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vendredi 15 mars 2019

Karl Kraus, journaliste anti-journaliste. Cécité et lucidité, à tout prix


Jacques Le Rider, Karl Kraus. Phare et brûlot de la modernité viennoise, Paris, Seuil, 557 p., 26 € Bibliogr., Index. 8 pages d'illustration.

Jacques La Rider, germaniste, spécialiste universitaire de la culture autrichienne, propose une biographie minutieuse et fouillée de l'oeuvre immense de Karl Kraus : plus de 22 000 pages écrites entre 1899 et 1936 (que l'on peut consulter en ligne - références ci-dessous). A la différence de travaux partiels consacrés à Karl Kraus qui sélectionnent les textes et les idées les plus conformes à leur thèse, Jacques La Rider ne laisse rien de côté, évoquant aussi les incohérences et les contradictions de l'oeuvre.
Après avoir lu cette biographie, le personnage de Karl Kraus, tellement célébré, apparaît complexe et discutable ; du coup, certaines célébrations peuvent sembler suspectes ou, à tout le moins, maladroites et biaisées.

L'idée directrice de Karl Kraus, sa thèse primordiale est que la presse et le journalisme inculquent dans le public et l'opinion publique la soumission satisfaite au nationalisme, à la modernité, au progrès. Cette soumission s'avère riche en conséquences politiques et sociales dramatiques. Le symptôme premier de la nuisance de la presse, Karl Kraus l'observe minutieusement dans la détérioration de la langue. Déjà, Nietzsche avait perçu le danger que la presse et le journalisme faisaient courir à la culture et à l'éducation.
Après avoir collaboré à de nombreux titres de la presse autrichienne, Karl Kraus, qui dispose d'une rente confortable versée par sa famille, crée sa propre revue en 1899, Die Fackel, la torche ou le flambeau, sensé brûler et faire la lumière. A partir de 1912, il en sera l'unique rédacteur.

Karl Kraus (1874-1936) revendique un journalisme agressif, sans concession, un journalisme qui ne cessera de dénoncer les industriels de la presse et leurs journalistes fauteurs de guerre. Journaliste anti-journaliste, il n'aura toutefois, quant à lui, pratiqué qu'un journalisme assis, un journalisme "de la chaire", lisant et colligeant la presse et les livres de son temps, fréquentant assidument les cafés et les théâtres de Vienne, de Berlin. Aucune investigation : ce n'est pas un "journaliste d'enquête" ; son travail repose sur l'analyse du travail publié par d'autres journalistes, une sorte de journalisme secondaire (comme on parle d'analyse secondaire). Paradoxe que ce journalisme occupé à dénoncer le journalisme, au moyen d'une sorte de curation toute personnelle, armée de logique, certes, mais sans vérification factuelle. Ce qui permet de comprendre aussi le volume de sa très abondante production...
Dire que les médias font l'air du temps, sont responsables de tous les maux du siècle et les rendent acceptables s'avèrera d'un bon rendement intellectuel et mondain. Comme toute célébration, ce journalisme ne demande aucune démonstration : d'ailleurs, on peut renverser la proposition et dire que le journalisme ne fait que respirer l'air de son temps, suivre et raconter "l'actualité". Causalité circulaire !

Une telle pratique du journalisme, loin des faits, ne va pas sans danger. Elle a conduit Karl Kraus à prendre parti, de loin, dans l'Affaire. Selon lui, le capitaine Dreyfus est coupable ; les dreyfusards, ceux qui défendent Dreyfus (Zola, Clémenceau, Jaurès, etc.) ne le font pas parce qu'il est innocent, argument juridique, mais parce qu'il est juif. La lutte contre l'antisémitisme provoquerait, en retour, un surcroît d'antisémitisme ! Encore un paradoxe krausien dont les profits de notoriété et de mondanité ne sont peut-être pas absents à l'époque. Karl Kraus se rangera donc, comme le social démocrate Wilhem Liebknecht, du côté des anti-dreyfusards ; il ira même jusqu'à inviter des antisémites notoires comme Houston Stewart Chamberlain, futur admirateur de Hitler, à publier dans Die Fackel. Le même Houston Stewart Chamberlain qui inspirera bientôt Hitler, Goebbels, et bien d'autres ! Et Kraus semble avoir ignoré le rôle essentiel de la propagande antisémite diffusée par une partie de la presse française : La Libre Parole (d'Edouard Drumont, fondateur de la Ligue nationale antisémitique de France), La Croix, Le Petit Journal, etc. manquant une occasion de dénoncer la malfaisance de la presse.
Jacques La Rider documente clairement cette affaire peu reluisante et révélatrice (pp. 108-121), souvent omise par les admirateurs de Karl Kraus. L'obsession antisémite de Karl Kraus a souvent été ignorée : antidreyfusisme, hostilité compulsive à Heinrich Heine (Heine und die Folgen) témoignent d'un surprenant aveuglement. L'antisémitisme de Kraus a été traité le plus souvent, comme si cela n'était pas si grave. Et Pierre Bourdieu de trouver Karl Kraus sympathique voire héroïque et de saluer sa "réflexivité critique" (cfEsquisse pour une auto-analyse, Raisons d'agir, 2004).
Die Fackel en ligne (en allemand)
Ainsi le grand journaliste Karl Kraus, dénonce le journalisme tout en se laissant aller au pire de ce qu'il dénonce. Pour juger du procès Dreyfus, il s'est contenté des discours et textes publiés dans la presse la plus conforme à ses a priori. Opinion contre opinion ! Provocation ? Ou banal laisser-aller, d'autant plus troublant que Karl Kraus, qui vient d'une famille juive, tient souvent, par ailleurs, des discours antisémites. Haine de soi et narcissisme se compensent, dit-on ("jüdische Selbsthass", selon l'expression discutable de Theodor Lessing, 1930). Dans sa conclusion, manifestement mal à l'aise avec la dimension antisémite de Karl Kraus, Jacques Le Rider évoque, d'une part, une distinction entre un  "antisémitisme culturel", celui de Kraus, d'autre part un antisémitisme "vulgaire" (p. 506). Peine perdue pour tenter de sauver Karl Kraus. Tout antisémitisme est criminel, telle est la leçon d'Auschwitz.

