'amitié, "Jiaoyoulun", 交友论 (éditions Noé, Paris, 2006, 78 p., bilingue chinois / français).
Matteo Ricci et ses proches sont animés d'une ambition encyclopédique : langues (transcription phonétique du chinois), astronomie (amélioration du calendrier, prévision des éclipses), musique, géographie et cartographie (Matteo Ricci ne cessera au cours de ses déplacements de prendre des notes pour établir une carte de la Chine). Matteo Ricci publiera également en chinois un traité sur la "mnémotechnique de l'Occident", Xiguo Jifa, 西国记法 (voir l'ouvrage de Jonathan D. Spence, The Memory Palace of Matteo Ricci) : la mémorisation était l'une des clés de la culture des lettrés chinois et de la réussite aux examens impériaux.

Matteo Ricci avait été envoyé pour convertir la Chine, la Chine l'a converti. Sur ce fond de lenteur et de patience, d'échanges et d'apprentissages réciproques se sont développées, il y a quatre siècles, une pensée et une pratique humanistes. Pour les occidentaux, comprendre la Chine moderne suppose sans doute la même vertu de patience, les mêmes détours. Récemment, l'apparente mondialisation semble avoir réduit les distances culturelles ; en fait, elle les a seulement rendues moins perceptibles. Elles n'en sont que plus solides : toute acquisition culturelle demande du temps. Même à l'époque du Web, il n'y a pas de raccourcis. Le tourisme repose sur une illusion culturelle et la fréqentation du Web s'y apparente, si l'on n'y prend garde.

N.B.
  • Les Belles Lettres ont publié en 2013 la traduction en français de l'ouvrage religieux de Matteo Ricci, Le sens réel de "Seigneur du ciel" (天主實義, 1603), Paris, Index, 650 pages, édition bilingue français / chinois
  • Sur la place du "fait chinois" dans les débats religieux et philosophiques qui suivirent l'œuvre de Matteo Ricci, voir l'ouvrage de Olivier Roy, Leibniz et la Chine, Paris, 1972, 176 p., Bibliogr.

mercredi 20 novembre 2013

Les médias sociaux d'avant

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Tom Standage, Writing On The Wall. Social Media. The First 2,000 Years, 2013, New York, Bloomsbury, 288 p. Bibliogr.

Avant Facebook, avant Snapchat, avant Twitter et bien d'autres, l'information circulait, des réseaux se constituaient pour l'échange des informations empruntant des médias divers : graffiti sur les murs, lettres et poèmes manuscrits, pamphlets, rumeurs, etc. : l'auteur reprend l'histoire de la communication et la relit à la lumière des réseaux sociaux modernes, retrouvant l'équivalent des like, des courriers, des blogs, des commentaires, des posts... Regarder le passé pour comprendre l'avenir ("Learning from really old media") : méthodologie des écarts. L'auteur dresse un panorama historique des techniques mises successivement en œuvre pour la communication publique, plus ou moins privée. Après avoir résumé les travaux anthropologiques de Robin Dunbar, le livre développe plusieurs exemples historiques. Entre autres :
  • Les médias de l'époque romaine (acta diurna populi Romani, tablettes de cire, graffitimessagers, etc.), le réseau social de Ciceron. 
  • La propagation du christianisme et ses techniques de communication : l'exemple de Paul de Tarse et de ses lettres.
  • La diffusion de la Réforme aussi, de la viralité des 95 thèses de Luther affichées sur les portes du château de Wittenberg en 1517 à la diffusion des bibles imprimées en langue allemande. 
  • La communication sociale à la cour des Tudor avec les poèmes manuscrits comme des posts partagés et commentés par écrit (la circulation remarquable du Devonshire Manuscript, 1534-1539) ; le recours au manuscrit pour se distinguer de l'imprimé si commercial, presque vulgaire dans sa modernité. 
  • Le rôle des cafés à Londres (coffee houses), à Paris (Le Procope, 1686) cafés où lectures et discussions allaient bon train ; cafés thématiques, spécialisés : poésie, divertissement, finance, information, etc. Cafés lieux de culture (penny universities) et d'innovation où se tiennent des débats scientifiques. 
Ensuite, Tom Sandage couvre, de manière traditionnelle, l'histoire de la presse et de l'information, du journalisme aussi : gros plans sur l'indépendance des colonies américaines et le rôle de la presse et de l'imprimerie (cf. la stratégie de diffusion de Common Sense par son auteur, Thomas Paine), gros plan sur la révolution française où l'on voit la presse jouer un rôle ambigu, opprimant autant qu'elle libère. L'auteur accorde une place originale au rôle du télégraphe et des télégraphistes, "première communauté online" (cf. du même auteur, The Victorian Internet, 2009).
Les derniers chapitres, plus classiques, concernent l'histoire récente des médias, de la radio au Web pour en venir aux inévitables clichés sur les réseaux sociaux et l'illusoire émancipation politique (le "printemps arabe").

