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lundi 31 juillet 2023

Les Goncourt : prix d'antisémitisme ?

 Edmond et Jules de Goncourt, Journal; Mémoires de la vie littéraire 1851-1896, Robert Laffont, 2014, 3 tomes

Tome 1. 1851-1865, 1220 p. Préface de Robert Kopp, "Les frères Goncourt ou les paradoxes de la vérité" (pp. I-XXXVI), "Chronologie" (pp. XXXVII-CXV), Préface de Edmond de Goncourt à l'édition de 1887, Avant-propos de l'Académie Goncourt (pp. 1-9).

Tome 2. 1866-1886, 1295 p.

Tome 3. 1887-1896, 1466 p. Notes sur le vocabulaire du "Journal", Références bibliographiques, Index des noms de personnes, des périodiques et des lieux de Paris.

Près de 4000 pages : il m'aura fallu des mois pour en venir à bout, en parcourant ces notes, par petits morceaux, un petit peu chaques soir. Tous les jours ou presque, l'un des deux auteurs, ou les deux (pour le premier tome), racontent leurs aventures, leurs idées, ce qui leur vient à l'esprit après des dîners, des déjeuners, des visites aux musées, aux collections, des rencontres et des conversations... Comme Baudelaire et Flaubert, les deux frères ont décidé de ne rien faire, et ils vont vivre, plutôt bien, de leur rente.

"Le journal est notre confession de chaque soir", prévient d'emblée la préface d'Edmond de Goncourt. Commencé le jour du coup d'Etat et de la mise en vente de leur premier roman (En 18...), leur journal est un journal de parisiens, de citadins. C'est un journal autobiographique qui a encore peu de précédents, Les Mémoires de Saint-Simon ou de La Bruyère surtout, Les Caractères ou les Moeurs de ce siècle. Ce seront des références des auteurs mais les Goncourt évoqueront aussi Balzac et Diderot, celui de Jacques le fataliste et du Neveu de Rameau. "Voir des hommes, des femmes, des musées, des rues, toujours étudier la vie des êtres et des choses, loin de l'imprimé, - voilà la lecture de l'écrivain moderne. Sa moelle est là (12 septembre 1864)". Tel était l'idéal des frères Goncourt ; on dit les petites choses plutôt que les grandes idées, affirmées théâtralement. Ils comentent les mariages, le Jardin des Plantes et ses visiteurs. On les voit faire des achats de dessins, de bibelots ; eux-mêmes d'ailleurs dessinent, gravent, peignent des aquarelles. Ce sont également des amateurs de peinture japonaise, d'Hokousaï notamment dont Edmond écrira un portrait

De qui parle-t-on dans ce Journal de presque un demi siècle ? On y parle du monde littéraire et intellectuel (mot qui date d'ailleurs de l'Affaire Dreyfus), on y parle donc de l'époque, de Flaubert, de Banville, de Baudelaire, de Sainte-Beuve, de Nadar, de Bruant, de Renan, de Victor Hugo, Sainte-Beuve, Théophile Gautier, Taine, Tourgueniev, d'Emile Zola, Sarah Bernhardt, Maupassant, Huysmans, Brunetière, Barbey d'Aurevilly, Dumas, Rodenbach, Anatole France, Barrès, Loti, Victorien Sardou, de Réjane, Mallarmé,  et j'en passe : l'index des noms compte plus de 150 pages de références. Mais Dreyfus est peu évoqué et Zola n'est pas beaucoup aimé, puisqu'"Il n'est au fond qu'un vulgarisateur énorme"  (T. 3, p. 1031)

Le livre est méchant, féroce, ironique mais réaliste aussi. C'est "l'histoire privée", les coups d'oeil. Ainsi de l'auteur des Fleurs du mal : "Baudelaire soupe à côté, sans cravate, le col nu, la tête rasée, en vraie toilette de guillotiné. Une seule recherche : de petites mains lavées, écurées, mégissées. La tête d'un fou, la voix nette comme une lame. Une élocution pédantesque ; vise au Saint-Just et l'attrape. - Se défend, assez obstinément et avec une passion rêche, d'avoir outragé les meurs dans ses vers." (t. 1, p. 301). Il y a des affirmations drôles, par exemple : "La religion est une partie du sexe de la femme" (12 avil 1857). Les femmes n'ont, généralement, pas une cote très élevée pour les Goncourt.

Et, en fin de compte, c'est Emile Zola qui prononcera le discours au cimetière pour le décès de Edmond de Goncourt (T.3, p. 329).

Hélas, la tonalité antisémite de ces ouvrages est constante, parfois prudente, elle est souvent le fait de petites touches : "On faisait la remarque, ce soir, que jamais les Rothschild de Paris n'ont marié leurs filles avec un français" (T. 3, p.1263), "Là je tombe sur Bing, ce sale et bas Juif..." (id. p.1269), "On cause nécessairement du traître Dreyfus, etc...Au milieu des regrets de tout le monde de ne pas voir fusiller un coquin" (ibid. p.1060), "Et c'était pour moi l'occasion de déclarer, à propos de ce misérable, dont je ne suis cependant pas convaincu de la trahison..." (22 décembre 1894). Mais il se trouve aussi des notes plus longues, par exemple : " Les statisticiens ont plusieurs fois appelé l'attention sur le petit nombre de grades supérieurs que les Juifs occupent dans l'armée. Mais ce qu'on ne sait pas - et le fait était aujourd'hui affirmé dans le fumoir de la Princesse par un général -, c'est que les Juifs, les Juifs seuls, sont capables d'une lâcheté inqualifiable et comme aucun chrétien n'est susceptible d'en commettre. Ce général citait beaucoup d'actes de cette nature, étouffés, ensevelis dans le silence."(T., 2, p. 695, 21 mars 1876). Le fumoir de la princesse, révélateur de vérité ! Ainsi se forme l"opinion publique qui condamnera Dreyfus quelques années plus tard ! (voir sur ce sujet, l'article de Michel Winock dans "L'antisémitisme des Goncourt" publié aux Presses universitaires du Septentrion, en 2005).

Que vaut ce livre ? C'est un document historique incontestable qui porte sur le vie mondaine et littéraire du XIXème siècle. Souvent agréable à lire, et parfois pénible. Des jugements de classe (mais en est-il d'autres ?), par milliers. Est-ce que cela vaudrait un prix Goncourt ?

dimanche 8 août 2021

Un été avec Machiavel ?

Patrick Boucheron, Un été avec Machiavel, Paris, Equateurs / parallèles, France Inter, 2017, 148 p. L'ouvrage se termine par "Lire Machiavel", une bibliographie de 7 pages.

Ce sera bientôt le cinquième été de ce petit livre original sur Machiavel. "Passer "un été avec Machiavel". Une petite partie de l'été, au moins, pourquoi pas ?