Polémiste, pacifiste, Karl Kraus privilégie deux cibles essentielles qui lui semblent parfaitement collaborer à la misère de tous : l'industrie militaire et les politiques qui sont favorables aux guerres d'une part, et, d'autre part, la presse et les journalistes qui propagent l'acceptation de la guerre et le consentement au nationalisme. Cette dénonciation culminera dans la condamnation des guerres qui ravagent l'Europe (Les  derniers jours de l'humanité, 1929). Karl Kraus pointe systématiquement cette responsabilité en puisant, au jour le jour, dans la presse de l'époque, à coup de citations. La conclusion tombera en 1933 : "le national-socialisme n'a pas détruit la presse, [que] c'est au contraire la presse qui a créé le national-socialisme".

Au-delà de cette proposition majeure déclinée dans toute l'oeuvre, la biographie décapante de Jacques Le Rider est éclairante, mobilisant de nombreuses informations, toutes significatives, sur la vie de Karl Kraus. Nous en avons retenu celles-ci.
  • Sur le plan de la forme, Karl Kraus exploite minutieusement les citations de presse pour en faire une arme polémique. Il s'illustre aussi dans la rédaction d'aphorismes, forme courte, qui divulgue aisément ses idées. Die Fackel est une entreprise médiatique unique dans l'histoire de la presse.
  • Karl Kraus non seulement écrit et publie mais, à partir de 1910, monte également de véritables spectacles dont il est le seul acteur, où il lit ses textes mais aussi des extraits d'auteurs classiques (Goethe, Shakespeare, Gogol, Wedekind et aussi Offenbach et Brecht) ; il lui arrive même de chanter. Au total, il donnera 700 lectures publiques.
  • Karl Kraus se veut un militant intransigeant de la langue allemande, défigurée, corrompue par la grande presse et la politique ; langue d'ailleurs mal enseignée au lycée. Karl Kraus soulignera qu'il n'a appris l'allemand qu'avec ses professeurs de latin. Un enseignement médiocre de la langue maternelle joue le jeu du journalisme et prépare les élèves à subir les méfaits d'une langue saccagée, les rendant vulnérables à la propagande, aux mensonges. 
  • Karl Kraus prend la défense de la vie privée de célébrités traînées dans la boue par la presse, décidément sans principes. 
  • C'est un adversaire déclaré de la modernité et du progrès technique dont la presse est à la fois le résultat et le moteur quotidien : le progrès est au service de la barbarie, pas de la culture. A l'occasion, Karl Kraus, volontiers conservateur, fustige les droits de l'homme, le droit de vote, le téléphone, la liberté de la presse, les Lumières, la psychanalyse... Humour, exagération pour choquer, étonner ? On ne peut s'empêcher d'y constater des similitudes avec l'attitude de Martin Heidegger, qui lui aussi dénonce les médias et la technique, causes de tous les maux du monde moderne. 
  • Karl Kraus, finalement lucide, estime que tout vaut mieux que Hitler et, par conséquent, qu'il faut à tout prix éviter le rattachement de l'Autriche à l'Allemagne (Anschluss qui aura lieu en 1938). Dès la prise de pouvoir de Hitler en Allemagne, il dénonce la violence des nazis, les premiers camps de concentration... Il épingle Heidegger, universitaire nazi de la première heure (Troisième nuit de Walpurgis) et le poète Godfried Benn, lui aussi rallié au nazisme. Les nazis ne se sont pas trompés sur le compte de Kraus ; à peine au pouvoir à Vienne, ils en ont saccagé les archives.
  • Karl Kraus était connu et apprécié en France. Il y donna de nombreuses lectures, en Sorbonne notamment (1925-26), et ce sont des intellectuels français qui ont proposé par trois fois, en vain, sa candidature pour le prix Nobel (André Lalande, Léon Brunschwicg, Charles Andler, Léon Robin, Paul Fauconnet, Abel Rey, Lucien Levy-Brühl, Ferdinand Brunot).
  • Le livre évoque aussi un Kraus écologiste : "La nature maltraitée gronde ; elle se révolte d'avoir dû fournir de l'électricité à la bêtise humaine".
Sur le plan des médias et des industries culturelles, le livre Jacques Le Rider montre que Karl Kraus reste une référence indispensable. Il a préparé le travail de l'école de Francfort. Quant à sa dénonciation de la presse et de sa "magie noire" (l'encre des journaux), elle semble anticiper notre époque de fake news.
Cette excellente biographie, impitoyable et claire, permet de mieux comprendre Karl Kraus, ses errements et son talent, sa complexité et les difficultés inhérentes à son entreprise critique. Livre indispensable aux historiens, aux germanistes et à tous ceux qui analysent les médias aujourd'hui. On y rencontre Freud, Wittgenstein, Thomas Mann, Gehrard Scholem, Arnold Schönberg, Elias Canetti, Franz Kafka (qui trouve Karl Kraus insupportable), Rilke, Adorno, Alban Berg, Bertolt Brecht et aussi Walter Benjamin qui s'agace de voir Kraus jouer avec des "stéréotypes antisémites". Car tout le monde intellectuel germanophone et notamment viennois du début du siècle a lu Die Fackel et est venu, un jour ou l'autre, écouter Kraus.
Viennois irréductible, Kraus est indissociable de sa ville, ses rues, ses cafés, ses théâtres. Cosmopolite, il reste néanmoins enraciné dans la langue allemande de Vienne ("la vieille maison de la langue"), ses textes fourmillant de jeux avec les mots (Wortspiel et Wortwitz). En conséquence, difficile à traduire.