Au cours des 2000 années parcourues par l'ouvrage, des questions réapparaissent de manière lancinante : l'importance de la copie, d'abord encouragée, pour favoriser la disssémination, l'anonymat qui protège et fait avancer les libertés, le débat vie privée / vie publique, la force structurante des réseaux de personnes, la survie du manuscrit au-delà de l'imprimerie...
Des fonctions presque universelles des médias sociaux se dégagent : copier, partager, bavarder, répéter, afficher, accrocher des commentaires à un texte, etc. Ceci éclaire les médias sociaux actuels et fait voir à la fois leur originalité et leurs différences : par exemple, que sont devenus les cafés (Starbucks) ? On note aussi, jusqu'au milieu du XIXème siècle, l'absence de la publicité comme financement et parasite de la communication publique. La publicité, de plus en plus présente, caractérise manifestement la communication de l'époque moderne, communication qu'elle développe et entretient finissant par toucher la communication privée (réseaux sociaux).
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vendredi 19 avril 2013

Karl Marx, profession : journaliste

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Jonathan Sperber, Karl Marx. A Ninteeenth-Century Life, Liveright, 672 p., digital edition, 16,99 $ (20,59 $ hardcover).

A suivre la biographie de Marx proposée par Jonathan Sperber, le lecteur échappe à nombre de clichés colportés par les épigones soviétiques et les doxosophes de la philosophe française courante. Marx est de son temps et de ses illusions : comment ne pas l'être ? La biographie montre un Marx romantique et amoureux, un Marx fauché et mal soigné, se débattant dans les problèmes de santé (de ses enfants, de son épouse, de lui-même) et dans des difficultés financières chroniques (payer les médecins, payer l'épicerie, payer l'éducation des enfants, rembourser les créanciers...). Marx mêlera tout au long de sa vie des préoccupations terriblement quotidiennes à la théorie économique et à la tactique politique.
Cette biographie rafraîchit notre vision de Marx, la ré-humanise. Elle pose aussi la question de ce que peut être une biographie, de la pondération, nécessairement intuitive, que doit effectuer le biographe entre les effets de la situation personnelle et la logique de l'oeuvre.


La biographie de Jonathan Sperber remet au premier plan l'activité journalistique de Marx. Celle-ci est généralement sous-estimée quand elle n'est pas tout simplement ignorée par les spécialistes de science politique et de philosophie, qui s'en tiennent à quelques ouvrages canoniques (dont beaucoup sont posthumes et agrègent des articles). 
Journaliste sera le seul métier de Marx. Il écrit, fonde et gère des journaux (lève des fonds, etc.). Il n'enquête pas ; son terrain d'investigation est la presse, la documentation économique et historique, les débats parlementaires : journalisme de la chaire (Kathederjournalismus !), journalisme de données politiques et économiques déjà (moulinées à la main, en bibliothèque). C'est d'abord un polémiste ("contre" : Freuerbach, Stirner, Proudhon, etc.). Son bagage conceptuel est d'abord philosophique ; Marx est imprégné comme tous ses contemporains, de la philosophie de Hegel et des néo-hégeliens. Il lui faudra beaucoup d'énergie pour s'en libérer, la remettre sur ses pieds , "en défaire la gaine mystique pour en découvrir le noyau rationnel"), moyennant quoi elle constituera un bon viatique contre les positivismes.

A la différence de nombreux révolutionnaires de l'époque, Marx a reçu une formation classique : sa thèse de doctorat porte sur le l'atomisme grec, Démocrite et Epicure (il lira les classiques grecs, dans le texte, tout au long de sa vie). A l'université, il a suivi une formation juridique. Son premier article (1842) est symptomatique ; il porte sur la liberté de la presse en Prusse, commence en latin par une citation de Virgile et s'achève par une de Tacite !
Son univers intellectuel quotidien est celui de la presse (lectures plurilingues : allemand, français, anglais, italien, espagnol, etc.) et de la littérature classique : dans la famille, en pique-nique, on récite Shakespeare et Goethe. Il aime Dante, Cervantès et Balzac (et pas Eugêne Sue).
La presse est son gagne-pain de chaque jour ; pendant longtemps, ses seuls revenus réguliers lui viennent du New York Tribune, le principal journal américain, dont il est le correspondant européen (il rédige en anglais). Il collabore à plusieurs journaux (pigiste parfois pour six journaux à la fois, journaux publiés aux Etats-Unis, en Autriche, en Prusse, en Grande-Bretagne, en Afrique du Sud...).