Dans son Dictionnaire des idées reçues, Gustave Flaubert notait : "Machiavel. Ne pas l'avoir lu, mais le regarder comme un scélérat". Cela n'a guère changé ! Il n'a pas très bonne réputation, mais on ne sait pas vraiment pourquoi et on l'a rarement lu. Alors, lisons ce petit livre de Patrick Boucheron pour en savoir un peu plus long sur ce personnage qui écrira : "J'ai décidé d'emprunter un chemin qui, n'ayant encore été parcouru par personne, me vaudra certainement peine et difficulté". Ce livre est l'histoire de sa vie.

Machiavel est né en 1469. Son père, Bernardo, est amateur éclairé de bons livres (par exemple, l'Histoire de Rome de Tite-Live) mais Machiavel n'apprendra pas le grec. On le lui reprochera toute sa vie. En revanche, il sait le latin ; il recopie Lucrèce (De Natura Rerum). Enfin, beaucoup plus tard, sa mise à l'écart lui donne le temps de rédiger Le Prince, ouvrage politique. Son talent et son savoir proviennent "d'une longue expérience des choses modernes et d'une continuelle lecture des antiques". Le Prince est un livre dont on ne sait souvent que penser : Diderot y verra un exposé de "l'art de tyranniser" tandis que Rousseau pensera que "Cet homme n'apprend rien aux tyrans, ils ne savent que trop bien ce qu'ils ont à faire, mais il instruit les peuples de ce qu'ils ont à redouter". Le livre est dédié à Laurent de Médicis qui, mort jeune, ne s'en inspirera pas.

"Machiavel, ce maître désenchanteur" écrit donc, selon Patrick Boucheron, une typologie qui devrait plutôt s'appeler "De principatibus" que "Il Principe", titre simple et accrocheur que lui donna finalement son éditeur romain. La Mandragore, cette pièce de théâtre comique que rédige également Machiavelest le complément indispensable du Prince et du Discours sur la première Décade de Tite-Live. Mais il faut aussi mentionner son Histoire de Florence ou l'histoire des Ciompi, révoltés, quasi prolétaires ouvriers de la grande fabrique lainière. L'oeuvre de Machiavel a donc son unité par delà les diversités des genres. Il meurt en 1527.

"Les meilleures armées qui soient sont celles des populations armées" : on dirait du Mao Zedong mais pourtant c'est du Machiavel, que Patrick Boucheron caractérise comme le théoricien de la "guerre sale, une guerre de partisans, politique et brutale". Depuis sa mort, Machiavel est relu par divers théoriciens dont, en 1933, Antonio Gramsci. Qu'en ont-ils retenu ?

Ce petit livre est très bien fait, bien construit, il donne à penser Machiavel, il invite à le lire et à le relire. Pour ne pas s'ennuyer cet été ou plus tard. Et pour penser l'histoire autrement.

L'auteur est normalien et Professeur d'histoire au Collège de France (L'histoire des pouvoirs en Europe occidentale). On lui doit, entre autres, un ouvrage original sur Leonard et Machiavel (2008).


lundi 4 juin 2018

Pratiques de lecture et travail intellectuel : le cas Voltaire


Gillian Pink, Voltaire à l'ouvrage. Une étude de ses traces de lecture et de ses notes marginales, Paris, CNRS EDITION, 270 p., 25 €, index.

L'objectif essentiel assigné à ce livre est de "comprendre la variété des pratiques de lecture" de Voltaire : quelles modalités matérielles de travail intellectuel les notes prises en marge d'un livre au cours de sa lecture, marginalia, trahissent-elles ? Pour répondre à cette question, le chercheur exploite le corpus des notes de Voltaire observables sur les volumes de sa bibliothèque.
La bibliothèque de Voltaire fut vendue par sa nièce à l'impératrice Catherine II de Russie en 1778 (l'impératrice acheta aussi la bibliothèque de Diderot), le roi de France ne s'y intéressa  pas, préférant embastiller les philosophes plutôt que les lire. Les volumes de Voltaire sont aujourd'hui réunis dans la Bibliothèque de Saint-Petersbourg. Il n'y a donc aujourd'hui aucun livre ayant appartenu à Voltaire dans les maisons de Voltaire, à Genève ( ou dans le château de Ferney, restauré au titre du "patrimoine". Parmi les livres de Voltaire (3 867 titres, 7 000 volumes), quelques milliers présentent diverses traces de lecture. L'ouvrage de Gillian Pink s'inscrit dans la lignée des travaux sur les "bibliothèques d'écrivains". Des analyses du même ordre ont été effectuées à propos de Stendhal, Denis Diderot, Paul Valéry, Arthur Schopenhauer, etc.

Gillian Pink établit d'abord une "typologie des traces de lecture", distinguant les notes écrites en marge, les apostilles, les signets insérés entre les pages, et les traces non verbales : les cornes (hauts ou bas de pages), les soulignements, le balisage de certains passages (par des chiffres, des lettres) : ces traces sont autant de repères pour servir le travail d'écriture de Voltaire. Les annotations concernent aussi des livres en latin, anglais, italien et espagnol ; elles sont parfois écrites en anglais ou en italien.
L'auteur insiste sur la matérialité des traces, sur le média, plus que sur leur contenu. Le marquage manuscrit est surtout effectué à l'encre (à la plume) mais aussi au crayon, à la mine de plomb, au crayon de couleur ou au pastel. Certaines notes sont recopiées par son secrétaire, le "fidèle" Jean-Louis Wagnière. Les marginalia exploitent au mieux l'espace blanc disponible, les marges latérales, bien sûr, mais aussi les pages de titres, les pages de garde, etc. On ne peut s'empêcher de penser à Pierre de Fermat (1637) qui, énonçant son "grand théorème" en marge d'une traduction de Diophante en latin, déclara que l'exigüité de la marge ne pouvait en contenir la "merveilleuse démonstration"...
Pour Voltaire, lire, c'est surtout travailler. On lui connaît peu de lecture de divertissement.
La note n'est pas autonome, la comprendre exige de se référer à son contexte : le lien est essentiel. Les notes constituent une personnalisation de la lecture savante, une aide pragmatique à la mémorisation pour faciliter la recherche ultérieure dans un livre, y retrouver une phrase, un mot, un paragraphe (visualisation mnémotechnique) ; son ergonomie apparente les notes au moteur de recherche (indexation). L'annotation est aussi une conversation (l'impression d'oralité, d'interaction étant donnée par les interjections).
L'analyse des annotations permet de suivre le travail intellectuel à partir de ses traces matérielles ; cela vaut non seulement pour les annotations mais aussi, simultanément, pour les pots-pourris de textes en apparence disparates (extraits) colligés en carnets ou cahiers (selon l'ars excerpendi de la Renaissance), les pense-bête, les notes de lectures. Tous ces éléments peuvent être rapportés à un projet d'écriture, reliés à une intention ; on parle alors de leur vectorialité.