La biographie de Jacques Le Rider est précieuse : si l'on s'intéresse aux médias, il faut se coltiner Karl Kraus. Trier dans l'oeuvre. La modernité de cet anti-moderne est incontestable, les médias électroniques, les réseaux sociaux, la presse française de la collaboration, pour s'en tenir à quelques exemples, tout illustre la pertinence des analyses de Karl Kraus concernant les médias. Sa fécondité intellectuelle est extraordinaire qui raboute les médias, l'industrie culturelle, l'écologie et les langues, composantes souvent inutilement autonomisées et séparées. Quant à son antisémitisme, il faut certainement pour l'analyser le rapporter à la sociologie de la culture de l'époque dont l'antisémitisme est un ingrédient de base.
Document de présentation du film en France
(mars 2019)
La lecture de la presse confirme chaque jour les pires appréhensions de Karl Kraus. Aujourd'hui, en Autriche, certains auteurs semblent travailler comme lui : les pièces d'Elfriede Jelinek, viennoise fan de Karl Kraus, à propos de la campagne de Kurt Waldheim pour la présidentielle autrichienne (Präsident Abenwind, 1987) ou de Donald Trump (Am Königsweg, 2017). On peut aussi penser à Thomas Bernhardt.

Laissons la conclusion à un expert des médias, Walter Benjamin, lecteur et ami de Karl Kraus : "Le rôle de l'opinion publique fabriquée par la presse est précisément de rendre le public inapte à juger, de lui suggérer une attitude d'irresponsable et d'ignorant".
Et encore :
"Incognito, Karl Kraus parcourt nuitamment les constructions grammaticales des journaux et, derrière la façade rigide du verbiage, découvre de l'intérieur, décelant dans les orgies de la magie noire l'outrage fait aux mots, le martyre qu'ils subissent" (Karl Kraus, mars 1931, Frankfurter Zeitung). Cité par Jacques Le Rider, o.c. p. 449.

Post-scriptum
On m'objecte que l'antisémitisme de Karl Kraus était... "compréhensible", qu'il ne faut pas le prendre au pied de la lettre, etc. A quoi j'objecte que tout énoncé antisémite contribue à l'acceptabilité de l'antisémitisme, dont nous savons désormais où il peut conduire. Tout énoncé antisémite est grave, il n'en est aucun d'innocent.
Certes, Karl Kraus est devenu anti-hitlérien, en 1933, mais, nolens volens, la vérité de l'antisémitisme en Autriche, pour évoquer une production cinématographique récente, on la trouve, par exemple dans le film de Amichai Greenberg, "Les témoins de Lensdorf" (2019, en anglais, "The testament"). C'est là que doit être jugée l'irresponsabilité de Karl Kraus : il ne faut pas jouer avec les mots...

Références
Jacques Bouveresse, "Karl Kraus & nous", Agone, Octobre 2005
Elias Canetti, Die Fackel im Ohr. Lebensgeschichte 1921-1931, Frankfurt, Fischer Taschenbuch Verlag
John Prizer, "Modern vs. Postmodern Satire. Karl Kraus and Elfriede Jelinek", Monatshefte, Vol. 86, N° 4. Winter 1994, pp. 500-513
Brigitte Stocker, Das Wien des Karl Kraus, Edition A.B. Fischer, Berlin, 2018, 64 p.
MediaMediorum, Kraus. Journalisme et liberté de la presse

lundi 14 mai 2018

Actualité : Marx aurait 200 ans


Karl Marx, mai 1818 - mai 2018. Double actualité.
Une campagne publicitaire rappelle cet anniversaire aux voyageurs en gare de Francfort à l'occasion d'une émission historique de la chaîne de télévision franco-allemande, ARTE. "La publicité est l'opium du peuple", slogan calquant la fameuse affirmation de Karl Marx et simulant un graffiti qui détournerait le sens de l'affiche. Le détournement de la publicité est détourné au service de la publicité, juste retour des choses ! Mais ne faudrait-il pas plutôt dire "médias = opium du peuple" ? Car, si opium social il y a, ce sont plutôt des plateformes numériques, médias ou réseaux sociaux qu'il s'agit...

Panneau publicitaire pour une émission de télévision sur ARTE: "Publicité = opium du peuple"
Mobilier Ströer, sur un quai en gare de Francfort (Allemagne), mai 2018
En même temps que les programmes consacrés à cet anniversaire par ARTE, un film récent sur "le jeune Karl Marx", par Raoul Peck, passe encore dans les salles d'art et d'essai, en France comme en Allemagne.

