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lundi 13 avril 2015

Comment penser nos catégories de pensées ?


François Jullien, De l'Être au Vivre. Lexique euro-chinois de la pensée, Paris, Gallimard, 2015, 316 p.

Nous pensons avec des concepts, des catégories. Le monde ne peut nous apparaître que pensé, conçu, travaillé, digéré, par cet outillage langagier. Nous pensons en langue.
François Jullien mobilise sa maîtrise des langues -philosophies européenne et chinoise pour confronter les modes de connaissance à l'œuvre dans toute activité de pensée selon les langues.

On ne pense jamais à fond, "from scratch", il n'y a pas de point de départ absolu : des catégories toutes faites dans, par les langues pensent toujours à notre place, dont nous ne savons pas, ne pouvons pas, nous débarasser. Impossible epoché ? Kant et Aristote, ont conçu des sortes de "concepts-souche", transculturels et transhistoriques, universels. Mais, en réalité, souligne François Jullien, ni Kant (pris dans le latin-allemand) ni Aristote (pris dans le grec) n'échappaient à leur langue : «ils sont d'abord les produits de la langue c'est-à-dire d'une langue et de choix enfouis dans la pensée". Pas plus que Zhuangzi (庄子) n'échappait au chinois.
Alors, "déshabituons-nous de nos langues", suggère François Jullien (Du temps. Eléments d'une philosophie du vivre, 2001). Comment ? En en pratiquant d'autres que la nôtre. Ainsi, François Jullien rappelle qu'il n'y a pas de conjugaison en chinois ; par conséquent, on ne conçoit donc pas le temps en chinois de la même façon qu'en français ou en allemand où l'on ânonne, dès l'enfance, les conjuguaisons et leur(s) temps.

Dans ce lexique euro-chinois, François Jullien étudie vingt couples de notions, accolant, dans chacun des vingt chapitres, une notion européenne à une notion chinoise parente, voisine, jumelle. Par exemple, l'auteur appose la notion de ressources à celle de vérité, celle de propension à celle de causalité, celle d'influence à celle de persuasion, d'évasif à celle d'assignable, de connivence à celle de connaissance...
A la notion de différence, par exemple, il accole la notion d'écart : les différences conduisent à décomposer, analyser (arbres de décision, dichotomies), ranger, construire des typologies ; discrimination, classement, segmentation, tout un monde de taxonomies. Au contraire, les écarts font penser, déranger. "La différence sert à la description, procédant par analyse" tandis que l'écart "engage une prospection, "envisage". L'écart est inventif, il ouvre ; la différence renferme, fixe.
Cette confrontation minutieuse, patiente, hésitante, éclaire le sens de l'expression chinoise comme de l'expression européenne. Au passage, on perçoit les risques que font courir à l'interprétation des traductions figées qui fixent des approximations : difficulté de traduire, en chinois, la philosophie" (学), la loi (法), la sincérité (信)... "Intraduisibles" ?
Mais quid des catégories universelles des mathématiques (catégories, morphismes, foncteurs) ou encore des catégorisations d'objets par le machine-learning (object recognition) ? Cf. "Object detectors emerge in deep scenes CNNs", MIT, April 2015.

L'impensé culturel détecté, sondé par l'auteur à propos des principales catégories de la pensée philosophique occidentale (l'Être, la Vérité, le Liberté, Dieu, etc.) affecte bien sûr aussi les notions les plus courantes de la communication et du marketing. Voici une piste de recherche... Par exemple, les catégories de classement (ciblage) comme féminin / masculin, loisirs, santé, parenting, beauté / mode / tendance, art, gagneraient à être dés-universalisées, remises en chantier, pour dire dans chaque cas ce qui semble aller sans dire.
Le traitement des données (big data), en privilégiant les comportements au détriment des natures achevées, semble mettre l'accent sur "le vivre", sur le provisoire plutôt que sur "l'être" et ses essences. Des comportements peuvent traduire une intention, une potentialité tandis que la sociologie (analyse multi-variée) saisit des états, des distinctions accomplies, des habitus.

L'auteur, citant Hegel, rappelle combien l'habituel nous piège, combien le connu est difficile à reconnaître ("Das Bekannte überhaupt ist darumweil es bekannt ist, nicht erkannt"). La langue-pensée chinoise pourrait devenir notre "ailleurs de la pensée" (langue, écriture), elle pourrait entr'ouvrir notre enfermement intellectuel, nous déshabituer. Penser avec la pensée chinoise comme "opérateur théorique", situer l'arbitraire irréductible de chaque culture, donc de la nôtre, celle dans laquelle nous pensons, nous baignons et nous enlisons. Programme réaliste ?

