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lundi 1 octobre 2018

Le film d'une année de la vie d'un cinéaste : Ingmar Bergman

Document promotionnel par Carlottavod

BERGMAN. A Year in a Life, film de Jane Magnusson, 2018, 116 minutes

Résumer 365 jour en 2 heures, comment rendre compte d'une vie de cinéaste en un film ? Un film sur des films, sans montrer les films. Média sur un média, c'est un film biographique (biopic) pour tenter de saisir le personnage du réalisateur suédois, à partir de l'une de ses années les plus fécondes, l'année 1957 : "cette année là", comme l'on dit dans les chansons, il achève deux films (Le Septième Sceau et Les Fraises Sauvages), il met en scène quatre pièces de théâtre (dont Le Misanthrope de Molière et une adaptation de Peer Gynt de Henrik Ibsen), et il réalise un téléfilm pour la télévision suédoise naissante. Sont convoqués, pour témoigner de cette activité, des acteurs, des parents, des amis, des collaborateurs, photographes, etcJane Magnusson, qui a déjà réalisé un film consacré à Ingmar Bergman ("Trespassing Bergman", 2013), y a conjugué extraits de films, photos de tournages, archives et des moments tirés d'une cinquantaine d'interviews ; son angle, sa thèse est que les films d'Ingmar Bergman ne racontent que sa vie ("cruellement autobiographique", disait François Truffaut), qu'ils explorent ses propres difficultés existentielles et ses angoisses tout en les masquant et les incorporant dans divers personnages. Montage habile de nombreux moments qui donne au film un rythme convaincant, car on ne s'ennuie jamais. S'il part de l'année 1957 comme poste d'observation d'une vie, le film déborde largement les limites de cette année et nous offre plutôt la carrière de Bergman, au sens où Raymond Picard a pu écrire "La carrière de Jean Racine" et y situer l'année 1677 comme une année pivot.

Famille de pasteur (cf. la maison du pasteur), enfance qui n'en finit pas de ne pas passer, de ne pas être digérée, sympathies nazies du jeune homme (pendant dix ans, désavouées plus tard), vie sentimentale et conjugale mouvementée et complexe, vie familiale désertée, enfants délaissés, amis oubliés ou trahis au profit de la gloire, jalousie, santé chancelante... Comment interagissent vie privée et création, souci artistique et carrière ? Lancinantes questions pour des biographes.
Si l'on aime le cinéma, on s'accorde à reconnaître que les films d'Ingmar Bergman constituent un moment important de l'histoire de cet art. Ce documentaire donne un éclairage historique précieux sur les tournages (à noter la lourdeur et la lente maniabilité des appareils de l'époque), sur la direction d'acteurs, sur les costumes, le montage. On en aurait aimé davantage... sur la différence d'esthétique dezs images entre couleur et noir & blanc, sur la bande-son, le bruitage. "Pour moi," écrit François Truffaut, "la leçon que nous donne Bergman tient en trois points : libération du dialogue, nettoyage radical de l'image, primauté absolue accordée au visage humain" (dans Les films de ma vie). Ce documentaire confirme amplement ce jugement.
Documentaire à voir pour mieux connaître, sans doute, et aimer peut-être l'œuvre d'Ingmar Bergman et pour avoir envie de (re)voir ses films, même si l'on n'est pas un cinéphile averti, même si certains aspects du personnage peuvent énerver ou décevoir... Telle fut l'histoire. Au spectateur de concilier, s'il le peut, l'admiration pour le talent et l'œuvre et des moments peu brillants. Le génie peut-il tout excuser ? Pas plus que pour son valet de chambre, il n'est de grand homme pour son biographe !



Références 
François Truffaut, Le films de ma vie, Paris, Flammarion, 1975, 2007
Raymond Picard, La carrière de Racine, Paris, Gallimard, 1956, cf. Troisième partie, chapitre 1

vendredi 13 juillet 2018

Critique de la sainte famille des critiques de cinéma


Olivier Alexandre, la sainte famille des Cahiers du cinéma. La critique contre elle-même, Paris, éditions Vrin, 2018, Bibliogr., 9,80€

Il s'agit d'un ouvrage consacré à une revue essentielle de la culture cinématographique et de la critique français. Les Cahiers du cinéma sont une revue savante, souvent ésotérique, mensuelle (11 numéros par an). Créés en 1951, les Cahiers sont inséparables de l'histoire de la Nouvelle Vague du cinéma français et des "jeunes turcs", critiques réalisateurs comme Claude Chabrol, Jean-Luc Godard, Jacques Rivette, Eric Rohmer, François Truffaut. La gestion de la revue est compliquée : elle sera rachetée Filipacchi en 1964, puis par Jacques Doniol-Valcroze et François Truffaut (1970), par le groupe La Vie - Le Monde en 1998 qui la revendra plus tard à l'éditeur Phaidon (2009). La diffusion payée du titre s'élève à 16 000 exemplaires pour 2017 dont 60% sont vendus par abonnement (source : ACPM). Revue de papier, exclusivement, ce qui lui donne, loin de la volatilité numérique des blogs et des tweets, une temporalité particulière, propre à constituer une "communauté symbolique" faite d'un répertoire de notions et de citations qu'est supposé partager un lecteur rêvé (un "Panthéon-maison"). Le site n'est pour l'instant qu'une vitrine donnant les sommaires.