Le film d'abord. 
Il met en scène l'élaboration journalistique de la philosophie marxiste, de critiques en polémiques, chaque article en marquant une étape : contre Hegel (et sa philosophie du droit, texte où se trouve la phrase sur la religion), contre Ludwig Feuerbach (et sa philosophie du christianisme), contre Joseph Proudhon (et sa "Philosophie de la misère"), etc... Tout ce monde, c'est une Sainte famille, ironisera Karl Marx ; Jenny Marx, son épouse et collaboratrice, proposera le sous-titre du recueil d'articles : Kritik der kritischen Kritik !
Le  film imagine et saisit la rencontre décisive de Karl Marx avec Friedrich Engels. Fils d'un industriel du textile, Friedrich Engels se frotte depuis plus de deux ans à l'économie réelle, à l'usine, et il a déjà rédigé un article lucide sur la "situation de la classe ouvrière en Angleterre" ("Lage der arbeitenden Klasse in England"). "Kolossal", reconnaît Marx. Et cela s'arrose !
Des images de manuscrits raturés et repris sans fin, la difficulté de publier et de se faire payer, les réunions politiques, les votes des motions... Au milieu de tout cela, Jenny accouche d'une petite Laura, la famille déménage... Engels vient à son secours. "Argent sale" dira sa compagne.

La double ambition du film : des concepts et des personnes
Comment montrer au cinéma l'élaboration d'une philosophie ? Les concepts n'ont pas d'image... L'auteur du film, Raoul Peck, qui n'est pas un débutant, s'y essaie pourtant, lui qui a déjà mis en scène et filmé les idées et la vie de Patrice Lumumba, de James Baldwin ("I am Not Your Negro", 2016). Le film réussit l'équilibre délicat de l'histoire politique et des histoires personnelles qui la portent et la font (l'interprétation du monde et sa transformation, dans les termes des Thèses sur Feuerbach). Les jeunes Karl et Jenny Marx, Friedrich Engels et Mary Burns, sa compagne, apparaissent bien vivants, concrèts... et l'histoire politique se déroule qui les dépasse et les emporte. Talent de montage, de prise de vue, d'écriture aussi. On pense parfois à Eisenstein...
Exemple : la première scène du film qui en donne le tonalité générale : derrière le cliquetis des concepts, derrière la philosophie du droit, il y a la violence bien réelle du pouvoir prussien. Plans de cavaliers armés s'acharnant sur des familles ramassant de bois mort pour évoquer l'un des premiers articles de Karl Marx à propos d'une "loi sur le vol de bois" ("Debatten über das Holzdiebstahlsgesetz", 1842).
Le film s'achève avec la gestation du Manifeste du parti communiste (Londres, 1848 ; Marx a 30 ans).
Raoul Peck a réalisé le portrait d'un jeune Marx peu connu, un Marx amoureux, jeune père de famille, fauché, sympathique, tacticien, orateur. Le film raconte le début d'une surprenante aventure politique  conduite par des intellectuels romantiques et bohème, bons vivants - vin et cigares - intellectuels européens forcés d'émigrer sans cesse... de la Rhénanie prussienne à Paris, puis à Bruxelles, et enfin à Londres... Difficile défi que de vouloir montrer la naissance et la vie des concepts, en action. La théorie n'est pas si grise, elle peut même être grisante ! Au bout de l'histoire, Das Kapital, que le film n'aborde pas (c'est le vieux Marx !).
Affiche du film (à Weimar)

Revenons à la publicité. 
"Opium du peuple", au même titre que la religion ? Soupir de la créature opprimée ("Seufzer der bedrängter Kreatur") ? Soit. Mais Marx n'a pas connu la publicité. Les épigones, après lui, l'ont ignorée aussi, car dénoncer n'est pas analyser, et rarement comprendre. Une tentative, peut-être, Guy Debord et sa "société du spectacle" ?
La publicité est aujourd'hui partie intégrante de l'échange économique, de la distribution, de la commercialisation (marketing), de la gestion d'une entreprise. Un média, c'est d'abord ce qui fabrique des emplacements pour la publicité et la collecte d'audiences, d'attention (eyeballs). En échange, le média est rémunéré. Alors, comment traiter la publicité ? Aliénation, fétichisme de la marchandise ? Accumulation d'images de marchandises, de spectacles des produits et des marques ? Sans doute mais d'abord distribution de produits ; il faut remettre la dialectique publicitaire sur ses pieds. Sinon, elle marche sur la tête et ne saurait penser l'importance inattendue de Facebook, de Google et de toutes les entreprises produisant des services en échange de la collecte de données (monétisation, sic) ?
Mais, avec la commercialisation de données personnelles, où est passée l'extraction de la plus-value, demanderait le Marx de la maturité, celui du Capital ?


Références
Les textes de Marx et Engels cités se trouvent dans le volume 1 des Marx Engels Werke, Dietz Verlag, Berlin.
  • "Debatten über das Holzdiebstahlsgesetz", Rheinische Zeitung, 25/10/1842
  • "Zur Kritik der Hegelschen Rechtsphilosophie", été 1843, manuscrit
  • "Lage der arbeitenden Klasse in England", Rheinische Zeitung, 25/12/1842
Sur les "manuscrits de 1844", 
  • Emmanuel Renault et al. , Lire les Manuscrits de 1844, 2008, Paris, PUF, 152 p. 

mardi 8 août 2017

Histoires du papier : technologies et médias


Mark Kurlanski, Paper. Paging Through History, 2017, W.W Norton & Company, New York, 416 p., $14,66 (ebook), Bibliogr., Index, timeline

