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mercredi 18 décembre 2019

Proust, encore, et toujours



Jean-Yves Tadié, Marcel Proust. Croquis d'une épopée, Paris, Gallimard, 2019, 376 p.

L'auteur de ce livre est le grand spécialiste contemporain de Marcel Proust : c'est à lui que l'on doit les quatre volumes de la dernière édition de la Recherche en Pléiade et de nombreuses études dont certaines sont présentes dans ce volume. Le titre reprend, quant à lui, celui d'un gros ouvrage sur Napoléon que l'auteur évoque à propos de son enfance.
Cinq cent personnages et des milliers de pages : la Recherche est une oeuvre immense et Jean-Yves Tadié, en grand Professeur, en évoque des moments, "l'épopée", les "croquis" et les petites histoires aussi dans cet ouvrage qui réunit une trentaine de ses contributions diverses au cours des dix dernières années : conférences, communications, interventions à des colloques, préfaces, articles parus ici ou là, dans Le Figaro ou la NRF... L'ouvrage comprend à la fois des articles fondamentaux et des articles anecdotiques, écrits en passant mais qui chacun ajoutent une note de plus au portrait infini de Proust, car on trouve de tout dans ce volume que l'on peut lire aussi en flânant, mais toujours pour mieux comprendre Proust.

L'ouvrage commence par une préface qui raconte l'entrée de Jean-Yves Tadié dans l'oeuvre de Marcel Proust car c'est une déjà vieille histoire qui remonte à ses années d'étudiant puis à sa thèse. En 1982, vient la demande de Gallimard pour une nouvelle édition, la seconde, de Marcel Proust en Pléiade, puis une biographie, puis une exposition à la Bibliothèque Nationale...
Le livre commence avec l'amitié, d'abord ; l'auteur, pourtant, après avoir répertorié des dizaines de connaissances de Proust, suppose que celui-ci ne connut véritablement que son oeuvre, et son travail créateur comme réseau d'amitiés.

Le livre va ainsi de Versailles, où Proust se réfugie après la mort de sa mère, à Cabourg, à Pompéi... On y trouve aussi Proust pianiste et les musiciens, dont Reynaldo Hahn qui fut son amant ; on y trouve aussi, bien sûr, la fameuse sonate de Vinteuil (César Franck ou/et Camille Saint-Sens ou/et Gabriel Fauré ? Un peu des trois, sans doute). Et puis voici Marcel Proust et la peinture, avec Elstir et les oeuvres de John Ruskin jusqu'au "petit pan de mur jaune" de Vermeer de Delft ; et puis, voici les tableaux de Chardin et surtout ceux de Claude Monet, son peintre préféré, mais l'on rencontre encore Paul César Helleu, Gustave Moreau et James Whistler. Combien de ces personnages sont-ils devenus des héros du musée imaginaire de Proust ?
Un article est consacré au journalisme ; il commence par un inventaire des contributions de Proust aux revues et à la presse : Le Figaro, bien sûr, mais aussi la Nouvelle revue française, la Revue blanche et des dizaines d'autres... et ce, dès l'enfance, souligne Jean-Yves Tadié. Marcel Proust se voulait journaliste. A propos de la presse, il écrira, entre autres, sur la "réalité mortelle du fait divers", sur "la misère du globe", réservant en revanche aux revues des textes plus approfondis ou les gardant pour lui, comme le "Contre Sainte-Beuve" (refusé par Le Figaro). Car Marcel Proust, et Jean-Yves Tadié le rappelle, est mal accueilli par la presse, qui, pour l'essentiel, l'ignorera. Signalons encore, dans ce livre, un article sur Baudelaire, un tout petit sur Bergson, son cousin, une préface sur Claude Debussy (cf. Claude Debussy à la plage), un texte sur Lionel Hauser, banquier et petit-cousin, un texte sur sa voisine, le commentaire de l'un des trois questionnaires de Proust, etc.
Nous trouvons dans ce livre également deux préfaces à des éditions de Gallimard : l'une à Jean Santeuil, l'autre à Un amour de Swann.

Alors, Proust aujourd'hui ? D'abord, il n'apparaît pas chez Sartre, ni Malraux et à peine chez Camus. En revanche, en chinois, en japonais et en anglais, on compte déjà trois traductions dans chacune de ces langues. Mais laissons le dernier mot à Jean-Yves Tadié : "Reste la pensée de ce roman qui n'arrête pas de penser. L'intrusion de la philosophie dans le roman en change l'interprétation : c'est la pluralité des significations qui se superpose à la singularité de l'anecdote ; c'est l'arrière-plan, et non plus le plaisir de la surface ; c'est la verticalité de la question, non l'horizontalité de l'intrigue. Le sens est infini, non l'anecdote". Le livre de littérature devient donc aussi philosophie ; parti du journalisme, Marcel Proust finit en philosophe.
Voici un ouvrage à lire pour voir Marcel Proust autrement, pour le lire mieux, le comprendre davantage.

Notons enfin que, cette semaine, le FigaroSCOPE titre "A la recherche de Marcel Proust" (cf. la photo de la une, supra) pour célébrer le centenaire de son prix Goncourt et propose une promenade dans Paris pour le retrouver.

mardi 13 mars 2018

Histoire de France, histoire du journalisme, en quelques articles (1789 - 2001)



Les grands articles qui ont fait l'histoire, textes réunis et présentés par Patrick Eveno, Paris, Champs classiques, Paris, Flammarion, 2011, 341 p. Pas d'index, 8,2 €

Cette anthologie qui couvre un peu plus de deux siècles de journalisme est un manuel d'histoire. Ou, plutôt, il constitue une contribution à tout manuel qui traiterait de l'histoire de France depuis 1789. Car on peut retourner le titre : des "articles qui ont fait l'histoire" et dire plutôt : "l'histoire qui a fait de grands articles", ou, mieux, les événements historiques qui ont donné lieu à des articles de références, car qu'est-ce qu'un "grand" article ? Allez savoir ! Pour quelle époque est-il grand ? Après coup souvent.
Quand un journaliste éminent écrit au début de l'année 1968, le 15 mars (donc une semaine avant le 22 mars), "Quand la France s'ennuie", ce qui fait la valeur de l'article, ce qui fait date, est-ce la cécité du journalisme ou sa lucidité, et surtout le vague de la notion ? Grand article ou / et remarquable coïncidence ?