Cet ouvrage peut être l'occasion de reprendre quelques questions classiques, posées lors de chaque édition des œuvres, plus ou moins complètes, d'un auteur :
  • Où commence l'œuvre, où s'arrête-t-elle ? Les notes, la correspondance, les listes, les documents comptables en font-ils partie ? 
  • Faut-il traiter la note marginale comme un genre littéraire, une forme brève ?
  • Appartient-il à l'auteur de délimiter lui-même son œuvre, à ses ayants droit ?
  • L'examen de la bibliothèque d'un auteur, sa disposition, son classement, les reliures, etc. permettent d'observer des pratiques de citation, des modalités de mémorisation, de rétention.
  • Les annotations font voir l'évolution de la mise en page des livres, l'évolution des formats, de la spacialisation des textes, etc.
Le travail de Gillian Pink constitue une contribution rigoureuse à la "génétique textuelle" et, plus généralement, une invitation à réfléchir aux modalités matérielles du travail intellectuel et à leur évolution, réfléchir au geste intellectuel, à "l'établi mental" de l'écrivain, selon la belle expression de Jean-Marc Chatelain (o.c.). Comment le travail de l'écrivain est-il bouleversé par les outils mécaniques puis informatisés : annoter un texte lu sur un Kindle, annoter un PDF, copier avec Evernote, classer des fichiers, les indexer (tags), lire des textes en langue étrangère (traduction automatique), constituer des pots-pourris (notebooks), des listes, etc. ?
Comme toujours, le décalage historique, lorsque l'on rentre dans les détails, s'avère fécond pour observer et penser le présent de nos médias.

Références
  • Amir D. Aczel, Fermat's Last Theorem, Unlocking the secret of an ancient mathematical problem, 1996, New York, Delta Books, 147 p. Index.
  • Jean-Marc Chatelain, "Les "gardoires" du lettré : la construction humaniste d'un instrument de  lecture", in Lieux de savoir 2. Les mains de l'intellect, Paris, Albin Michel, 2011.
  • Paolo dOrio, Daniel Ferrer, Bibliothèques d'écrivains, Paris, CNRS Editions, 2001, 255 p.
  • Eszter Kovacs, Sergueï V. Korolev,"La Bibliothèque de Diderot. Vers une reconstitution", Studi Francesi, 174 (LVIII | III), 2014
  • Andrei Minzetanu, "La lecture citationnelle ou l’ars legendi comme ars excerpendi", Littérature, 2012 / 4, N°168.

lundi 15 janvier 2018

La France des pays et dépaysements : données de géomarketing


Jean-Christophe Bailly, Le dépaysement. Voyages en France, Paris, 2011, Editions du Seuil, 491 p.

"Le sujet de ce livre est la France. Le but est de comprendre ce que ce mot désigne aujourd'hui et s'il est juste qu'il désigne quelque chose qui par définition n'existerait pas ailleurs, du moins pas ainsi, pas de cette façon là". Ainsi, Jean-Christophe Bailly définit-il son ambition, projet qu'il mène à bien en voyageant, de pays en dépaysements, en racontant ce qu'il voit et ce qu'il pense à propos de ce qu'il voit. Ainsi, la France serait la somme de ses voyages, intégrale des paysages et des pensées.
Pour écrire ce livre, l'auteur a multiplié les lieux, se dépaysant partout. Dépaysement par accumulation de pays, de paysages, d'histoires aussi, drapée dans les plis de légendes locales, pays bousculés par les guerres, par les transports (les routes, les ponts, le chemin de fer, l'automobile et les camions), par l'agriculture, l'élevage, la constante et souvent consternante modernité... Au hasard de ses voyages, Jean-Christophe Bailly décrit ce qui, simultanément, lui tombe sous les yeux (éléments de paysage) et lui passe par la tête (références historiques ou littéraires), retrouvant des auteurs, entrepreneurs, peintres ou écrivains, Rimbaud à Charleville, Courbet à Ornans, Bonaparte à Beaucaire, Matisse à Bohain-en-Vernandois, Godin et le poêle en fonte à Guise... Les gares, les jardins ouvriers, les devantures, les usines, "ce matériel de rien dérivant hors de l'histoire" font aussi les pays, le risque de muséification n'étant toutefois jamais loin. A son tour, la lecture du livre est un voyage, agréable, stimulant ; touriste, on y croise aussi les "mémoires d'un touriste", Stendhal.

Au terme de cette variété de pays, de cette variation eidétique improvisée, peut-on dégager l'essence de l'idée de "pays" sans se laisser aller à la notion fallacieuse de racines qu'Emmanuel Lévinas épinglait affirmant que "la constitution d'une véritable société est un déracinement". Le dépaysement, racine de l'universel.
Un pays, on n'en prend conscience que lorsqu'on passe dans un autre pays : dépaysement minimum, unité distinctive minimale, comme on dit en phonétique. Le pays serait mélange de climat, de parler (accent, tournures, lexique), de gestes, de cuisine, de géographie, de paysage, de couleurs : patrimoine, lieux dits de mémoire, monuments (un château, une église, des remparts, des vignes, des arbres), équipements. Pensons à Diderot écrivant à Sophie Volland (11 aôut 1759), "pour moi, je suis de mon pays" ;  l'Encyclopédiste de Saint-Petersbourg ne pense pas à la France, il se pense langrois, ni champenois ni bourguignon, langrois. Caractère acquis, habitus (exemple : "il a le parler lent" comme les "habitants de ce pays").

Même si "le mot pays emboutit plusieurs échelles", comme le concède Jean-Christophe Bailly, pour le marketing comme pour le droit français actuel, le pays est une maille géographique de taille intermédiaire, entre région et commune. Que dit la loi à propos du pays ? Elle dit "cohésion" et "bassin de vie" ("le plus petit territoire sur lequel les habitants ont accès aux équipements et services les plus courants"). Les pays que rencontre Jean-Christophe Bailly recoupent ceux qu'a fixés la loi de 1995 pour "l'aménagement et le développement durable du territoire" (modifiée par celle du 25 juin 1999). Selon cette loi, un pays "présente une cohésion géographique, économique, culturelle, économique ou sociale, à l'échelle d'un bassin de vie ou d'emploi" (article 2). L'INSEE distingue en France près de 400 pays et plus de 1600 bassins de vie. Ainsi, aujourd'hui, par exemple, le "pays de Langres" appartient à la région Champagne-Ardenne et Langres est aussi un bassin de vie (cf. ligne 934 du fichier INSEE).
Le zonage en pays, en bassins de vie, peut-il constituer des éléments de géo-marketing ? Certainement. Car le maillage de ces unités, qui prend en compte les équipements et leur accessibilité, présente davantage de pertinence économique et socio-culturelle que la commune, le département ou la région INSEE (ne parlons pas de la région UDA). Les habitants d'un pays possèdent en commun des propriétés dont le livre de Jean-Christophe Bailly aide à prendre conscience ; seules ces données multiples peuvent en rendre compte sans s'empêtrer dans la notion de racines.
Quand le média planning, le géo-data-marketing parlent des lieux, ils s'en tiennent encore essentiellement et abstraitement à une distance aux commerces, à la longitude / latitude (GPS), à la proximité d'un point de vente, d'un point remarquable, d'un point d'intérêt ("Points of Interest", selon OpenStreetMap). L'ouvrage de Jean-Christophe Bailly invite à enrichir la localisation et ses données (location data) en empruntant davantage au pays (et à la notion d'inconscient optique -,"Optisch-Unbewußte" -, empruntée à Walter Bejamin). Quelles données utiliser pour cela ? Quel équipement vécu ? Comment l'exploiter puisque l'audience de tout média est d'abord constituée de pays ? Des médias peuvent bien se considérer régionaux, départementaux ou nationaux, leurs lecteurs, tel Diderot, sont de leur pays.