Lothar Müller, Weisse Magie. Die Epoche des Papiers, Deutscher Taschenbuch Verlag, München, 2014, Bibliographie, Index, 383 p. Illustrations. 17,4€

Le papier dans la Chine impériale. Origine fabrication, usages, Paris, 2017, Les Belles Lettres, Textes chinois présentés, traduits et annotés par Jean-Pierre Drège, glossaire des noms de papier, Index, Bibliogr., cartes, CCVII p + 281 p., 35 €


Voici trois ouvrages sur l'histoire du papier, composante décisive de la transformtion des médias depuis plus de vingt siècles. Chaque livre prend cette histoire à sa manière, rappelant combien le sujet en apparence simple est difficile à saisir pour les spécialistes des médias.
  • Tout d'abord, le roman mondial du papier. Agréable à lire, jamais pédant, semé d'anecdotes surprenantes et édifiantes. En suivant cette longue histoire, de l'Egypte aux Phéniciens, de la Chine à l'Andalousie, des Mayas (Mésoamérique) aux Aztèques (Mexique), de l'Inquisition à l'Encyclopédie, de la Nouvelle Espagne à la Nouvelle Angleterre...
L'histoire du papier recoupe celle de la presse, et celle du livre d'abord. Sa place est centrale dans la transmission culturelle, dans l'administration (documentation comptable, commerciale, etc.). Paper est d'abord une histoire générale des technologies du papier, celle de ses acteurs économiques et sociaux, de ses métiers : c'est aussi celle de ses supports concurrents (bois, terre cuite, os, peau, écorce, etc.), en attendant celle des supports numériques. Mark Kurlanski aborde aussi l'histoire de l'art et, bien sûr, l'histoire politique tant une histoire du papier est inséparable des libertés et de la censure. Il fait percevoir le rôle essentiel joué par les imprimeurs dans l'histoire culturelle (cf. par exemple, Aldus Manutius).

La dimension technologique est bienvenue car, si l'on connaît bien l'histoire de l'imprimerie ("grandes inventions", etc.), on connaît mal celle du papier. Or l'histoire de ces deux industries s'avère difficile à distinguer. On regrettera l'absence dans le livre de présentations systématiques (tableaux) de la succesion des changements technologiques respectifs. L'auteur se disperse par trop, mais cela fait le charme de l'ouvrage...
Paper souligne la place étonnante des chiffons (rags) dans la première économie du papier (collecte et tri) avant que l'on ne sache utiliser le bois. De riches développements sont consacrés au rôle des moulins à eau et à vent, indispensables ; à ne pas séparer des conditions de santé et de la souffrance effroyables des personnes travaillant à la fabrication du papier.
La question des encres, en revanche, est survolée, comme celle des outils d'écriture (pinceaux, crayons, plumes, stylos).

Mais le papier, ce n'est pas que livres et journaux et magazines ; l'ouvrage traite également du papier pour l'art (lithographies, tableaux, gravures diverses), du papier pour la monnaie, pour les emballages, les cartes géographiques. En revanche, les affiches, politiques, publicitaires, sont à peine abordées. Mark Kurlanski évoque aussi des usages moins évidents du papier, allant des bombes transportées par des ballons en papier (utilisées par les Japonais contre les Etats-Unis) aux robes en papier, aux origami... La question écologique n'est pas omise (les forêts menacées, la pollution de l'eau par les usines de pâte à papier, etc.). Sans compter l'arrivée du clavier (Remington, fabricant d'armes), clavier qui sera utilisé par les linotypes ou encore la mise au point de l'offset (1904, Hyppolite Marinoni) et dont on sait l'avenir digital.

Dans cette longue frise, on note l'effet dramatique des diverses rivalités religieuses entraînant, au terme de guerres et d'assassinats, des destructions culturelles irréparables : le besoin de brûler des livres est accablant, d'autant qu'il recoupe celui de brûler des gens, comme Heinrich Heine l'avait prédit.
Bien des points évoqués par Paper mériteraient d'être approfondis, de nombreuses approximations demanderaient d'être rectifiées : l'auteur est journaliste, pas historien, amateur de longues fresques thématiques (il a déjà écrit des livres sur le sel, la morue, les huitres, l'année 1968... L'intérêt de Paper se situe dans l'ampleur du sujet et de la période parcourue ; il y a un effet d'inventaire, parfois décousu qui est fécond, même si cela est frustrant. Si l'on veut entrer dans les détails, il faut nécessairement se reporter aux travaux d'historiens spécialisés (cf. ci-dessous à propos de la Chine). Paper est un ouvrage d'histoire générale, une parfaite sensibilisation.
Dans le "prologue" du livre, Mark Kurlanski dénonce d'emblée le biais technologiste ("the technological fallacy"), inversant le rapport technologie / société : selon lui, c'est la société qui est à l'origine du changement technologique et non la technologie qui est à l'origine du changement social. Il y a là matière à débats complexes, surtout lorsqu'il s'agit des médias (cf. les travaux de Marshall McLuhan, Harold Innis, Elisabeth Eisenstein). L'argumentation de l'auteur n'est pas convaincante mais elle invite à penser. Toutefois, il y manque des études de cas, pour nourrir une démonstration.