Voici un livre synthèse des travaux et ouvrages de François Jullien où l'auteur articule des observations et conclusions dispersées dans ses ouvrages précédents. Si ce travail fait percevoir les limites d'outils strictement européens comme le Vocabulaire technique et critique de la philosophie (Lalande, 1902-1923), il reste à envisager, à partir de ce lexique et de sa méthodologie, des applications en gestion des médias et de la publicité (广告 ?), par exemple.

mercredi 20 août 2014

Médias 0.0. "Rien moins que rien"


Pouvons-nous encore identifier les effets des médias dès lors qu'omni-présents ils affectent tous nos sens et s'interposent toujours, partout, entre le monde et nous ?
Comment sortir des médias pour les percevoir d'abord et les comprendre ? Sortir du monde pour l'appréhender ; telle était l'ambition paradoxale de la phénoménologie : Husserl, Lévinas, Merleau-Ponty...

La poésie peut nous aider, peut-être, qui imagine et retrouve parfois un monde sans médias, ou presque. A la fin du Voyage de Hollande (recueil publié en 1964, chez Seghers), un poème de Louis Aragon évoque une vie restreinte à des sensations élémentaires : "Chants perdus"(o.c. p. 59) peint une vie sans médias, sans mise en scène, sans spectacle, défaite de tout habit médiatique, un monde qui parle à tous les sens, sans médiation. Toucher, entendre, voir, sentir, sans électronique, sans mots, sans nom même, sans mesure ("perdre le temps"), sans concept. Un monde ramené pour quelque temps au plus près du commencement, comme pour établir le zéro absolu des médias, théorique et inaccessible.
Le poète, pour en revenir "aux choses-mêmes" ("zu den Sachen selbst", Edmund Husserl) a mis le monde entre parenthèses, suspendant tout jugement d'existence (époché, ἐποχή) afin de saisir "ce monde avant la connaissance et dont la connaissance parle toujours, et à l'égard duquel toute détermination scientifique est abstraite (...) et dépendante, comme la géographie à l'égard du paysage où nous avons d'abord appris ce que c'est qu'une forêt, une prairie ou une rivière" (Maurice Merleau-Ponty).

"Rien moins que rien" est à comprendre comme le reste d'une opération de soustraction.
Lisons les vers de Louis Aragon :

"A voir un jeune chien courir
Les oiseaux parapher le ciel
Le vent friser le lavoir bleu
Les enfants jouer dans le jour
...

A doucement perdre le temps
Suivre un bras nu dans la lumière
Enter sortir dormir aimer
Aller devant soi sous les arbres

Mille choses douces sans nom
Qu'on fait plus qu'on ne les remarque
Mille nuances d'être humaines
A demi-songe à demi-joie
....
Rien moins que rien pourtant la vie
...
Rien moins que rien Juste on respire
Est-ce un souffle une ombre un plaisir
Je puis marcher je puis m'asseoir
La pierre est fraîche la main tiède"


Peut-t-on encore imaginer, concevoir, parler, ressentir, analyser sans passer par le filtre des médias, par leur média-tion ? Improbable epoché ? Impossible d'atteindre le monde d'avant les médias, le degré zéro de l'écriture du monde. Partout, tout le temps, il y a les médias et leur réclame.
Comment saisir les effets que peuvent avoir sur nous des médias que l'on ne perçoit même plus, qui ont recouvert les choses de mots et d'images, de bruits, de marques au-delà des noms, formant pour nous un habitus perceptif qui travestit le monde perçu et que répète le monde ?
Comment mettre entre parenthèses le tohu-bohu des villes, les images affichées, les écrans qui découpent et rejettent la vie hors-champ, les horloges, les enseignes lumineuses, toute la bande-son du monde... Le monde serait ce qui reste, ce qu'il y a, quand on l'a dépouillé des médias. Mais peut-on encore le dépouiller des médias, ceux dont on pense qu'ils le pourraient ne sont-ils pas endoctrinés par les médias ?

Voir le monde, ce "rien moins que rien", et, du même mouvement, percevoir la carapace médiatique qui entrave notre perception du monde, "The period eye" (Michael Baxandall). Nous sommes tellement pris dans les médias, pétris par eux, que l'on ne peut plus connaître leurs effets sur nous. Comment leur échapper, s'en dessaisir pour voir ce qu'ils font de nous ? Paradoxe, travail de poète ?

Références
  • Louis Aragon, "Chants perdus", in Le Voyage en Hollande, Oeuvres poétiques complètes, II, Bibliothèque de la Pléiade, Paris, Gallimard, 2007, pp. 973-974.
    • Jeant Ferrat l'a mis en musique (ici)
  • Edmund Husserl, Ideen zu einer reinen Phänomenologie und phänomenologischen Philosophie, Felix Meiner Verlag, Hamburg (Idées directrices pour une phénoménologie, Paris, Gallimard, trad. Paul Ricœur, 1950)
  • Emmanuel Lévinas, 
    • De l'existence à l'existant, Paris, Librairie Vrin, 1963
    • L'"Il y a", in Ethique et infini, 1982
  • Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945
  • Michael Baxandall, Painting & Experience in Fifteenth-Century Italy, cf. post ici
  • François Jullien, Un sage est sans idée ou l'autre de la philosophie, Paris, Seuil, 1998