A côté du journalisme, l'oeuvre de Marx est une oeuvre constituée d'échanges épistolaires (Briefwechsel : 35 volumes de l'édition MEGA en cours). Des volumes de courrier, depuis les lettres de l'époque des fiançailles jusqu'à la correspondance politique (Marx sera un immigré apatride toute sa vie). Dans cette société déjà mondialisée, mais sans téléphone, on rédige sans cesse de longues lettres manuscrites (Marx a une écriture indéchiffrable). Marx passe ses journées dans les bibliothèques, prend des notes méticuleusement, longuement (Cf. les "cahiers de lecture"). Il écume la presse, notamment la presse étrangère et la documentation économique disponible à Londres.

Au cours de cette biographie, le lecteur ressent l'importance décisive, pour le travail intellectuel, des outils d'une époque : outils de documentation, de collecte et de traitement des données, d'écriture, de communication, de stockage, de paiement... Marx est dans le papier jusqu'au cou : journaux, livres, manuscrits, notes, lettres, etc. Nous ne le sommes plus guère. Marx est polyglotte : nous ne le sommes pas, lisant tout dans un anglais pasteurisé. Marx cherche, fouille, discute, interroge ; nous nous laissons aller à des moteurs de recherche configurés d'abord pour vendre des contacts publicitaires.
On ne réfléchit jamais assez aux conséquences du mode de production intellectuelle d'une époque sur les productions intellectuelles de cette époque (idées, etc.). Qu'est-ce que c'est, penser ?

N.B.
  • Au plan bibliographique, rappelons la thèse d'Auguste Cornu sur la "jeunesse de Marx" (1934) ; cette thèse est reprise dans l'ouvrage en 4 tomes publié aux Presses Universitaires de France en 1955 qui commence de manière prudente par une révérence à Lénine ! A. Cornu est alors professeur à l'Université Humbold, à Berlin-Est (zone d'occupation soviétique). L'ouvrage, extrêmement détaillé, est consacré à la période de formation du jeune Marx (1818-1844). Signalons encore la réédition de l'ouvrage de Marcel Ollivier consacré à Marx et Engels, poètes romantiques (Paris, Edition Spartacus, 1933 / 2014, 143 p.) et le film de Raoul Peck, "Le jeune Karl Marx" (2016, cf. la bande annonce).
  • Désoviétiser Marx et Engels ? Une nouvelle édition des oeuvres complètes, en langues originales, délivrée de la vision soviéto-centriste, est en cours (Marx Engels Gesamt Ausgabe, MEGA), avec une triple ambition : "Entpolitisierung, Internationalisierung und Akademisierung" (dépolitiser, internationaliser, universitariser). L'ensemble comptera 114 volumes et s'achèvera, espère-t-on, vers 2025 (59 volumes ont déjà été publiés). Plusieurs volumes sont accessibles en version numérique dont les tomes 1 et 2 de Das Kapital (MEGAdigital).

vendredi 13 juillet 2012

Best-sellers et médias du XVIIIe siècle

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Robert Darnton, The Forbidden Best-Sellers of Pre-Revolutionary France, Norton, 1996, 440 p. Index.

De la France des Lumières, on apprend au lycée les noms des Philosophes, des Encyclopédistes. Voltaire, Rousseau d'abord que la chanson de Gavroche popularisa comme causes de la Révolution de 1789, Diderot, Montesquieu, D'Alembert et son théorème, Condorcet...
Robert Darnton, historien des Lumières et de L'Encyclopédie, a consacré une recherche aux livres achetés et lus au XVIIIe siècle, à la "littérature vécue" ; son travail replace le livre "populaire" dans l'histoire globale des médias et de la communication ; à cette occasion, il évoque la richesse de l'environnement médiatique au XVIIIe siècle : "society overflowed with gossip, rumors, jokes, songs, graffiti, posters, pasquinades, broadsides, letters, and journals". Et ces médias de s'entrecroiser, de s'entre-copier et de fonctionner - déjà - en réseau. En lisant Robert Darnton, on est amené à relativiser la nouveauté des réseaux sociaux tels que nous les connaissons maintenant : nouveauté technique absolue, évidemment, mais faible innovation sociale ou médiatique. L'environnement de communication qui vit et se propage aujourd'hui sur des supports numériques, sur les réseaux sociaux où s'expriment les rumeurs, les papotages, les pasquinades n'est pas si différent de celui du XVIIIe siècle.