  • C'est aussi un essai sur l'histoire du papier que propose Lothar Müller. Depuis débuts en Chine jusqu'aux développements en Egypte (papyrus) et dans la monde arabe, on parcourt les étapes canoniques de cette histoire, pour arriver à "l'époque du papier" et de sa "magie blanche", matière première de la modernité. Le livre empreinte ensuite une direction plus littéraire avec les témoignages tirés de Goethe, Rabelais, de l'Encyclopédie, de Melville, de Balzac et de Zola (le papier journal et la presse de  masse), de Sterne et de Joyce. 
Avec le papier, se développe le métier de secrétaire, celui qui gère les secrets des puissants (les classe dans le meuble du même nom), les consigne dans des registres (res gestae) leurs activités politiques et administratives, commerciales et bancaires.
Le papier garde les traces des mouvements de l'âme, de la confession et de la confusion des sentiments, des savoirs nouveaux... Conservation, conversation. Papier à lettre, mais papier d'emballage aussi. Le papier contribue également à la réduction des distances entre le centre et ses périphéries (outil d'administation), entre les amants séparés (littérature épistolaire)...
Ce livre met en scène l'omniprésence du papier, de l'emballage aux traités de paix. Propagation des nouvelles et des produits. L'approche de Lothar Müller, journaliste et historien est originale et féconde. Son exploitation de l'histoire littéraire est bienvenue et stimulante. En détournant l'attention réservée d'habitude exclusivement aux médias, l'auteur replace le rôle du papier dans un cadre économique et culturel plus large. Cadrage moins conventionnel qui fait mieux voir l'importance du papier.
  • Jean-Pierre Drège propose dans une collection remarquable de précision et d'érudition, un ouvrage fort savant sur l'histoire du papier en Chine. Ce moment chinois, premier et essentiel, est souvent traité superficiellement par les essayistes. L'auteur, qui a dirigé l'Ecole française d'Extrême-Orient, est un spécialiste de l'histoire du livre chinois, jusqu'au XIIème siècle. Son ouvrage est issu d'un séminaire à l'Ecole pratique des haute études. Les 30 extraits de textes bilingues, chinois et français, sont présentés par ordre chronologique (du VIeme au XIXème siècle) ; ils sont commentés et annotés pour établir le bilan de ce que l'on sait et de ce que l'on ignore de l'histoire du papier en Chine (recettes techniques, variétés régionales, etc.).
L'ouvrage commence par une copieuse introduction (160 p.) qui souligne d'abord l'ambiguité de la notion même de papier, en chinois, à son origine. Le mot zhi (紙, en chinois traditionnel) désigne d’abord la soie, à laquelle le papier succédera pour la publication des livres. Pour l’époque de Cai Lun (蔡伦, 50-121), à qui la tradition attribue l’invention du papier en Chine, on connaît mal les techniques premières de fabrication ; dans son introduction, Jean-Pierre Drège dresse un bilan des évolutions techniques successives et de ce l'on sait du rôle aujourd'hui controversé joué par Cai Lun (dynastie des Han orientaux).
Le papier devient primordial dans l’atelier du lettré chinois, l’un de ses quatre "trésors" disait-on (avec l’encre, le pinceau et la pierre à encre : 文房四宝, wenfang sibao). Le papier traditionnel sera progressivement remplacé par du papier importé en Chine par les Occidentaux, papier mieux adapté à l’imprimerie industrielle (typographie, double face). Différents papiers traditionnels sont toutefois toujours fabriqués pour les artistes et les calligraphes.

Ce travail minutieux rappelle combien l'histoire de la technique de fabrication du papier est encore mal connue, combien il est difficile et imprudent d'avoir des idées définitives sur la question. Cette remarque épistémologique devrait être étendue aux autres dimensions des médias et de la communication : par exemple, l'examen des transferts des techniques d'un domaine à un autre (par exemple, la presse qui passe de la fabrication du vin à celle du papier imprimé). L'histoire du papier confirme que l'histoire des médias relève de l'histoire des techniques de fabrication (des encres, des crayons, des meubles, etc.) et des métiers (cf. les planches consacrées à l'imprimerie par l'Encyclopédie, évoquées par Lothar Müller).

dimanche 26 avril 2015

"Der Witz", non, ce n'est pas une blague !


Andreas B. Kilcher, Poétique et politique du mot d'esprit chez Heinrich Heine / Poetik und Politik des Wiztes bei Heinrich Heine, Paris, Editions de l'éclat, 2014, 107 p., Index. 7€

Produit dans le cadre d'une coopération entre l'université de Aachen (Aix-la-Chapelle) et celle de la Sorbonne Paris 3, ce texte est celui d'une conférence Franz Hessel ; il est publié en deux langues, l'allemand et sa traduction en français.

La notion de Witz, rendue célèbre par Freud sous le nom de "mot d'esprit" (Le Mot d'esprit et sa relation à l'inconscient, 1905), date de l'Europe des Lumières (18e siècle) ; notion philosophique, elle renvoie à celle du français "bel esprit", de l'anglais wit, ou "ingenium" en latin. Lessing oppose le Witz au génie : le génie relève de la clarté et de la simplicité classiques, tandis que le Witz renvoie au complexe et à l'hétérogène du romantisme. Le génie aime la simplicité, le Witz aime la complication (Lessing). "Le Witz réside en cela qu'il dévoile le caractère borné de toute identité fixe, et relie les choses les plus lointaines, les plus disparates". Le Witz évoque la dispersion de la data, les connivences inattendues tandis que le génie évoque la logique calculée des classifications "logiques".

