dimanche 20 juin 2021

Proust : à la reconquête des débuts des temps perdus

Marcel Proust, Les soixante-quinze feuillets et autres manuscrits inédits, édition établie par Nathalie Mauriac Dyer, Paris, 2021, Gallimard, 378 p. , Bibliogr., Tableau de concordance (La Recherche du temps perdu / Les Soixante-quinze feuillets), Index
 
Voici le dernier texte, inédit, de Marcel Proust. En fait, c'est la plus ancienne version de A la Recherche du temps perdu : les "archives Fallois" ont donné leur dernier mot.
En 1899, Proust a abandonné son roman, Jean Santeuil, et les 75 feuillets, "toilettés", constituent, près de dix années plus tard, son retour à ce genre littéraire, c'est "le roman de 1908".
Dans ces 75 feuillets, il y a tout Proust, déjà. 
Le portrait de la mère, la route de Villebon, "quand je fus amoureux pendant les promenades dans ces champs infinis et plats de Meséglise" p. 66). Et puis les "Jeunes filles" : "Un jour sur la plage marchant gravement sur le sable comme deux oiseaux de mer prêts à s'envoler, j'aperçus deux petites filles, deux jeunes filles presque, que leur aspect nouveau, leur toilette inconnue, leur démarche hautaine et délibérée me firent prendre pour deux étrangères que je ne reverrais jamais" (p. 84). Et puis voici les "Noms nobles" : "Chaque nom noble contient dans l'espace coloré de ses syllabes un château où après un chemin difficile l'arrivée est douce par une gaie soirée d'hiver, et tout autour la poésie de son étang et de son église qui à son tour répète bien des fois le nom... " (p. 93). Il y a aussi le Palazzzo Foscari, à Venise : "La-bas, s'élevant de l'eau bleue, approchés, longés, puis dépassés par la gondole ce sont eux qui ont exalté vos rêves comme l'ont fait Anna Karénine ou Julien Sorel. Mais eux vous n'avez pas pu les connaître" (p.106).

Ainsi, se raconte A la recherche du temps perdu. Ces pages sont suivies de manuscrits "choisis en fonction de leur portée génétique" (c'est l'expression de Nathalie Mauriac Dyer qui en a établi l'édition de Gallimard). "Chaque jour j'attache moins de prix à l'intelligence. Chaque jour je me rends mieux compte que ce n'est qu'en dehors d'elle que l'écrivain peut ressaisir quelque chose de nos impressions passées, c'est-à-dire atteindre quelque chose de lui-même et la seule matière de l'art" (p. 136). Le judaïsme de Proust ? Quelques mots qui en disent long : les humiliations qu'"Il est bien rare qu'un Juif n'ait pas éprouvées dans son enfance, voire les a éprouvées parce que juif lui-même" (p. 218).

Le livre se lit comme un livre que l'on relit, heureux de retrouver les pensées de notre héro, d'en découvrir un passé, des hésitations, des changements. C'est à la fois l'occasion d'un retour à Proust pour ceux qui l'ont lu déjà, d'un retour par petites touches, quelques pages parcourues de temps en temps qui peuvent donner envie de lire ou relire la recherche.
Inutile de rappeler que les étudiants et les profs de classes préparatoires littéraires y trouveront aussi de quoi alimenter quelque dissertation, peupler leurs discussions.

vendredi 4 juin 2021

Recadrer les dérives identitaires

 Elisabeth Roudinesco, Soi-même comme un roi. Essai sur les dérives identitaires, Seuil, Paris, 275 p. 

L'objet de ce livre est une série de comportements politiques que l'auteur qualifie d'identitaires. Comportements qu'elle répertorie à partir d'expériences et d'exemples divers, qu'elle repère dans la création de nouveaux concepts et d'un nouveau vocabulaire : c'est la "galaxie du genre"."Ainsi passe-t-on, sans même s'en rendre compte, de la civilisation à la barbarie, du tragique au comique, de l'intelligence à la bêtise, de la vie au néant, et d'une critique légitime des normalités sociales à la reconduction d'un système totalisant."
Ensuite, il s'agit de "déconstruire la race". Et c'est le travail de Claude Lévi-Strauss qui est mis en avant, travail qui réfute la prétention de la notion de race à une quelconque scientificité. Elisabeth Roudinesco évoque à ce propos le débat qui opposa, à l'UNESCO, Claude Lévi-Strauss et Roger Caillois. Le premier voyait une domination là où l'autre voyait une supériorité. L'auteur consacre ensuite de nombreuses pages à Aimé Césaire et à Frantz Fanon ; elle y traite aussi des réactions au livre d'Octave Mannoni sur la Psychologie de la colonisation (1950) et à ses critiques. Elle n'accorde hélas qu'une seule demi-page à Kateb Yacine plus intéressante pourtant que les gesticulations de Jean-Paul Sartre, quelque peu commis d'office. André Schwarz-Bart, l'auteur du Dernier des Justes (1959) et de la Mulâtresse Solitude, est mieux traité. Ensuite, Elisabeth Roudinesco évoque Edouard Glissant.

Le chapitre suivant qui s'intitule " Postcolonialités" commence par un hommage à Derrida et à Nelson Mandela. La logique ethnoraciale dont l'importance est fondamentale dans l'histoire américaine est à l'origine des dérives identitaires. Le chapitre comprend une analyse approfondie de l'oeuvre d'Edward Sapir, brillant élève à Harvard où il soutient une thèse sur Joseph Conrad, contrapuntique, "en contrepoint" : les mélodies se superposent sans que l'une d'entre elles domine. Dans son livre Orientalism, Edward Said traite, entre autres, de Flaubert et de la danseuse Kuchuk Hanem, reléguée par le pouvoir à Esneh, sur les bords du Nil ; et Elisabeth Roudinesco de critiquer Edward Sapir qui se trompe, victime lui-même de la configuration orientaliste qu'il dénonce.

Tout le livre se déroule ainsi citant Le Fromage et les vers de Carlo Gainz ou l'histoire de Pierre Rivière que raconte Michel Foucault, mais aussi Homi Bhabha ou Spivak et tant d'autres qui illustrent les représentations identitaires, ce "puits sans fond". Le chapitre 5 traite de "la querelle des mémoires" et de la construction  d'une "postcolonialité genrée" qui contribue à une créativité étonnante, les "phobes" et les "philes" se multipliant en des listes interminables de néologismes fumeux pour terminer en "déferlement d'horreurs". "Spirale infernale", déclare l'auteur. Et elle évoque enfin "Je suis Charlie" et puis la mise en scène d'Eschyle ("Les Suppliantes").  

La voie française pourrait au contraire se trouver dans une culture laïque et républicaine, héritée de Lévi-Strauss. Car les identitaires ont renié les Lumières et le progrès, ne cessant de dénoncer un Occident imaginaire qui pour l'essentiel les accueille dans ses universités où ils peuvent parader sans risque.
L'auteur cite beaucoup, surtout ces "identitaires" que la plupart de ses lecteurs découvriront sans doute. Bien sûr, ils finiront dans les "poubelles de l'histoire" mais, en attendant, que de dangers ils provoquent.