Le travail de Robert Darnton, tout en décrivant l'économie du livre (circulation, marketing, prix), révèle l'importance statistique, au moins, de livres philosophiques peu connus aujourd'hui, qui circulaient alors sous le manteau. En tête des best-sellers, selon le classement de Darnton, vient une utopie morale ("expérimentation mentale") : l'ouvrage de Louis-Sébastien Mercier, L'an 2400, publié en 1771. Ensuite vient un libelle politique, Anecdotes sur Mme la comtesse du Barry (1775). Les ouvrages de "philosophie pornographique", y compris ceux écrits par des  auteurs devenus classiques voire scolaires (Diderot, Voltaire), occupent une place significative parmi les best-sellers. Notre époque s'est fabriqué sa vision et son répertoire littéraire et philosophique du XVIIIe siècle. L'auteur publie un exemple de chaque type de texte en annexes.

Que les livres ou les médias soient causes de la Révolution, qu'ils contribuent à l'opinion publique, ce sont là questions de cours quelque peu formelles ; plus féconde, en revanche, est la question de la "délégitimation" des pouvoirs induite par les best-sellers (notion parente de celle d'acceptabilité) et celui de la transformation due au passage des nouvelles par l'imprimé : le livre fixe, impose une forme narrative et une structure aux contenus autrement dispersés : travail d'agrégation, d'édition que le numérique confie désormais au lecteur.
Darnton formalise en un schéma le réseau qui structure l'environnement médiatique dans lequel vit quotidiennement la population française, environnement qui engendre et relaie déjà des événements ("pseudo events" ?). L'événement apparaît comme une sécrétion externe des réseaux communiquant. Comment une telle mise à plat est-elle actualisable dans l'univers de la communication numérisée en intégrant les effets de réseau ?
The Forbidden Best-sellers of Pre-Revolutionary France, O.C. p. 189

mercredi 14 décembre 2011

Saint-Simon, un monde de courtisans, sans média

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Jean-Michel Delacomptée, La Grandeur Saint-Simon, Paris, 2011, Editions Gallimard, 226 p. 19 €.

Essai sur Saint-Simon, Louis de Rouvroy, duc et pair de France (1675-1755), contemporain de Louis XIV ; essai qui est un roman. Plaisir du mot juste et du bon mot, que partage l'auteur avec son héros. Le lecteur se délecte.
Ce Saint-Simon est un personnage bien loin de nous. Mais Jean-Michel Delacomptée sait le rendre proche et sympathique sans dissimuler sa bizarrerie. Courtisan indépendant, il a le culte de la fidélité. Vertus indissociables : pas de fidélité dans la dépendance... L'auteur suit Saint-Simon dans ses choix de vie dont l'étrange volonté, tardive, d'écrire ses immenses "Mémoires" (8 volumes en Pléiade, Gallimard).

Le monde de Saint-Simon, décor de cet essai, nous surprend par son étrange proximité : le style de vie de l'aristocratie, ses valeurs déclarées et celles qu'elle pratique, la "société de cour" (Norbert Elias s'en servira beaucoup pour sa "sociologie de la royauté et de l'aristocratie de cour"...). En lisant ce film habilement monté de la vie de Saint-Simon, on se rend compte, tout à coup, que Jean-Michel Delacomptée évoque un monde sans média, au sens où nous l'entendons aujourd'hui. Pas de presse encore, ou si peu, La Gazette de Francehebdomadaire, qui couvre, pour la Cour, la vie à la Cour et la diplomatie ; Le Journal des sçavans, mensuel, sur les sciences en Europe. Des livres, de toutes sortes, de tous formats. Des bibliothèques. Et la messe catholique, hebdomadaire, pour la plus grande partie de la population (Michel Delacomptée a écrit un ouvrage sur Bossuet).