Heinrich Heine, après Voltaire (article Esprit de l'Encyclopédie), rattache le Witz à la notion de métaphore et lui donne une dimension critique, humoristique, polémique et politique. Le Witz permet de contourner la censure. Sur le plan du style, le Witz refuse la linéarité, la simplicité de la narration (simplification), la prévisibilité, lui préférant une forme chaotique faite de digressions, d'associations et d'omissions. Les Tableaux de voyage (Reisebilder) de Heine se prètent particulièrement bien à cette forme liant des contenus hétérogènes, "rapiéçage de toutes sortes de chiffons", montage inattendu, surréaliste. L'auteur montre le Witz à l'œuvre dans les ouvrages où Heine se moque des institutions, de l'Université, des religions, des administrations, et, c'est logique, des systèmes classificatoires (Linné)... Heinrich Heine est un provocateur, son style inquiète, il invite à penser, ne laisse pas ses lecteurs tranquilles, suspecte la prévisibilité du monde social, la linéarité des énoncés, promeut "l'intranquillité" (cf. Fernando Pessoa).

Le texte d'Andreas B. Kilcher en démontant méticuleusement la notion de Witz dégage son rôle dans le style de Heine. Au-delà, à l'aide des idées mobilisées dans ces analyses, on pourra démonter avec profit les styles narratifs à l'œuvre dans les médias (storytelling, reportages, faits divers, etc.). Qu'impliquent de consentement certains styles narratifs, dans les réseaux sociaux, par exemple ? Qu'est-ce qu'ils imposent imperceptiblement et rendent acceptable ?

dimanche 26 mai 2013

Chopin et les réseaux musicaux à Paris

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Jean-Jacques Eigeldinger, Chopin, âme des salons parisiens. 1830-1848, Paris, Fayard, 2013, 336 p. Bibliogr, Index.

La vie musicale au début du 19ème siècle à Paris est une vie de salon plus que de concerts. Mélomanes et compositeurs interprètes passent d'un salon à l'autre, plusieurs parfois dans une même soirée. Les banquiers, les ambassades, les puissants du moment ont leur salon. Et, bien sûr, Pleyel, éditeur de partitions, facteur de pianos renommés, tient un salon qui contribuera au marketing sophistiqué de ses produits.

Dans les salons, on chante, on suit sur les partitions, on lit, on déchiffre. La bonne société prend des cours avec les grands compositeurs et interprètes, achète des pianos, lit la presse spécialisée (Revue musicale, Le Pianiste, La France musicale, Le Ménestrel, etc.). Les compositeurs sont invités, ou pas ; ils publient et dédicacent leurs partitions, autant de "likes" et de RT. Un réseau musical prend place et s'étoffe ainsi. "Le salon de M. Zimmerman est au monde musical ce que le temple de la Bourse est au monde financier. Là se cotent tous les talents de l'Europe, là s'escomptent tous les succès, là se négocient toutes les gloires..." (p. 34). Le réseau se manifeste d'abord comme un marché structuré et structurant des talents et du capital social et culturel circulant.

Chopin donne peu de concerts ; il juge le concert peu propice à la musique, trop contraignant, relevant de la "machine" à gagner de l'argent (cf. p. 268). Chopin ne joue quand ça lui chante, quand il n'a pas "mal aux nerfs", il joue pour de petites assemblées, avec ses amis, ses élèves, ses proches (Delacroix, Heine, Georges Sand, Berlioz, Liszt). Ce n'était pas "l'homme de la foule", dira Berlioz (qui lui envoyait du "Chopinetto mio" !). Le plus souvent, Chopin improvise ; il a longtemps refusé les programmes imprimés. On n'a donc peu de traces de ces interventions dans les salons, sinon par des mentions, dans les courriers et dans la presse. De la plupart de ses improvisations, il ne reste rien, son oeuvre "enregistrée" (partitions, disques, CD, etc.) ne représente qu'une partie limitée de son oeuvre.
Parmi les objectivations du réseau de Chopin, notons celle que manifestent, par exemple, l'ensemble des lettres de recommandation qu'il peut obtenir pour un de ses élèves, partant en voyage à travers l'Europe. Le réseau a une géographie : proximité sociale et spaciale (dans le quartier, la ville) jouent un grand rôle. La communication se fait de bouche à oreille, mais également par une correspondance continue, lettres et billets. Le réseau social numérique n'a fait qu'exploiter un besoin banal, lui apporter une technologie commode et bon marché.
L'auteur, Jean-Jacques Eigeldinger, Professeur à l'Université de Genève, est un spécialiste de l'oeuvre et de la vie de Chopin ; il lui a consacré de nombreux livres. Son ouvrage sur Chopin et les salons parisiens, qui comporte de nombreux documents (pp. 113-263), est une référence pour les mélomanes, les historiens et les fans de Chopin : ils y découvriront un musicien polyglotte, complexe, qui aimait aussi se déguiser, imiter, fair le clown. Un homme sympathique, mal connu.
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lundi 12 octobre 2009

Le livre des livres brûlés par les nazis

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Volker Weidermann, Das Buch der verbrannten Bücher, 2008, Verlag Kiepenheuer und Witsch, Köln (254 p., 2009 en livre de poche, btb Verlag), 12,1 €

Le 10 mai 1933 à minuit, une association allemande d'étudiants ("Deutsche Studentschaft") organise à Berlin, Place de l'Opéra, un gigantesque bûcher de livres : on y brûle les livres qui propagent un "esprit non allemand" ("Aktion wider der undeutschen Geist"). L'événement est mis en scène de comme l'aiment les nazis : flammes du bûcher, annonces théâtrales des oeuvres à brûler, cris, saluts, uniformes, musique traditionnelle... Cette manifestation ne se déroule même pas à l'initiative de la propagande nazie, et ce n'en est que plus révélateur. D'ailleurs, il y aura peu de réactions hostile des étudiants ou des professeurs à l'université, aucune réaction hostile non plus dans les lycées où le "nettoyage" des bibliothèques avait déjà commencé. Les cadres nazis seront même surpris par la soudaineté et de la radicalité du mouvement. La presse grand public fut enthousiaste. Comme son lectorat. De nombreux autres bûchers de livres auront lieu ensuite en Allemagne puis en Autriche annexée, et la liste des livres à brûler sera régulièrement enrichie et mise à jour.