N.B. On regrettera l'absence d'index (au moins géographique) qui faciliterait la consultation (cf. les index du Pléiade de Stendhal, tellement clairs et commodes)


Références

Luc Boltanski, Arnaud Esquerre, Enrichissement. Une critique de la marchandise, Paris, 2017. Cf. MediaMediorum, L'enrichissement : renouvellement conceptuel de la marchandise

Denis Diderot, Lettres à Sophie Volland 1759-1774, Paris, 2010, Non Lieu, 715 p., Index

Emmanuel Lévinas, Difficile liberté, 1963 et 1976

Jean-Robert Pitte, Géographie culturelle. Histoire du paysage français, Fayard, 2005

Stendhal, Voyages en France (Mémoires d'un touriste, Voyage en France, Voyage dans le Midi de la France), Paris, éditions, Gallimard, Pléiade, 1992, 1581 p. Index

Auroux, Sylvain, "La catégorie du parler et la linguistique", Romantisme, 1979

Walter Benjamin, "Petite histoire de la photographie", 1931 (Gesammelte Schriften, Band II.1)

mercredi 13 décembre 2017

Aux origines de l'école laïque française : le Dictionnaire de Ferdinand Buisson



Ferdinand Buisson, Dictionnaire de pédagogie, Paris, Robert Laffont, 2017, 969 p., 32 € avec des notices relatives aux auteurs et des notes relatives aux articles (contexte historique, biographique)

Cet ouvrage fut aux origines de l'école laïque française, obligatoire, gratuite et proche (une école dans chaque commune). Alors que cette école va mal, mal traitée depuis des décennies, que ses principes se délitent (quid de la gratuité, de l'obligation, de la laïcité et de la proximité ?), il est bon de retourner à cet ouvrage fondateur. On y retrouvera les intentions des législateurs et des théoriciens de l'éducation d'il y a un siècle et demi. Ce dictionnaire qui fut un ouvrage politique est devenu un témoin historique, un document. A l'époque, il fut diffusé à 20 000 exemplaires.
Heureuse initiative que de le republier. Bien sûr, malgré son petit millier de pages, il s'agit d'une version très abrégée de l'édition originale qui comptait quatre gros volumes (cf. infra) et s'intitulait Dictionnaire de pédagogie de l'instruction primaire. Tous les mots comptaient : pédagogie pour instruire dès le commencement. Ferdinand Buisson, prix Nobel de la paix, dreyfusard, sera directeur de l'enseignement primaire pendant dix-sept ans après en avoir dirigé le service de la statistique. Ce fut un fervent partisan de l'école unique et de l'égalité des chances sociales.
La forme dictionnaire (articles classés par ordre alphabétique) a été choisie pour donner aux personnes chargées de l'institution scolaire un outil commun de références. Dans la société du livre, le dictionnaire connote à la fois la somme et la dignité culturelle : l'époque est aux Larousse, au Littré, à La Grande encyclopédie. L'ambition encyclopédiste de Ferdinand Buisson est manifeste ; d'ailleurs, l'article "encyclopédistes", très fouillé, est rédigé par Gabriel Compayré, historien des doctrines éducatives. Ce dictionnaire se trouve donc à mi-chemin entre L'Encyclopédie de Diderot et Wikipedia. Ouverture internationale systématique, européenne surtout, pédagogie des Lumières : beaucoup d'articles sont consacrés aux sciences, aux techniques, à l'histoire, à la géographie. L'influence de Diderot et d'Alembert est flagrante.
Que trouvait-on dans ce Dictionnaire de pédagogie de l'instruction primaire ? Tout ce qu'il fallait, à l'époque, pour être instituteur ou institutrice :
  • des thèmes essentiels de la didactique des disciplines : calcul mental, dictée, écriture-lecture, géographie, géométrie, histoire naturelle, langue maternelle, chant, orthographe, leçon de choses, exercices cartographiques, géologie, travail manuel, météorologie, vocabulaire, instruction civique...
  • des articles sur les outils quotidiens du travail scolaire : encrier, mobilier, boulier, projections lumineuses, tableaux muraux d'enseignement, plume, ardoise (son crayon et son effaçoir) utilisée comme cahier de brouillon, bons points, copies, globes
  • des préoccupations toujours actuelles : architecture scolaire, écoles d'aveugles, hygiène scolaire, vestiaires, la maison d'école, le voyage scolaire, récréation, absence, politesse
  • des articles sur les références philosophiques en matière d'éducation : Montaigne, Froebel, Pestalozzi, Comenius, Kant, Luther, Horace Mann, Rousseau, Marie Pape-Carpentier
  • Les 4 gros volumes de mon exemplaire de l'édition originale
    (Librairie Hachette, 1880, 1888)
  • des thèmes classiques de la psycho-pédagogie et de la philosophie morale (leur importance n'a pas changé et le débat est toujours ouvert) : ennui, curiosité, étourderie, créativité, observation, précocité, volonté, mémoire, le jeu, propreté, égoïsme, obéissance. Et j'en passe... mais il n'y a rien sur l'école coloniale qui fut si importante. Omission significative... 
Le Dictionnaire, c'est le monde vu depuis l'école et le métier d'instituer la République (Jean Jaurès, ancien professeur, dans son discours de 1903, pour la distribution des prix au lycée d'Albi, répétera : "instituer la république").
Et cette "maison d'école", quelle belle idée ! Aujourd'hui, nous avons des "groupes scolaires" !