L'essentiel de la communication rapide passe par la correspondance, lettres et billets (surveillés par les pouvoirs) et surtout par les conversations, à la Cour, dans les demeures prestigieuses. Des bruits courent, des rumeurs, des ragots. Ouï-dire. Pour être informé, il faut informer, et fréquenter les lieux où "ça parle", être là, se déplacer à Versailles, propager à son tour les nouvelles, se faire voir et faire voir son rang. Saint-Simon est "homme de lien", dit l'auteur, nous dirions aujourd'hui qu'il est homme de réseaux, qu'il a beaucoup d'"amis".

Il est bien sûr tentant, et risqué, à l'occasion de la lecture du livre de Jean-Michel Delacomptée, de confronter cette vision simplifiée de l'époque de Saint-Simon à l'évolution récente de la nôtre. Nous voyons advenir une société où la conversation et de la correspondance numériques prennent une importance formidable : Facebook et Twitter, Gmail et Snapchat, les messageries et les "mails". Avec ces modes de communication, ne nous pourrions pas, nous aussi, vivre sans média, comme au siècle de Louis XIV ?
Les médias de masse qui, à nos yeux, ont encore statut d'évidence, sont les produits, historiques et datés, de deux siècles industriels, les XIXe et XXe : ils sont apparus, ils peuvent disparaître.
Après tout, imaginons un monde où la communication et l'information passeraient essentiellement par des réseaux sociaux, un monde où tout le monde utiliserait les réseaux sociaux... Imaginons, à titre d'expérience de pensée ("Gedankenexperiment")...

Pourquoi Saint-Simon ? Jean-Michel Delacomptée s'en explique indirectement dans "J'aime mieux lire" (N°77) sur le site de Télérama. D'abord, l'importance de la langue classique, celle de l'Ancien Régime, "langue de la justesse". Michel Delacomptée, "militant de la langue", invite à réfléchir au statut de la langue française, à ses enjeux politiques. La langue lui apparaît la partie la plus négligée de notre patrimoine. Comment construire l'Europe, intégrer des immigrés sans une politique plus ferme de la langue ? Défense et illustration d'un patriotisme linguistique. La communication, les médias, c'est d'abord la langue, puis les langues : ce que défend Michel Delacomptée est au coeur de l'économie des médias.

Référence

Norbert Elias, Die Höfische Gesellschaft. Untersuchungen zur Soziologie des Königstum und der höfischen Aristokratie, 1983, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 549 p. Index, bibliogr.
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dimanche 10 avril 2011

La vie en numérique. Mode d'emploi.

David Bauer, Kurzbefehl. Der Kompass für das digitale Leben, Echtzeit Verlag, Basel, 198 p. 26 €, SFR 33.

Ouvrage de vulgarisation, "raccourci", "boussole pour la vie numérique", annonce le titre. Rien de neuf a priori. Ambition modeste et folle. Rien de plus risqué et de plus nécessaire que la simplification. Avant d'évoquer le contenu, soulignons combien ce livre constitue une belle réalisation éditoriale avec sa mise en page élégante, son organisation limpide, sa reliure solide : plaisir des yeux et de la main. C'est ça, le papier. L'ensemble, pragmatique, oscille entre introduction à la philosophie et manuel de savoir vivre.
Début du test labyrinthe (arborescence)
Apparemment, l'auteur s'empare - se pare ? - des questions qui se posent, comme on dit. Comme si des questions se posaient ! Qui les pose, pourquoi, à qui ? Toute passivation est dissimulation, avantageuse pour le sujet dissimulateur et dissimulé. Questions posées à la manière socratique, plutôt que journalistique - tant mieux - pour faire accoucher les lecteurs de pensées, d'idées, de décisions personnelles.
Certaines de ces questions (titres de chapitres) sont moins innocentes qu'il y paraît. Par exemple :
  • Que dois-je savoir sur Facebook ?
  • Dois-je être toujours joignable ?
  • Pourquoi faut-il que nous photographiions tout ?
  • Est-ce que la technologie nous réunit ou nous sépare ?
  • Est-ce qu'Internet rend le monde plus démocratique ?
  • Quel effet Internet exerce sur notre langue ?
  • Comment téléphoner en public ?
  • Faut-il prendre soin de notre écriture (manuscrite / Handschrift)
Au cours de ce dialogue simulé, un test est proposé en forme d'arborescence (pp-160-161) pour illustrer, dégager le type d'"homo digitalis" qu'est le lecteur. Certaines questions, sous leur allure espiègle et bon enfant, sont terrifiantes. "Avez-vous déjà écrit une lettre d'amour" ? "Sortez-vous parfois sans votre téléphone portable" ? "Décrochez-vous le téléphone portable (das Handy) s'il sonne pendant que vous faîtes l'amour ("wenn es während dem Sex klingelt")" ? Et, enfin, la première, radicale, qui dichotomise, à la Rousseau : "Croyez-vous que la technologie rende [fasse] le monde meilleur ?" Bonnes, très bonnes questions : maïeutique pour que s'insinuent doute et inquiétude. Beaucoup semblent sans issues, aporétiques. 