Patrick Eveno est Professeur d'histoire ; pour cet livre, il a sélectionné 64 articles témoignant de 210 années d'histoire. Il les présente longuement, en historien. Dans cette trop brève anthologie, l'histoire politicienne côtoie l'histoire sociale : l'esclavage, de son abolition ("De la servitude vient le mal", 1848) à son épanouissement au Moyen-Orient ("Marché d'esclaves", Joseph Kessel, 1930), le droit à l'avortement (de Séverine, Gil Blas, 1890 à Françoise Giroud, L'Express, 1956), de la presse de la France nazie "Comment reconnaître les Juifs", par Georges Montendon (Le Matin, 1941) dont l'horreur et la bêtise rappellent ce que fut la France de Pétain, à la presse de la Résistance... Il y a aussi des articles d'écrivains sur la presse, Victor Hugo saluant la presse populaire (Le Rappel, 1872), Roger Vailland célébrant L'Humanité Dimanche (11 mars 1956)...

Dommage que l'on ne trouve pas dans cette anthologie d'articles du Canard Enchaîné, pas d'articles des tout débuts du Libération de Jean-Paul Sartre, pas de chroniques du Tour de France d'Antoine Blondin (L'Equipe), ni, à propos de la législation sur l'avortement, les articles odieux écrits alors à propos de Simone Veil, dommage, dommage : nous pouvons tous, toutes citer plus d'un article qui (nous) manque... Nous manque peut-être, encore et surtout, la presse tellement courante dont on oublie les articles, presse sans histoire, presse régionale, presse dite "féminine".... Une anthologie de deux siècles d'articles de la presse cuisine ne serait-elle pas passionnante ?

La compilation de Patrick Eveno regroupe des articles nobles mais, judicieusement, n'omet pas les articles ignobles, et c'est très bien ainsi. Les articles ignobles sont peut-être les plus édifiants, et il n'en manque pas : le "quatrième pouvoir" peut être parfois navrant...
Par construction, l'anthologie coupe nécessairement chaque article de son contexte, de son environnement rédactionnel ou publicitaire, de son support matériel. L'article est coupé de son média. Un article est aussi une image et l'article change de statut lorsqu'on le glisse et le banalise dans un livre, il perd la plupart de ses caractéristiques visuelles. Notons encore que beaucoup d'articles doivent sans doute leur place dans l'anthologie à leur signature littéraire. Quel est alors le critère de choix ? S'agit-il de journalisme ? Remarquons enfin que beaucoup d'articles retenus par Patrick Eveno relèvent davantage de la prise de position que de l'investigation... Qu'est-ce qu'un article ? La célébration ou la dénonciation par une grande plume d'un événement ? Par exemple, Albert Camus et Hiroshima (Combat, 8 aôut 1945) : Albert Camus n'y évoque pas le massacre de Nanjing - 南京大屠杀 - par les troupes japonaises en 1937). Il faut d'ailleurs souligner la dimension nécessairement lacunaire de la presse : ce qu'elle omet de couvrir, comme ce massacre (Hérodote) encore nié par les négationnistes japonais, est tout aussi révélateur de la presse et du journalisme que ce qu'elle a retenu de l'actualité. Imaginer un livre semblable, mais où l'on ne noterait les lacunes, les omissions en face de chaque article retenu... Chaque choix journalistique trahit un renoncement.

Le rôle de la presse dans l'analyse historique est essentiel (cf. le travail de William Sheridan Allen exploitant la presse quotidienne régionale pour suivre et comprendre la prise de pouvoir par les nazis dans une petite ville allemande). Mais le travail du journaliste est biaisé, englué dans le présent, dans l'actuel, souvent sans recul. Par conséquent, l'historien doit étudier et prendre en compte les conditions de production de la presse pour pouvoir l'exploiter, voir d'abord comment les faits journalistiques sont faits.
La numérisation des archives permet aux chercheurs d'accéder à un trésor inestimable de données, data susceptibles d'analyses inédites (NLP, etc.) et de résultats inattendus qui relativiseront certaines "intuitions".


N.B.
  • Sur le journalisme et l'histoire dans MediaMediorum, ici
  • Manque, par exemple, "La guerre", article de Guy de Maupassant, dans Gil Blas du 11 décembre 1883, sur les exactions coloniales de l'armée française et de son gouvernement en Asie. Profitons-en pour souligner l'intérêt exceptionnel de RETRO NEWS pour la connaissance de l'histoire et de la presse.

mercredi 13 décembre 2017

Aux origines de l'école laïque française : le Dictionnaire de Ferdinand Buisson



Ferdinand Buisson, Dictionnaire de pédagogie, Paris, Robert Laffont, 2017, 969 p., 32 € avec des notices relatives aux auteurs et des notes relatives aux articles (contexte historique, biographique)