Etre instituteur de la Troisième République, ce n'était pas une mince affaire. Ces hussards de la République, comme les appellera Charles Péguy, devaient tout savoir, et savoir tout enseigner... Ils ont défriché, laïcisant ce qu'ils ont hérité de siècles d'enseignement religieux privé, très longuement cité, détaillé et critiqué, laïcité oblige. Les instituteurs instituaient la République après des siècles de monarchie et d'empire. La Cinquième République les a rebaptisés "professeurs des écoles" ; les enfants n'y ont rien gagné. La République non plus. Démagogie !
Piliers locaux de la République nouvelle, polyvalents, les instituteurs d'alors devaient tout savoir de l'environnement qu'ils partageaient avec leurs élèves, du village et de l'économie agricole, de la faune et la flore, tout sur l'habitat, les saisons, les métiers... Forts en calcul, en géométrie et en français : de solides généralistes. L'article "Instituteurs, institutrices", signé par Ferdinand Buisson lui-même, rappelle que le terme d'instituteur (ni Lehrer, ni teacher) vient de la Révolution française, et qu'on le doit notamment à Condorcet (1792) ;  mais, c'est Jules Ferry (textes de 1880-1881) qui lui donne ses lettres de noblesse. Article à mettre au programme des "professeurs des écoles" et des ministres d'aujourd'hui.
Les collaborations sont nombreuses pour une telle somme : parmi les 358 auteurs du dictionnaire, beaucoup d'enseignants de tous ordres, instituteurs et inspecteurs, professeurs, recteurs, membres de l'institut, français et étrangers. Quelques grands noms : Camille Flammarion (astronomie), Emile Durkheim (articles "enfance", "éducation", "pédagogie"), Eugène Viollet-le-Duc (architecture), Pauline Kergomard (éducation enfantine), Ernest Lavisse (historien, auteur de manuels scolaires), Michel Bréal (linguistique), Théodule Ribot (psychologie), Charles Angot (météorologie), Marcellin Berthelot (chimie)...

Conclusion de l'article "plume" dans l'édition originale
Les médias sont évidemment absents ; avant les mass médias. Les médias ne constituent pas une préoccupation de l'éducation : dans l'édition originale, on trouve un article sur le télégraphe qui réclamait la collaboration de l'instituteur (comme le secrétariat de mairie) et un article, très long, recensant les périodiques professionnels traitant de l'éducation en France et à l'étranger, notons encore un article sur le papier et sa fabrication. Le média c'est l'école et l'école de Jules Ferry n'avait pas de "parallèle", hormis peut-être les églises, les synagogues.
La pédagogie scolaire, conservatrice par construction, résiste au changement technologique. Prête à l'exploiter, elle est prudente dans ses innovations, attentive au classique (ce que l'on enseigne dans la classe !). Comment ne pas sourire en lisant la conclusion assertive de l'article "plume" : "les plumes d'acier[...] sont loin de valoir une plume d'oie bien taillée", "il n'est pas d'instituteur..." (cf. illustration ci-contre). Plus tard, l'école entrera en conflit avec le stylo à bille, la calculette...

L'aspect encyclopédique du Dictionnaire de pédagogie [et d'instruction primaire] s'estompe dans cette édition nouvelle, réduite, élaguée. D'où l'intérêt d'éditions numériques comme celle du Nouveau dictionnaire de pédagogie (1911) par l'institut Français d'Education ou celle de Gallica en mode image (première édition, 1880).
On perçoit confusément derrière la diversité des auteurs et des thèmes traités, la langue et les valeurs communes de la Troisième République : seule une analyse lexicale associant les mots en clusters et en mesurant les distances (NLP), pourrait en évaluer l'originalité et le vieillissement.
Le texte de l'historien Pierre Nora placé en préface n'a pas été écrit pour cette édition nouvelle du dictionnaire mais pour son ouvrage sur Les lieux de mémoire (1984) ; c'est une présentation historique du dictionnaire comme patrimoine de la France.

On comprendra mieux, en parcourant ce dictionnaire, les ambitions scolaires de la Troisième République et leur actualité politique ; on comprendra aussi le souci qu'Albert Camus manifestait dans le manuscrit de son auto-biographie : “allonger et faire exaltation de l’école laïque” (Le Premier homme, Paris, Gallimard, 1960).

mardi 8 août 2017

Histoires du papier : technologies et médias


Mark Kurlanski, Paper. Paging Through History, 2017, W.W Norton & Company, New York, 416 p., $14,66 (ebook), Bibliogr., Index, timeline

Lothar Müller, Weisse Magie. Die Epoche des Papiers, Deutscher Taschenbuch Verlag, München, 2014, Bibliographie, Index, 383 p. Illustrations. 17,4€

Le papier dans la Chine impériale. Origine fabrication, usages, Paris, 2017, Les Belles Lettres, Textes chinois présentés, traduits et annotés par Jean-Pierre Drège, glossaire des noms de papier, Index, Bibliogr., cartes, CCVII p + 281 p., 35 €


Voici trois ouvrages sur l'histoire du papier, composante décisive de la transformtion des médias depuis plus de vingt siècles. Chaque livre prend cette histoire à sa manière, rappelant combien le sujet en apparence simple est difficile à saisir pour les spécialistes des médias.
  • Tout d'abord, le roman mondial du papier. Agréable à lire, jamais pédant, semé d'anecdotes surprenantes et édifiantes. En suivant cette longue histoire, de l'Egypte aux Phéniciens, de la Chine à l'Andalousie, des Mayas (Mésoamérique) aux Aztèques (Mexique), de l'Inquisition à l'Encyclopédie, de la Nouvelle Espagne à la Nouvelle Angleterre...
L'histoire du papier recoupe celle de la presse, et celle du livre d'abord. Sa place est centrale dans la transmission culturelle, dans l'administration (documentation comptable, commerciale, etc.). Paper est d'abord une histoire générale des technologies du papier, celle de ses acteurs économiques et sociaux, de ses métiers : c'est aussi celle de ses supports concurrents (bois, terre cuite, os, peau, écorce, etc.), en attendant celle des supports numériques. Mark Kurlanski aborde aussi l'histoire de l'art et, bien sûr, l'histoire politique tant une histoire du papier est inséparable des libertés et de la censure. Il fait percevoir le rôle essentiel joué par les imprimeurs dans l'histoire culturelle (cf. par exemple, Aldus Manutius).

La dimension technologique est bienvenue car, si l'on connaît bien l'histoire de l'imprimerie ("grandes inventions", etc.), on connaît mal celle du papier. Or l'histoire de ces deux industries s'avère difficile à distinguer. On regrettera l'absence dans le livre de présentations systématiques (tableaux) de la succesion des changements technologiques respectifs. L'auteur se disperse par trop, mais cela fait le charme de l'ouvrage...
Paper souligne la place étonnante des chiffons (rags) dans la première économie du papier (collecte et tri) avant que l'on ne sache utiliser le bois. De riches développements sont consacrés au rôle des moulins à eau et à vent, indispensables ; à ne pas séparer des conditions de santé et de la souffrance effroyables des personnes travaillant à la fabrication du papier.
La question des encres, en revanche, est survolée, comme celle des outils d'écriture (pinceaux, crayons, plumes, stylos).