A l'occasion de cette lecture, on peut entr'apercevoir une manière différente d'écrire sur le numérique, moins tonitruante, moins triomphante que la vulgarisation américaine ou française. Un livre qui énonce, avec humour, et se garde de dénoncer. Excellente dubitation !
Le livre aussi est accessible en ligne, gratuitement : http://www.kurzbefehl.ch/.

jeudi 29 juillet 2010

Manuscrits de Proust au musée

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Qu'il existe un Musée des lettres et manuscrits est le signe qu'une "forme de la vie" disparaît (ou plutôt, paraphrasant Hegel, qu'elle "est devenue vieille" - "dann ist eine Gestalt des Lebens alt geworden"). A l'âge numérique, dans les "cultures ocidentales", les manuscrits, "devenus vieux", habitent musées et collections, mais aussi des magazines tels l'officiel du MANUSCRIT ou Plume, le magazine du patrimoine écrit.

Voici une exposition consacrée aux manuscrits de Proust : à ses lettres, ses textes, ses brouillons, ses annotations, ses paperoles, envois autographes, dessins avec légendes, feuillets imprimés avec biffures et corrections, placards d'épreuves corrigées... Toute une vie de mots, d'une écriture qui change, penche puis se redresse, qui varie sans cesse et qui pourtant ne change pas. Une écriture qui abrite un caractère. Graphologie. On voit naître et s'éveiller le style, se composer l'oeuvre et la vie à partir des mots manuscrits sur toutes sortes de supports. Travail d'écrivain, indissociablement de la main et de l'esprit.
L'écriture manuscrite nous "touche" encore comme ne peuvent le faire les mots sur cet écran. Souvenirs de l'enfance, des "cahiers du jour" où l'on s'est appliqué, au moins pour les premières pages, crainte des redoutables majuscules : l'enfance calligraphie de moins en moins. Le métier d'écrire a changé : le porte-plume, le buvard ont fait place au stylo à bille, au feutre. Au siècle du clavier, réel puis virtuel, le stylo à plume est objet de luxe, d'ostentation précieuse : "un style de vie", comme le proclame en sous-titre le trimestriel Le Stylographe. En regardant ses manuscrits - plus qu'on ne les lit - on s'approche de l'intimité de Proust, du travail de l'écrivain, de la vie des personnages. Démarche un peu people, un peu voyeur.



Déjà des yeux nouveaux s'émeuvent à la relecture de SMS ou de courriers sauvegardés. Gmail dit : ne jetez plus aucun courrier, gardez tout ("you can archive instead of deleting messages") ! Et le droit à l'oubli ? Avec le traitement de texte, où sont les brouillons, les ratures, les actes manqués de l'écriture ("verschreiben" pour Freud) ? Comment analyser les fautes de frappe ? Finie l'édition savante des variantes ?
La genèse de l'oeuvre sera encore plus mystérieuse.
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jeudi 4 mars 2010

Lettres croisées de Jérôme et Augustin

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Voici les lettres croisées de deux éminents théologiens chrétiens, Pères et Docteurs de l'Eglise, échangées à la fin du quatrième siècle de notre ère (394-419). Edition bilingue (latin / français), traduction et annotation par Carole Fry.
Bien sûr, il ne s'agit pas ici de commenter les débats théologiques qui constituent le coeur de ces échanges épistolaires, mais d'observer, guidé par l'introduction de Carole Fry, ce que cette longue et lente correspondance révèle du courrier, de sa culture et de son histoire. La lettre est l'un des médias majeurs de cette époque romaine ; le décalage historique, en dépaysant, fait voir les transformations subies par ce média depuis une quinzaine de siècles, transformations invisibles lorsque l'on s'en tient à de brèves périodes d'observation. Pour situer l'écart à la norme de la correspondance des deux célèbres théologiens, l'auteur publie en annexes quelques pages consacrées aux usages épistolaires extraites d'un manuel de rhétorique de l'époque, rédigé par Caius Iulius Victor. Par bien des aspects, sauf la longueur des missives, cette correspondance suit les usages courants de l'époque.