Cet ouvrage fut aux origines de l'école laïque française, obligatoire, gratuite et proche (une école dans chaque commune). Alors que cette école va mal, mal traitée depuis des décennies, que ses principes se délitent (quid de la gratuité, de l'obligation, de la laïcité et de la proximité ?), il est bon de retourner à cet ouvrage fondateur. On y retrouvera les intentions des législateurs et des théoriciens de l'éducation d'il y a un siècle et demi. Ce dictionnaire qui fut un ouvrage politique est devenu un témoin historique, un document. A l'époque, il fut diffusé à 20 000 exemplaires.
Heureuse initiative que de le republier. Bien sûr, malgré son petit millier de pages, il s'agit d'une version très abrégée de l'édition originale qui comptait quatre gros volumes (cf. infra) et s'intitulait Dictionnaire de pédagogie de l'instruction primaire. Tous les mots comptaient : pédagogie pour instruire dès le commencement. Ferdinand Buisson, prix Nobel de la paix, dreyfusard, sera directeur de l'enseignement primaire pendant dix-sept ans après en avoir dirigé le service de la statistique. Ce fut un fervent partisan de l'école unique et de l'égalité des chances sociales.
La forme dictionnaire (articles classés par ordre alphabétique) a été choisie pour donner aux personnes chargées de l'institution scolaire un outil commun de références. Dans la société du livre, le dictionnaire connote à la fois la somme et la dignité culturelle : l'époque est aux Larousse, au Littré, à La Grande encyclopédie. L'ambition encyclopédiste de Ferdinand Buisson est manifeste ; d'ailleurs, l'article "encyclopédistes", très fouillé, est rédigé par Gabriel Compayré, historien des doctrines éducatives. Ce dictionnaire se trouve donc à mi-chemin entre L'Encyclopédie de Diderot et Wikipedia. Ouverture internationale systématique, européenne surtout, pédagogie des Lumières : beaucoup d'articles sont consacrés aux sciences, aux techniques, à l'histoire, à la géographie. L'influence de Diderot et d'Alembert est flagrante.
Que trouvait-on dans ce Dictionnaire de pédagogie de l'instruction primaire ? Tout ce qu'il fallait, à l'époque, pour être instituteur ou institutrice :
  • des thèmes essentiels de la didactique des disciplines : calcul mental, dictée, écriture-lecture, géographie, géométrie, histoire naturelle, langue maternelle, chant, orthographe, leçon de choses, exercices cartographiques, géologie, travail manuel, météorologie, vocabulaire, instruction civique...
  • des articles sur les outils quotidiens du travail scolaire : encrier, mobilier, boulier, projections lumineuses, tableaux muraux d'enseignement, plume, ardoise (son crayon et son effaçoir) utilisée comme cahier de brouillon, bons points, copies, globes
  • des préoccupations toujours actuelles : architecture scolaire, écoles d'aveugles, hygiène scolaire, vestiaires, la maison d'école, le voyage scolaire, récréation, absence, politesse
  • des articles sur les références philosophiques en matière d'éducation : Montaigne, Froebel, Pestalozzi, Comenius, Kant, Luther, Horace Mann, Rousseau, Marie Pape-Carpentier
  • Les 4 gros volumes de mon exemplaire de l'édition originale
    (Librairie Hachette, 1880, 1888)
  • des thèmes classiques de la psycho-pédagogie et de la philosophie morale (leur importance n'a pas changé et le débat est toujours ouvert) : ennui, curiosité, étourderie, créativité, observation, précocité, volonté, mémoire, le jeu, propreté, égoïsme, obéissance. Et j'en passe... mais il n'y a rien sur l'école coloniale qui fut si importante. Omission significative... 
Le Dictionnaire, c'est le monde vu depuis l'école et le métier d'instituer la République (Jean Jaurès, ancien professeur, dans son discours de 1903, pour la distribution des prix au lycée d'Albi, répétera : "instituer la république").
Et cette "maison d'école", quelle belle idée ! Aujourd'hui, nous avons des "groupes scolaires" !

Etre instituteur de la Troisième République, ce n'était pas une mince affaire. Ces hussards de la République, comme les appellera Charles Péguy, devaient tout savoir, et savoir tout enseigner... Ils ont défriché, laïcisant ce qu'ils ont hérité de siècles d'enseignement religieux privé, très longuement cité, détaillé et critiqué, laïcité oblige. Les instituteurs instituaient la République après des siècles de monarchie et d'empire. La Cinquième République les a rebaptisés "professeurs des écoles" ; les enfants n'y ont rien gagné. La République non plus. Démagogie !
Piliers locaux de la République nouvelle, polyvalents, les instituteurs d'alors devaient tout savoir de l'environnement qu'ils partageaient avec leurs élèves, du village et de l'économie agricole, de la faune et la flore, tout sur l'habitat, les saisons, les métiers... Forts en calcul, en géométrie et en français : de solides généralistes. L'article "Instituteurs, institutrices", signé par Ferdinand Buisson lui-même, rappelle que le terme d'instituteur (ni Lehrer, ni teacher) vient de la Révolution française, et qu'on le doit notamment à Condorcet (1792) ;  mais, c'est Jules Ferry (textes de 1880-1881) qui lui donne ses lettres de noblesse. Article à mettre au programme des "professeurs des écoles" et des ministres d'aujourd'hui.
Les collaborations sont nombreuses pour une telle somme : parmi les 358 auteurs du dictionnaire, beaucoup d'enseignants de tous ordres, instituteurs et inspecteurs, professeurs, recteurs, membres de l'institut, français et étrangers. Quelques grands noms : Camille Flammarion (astronomie), Emile Durkheim (articles "enfance", "éducation", "pédagogie"), Eugène Viollet-le-Duc (architecture), Pauline Kergomard (éducation enfantine), Ernest Lavisse (historien, auteur de manuels scolaires), Michel Bréal (linguistique), Théodule Ribot (psychologie), Charles Angot (météorologie), Marcellin Berthelot (chimie)...

Conclusion de l'article "plume" dans l'édition originale
Les médias sont évidemment absents ; avant les mass médias. Les médias ne constituent pas une préoccupation de l'éducation : dans l'édition originale, on trouve un article sur le télégraphe qui réclamait la collaboration de l'instituteur (comme le secrétariat de mairie) et un article, très long, recensant les périodiques professionnels traitant de l'éducation en France et à l'étranger, notons encore un article sur le papier et sa fabrication. Le média c'est l'école et l'école de Jules Ferry n'avait pas de "parallèle", hormis peut-être les églises, les synagogues.
La pédagogie scolaire, conservatrice par construction, résiste au changement technologique. Prête à l'exploiter, elle est prudente dans ses innovations, attentive au classique (ce que l'on enseigne dans la classe !). Comment ne pas sourire en lisant la conclusion assertive de l'article "plume" : "les plumes d'acier[...] sont loin de valoir une plume d'oie bien taillée", "il n'est pas d'instituteur..." (cf. illustration ci-contre). Plus tard, l'école entrera en conflit avec le stylo à bille, la calculette...