Olivier Alexandre est un chercheur universitaire, spécialiste du champ intellectuel et notamment du cinéma et de son "écologie" ; son ouvrage est une étude sociologique approfondie de la revue, étude qui emprunte l'essentiel de son système conceptuel aux travaux de Pierre Bourdieu, elle est davantage portée au désenchantement qu'à la célébration enthousiaste ou béate. Son travail mobilise principalement des entretiens approfondis avec des acteurs de la revue, des histoires de vie, des observations en séances de projection ainsi que l'analyse de contenu des articles publiés : il s'agit de mettre en évidence le métier et le rôle social de la critique cinématographique, la double fonction de son discours et son "soubassement relationnel" : "les membres de la revue excellent non seulement dans le discours sur les films, mais aussi dans le jugement sur autrui". Ceci rend délicat le travail du sociologue (recours à l'anonymisation, etc.).

Qu'est-ce qui fait des Cahiers une institution culturelle et sociale ?
Olivier Alexandre note la relation ambigüe des critiques de cinéma aux sciences sociales et à la philosophie, attirance et distance. L'auteur objective pour sa démonstration les trajectoires des anciens des Cahiers, leurs multi-positionnalité, mobilité ascendante qui tend normalement vers la légitimité et les postes : relations au journalisme et à l'édition, à l'université, à diverses institutions (CNC, Fémis, Cinémathèque). Etre et avoir été aux Cahiers, c'est "s'approprier son patrimoine, acquérir un sentiment d'appartenance, puis de légitimité à son égard et entretenir une relation affective à la revue". La renommées captée en passant dans les Cahiers apporte des avantages, des atouts dans la rivalité professionnelle, au sein des Cahiers d'abord, et sur le marché élargi ensuite. Détour utile.
A l'analyse souvent caustique du fonctionnement du champ de la revue, de son univers socio-économique, Olivier Alexandre associe des tableaux qui résument, systématisent et illustrent ses observations, étayent ses hypothèses : chronologie, tableau synoptique des trajectoires ("l'après Cahiers" des membres du comité de rédaction), etc. L'analyse donne ainsi à voir les conséquences de l'homosocialité masculine de la revue, les rivalités plus ou moins euphémisées mais marquées une hiérarchie (bureaucratie ?) que traduisent les écarts de rémunération), la constitution de "l'esprit Cahiers", la complexe mais fondamentale sociabilité professionnelle.
La dimension financière de la revue, sa gestion sont à peine évoquées. On regrettera que le classement comparatif des titres de presse, peu convaincant, soit fondé sur le tirage ("diffusion et hiérarchie", p. 90) : isolé le tirage ne signifie pas grand chose, il faut le rapporter à la diffusion payée, qui est, intrinsèquement, un indicateur plus pertinent, puisque le lectorat des Cahiers n'est pas évalué  (quel est le taux de circulation ?). Le rapport tirage / diffusion payée témoignerait des choix de gestion de la revue. Comme souvent, les sociologues des médias sous-estiment ces données comptables. Dommage. Peut-être aurait-il été fécond de distinguer le positionnement des Cahiers de celui d'autres revues telles que Positif, Trafic...

la sainte famille des Cahiers du cinéma s'avère un ouvrage dense, sur-armé de concepts et références savantes. Riche en informations originales et précises, le nécessaire travail de désenchantement est rondement mené et convaincant. On ne lira plus les Cahiers comme avant.
Le titre et le sous-titre sont bien trouvés, qui évoquent les analyses de Friedrich Engels et surtout de Karl Marx à propos de la sainte famille philosophique et socialiste des débuts du XIXème siècle (Joseph Proudhon, Bruno Bauer, Eugêne Sue, etc.), "critique de la critique critique" (Kritik der kritischen Kritik), selon le mot de Jenny Marx, qui donnera son sous-titre au pamphlet publié en 1845. Friedrich Engels et Karl Marx déclarent dans la Préface que "le but de leur travail est "d'éclairer le grand public sur les illusions de la philosophie spéculative" (septembre 1844). Olivier Alexandre s'est-il donné le même objectif ?

Cet ouvrage éclaire à la fois un champ intellectuel spécifique des médias (la cinéphilie) et l'histoire du cinéma français puisque de nombreux réalisateurs ont collaboré aux Cahiers comme critiques. Il serait intéressant de confronter le fonctionnement de cette revue à celui, par exemple, des Cahiers de la quinzaine de Charles Péguy (1900-1914), des Temps Modernes de Jean-Paul Sartre (1945) voire même à celui d'Actes de la recherche en sciences sociales de Pierre Bourdieu (1975). Enfin, l'histoire de la revue met en évidence l'importance du modèle économique peu rigoureux des revues, aspect rarement analysé.