Mais le papier, ce n'est pas que livres et journaux et magazines ; l'ouvrage traite également du papier pour l'art (lithographies, tableaux, gravures diverses), du papier pour la monnaie, pour les emballages, les cartes géographiques. En revanche, les affiches, politiques, publicitaires, sont à peine abordées. Mark Kurlanski évoque aussi des usages moins évidents du papier, allant des bombes transportées par des ballons en papier (utilisées par les Japonais contre les Etats-Unis) aux robes en papier, aux origami... La question écologique n'est pas omise (les forêts menacées, la pollution de l'eau par les usines de pâte à papier, etc.). Sans compter l'arrivée du clavier (Remington, fabricant d'armes), clavier qui sera utilisé par les linotypes ou encore la mise au point de l'offset (1904, Hyppolite Marinoni) et dont on sait l'avenir digital.

Dans cette longue frise, on note l'effet dramatique des diverses rivalités religieuses entraînant, au terme de guerres et d'assassinats, des destructions culturelles irréparables : le besoin de brûler des livres est accablant, d'autant qu'il recoupe celui de brûler des gens, comme Heinrich Heine l'avait prédit.
Bien des points évoqués par Paper mériteraient d'être approfondis, de nombreuses approximations demanderaient d'être rectifiées : l'auteur est journaliste, pas historien, amateur de longues fresques thématiques (il a déjà écrit des livres sur le sel, la morue, les huitres, l'année 1968... L'intérêt de Paper se situe dans l'ampleur du sujet et de la période parcourue ; il y a un effet d'inventaire, parfois décousu qui est fécond, même si cela est frustrant. Si l'on veut entrer dans les détails, il faut nécessairement se reporter aux travaux d'historiens spécialisés (cf. ci-dessous à propos de la Chine). Paper est un ouvrage d'histoire générale, une parfaite sensibilisation.
Dans le "prologue" du livre, Mark Kurlanski dénonce d'emblée le biais technologiste ("the technological fallacy"), inversant le rapport technologie / société : selon lui, c'est la société qui est à l'origine du changement technologique et non la technologie qui est à l'origine du changement social. Il y a là matière à débats complexes, surtout lorsqu'il s'agit des médias (cf. les travaux de Marshall McLuhan, Harold Innis, Elisabeth Eisenstein). L'argumentation de l'auteur n'est pas convaincante mais elle invite à penser. Toutefois, il y manque des études de cas, pour nourrir une démonstration.

  • C'est aussi un essai sur l'histoire du papier que propose Lothar Müller. Depuis débuts en Chine jusqu'aux développements en Egypte (papyrus) et dans la monde arabe, on parcourt les étapes canoniques de cette histoire, pour arriver à "l'époque du papier" et de sa "magie blanche", matière première de la modernité. Le livre empreinte ensuite une direction plus littéraire avec les témoignages tirés de Goethe, Rabelais, de l'Encyclopédie, de Melville, de Balzac et de Zola (le papier journal et la presse de  masse), de Sterne et de Joyce. 
Avec le papier, se développe le métier de secrétaire, celui qui gère les secrets des puissants (les classe dans le meuble du même nom), les consigne dans des registres (res gestae) leurs activités politiques et administratives, commerciales et bancaires.
Le papier garde les traces des mouvements de l'âme, de la confession et de la confusion des sentiments, des savoirs nouveaux... Conservation, conversation. Papier à lettre, mais papier d'emballage aussi. Le papier contribue également à la réduction des distances entre le centre et ses périphéries (outil d'administation), entre les amants séparés (littérature épistolaire)...
Ce livre met en scène l'omniprésence du papier, de l'emballage aux traités de paix. Propagation des nouvelles et des produits. L'approche de Lothar Müller, journaliste et historien est originale et féconde. Son exploitation de l'histoire littéraire est bienvenue et stimulante. En détournant l'attention réservée d'habitude exclusivement aux médias, l'auteur replace le rôle du papier dans un cadre économique et culturel plus large. Cadrage moins conventionnel qui fait mieux voir l'importance du papier.
  • Jean-Pierre Drège propose dans une collection remarquable de précision et d'érudition, un ouvrage fort savant sur l'histoire du papier en Chine. Ce moment chinois, premier et essentiel, est souvent traité superficiellement par les essayistes. L'auteur, qui a dirigé l'Ecole française d'Extrême-Orient, est un spécialiste de l'histoire du livre chinois, jusqu'au XIIème siècle. Son ouvrage est issu d'un séminaire à l'Ecole pratique des haute études. Les 30 extraits de textes bilingues, chinois et français, sont présentés par ordre chronologique (du VIeme au XIXème siècle) ; ils sont commentés et annotés pour établir le bilan de ce que l'on sait et de ce que l'on ignore de l'histoire du papier en Chine (recettes techniques, variétés régionales, etc.).
L'ouvrage commence par une copieuse introduction (160 p.) qui souligne d'abord l'ambiguité de la notion même de papier, en chinois, à son origine. Le mot zhi (紙, en chinois traditionnel) désigne d’abord la soie, à laquelle le papier succédera pour la publication des livres. Pour l’époque de Cai Lun (蔡伦, 50-121), à qui la tradition attribue l’invention du papier en Chine, on connaît mal les techniques premières de fabrication ; dans son introduction, Jean-Pierre Drège dresse un bilan des évolutions techniques successives et de ce l'on sait du rôle aujourd'hui controversé joué par Cai Lun (dynastie des Han orientaux).
Le papier devient primordial dans l’atelier du lettré chinois, l’un de ses quatre "trésors" disait-on (avec l’encre, le pinceau et la pierre à encre : 文房四宝, wenfang sibao). Le papier traditionnel sera progressivement remplacé par du papier importé en Chine par les Occidentaux, papier mieux adapté à l’imprimerie industrielle (typographie, double face). Différents papiers traditionnels sont toutefois toujours fabriqués pour les artistes et les calligraphes.

Ce travail minutieux rappelle combien l'histoire de la technique de fabrication du papier est encore mal connue, combien il est difficile et imprudent d'avoir des idées définitives sur la question. Cette remarque épistémologique devrait être étendue aux autres dimensions des médias et de la communication : par exemple, l'examen des transferts des techniques d'un domaine à un autre (par exemple, la presse qui passe de la fabrication du vin à celle du papier imprimé). L'histoire du papier confirme que l'histoire des médias relève de l'histoire des techniques de fabrication (des encres, des crayons, des meubles, etc.) et des métiers (cf. les planches consacrées à l'imprimerie par l'Encyclopédie, évoquées par Lothar Müller).

jeudi 15 août 2013

L'article "Encyclopédie" : questions pour Wikipedia

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Denis Diderot, Encyclopédie, présenté et annoté par Jean-Marie Mandosio, éditions de l'éclat, Paris, 2013, 156 p., Index

Edition annotée de l'article "Encyclopédie" qui fut publié en 1755 dans le tome V de L'Encyclopédie. Diderot travaille à L'Encyclopédie depuis déjà dix ans quand il rédige ce long article qui est une réflexion critique et auto-critique sur ces années, sur la méthode mise en oeuvre et sur les limites du travail effectué : "Il y aura toujours des défauts dans un ouvrage de cette étendue" (p. 152).