L'aspect encyclopédique du Dictionnaire de pédagogie [et d'instruction primaire] s'estompe dans cette édition nouvelle, réduite, élaguée. D'où l'intérêt d'éditions numériques comme celle du Nouveau dictionnaire de pédagogie (1911) par l'institut Français d'Education ou celle de Gallica en mode image (première édition, 1880).
On perçoit confusément derrière la diversité des auteurs et des thèmes traités, la langue et les valeurs communes de la Troisième République : seule une analyse lexicale associant les mots en clusters et en mesurant les distances (NLP), pourrait en évaluer l'originalité et le vieillissement.
Le texte de l'historien Pierre Nora placé en préface n'a pas été écrit pour cette édition nouvelle du dictionnaire mais pour son ouvrage sur Les lieux de mémoire (1984) ; c'est une présentation historique du dictionnaire comme patrimoine de la France.

On comprendra mieux, en parcourant ce dictionnaire, les ambitions scolaires de la Troisième République et leur actualité politique ; on comprendra aussi le souci qu'Albert Camus manifestait dans le manuscrit de son auto-biographie : “allonger et faire exaltation de l’école laïque” (Le Premier homme, Paris, Gallimard, 1960).

mardi 23 juin 2015

Le Point Godwin, limite des discussions sur le Web



François de Smet, Reductio ad hitlerum. Une théorie du point Godwin, Paris, Presses Universitaires de France, 2014, 162 p., 15 €

François de Smet est un universitaire bruxellois, spécialiste de philosophie politique. Cet essai prend pour point de départ (prétexte ?) une notion popularisée sur Internet sous le nom de "Point Godwin". L'auteur, en déconstruisant minutieusement cette notion y décelle les impensés et la philosophie politiques caractéristiques de notre époque, dite post-moderne.

Qu'est-ce que le "Point Godwin" ?
"As an online discussion grows longer, the probability of a comparison involving Nazis or Hitler, almost surely approaches 1". Cette loi fut énoncée par l'avocat américain Mike Godwin en 1990 pour décrire la dérive des discussions sur le Web, discussions qui finissent souvent, à bout d'arguments, par se référer au nazisme et aux camps d'extermination. Franchir le point Godwin témoigne d'un manque d'arguments.
Selon l'auteur, la responsabilité de l'apparition de ce "gadget théorique" et "rhétorique" qu'est le point Godwin revient au Web : "L'immédiateté du Web a attisé la propension des individus à manifester leur liberté par le verbe. La toile a fourni un accélérant à nos transmissions d'informations". Notons que le Web est aussi ce qui permet de repérer et d'objectiver des phénomènes comme celui du point Godwin, et de les dénoncer. L'effet multiplicateur des réseaux facilite et accélère la propagation et le partage mais aussi le comptage. "

L'enjeu du Point Godwin, déclare François de Smet, est la distinction du bien et du mal. "La référence perpétuelle aux années de guerre témoigne d'une nostalgie pour un univers manichéen délimitant, sans doute ni nuance, le bien et le mal, offrant une boussole sans faille n'indiquant pas où se trouve le bien, mais dénonçant sans aucun ambiguïté où se situe le mal". Pour l'auteur, le Point Godwin exprime "un refoulement singulier : celui de l'esprit de meute".
Pour ses analyses, François de Smet puise son outillage conceptuel dans l'œuvre de Freud, de Hannah Arendt sur le totalitarisme, dans les roman d'Albert Cohen et de Primo Levi, dans le travail d'Annette Wieviorka (L'ère du témoin), d'Albert Camus (L'homme révolté), de Leo Strauss, notamment.

Ce livre constitue une réflexion continue sur la langue et ses usages sociaux ; l'auteur revendique la légitimité d'un "questionnement sur les bornes langagières de la démocratie, par le biais de la loi et du politiquement correct" ("tabous rhétoriques") ; à la liberté d'expression, correspond une "inattendue oppression". Oppression qui protège de la meute dont les réseaux sociaux peuvent devenir la forme moderne :"le web incarne la planétarisation du café du commerce".
A cause de la langue, les médias tiennent une grande place dans les analyses de l'auteur ; ils sont à la fois cause et symptômes, menaces pour la liberté, même. "Les citoyens, la presse, les médias sont à l'affût de toute publication ou prise de parole pouvant être interprétés comme stigmatisant, choquante, insultante". Le risque que les médias numériques font peser sur la vie privée est au cœur du débat : "le risque oppressant de basculer dans une société où chacun devient le policier de chacun est sur nos talons".
Notre société tend-elle à un nouveau type de totalitarisme qui développe avec ses médias une police de la langue et de la discussion (politesse) ? "Tout est fait pour nous aider à ne sélectionner que ce qui conforte notre point de vue et nous permet de mettre en cause les intentions de nos prochains."
L'ouvrage s'achève par un procès impitoyable de l'indignation qui fut à la mode en 2010 (Stéphane Hessel, Indignez-vous) : "L'indigné, ou l'héroïsme sans peine".

L'ouvrage de François de Smet est iconoclaste ; il est brillamment écrit, parfois cinglant. Parfois, il fait penser à Guy Debord. Il fait voir les médias autrement, sans langue de bois, enfin. Voici un ouvrage rafraîchissant et qui oblige à penser, lentement, à relire, et notamment à s'interroger sur la manière dont nous pensons, ou croyons penser. Les médias et le Web sont les premiers suspects et témoins convoqués par ce procès, ce qui ne manque pas de faire penser aux travaux de Jean-Pierre Faye ou de Victor Klemperer. Mais je viens sans aucun doute de franchir le Point Godwin...

dimanche 22 mars 2015

Camus, journaliste de combats


Albert Camus, le Journalisme engagé, film de Joël Calmettes, Chiloe Productions, 2012, DVD (52 mn de film + 60 mn d'entretiens avec Françoise Seligmann et Yves-Marc Ajchenbaum)

Le film est un documentaire, un montage conçu sous la forme d'une lettre en voix off. Sont assemblés divers documents, des témoignages, des images d'actualités et des textes de Camus. Comment faire voir, faire comprendre le journalisme en un film ? Difficile. Qu'est-ce que le métier de journaliste, que peut-on en montrer en dehors de quelques Unes bien senties ?