Volker Weidermann reprend la liste des 131 auteurs de la catégorie "belle littérature" dont les livres ont été mis au bûcher. Pour chacun des auteurs, Volker Weidermann donne des éléments biographiques, personnels et intellectuels, avant, pendant et après le nazisme. Cette liste comprend des grands noms de la littérature allemande contemporaine : Isaak Babel, Bertold Brecht, Heinrich Mann, Stefan Zweig, Kurt Tucholski, Erich Kästner, Joseph Roth, Alfred Döblin, Erich Maria Remarque... et quelques étrangers : Henri Barbusse, John Dos Passos, Ilia Ehrenburg, Jack London, Ernest Hemingway, Maxime Gorki... Thomas Mann, prix Nobel de littérature en 1929 n'est pas sur la liste, bien que anti-nazi virulent (sa nationalité allemande lui sera retirée en 1936).
La majorité des auteurs de livres "brûlés" nous sont aujourd'hui méconnus, leur carrière a été brisée. Ce travail d'historien met à jour les intentions et la méthode des nazis aidés de leurs sympathisants ; ils ne s'en tinrent pas seulement aux plus célèbres et aux plus visibles des auteurs car ils voulaient éradiquer profondément, faire disparaître des modes de pensée, des orientations culturelles, changer la langue même. Particulièrement visés et dénoncés à ce titre, les auteurs juifs et communistes. Les nazis cherchent à imposer en Allemagne leur définition de ce qui est allemand (deutsch / undeutsch).

La spécificité du livre comme média se dégage à cette occasion : en effet, les nazis ne bûlèrent pas la presse, ils la domestiquèrent. Et pour cause, celle-ci, dans sa majorité, s'était déjà ralliée et convertie au nazisme. Les livres représentent un capital culturel et symbolique, objectivé, achevé, ils s'inscrivent avec les bibliothèques dans la durée alors que les médias sont volatiles et aisément retournés par les pouvoirs dont ils sont souvent proches, par construction. Qu'est-ce qu'un autodafé à l'époque des e-books ?


Pour terminer, quoi de mieux que le texte dans lequel Bertold Brecht évoque un poète, Oskar Maria Graf. Celui-ci, parcourant la liste des 131 et n'y trouvant pas son nom, réclame dans un article publié alors par un journal de Vienne (Wiener Arbeiterzeitng) que ses livres aussi soient brûlés : "Verbrennt mich!" (Die Bücherverbrennung, in Deutsche Satiren, 1938). Et, bien sûr, la phrase prémonitoire de Heinrich Heine : "là où l'on brûle des livres, on finit pas brûler aussi des hommes" ("Dortwo man Bücher verbrennt, verbrennt man am Ende auch Menschen", Almansor, 1821). Cette phrase est aujourd'hui gravée sur une plaque près du monument sous-terrain érigé en souvenir des auteurs de tous ces livres brûlés, Place Bebel, à Berlin, monument représentant en creux, au milieu des pavés, une bibliothèque aux rayons vidés (cf. photo ci-dessous, FjM). 



N.B. La liste établie par les nazis fut scrupuleusement respectée dans la France occupée. Par exemple, en 1942, les éditions Gallimard refusèrent d'inclure le texte d'Albert Camus sur Kafka dans le Mythe de Sysiphe car Franz Kafka figurait sur la liste des "livres brûlés" (le manuscit de Camus est exposé - correctement légendé - à Yale University, à The Beinecke Rare Book and Manuscrit Library). Cette soumission de la vie "intellectuelle " française aux nazis est souvent "omise" : ainsi, le texte publié par l'université de Québec mentionne que l'édition numérique du Mythe de Sisyphe est "augmentée (sic) d'une étude sur Franz Kafka"... Quant à l'article sur Le Mythe de Sisyphe dans Wikipedia, il ne mentionne pas l'événement, tout simplement. 

Sur l'histoire des livres brûlés, voir :

Lucien X. Polastron, Livres en feu. Histoire de la destruction sans fin des bibliothèques, Paris, Denoël, Folio Essais, 2009, 544 p., Bibliogr., Index.

Gunter Lewy, Harmful and Undesirable. Book Censorship in Nazi Germany, Oxford University Press, 2016, 269 p., Index, Bibliogr. Liste des abréviations et glossaire. Cf. in Mediamediorum.

Voir aussi les textes d'Erich Kästner publiés dans Über das Verbrennen von Büchern (Zürich, Atrium Verlag, 2013, 51p.). L'auteur conclut qu'il aurait fallu combattre le nazisme dès 1928 ;  il faut combattre les dictatures et l'intolérance dans l'œuf , avant qu'elles ne prennent le pouvoir : après, il est trop tard. "Man darf nicht warten...". Mais Erich Kästner resta dans l'Allemagne nazie où il bénéficia du soutient de Joseph Goebbels...
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