L'originalité première de L'Encyclopédie est d'être une entreprise collective, par conséquent une formation de compromis. "Entreprise" est d'ailleurs à prendre au sens économique du terme avec ce qu'il implique de gestion, de finances, de stratégie, de marketing, de publicité, de ressources humaines... Diderot, qui est devenu de facto chef d'entreprise privée, souligne les contraintes de gestion qui pèsent sur la fabrication de L'Encyclopédie. Ainsi, il évoque la notion de durée, le respect si difficile du calendrier, des délais et le nécessaire "empressement économique", la longueur à attribuer à chacune des parties (L'Encyclopédie dépassera de beaucoup en longueur les prévisions annoncées), la vitesse d'obsolescence des savoirs, leur vulgarisation, les corrections et les changements qu'il faut anticiper pour de prochaines éditions... Et de reconnaître l'aspect pragmatique de la gestion de l'ouvrage : "On se tire de là comme on peut" (p. 145) et de saluer, pour finir, après le travail des auteurs, celui du typographe et de l'imprimeur.

Le mode d'exposition de L'Encyclopédie est mixte : alphabétique par commodité, encyclopédique pour "enchaîner" des connaissances, articulé par des renvois. Ce mode d'exposition est à lui seul un mode de penser des Lumières : critique, contradictoire, polémique (les renvois), provisoire (les savoirs s'accroissent, ils évoluent, la science comme l'opinion) ; Diderot mène tout au long de cet article une réflexion sur la méthode, sur le cheminement du savoir autant que son exposition : la notion d'enchaînement est centrale, le terme revient sans cesse (on pense aux "longues chaînes de raison" de la méthode cartésienne). La notion de "renvoi" (de choses, de mots), participe de la méthode, elle en constitue un outil essentiel, système nerveux de l'exposition dont l'objectif ultime et constant, rappelle Diderot, est "de changer la façon commune de penser" (p. 93). Les renvois forment l'architecture raisonnée d'un maillage qui multiplie et féconde, en les croisant, les informations et les idées associées.

Dans son introduction, Jean-Marie Mandosio invite ses lecteurs à confronter l'ambition de Diderot à celle de Wikipedia où il ne voit que "gigantesque poubelle en réseau" à laquelle manquent l'enchaînement et la méthode. Dommage qu'il n'approfondisse pas cette opinion.
Ainsi, la lecture de l'article "Encyclopédie" suscite-t-il une occasion de penser les conséquences des supports matériels et de leur ergonomie sur la pensée. Comment pense-t-on - et ne pense-ton plus - lorsque l'on pense et travaille avec Wikipedia ? Question que devraient aborder les enseignants avant de livrer leurs élèves tête et idées liées à Wikipedia.
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dimanche 14 avril 2013

Foucault parle de littérature


Michel Foucault, La grande étrangère. A propos de littérature, audiographie, Paris, éditions HESS, 224 p. 9,8 €. Pas de version numérique (ebook).

La collection audiographie publie des cours classiques : un cours de Durkheim sur Hobbes, de Fustel de Coulanges sur Sparte, notamment.
Cet ouvrage nouveau regroupe des textes de Michel Foucault, prononcés à la radio ou lors de diverses conférences universitaires. Textes mixtes donc, manuscrits, tapuscrits mais aussi parlés, oraux.

La première partie, "Le langage et la folie" reprend deux émissions de radio diffusées en 1963 sur Radio France.
"Le silence des fous" est un montage de discours de Foucault avec des textes lus à l'antenne : une scène du "Roi Lear" (Shakespeare), la mort du Quixote (Cervantes), les pitreries du Neveu de Rameau (Diderot) et puis des textes de Tardieu, de Leiris, Artaud....
"Si nous écoutions", dit Foucault. Mais le lecteur n'entend rien que sa voix intérieure. L'ouvrage n'est pas accompagné de CD, de fichier à télécharger. Pas de son. Dommage. Alors que dans l'émission originale, Cervantes est lu par des comédiens... Et le Neveu de Rameaux (Diderot) qui chante, crie, imite est dit par des comédiens. Mais il ne nous reste rien, le texte seul, plat, et le lecteur restera lecteur seulement. Pourquoi le priver de l'audio que l'on attend désormais ? Un lien, un podcast auraient suffi. L'émission s'intitulait "L'usage la parole". Pourquoi n'avoir pas fait, lorsque cela était possible -mais peut-être ne l'était-ce pas ? - ce qui a été réalisé avec les propos de Pierre Boulez ? On pourrait disposer aussi d'une reproduction de quelques pages manuscrites... Cela aurait laissé deviner le travail d'écriture particulier que demande ce genre de texte, compromis entre écrit-oral de la conférence avec notes, notes réécrites pour la publication en livre (dont les cours au Collège de France sont un autre exemple). Dommage.

Ces regrets valent pour tous les textes réunis dans l'ouvrage. Foucault professeur, conférencier : nous manquent les silences, les hésitations, les émotions et ne nous reste qu'un texte trop lisse, corrigé, hypercorrect. Dommage.
Cinquante ans après, les questions de Foucault, parfois banales, restent fécondes : "l'incidence de la réussite de Gutenberg sur la littérature", "dans la littérature, il n'y a qu'un sujet qui parle, et c'est le livre...", "Quel phénomène de parole" est la littérature... Quels rôles peuvent jouer l'analyse littéraire, la critique ?

Et l'on attend quand même la bande-son !
Cette publication pose inévitablement le problème de la publication numérique : les possibilités sont plus nombreuses qu'il y a quelques décennies. L'édition devrait y veiller, c'est une de ses chances futures. Les lecteurs de Foucault, aujourd'hui, lisent sur des tablettes et des smartphones.
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vendredi 13 juillet 2012

Best-sellers et médias du XVIIIe siècle

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Robert Darnton, The Forbidden Best-Sellers of Pre-Revolutionary France, Norton, 1996, 440 p. Index.