La notion de métier apparaît peu tandis que l'on entrevoit les petits prophètes de l'époque, intellectuels et écrivains, qui prennent des positions, défendent des opinions. Le métier de journaliste est réduit à l'écriture, au style, à la rhétorique, à la manifestation des opinions. Comment sont effectuées les enquêtes, comment sont produites les positions, les idées mises en avant par Albert Camus ? Tombent-elles du ciel ? En a-t-il hérité ? Quelle relation établir entre l'écriture des romans et celle des articles de journaux ? Toutes deux ne sont-elles, au même titre, qu'"un miroir que l'on promène au bord d'un chemin" (Stendhal) ? Le film ne répond pas à ces questions. Le pourrait-il ? On en doute. C'est un film d'histoire, et surtout une biographie d'Albert Camus centrée sur son activité journalistique. Notons l'humour caustique et désabusé de Françoise Seligmann, héroïne discrète de la Résistance.

La carrière de journaliste d'Albert Camus a connu trois étapes essentielles. D'abord, il devient journaliste par hasard ; tuberculeux, il n'est pas admis à concourir pour être enseignant, alors il prend des piges. Son premier travail commence à Alger Républicain ; dans une série d'articles intitulée "La misère de la Kabylie" (juin 1939), il attire l'attention des lecteurs sur la situation économique effroyable des Kabyles (conclusion publiée ici). Témoignages et appels au changement que nul n'entendra. L'ordre colonial règne. Avec Combat, il entre dans la Résistance active à l'occupation nazie de la France : travail d'éditorialiste. Avec L'Express, il soutient Pierre Mendès-France (1955) et son projet de décolonisation. Une constante unit ces trois moments : un engagement humaniste pour la justice.

Le film et les entretiens constituent un rappel historique ; ce monde n'est pas si loin. On est frappé, devant ces discours et ces images, non pas de la lucidité d'Albert Camus, mais de la morgue, de l'aveuglement des Français et des politiques de l'époque. Les populations algériennes et françaises continuent aujourd'hui d'en payer le prix. Les questions de morale politique, lancinantes, sont posées à tout moment par Albert Camus, laissant au spectateur le soin de s'en débrouiller.

jeudi 7 juin 2012

L'écrit, l'oral et le numérique

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Greta Komu-Thilloy, Anne Réach-Ngô, L'Ecrit à l'épreuve des médias du Moyen Age à l'ère électronique, Paris, Classiques Garnier, 2012, 514 p. Index, 48 €

Ensemble de 24 contributions confrontant l'écrit aux médias. Expériences diverses, de diverses époques, le récent étant souvent confronté à l'ancien pour qu'émergent les propriétés peu visibles. L'ensemble fait voir la complexité et la variété des expériences de l'écrit que le numérique stimule et parfois met à jour, révèle.
A titre d'illustration, voici évoquées quatre de ces contributions.
  • "Les petits riens du quotidien". Les documents écrits sur écorces de bouleaux (beresta ou gramota) échangés en Russie (Novgorod) du XIe au XVe siècle. L'auteur, Marion Appfel, les rapproche des SMS : brièveté, oralité transportant indifféremment des messages de gestion et des messages de sentiments, "du phatique à l'émotionnel".
  • "Le traficotage des textes"et "la markétisation de la littérature". Olivier Bessard-Banquy traite du marketing littéraire, c'est à dire du retravail d'un texte d'auteur chez l'éditeur pour l'adapter à la cible : le "grand public" littéraire (femme, citadine, CSP+) et sa presse. Points culminants de cette markétisation : Paul-Loup Sulitzer et Harlequin. Standardisation, calibrage, travail de nègres. Contre cet appauvrissement, il y a pour les auteurs et les lecteurs la solution des petites maisons d'édition et les publications sur le Web. Le Web peut se constituer un espace de liberté littéraire. Mais l'auteur veut y ajouter des éditeurs pour sélectionner, affirmant un postulat : "pas d'édition sans éditeurs". Ah!
  • "François Mauriac à l'ère du numérique". Caroline Casseville évoque la publication sur le Web des textes journalistiques de François Mauriac. Comment distinguer journalisme et littérature ? Question préalable que suivent des questions qui font voir ce qu'est la matérialité d'un média : faut-il publier l'article comme une photocopie de la publication originale ? Quel travail d'annotation faut-il effectuer, jusqu'où faut-il aller dans le détail pour rendre lisible aux lecteurs éloignés (de l'époque) ce qui allait de soi pour les lecteurs de la publication originale ? Réflexion féconde sur deux genres dont le voisinage aux XIXe et XXe siècle a donné ses propriétés à l'un et à l'autre (cf. Baudelaire, Zola, Camus, Sartre...). 
  • "Face à l'écran : l'écriture en représentation". Jacques A. Gilbert suit l'écriture dans ses différentes technologies, manuelle, à la machine, avec l'ordinateur. Il pose des questions essentielles sur la relation du corps à toutes ces machines pour écrire (ordinateur, tablettes, smartphone, dictaphones), et les outils qui les ont précédées.
C'est un livre stimulant sur la transition de l'analogique au numérique, un livre qu'il faudra enrichir, reprendre, corriger car on perçoit que les auteurs connaissent mieux les oeuvres de papier que les oeuvres numériques. Le principe même de la confrontation et de l'accumulation d'expériences médiatiques diverses, qui fonctionne comme une variation éidétique, permet de mieux percevoir et approcher l'essence des médias.
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dimanche 19 juin 2011

Occupations littéraires : presse et livre en territoire nazi

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R.0. Paxton, O. Corpet, C. Paulhan, Archives de la vie littéraire sous l'occupation. A travers le désastre, Paris, Taillandier, IMEC, Index, 446 p.