  • Les lettres sont dictées, dites d'abord. Par conséquent, l'écriture, l'invention, la rhétorique suivent d'abord une logique orale ; elles ne sont pas manuscrites par l'auteur (olographes) mais par un secrétaire. L'auteur, au mieux, ajoute quelques mots de sa main à la fin de la lettre en la signant pour l'authentifier. La dictée et la lecture à voix haute par un tiers sont la règle, surtout pour des auteurs âgés qui ont mauvaise vue. 
    • Voilà qui renvoie aux applications et logiciels permettant de dicter sur un ordinateur ou un téléphone, de faire lire des textes à voix haute sur un ebook...
  • Le latin de cette époque, et de ces deux auteurs, est une langue de distinction, presque ésotérique, volontairement non populaire : "si les textes latins sont difficiles à comprendre, c'est qu'ils ont été conçus pour l'être", souligne Carole Fry. 
    • Quel est l'équivalent de ce latin, aujourd'hui ? Qu'est-ce qui assure, dans l'univers numérisé, cette fonction langagière de distinction, de séparation socio-linguistique ?
  • La lettre est souvent lue en chemin par des lecteurs imprévus, indiscrets parfois, qui s'intercalent entre l'auteur et son destinataire au cours des différentes étapes de l'acheminement. L'intimité du courrier n'est pas assurée, auteurs et destinataires le savent et en tiennent compte. La lettre peut être non seulement lue mais aussi copiée et recopiée, et ceci d'autant plus que la lettre est longue et peut être assimilée à un traité (libellus). Le sachant, l'auteur écrit aussi pour ces destinataires clandestins, au-delà de la cible à qui la lettre est adressée (exemplaria). La notion de correspondance privée est relative : quand le destinataire reçoit sa lettre beaucoup l'ont déjà lue avant lui, ont créé du buzz, parfois souhaité et bienvenu, parfois hostile. 
    • De la même manière, Internet est un lieu de correspondance publique souvent asymétrique (blogs, commentaires, mur de Facebook, etc.) où se redessine la notion de communication privée.
  • La mise en page (colométrie) joue un rôle dans la lecture des lettres manuscrites. La lettre est mise en page par le secrétaire, selon des standards précis formateurs d'habitudes de lectures. 
    • Les travaux de eyetracking et d'ergonomie visuelle dans le e-mailing commercial cherchent à repérer les stratégies de lecture.
  • Le temps épistolaire de cette époque n'est pas le nôtre. Le transport de la lettre est approximatif, assuré par des messagers parfois peu scrupuleux, dans des conditions difficiles (naufrages, vols) ; aussi, le temps séparant l'envoi d'un courrier de sa réception peut être très long. En cours de route, les lettres peuvent être perdues, modifiées (falsifiées), détournées pour un temps de leur destination. Ainsi, la lettre N°102 mettra deux ans pour atteindre Augustin à Hippone, port romain en pays Berbère, (aujourd'hui Annaba, Algérie), transportée par mer, depuis Béthléem, au sud de Jérusalem, où habite Jérôme. Cette incertitude du courrier oblige les auteurs à renvoyer certaines lettres qui, heureusement, ont été recopiées et archivées avant envoi (cf. pp. 108-109). 
    • Notre conscience du temps est formée par le rythme de la communication. Le rythme des médias électroniques se rapproche de la conversation face à face, la correspondance Augustin-Jérôme de celle des livres. Les courriers égarés n'ont pas disparu avec le courrier électronique (dans la boîte à spam, mauvais libellés, changements d'adresse, modifications sur les serveurs, etc.) et l'exigence pénible d'archivage. Rien n'est jamais sûr.
  • Tout ceci explique la difficulté d'établir aujourd'hui le texte authentique (ecdotique) de cette correspondance : il y a tant de variantes, de commentaires intégrés au texte original, de mises à jour plus ou moins justes, d'accrétions diverses. Comment faire la part de "l'incurie des copistes", des messagers et celle d'une oralité parfois débraillée dictant dans l'urgence ("la fougue de celui qui dicte", dit Jérôme) ? 
    • Qu'est-ce qu'un texte authentique, faut-il en séparer les commentaires, exclure les "copiés collés" ? Qu'est-ce qu'un auteur ?
  • Carole Fry conclut son introduction en évoquant la traduction : éloge du renoncement, de l'humilité du traducteur (p. LXIV) qui ne peut se sortir d'une telle épreuve qu'avec une traduction littérale, enrichie de notes explicatives.
L'histoire de la correspondance remet en perspective notre sensibilité au temps ; rien de plus historique, de plus cultivé que notre sensibilité "spontanée". L'authenticité d'un texte, la vie publique d'un texte privé, le rapport au temps dans la communication et ses effets sur l'écriture, sur la pensée, la confidentialité, la discrétion, autant de notions "naturelles" et évidentes que ce livre invite à considérer. D'autant qu'avec Internet, la communication électronique (blog, copie, faire suivre, etc.) retrouve certaines des propriétés anciennes du courrier que les XIX et XXièmes siècles ont refoulées.
Ce livre constitue un point de repère précieux pour la compréhension et l'analyse des médias numériques. La connaissance des médias se lit où parfois on ne l'attend pas.
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mercredi 27 janvier 2010