De la France des Lumières, on apprend au lycée les noms des Philosophes, des Encyclopédistes. Voltaire, Rousseau d'abord que la chanson de Gavroche popularisa comme causes de la Révolution de 1789, Diderot, Montesquieu, D'Alembert et son théorème, Condorcet...
Robert Darnton, historien des Lumières et de L'Encyclopédie, a consacré une recherche aux livres achetés et lus au XVIIIe siècle, à la "littérature vécue" ; son travail replace le livre "populaire" dans l'histoire globale des médias et de la communication ; à cette occasion, il évoque la richesse de l'environnement médiatique au XVIIIe siècle : "society overflowed with gossip, rumors, jokes, songs, graffiti, posters, pasquinades, broadsides, letters, and journals". Et ces médias de s'entrecroiser, de s'entre-copier et de fonctionner - déjà - en réseau. En lisant Robert Darnton, on est amené à relativiser la nouveauté des réseaux sociaux tels que nous les connaissons maintenant : nouveauté technique absolue, évidemment, mais faible innovation sociale ou médiatique. L'environnement de communication qui vit et se propage aujourd'hui sur des supports numériques, sur les réseaux sociaux où s'expriment les rumeurs, les papotages, les pasquinades n'est pas si différent de celui du XVIIIe siècle.

Le travail de Robert Darnton, tout en décrivant l'économie du livre (circulation, marketing, prix), révèle l'importance statistique, au moins, de livres philosophiques peu connus aujourd'hui, qui circulaient alors sous le manteau. En tête des best-sellers, selon le classement de Darnton, vient une utopie morale ("expérimentation mentale") : l'ouvrage de Louis-Sébastien Mercier, L'an 2400, publié en 1771. Ensuite vient un libelle politique, Anecdotes sur Mme la comtesse du Barry (1775). Les ouvrages de "philosophie pornographique", y compris ceux écrits par des  auteurs devenus classiques voire scolaires (Diderot, Voltaire), occupent une place significative parmi les best-sellers. Notre époque s'est fabriqué sa vision et son répertoire littéraire et philosophique du XVIIIe siècle. L'auteur publie un exemple de chaque type de texte en annexes.

Que les livres ou les médias soient causes de la Révolution, qu'ils contribuent à l'opinion publique, ce sont là questions de cours quelque peu formelles ; plus féconde, en revanche, est la question de la "délégitimation" des pouvoirs induite par les best-sellers (notion parente de celle d'acceptabilité) et celui de la transformation due au passage des nouvelles par l'imprimé : le livre fixe, impose une forme narrative et une structure aux contenus autrement dispersés : travail d'agrégation, d'édition que le numérique confie désormais au lecteur.
Darnton formalise en un schéma le réseau qui structure l'environnement médiatique dans lequel vit quotidiennement la population française, environnement qui engendre et relaie déjà des événements ("pseudo events" ?). L'événement apparaît comme une sécrétion externe des réseaux communiquant. Comment une telle mise à plat est-elle actualisable dans l'univers de la communication numérisée en intégrant les effets de réseau ?
The Forbidden Best-sellers of Pre-Revolutionary France, O.C. p. 189

dimanche 8 avril 2012

Trop de données ?

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David Weinberger, Too Big to Know: Rethinking Knowledge Now That the Facts Aren't the Facts, Experts Are Everywhere, and the Smartest Person in the Room Is the Room, 2012, 11,69 $ (kindle)

Trop d'informations et de données à notre disposition dont on ne sait pas la valeur (knowledge overload). Comment ces données sont-elles organisées (metadata), liées (hyperlinked) pour nous trouver, tomber sous nos yeux ? D'où nous sont-elles données ?
Le problème a-t-il pris une ampleur nouvelle avec la mise à disposition des conversations, des données personnelles (réseaux sociaux), avec la consultabilité, l'accessibilité de toutes sortes de documents (produits par les bureaucraties, les administrations, les laboratoires, les médias) ? Un tel constat ne semble  pas nouveau ; il est même au principe de la réalisation d'encyclopédies : au 2e siècle avant notre ère en Chine (huainanzi淮南子), au XVIIIe siècle (Europe)...
Chaque époque trie et met en avant des documents, définissant les savoirs importants, légitimes et leurs modes de classement. Les technologies d'accès semblent toujours en retard sur le volume des données qu'elles ont rendu accessibles.
L'ouvrage de David Weinberger, en bon généraliste et journaliste vulgarisateur, tente une synthèse des problèmes et solutions apportés par le Web. Il les énonce dans les termes de la koinè du Web mais, au moins, il nous épargne les pseudo données statistiques de rigueur et invite à penser Internet dans nos vies, depuis nos vies. Le livre a les inconvénients de ses qualités : on aimerait évidemment que certains points soient approfondis, mais ce n'est pas l'objectif.

Avec le Web, ce n'est pas seulement la quantité d'information disponibles qui s'accroît mais aussi les relatives commodités d'accès qui s'améliorent (restant inégales toutefois selon les personnes et les institutions) et surtout le nombre de personnes accédant à ces données. La scolarisation (dont l'apprentissage des langues) réduit les inégalités d'accès à l'écrit (or, "nous sommes gouvernés par des écrits", répète Pierre Legendre) ; le Web réduit les inégalités d'accès aux documents, aux informations, aux données. Ce constat étant dressé et illustré, mais non démontré, les objections sur les nuisances du Web étant écartées (le Web rend bête, etc. objections faîtes déjà à L'Encyclopédie), David Weinberger en vient à des questions plus difficiles, parmi celles-ci :
  • La sélection et la vérification des données (curation, rôle du modérateur) se heurte au volume des données à traiter. La presse, qui fut prompte à se lancer dans l'écriture partagée et l'interaction avec les lecteurs, fut aussi prompte à y renoncer (cf. le cas du wikitorial du Los Angeles Times cité par l'auteur, ou, plus récemment, le cas du quotidien 20 minutes bloquant les commentaires sur les assassinats politiques de Toulouse au nom d'une "charte de modération"). Ces situations soulignent que tout élément publié est un filtrat et que le filtre est la définition opérationnelle de ce qui est dicible ("politiquement correct"), à un moment donné, dans un lieu donné. Le Web n'a pas desserré la censure de l'expression publique.
  • La pensée formée par le livre au long format ("book-shaped thought", "long-form book") par opposition à la pensée issue du Web et des formats courts (d'allure doxographique). Peut-on penser sans les livres, sans que leurs caractéristiques techniques forment la pensée (début / fin, paragraphes, etc.) ? Par son ouverture, le Web exerce une tentation (distraction ?) ; tous les liens qu'il adjoint au savoir exposent, trament un savoir sans fin, un livre qui ne se ferme pas, s'écrit en continu, et tendrait vers une sorte de "grand livre du monde" galiléen. Le Web comme facteur d'irrésolution ?
    • Les publications scientifiques : avec ou sans comité de sélection (les pairs). Trop de science ? Les revues Nature et Science refusent 98% des articles qui leur sont soumis (sans compter l'auto-censure des auteurs). Risque de conformisme et de restriction de l'innovation. Tous experts, crowd science  ?
    • Reste l'exploitation de toutes ces données par le marketing : "Big data". La quantité croissante de données fait produire un saut qualitatif à l'analyse. Mais de cela il est peu question dans cet ouvrage.