Faire et faire voir l'histoire de la presse et des écrivains. Quelle fut la vie "littéraire" en France durant la période nazie, qui ne fut pas un "désastre" pour tout le monde, notamment pour la presse et les écrivains ? Une exposition à la mairie de Paris et son catalogue en dressent les contours. L'ouvrage regorge de documents de toutes sortes et tempère les lectures manichéennes. Malgré tout, l'impression qui ressort de cette accumulation est accablante : les écrivains ne sont pas des gens plus formidables que les autres, le talent ne leur épargne ni la couardise, ni la bassesse.

La collaboration mérite son nom : "travailler avec". La France, rappelle Paxton, était la "cour de récréation de l'Europe nazie" (p.13). Les nazis orchestraient délibérément et habilement le "consentement" de la population française, ils en avaient besoin pour concentrer leurs troupes sur d'autres fronts. Ce besoin exprimé par les nazis donne tout son sens, et son seul sens, au consentement français, au comportement de ceux qui ont continué comme avant. Où commence la collaboration ? Etre publié (Esa Triolet, Louis Aragon) et joué (Albert Camus, Jean-Paul Sartre) durant ces années, n'est-ce pas contribuer à l'acceptabilité d'une France nazie, faciliter la vie des nazis en France ?


Si la plus grande partie de la presse collabore (sauf Le Figaro et L'Aube), la Résistance donne naissance à plus d'un millier de titres clandestins et même à une maison d'édition (Minuit). La presse et les revues, avant la radio et l'affiche, sont alors le média de la résistance.

Le rôle de l'écrit pendant cette période est souligné et analysé, superbement, trop brièvement, par Jérôme Prieur : le fichage de la population et de ses activités n'a pas attendu le numérique. Les cartes de toutes sortes pullulent, les bons, les tickets, les laisser-passer... Marketing ! Les nazis savaient beaucoup de la vie privée des Français, qui ont bien contribué à cette connaissance : cinq millions de lettres anonymes adressées à la police et à la Gestapo !

Cette exposition et son catalogue sont aussi l'occasion d'une réflexion sur l'archive et la mémoire. On ne sait que ce qui a été conservé. Les "résistants" ne doivent pas laisser de traces, les "collabos" ne rêvent que d'en laisser. Inégalité devant l'archive ! De telles expositions aident à mieux comprendre cette période et surtout le rôle que jouent l'écrit et l'imprimerie, l'encre et le papier, dans une société. D'ailleurs, le catalogue est plus commode que l'exposition : le tout manque d'ailleurs de reprise numérique, une appli serait bienvenue tant pour suive l'exposition que pour en retrouver les documents (iPad).

Eléments de l'exposition

dimanche 13 juin 2010

La Chine des enfants uniques

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Gladys Chicharro, Le fardeau des petits empereurs. Une génération d'enfants uniques en Chine, 317 p., publié par la  Société d'ethnologie (Nanterre, 2010).

Les ouvrages sur la Chine actuelle sont rarement basés sur des travaux d'enquête. Ceux qui existent sont noyés dans le tohu-bohu des essais de "spécialistes en généralités", journalistes de passages, touristes présomptueux, voyageurs omniscients... Rompant avec tout cela, cet ouvrage expose le travail d'une ethnologue qui s'est installée pour des mois dans la vie quotidienne de l'éducation chinoise, au milieu des parents, des enseignants, de l'administration scolaire, des élèves. Ethnologue sinisante, bien sûr : insistons car cela ne va pas de soi !
Le coeur du livre est l'éducation chinoise qui, dans son évolution récente, mêle, à doses variables, des principes issus du confucianisme, du maoïsme et du libéralisme capitaliste. A les observer, et surtout les vivre, ces catégories de la "pensée chinoise" apparaissent moins étanches, moins simplement contradictoires que ne l'énoncent les slogans passés. L'auteur se livre à une analyse fine de leur entre-choc et révèle leur suprenante compatibilité : c'est le premier bénéfice du travail quotidien sur le "terrain" que de dialectiser les grandes affirmations théoriques. L'ethnologie dé-simplifie, dé-prophétise. 

Gladys Chicharro démonte et expose minutieusement le fonctionnement de l'éducation scolaire et parentale chinoise actuelle. Son point de vue, son angle d'observation, revendiqué, maîtrisé, ce sont les effets de la politique démographique de l'enfant unique, lancée en 1979 par le gouvernement de Deng Xiaoping. L'enfant unique est devenu le "petit empereur" (小皇帝) de sa famille, dont il altère valeurs et rôles traditionnels, aussi bien ceux issus de la Révolution communiste que ceux hérités de plusieurs siècles de confucianisme. Les capacités de socialisation des enfants sont également affectées, de même que la place et la personnalité des filles (uniques) : le livre fourmille d'analyses concrètes des systèmes relationnels (jeux, rencontres, dons, etc.).

L'approche de la didactique scolaire de la langue chinoise est féconde et suggestive. L'auteur analyse les effets de la culture numérique des nouvelles générations sur la langue et les pratiques traditionnelles d'écriture : effets de la généralisation du clavier, effets de la messagerie instantanée (QQ principalement). Et l'on voit la culture numérique coexister avec la culture calligraphique traditionnelle : pour quelle synthèse nouvelle ? Cette partie consacrée aux aspects cruciaux de la numérisation des cultures est trop brève. De même que manquent, de notre point de vue, des analyses homologues sur la place de la télévision, les usages de la téléphonie et de la presse dans la vie de ces enfants et adolescents.
La relation entre l'éducation élémentaire et la compétence langagière indispensable à la compréhension des médias est abordée : 2 500 caractères sont consiérés comme nécessaires pour accéder à la lecture de 98% de la presse chinoise. Que sait-on, en France ou aux Etats-Unis, de la relation entre compétence langagière et consommation de médias ? On "oublie" volontiers la part de la variable scolaire (capital linguistique, culture générale) dans l'explication du déclin de la presse. D'un déficit langagier, on ne se débarasse pas d'une subvention, et encore moins au moyen d'opérations de type "presse à l'école". Les effets n'ont pas fini de s'en faire sentir.