Albert Camus - René Char. Médias oubliés lus à voix haute

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Albert Camus, La postérité du soleil. Photographies de Henriette Grindat, Itinéraire par René Char, Paris, Editions Gallimard, 2009, 79 pages.

Les étudiants du Magistère des sciences de gestion de l'Université et la Fondation Dauphine ont organisé en avant-première parisienne la lecture de la correspondance Albert Camus - René Char par deux acteurs, Jean-Paul Schintu et Bruno Rafaelli. L'amphi de 300 personnes était complet pour cette "Postérité du Soleil".
A cette occasion, dans cette salle bourrrée de téléphones portables, on a pu voir à l'oeuvre des médias oubliés, retrouver des strates de médias occultés par les agrégations successives.
  • Le discours, oralisé au micro, sur fond de photographies noir et blanc d'Henriette Grindat, projetées au mur. Dialogue d'images. La voix des acteurs porte les messages, elle est message aussi qui fait parler un texte comme s'il s'adressait à nous. Poésie et beauté performatives.
  • Le texte mis en son et en scène, sobrement, est issu d'une correspondance. Quel mot singulier pour dire à la fois le pluriel d'un dialogue continué, la concordance de deux pensées et l'accord tenu pendant treize années ! On imagine les auteurs postant leurs lettres, on les imagine décachetant les enveloppes, découvrant puis relisant les lettres. Courrier manuscrit, média muet, personnalisé à l'extrême : choix du papier, de l'encre, du stylo, de la mise en page, de l'enveloppe.
  • Ces textes, d'abord intimes et privés, qu'un éditeur a imprimés et publiés, que les acteurs ont montés, redeviennent vivants, sonores, écoutés dans la situation ritualisée d'un théâtre public (un amphi-théâtre, en l'occurence) et son silence bruyant de chuchotements et toussotements, ses applaudissements.
  • Cette correspondance s'étend sur treize années, elle est série, tissage de textes, tissage de tissages.

Tout ceci doit rappeler un degré zéro du média. Penser que l'Illiade et l'Odyssée, ce furent d'abord des vers récités, cousus par le rhapsode (celui qui coud les chants, ῥαψῳδεῖν), dont le support d'improvisation fut la mémoire organisée (texte, versification, formules. Cf. les travaux de Milman Parry sur l'épithète homérique, 1928). Et, derrière le texte, ce tissage (textus), la langue, les mots qu'agrègent les locuteurs et les poètes, selon des règles d'invention et des clichés.
Le média est mis à nu par la représentation théâtrale de la correspondance : le langage, puis la parole (Saussure), puis ses supports. Le rhapsode coud les morceaux, premier agrégateur, et les porte aux publics (tradition orale). Plus tard, au sixième siècle avant notre ère (Pisistrate), le texte homérique sera fixé et commencera l'ère des bibliothèques. Alexandrie est déjà une étape très avancée dans l'histoire des médias.
A vivre au jour le jour dans des médias qui sans cesse se revendiquent comme médias (télévision, radio, presse, Web, etc.) et refoulent le passé (cf. les productions de Disney), nous en oublions les degrés élémentaires (parole, manuscrits, images, etc.) dont ces médias ne sont que des agrégations créatives, médias de médias (media mediorum).
C'est l'autre leçon réussie de cette performance théâtrale que de laisser entrevoir, derrière les talents des poètes, la pâte si feuilletée des médias. Un média bien agrégé est comme un mille-feuilles réussi : on ne perçoit plus les feuilles pliées qui fondent sous la langue.
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