Ce travail de recherche est exposé clairement. L'auteur n'hésite pas à expliquer les expressions chinoises (en caractères chinois et en pinyin) quand cela est indispensable à la compréhension. Les principales citations et les verbatims d'illustration sont donnés dans les deux langues. La documentation pointilleuse des affirmations n'altère pas le plaisir de lire, au contraire.

Au terme de la lecture, on ne peut manquer de comparer l'éducation élémentaire en Chine, aux Etats-Unis et en France. Le travail scolaire paraît plus rigoureux en Chine, plus volontaire, plus exigeant alors qu'en France comme aux Etats-Unis, il semble que l'on ait baissé les bras, laissant tanguer l'école "du peuple" au gré des pressions familiales, des modes commerciales, des démagogies électorales du moment. Le statut des enseignants chinois ("maîtres à vie / pour la vie", 做一辈子的老师) semble plus élevé en Chine, fort de plus de respect et de plus de proximité aussi. On pense à Camus et à l'hommage qu'il rendit à son instituteur à l'occasion de son prix Nobel.
Ce comparatisme spontané est sûrement mal instruit, mais il est inévitable. Alors, autant le baliser, l'anticiper : cela manque aussi. Ce sont les contreparties d'un ouvrage de qualité que de provoquer des frustrations ! Si l'on doit lire un livre sur la Chine contemporaine, c'est celui-ci. Car, en plus d'une ouverture sans préjugé sur la Chine, il invite à réfléchir aux méthodologies "quali" nécessaires pour approcher toute culture quotidienne, familiale : réflexion épistémologique que l'on conduit rarement à son terme à propos de la connaissance de l'usage quotidien des médias.
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mercredi 27 janvier 2010

Albert Camus - René Char. Médias oubliés lus à voix haute

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Albert Camus, La postérité du soleil. Photographies de Henriette Grindat, Itinéraire par René Char, Paris, Editions Gallimard, 2009, 79 pages.

Les étudiants du Magistère des sciences de gestion de l'Université et la Fondation Dauphine ont organisé en avant-première parisienne la lecture de la correspondance Albert Camus - René Char par deux acteurs, Jean-Paul Schintu et Bruno Rafaelli. L'amphi de 300 personnes était complet pour cette "Postérité du Soleil".
A cette occasion, dans cette salle bourrrée de téléphones portables, on a pu voir à l'oeuvre des médias oubliés, retrouver des strates de médias occultés par les agrégations successives.
  • Le discours, oralisé au micro, sur fond de photographies noir et blanc d'Henriette Grindat, projetées au mur. Dialogue d'images. La voix des acteurs porte les messages, elle est message aussi qui fait parler un texte comme s'il s'adressait à nous. Poésie et beauté performatives.
  • Le texte mis en son et en scène, sobrement, est issu d'une correspondance. Quel mot singulier pour dire à la fois le pluriel d'un dialogue continué, la concordance de deux pensées et l'accord tenu pendant treize années ! On imagine les auteurs postant leurs lettres, on les imagine décachetant les enveloppes, découvrant puis relisant les lettres. Courrier manuscrit, média muet, personnalisé à l'extrême : choix du papier, de l'encre, du stylo, de la mise en page, de l'enveloppe.
  • Ces textes, d'abord intimes et privés, qu'un éditeur a imprimés et publiés, que les acteurs ont montés, redeviennent vivants, sonores, écoutés dans la situation ritualisée d'un théâtre public (un amphi-théâtre, en l'occurence) et son silence bruyant de chuchotements et toussotements, ses applaudissements.
  • Cette correspondance s'étend sur treize années, elle est série, tissage de textes, tissage de tissages.

Tout ceci doit rappeler un degré zéro du média. Penser que l'Illiade et l'Odyssée, ce furent d'abord des vers récités, cousus par le rhapsode (celui qui coud les chants, ῥαψῳδεῖν), dont le support d'improvisation fut la mémoire organisée (texte, versification, formules. Cf. les travaux de Milman Parry sur l'épithète homérique, 1928). Et, derrière le texte, ce tissage (textus), la langue, les mots qu'agrègent les locuteurs et les poètes, selon des règles d'invention et des clichés.
Le média est mis à nu par la représentation théâtrale de la correspondance : le langage, puis la parole (Saussure), puis ses supports. Le rhapsode coud les morceaux, premier agrégateur, et les porte aux publics (tradition orale). Plus tard, au sixième siècle avant notre ère (Pisistrate), le texte homérique sera fixé et commencera l'ère des bibliothèques. Alexandrie est déjà une étape très avancée dans l'histoire des médias.
A vivre au jour le jour dans des médias qui sans cesse se revendiquent comme médias (télévision, radio, presse, Web, etc.) et refoulent le passé (cf. les productions de Disney), nous en oublions les degrés élémentaires (parole, manuscrits, images, etc.) dont ces médias ne sont que des agrégations créatives, médias de médias (media mediorum).
C'est l'autre leçon réussie de cette performance théâtrale que de laisser entrevoir, derrière les talents des poètes, la pâte si feuilletée des médias. Un média bien agrégé est comme un mille-feuilles réussi : on ne perçoit plus les feuilles pliées qui fondent sous la langue.
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lundi 12 octobre 2009

Le livre des livres brûlés par les nazis

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Volker Weidermann, Das Buch der verbrannten Bücher, 2008, Verlag Kiepenheuer und Witsch, Köln (254 p., 2009 en livre de poche, btb Verlag), 12,1 €

Le 10 mai 1933 à minuit, une association allemande d'étudiants ("Deutsche Studentschaft") organise à Berlin, Place de l'Opéra, un gigantesque bûcher de livres : on y brûle les livres qui propagent un "esprit non allemand" ("Aktion wider der undeutschen Geist"). L'événement est mis en scène de comme l'aiment les nazis : flammes du bûcher, annonces théâtrales des oeuvres à brûler, cris, saluts, uniformes, musique traditionnelle... Cette manifestation ne se déroule même pas à l'initiative de la propagande nazie, et ce n'en est que plus révélateur. D'ailleurs, il y aura peu de réactions hostile des étudiants ou des professeurs à l'université, aucune réaction hostile non plus dans les lycées où le "nettoyage" des bibliothèques avait déjà commencé. Les cadres nazis seront même surpris par la soudaineté et de la radicalité du mouvement. La presse grand public fut enthousiaste. Comme son lectorat. De nombreux autres bûchers de livres auront lieu ensuite en Allemagne puis en Autriche annexée, et la liste des livres à brûler sera régulièrement enrichie et mise à jour.

Volker Weidermann reprend la liste des 131 auteurs de la catégorie "belle littérature" dont les livres ont été mis au bûcher. Pour chacun des auteurs, Volker Weidermann donne des éléments biographiques, personnels et intellectuels, avant, pendant et après le nazisme. Cette liste comprend des grands noms de la littérature allemande contemporaine : Isaak Babel, Bertold Brecht, Heinrich Mann, Stefan Zweig, Kurt Tucholski, Erich Kästner, Joseph Roth, Alfred Döblin, Erich Maria Remarque... et quelques étrangers : Henri Barbusse, John Dos Passos, Ilia Ehrenburg, Jack London, Ernest Hemingway, Maxime Gorki... Thomas Mann, prix Nobel de littérature en 1929 n'est pas sur la liste, bien que anti-nazi virulent (sa nationalité allemande lui sera retirée en 1936).
La majorité des auteurs de livres "brûlés" nous sont aujourd'hui méconnus, leur carrière a été brisée. Ce travail d'historien met à jour les intentions et la méthode des nazis aidés de leurs sympathisants ; ils ne s'en tinrent pas seulement aux plus célèbres et aux plus visibles des auteurs car ils voulaient éradiquer profondément, faire disparaître des modes de pensée, des orientations culturelles, changer la langue même. Particulièrement visés et dénoncés à ce titre, les auteurs juifs et communistes. Les nazis cherchent à imposer en Allemagne leur définition de ce qui est allemand (deutsch / undeutsch).

La spécificité du livre comme média se dégage à cette occasion : en effet, les nazis ne bûlèrent pas la presse, ils la domestiquèrent. Et pour cause, celle-ci, dans sa majorité, s'était déjà ralliée et convertie au nazisme. Les livres représentent un capital culturel et symbolique, objectivé, achevé, ils s'inscrivent avec les bibliothèques dans la durée alors que les médias sont volatiles et aisément retournés par les pouvoirs dont ils sont souvent proches, par construction. Qu'est-ce qu'un autodafé à l'époque des e-books ?


Pour terminer, quoi de mieux que le texte dans lequel Bertold Brecht évoque un poète, Oskar Maria Graf. Celui-ci, parcourant la liste des 131 et n'y trouvant pas son nom, réclame dans un article publié alors par un journal de Vienne (Wiener Arbeiterzeitng) que ses livres aussi soient brûlés : "Verbrennt mich!" (Die Bücherverbrennung, in Deutsche Satiren, 1938). Et, bien sûr, la phrase prémonitoire de Heinrich Heine : "là où l'on brûle des livres, on finit pas brûler aussi des hommes" ("Dortwo man Bücher verbrennt, verbrennt man am Ende auch Menschen", Almansor, 1821). Cette phrase est aujourd'hui gravée sur une plaque près du monument sous-terrain érigé en souvenir des auteurs de tous ces livres brûlés, Place Bebel, à Berlin, monument représentant en creux, au milieu des pavés, une bibliothèque aux rayons vidés (cf. photo ci-dessous, FjM). 



N.B. La liste établie par les nazis fut scrupuleusement respectée dans la France occupée. Par exemple, en 1942, les éditions Gallimard refusèrent d'inclure le texte d'Albert Camus sur Kafka dans le Mythe de Sysiphe car Franz Kafka figurait sur la liste des "livres brûlés" (le manuscit de Camus est exposé - correctement légendé - à Yale University, à The Beinecke Rare Book and Manuscrit Library). Cette soumission de la vie "intellectuelle " française aux nazis est souvent "omise" : ainsi, le texte publié par l'université de Québec mentionne que l'édition numérique du Mythe de Sisyphe est "augmentée (sic) d'une étude sur Franz Kafka"... Quant à l'article sur Le Mythe de Sisyphe dans Wikipedia, il ne mentionne pas l'événement, tout simplement. 

Sur l'histoire des livres brûlés, voir :

Lucien X. Polastron, Livres en feu. Histoire de la destruction sans fin des bibliothèques, Paris, Denoël, Folio Essais, 2009, 544 p., Bibliogr., Index.

Gunter Lewy, Harmful and Undesirable. Book Censorship in Nazi Germany, Oxford University Press, 2016, 269 p., Index, Bibliogr. Liste des abréviations et glossaire. Cf. in Mediamediorum.

Voir aussi les textes d'Erich Kästner publiés dans Über das Verbrennen von Büchern (Zürich, Atrium Verlag, 2013, 51p.). L'auteur conclut qu'il aurait fallu combattre le nazisme dès 1928 ;  il faut combattre les dictatures et l'intolérance dans l'œuf , avant qu'elles ne prennent le pouvoir : après, il est trop tard. "Man darf nicht warten...". Mais Erich Kästner resta dans l'Allemagne nazie où il bénéficia du soutient de Joseph Goebbels...
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