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mercredi 4 janvier 2017

Smart City ? Rome, ville intelligible



Ida Ostenberg, Simon Malmberg, Jonas Bjornebye et al., The Moving City. Processions, Passages and Promenades in Ancient Rome, Bloomsbury Academic, London, 2x015-2016, 361 p. , Bibliogr., Index, 35 €

Que peuvent apporter les travaux d'historiens de Rome aux réflexions des urbanistes contemporains ? L'ambiguité du titre "moving city", ville qui bouge, ville émouvante est tout un programme ?
Comment les habitants de Rome vivaient-ils leur ville ? Comment Rome était-elle parcourue ? Comment se lit une ville ? Quelle sémiologie peut rendre compte de la mobilité urbaine ? Des spécialistes de Rome, latinistes, archéologues, historien-nes de l'antiquité ont collaboré à cet ouvrage qui réunit 18 contributions consacrées aux déplacements à Rome, déplacements observés de différents points de vue par différentes disciplines.

La première partie évoque les déplacements des élites sociales et politiques dans la capitale, l'impératrice (Livia), les ambassades, délégations, dignitaires étrangers, les chefs militaires ; tous ces mouvements remarquables, rituels, sont mis en scène précisément ; ils sont effectués pour être remarqués, exhibant leurs escortes de licteurs et leurs costumes. Représentations des pouvoirs (pompae), ces déplacements gèrent la visibilité sociale, la société du spectacle politique.

La seconde partie examine les déplacements tels que les ont traités la littérature et la langue latines : Horace (Satires), Virgile, Properce, Ovide, Catulle...  Diana Spencer analyse le traité de Marcus Terentius Varro sur la langue latine (De lingua latina), auteur dont elle est spécialiste. Varro (116-27 avant notre ère) accordait une grande importance aux étymologies et étiologies des termes topographiques (murus, oppidum, moenia, urbs, porta, via, vicus, forum, pinnae, etc.) et à la relation entre les termes (connotations, corrélations). On n'est pas si loin des hypothèses présidant au clustering (Natural Language Processing, NLP). Ces proto-clusters, tout comme les déclinaisons, structures invisibles aux locuteurs, situent la géographie vécue par les Romains, ils l'inculquent aussi : pensons à la rythmanalyse, notion empruntée à Henri Lefebvre et à sa poétique de la ville.

La troisième partie traite de processions et de défilés : processions religieuses chrétiennes, triomphes militaires et politiques (celui d'Auguste, ceux des généraux vainqueurs). Les itinéraires des processions s'imposent à la ville, la ponctuent d'églises et d'autels, construisant le plan du cheminement de pélerinages futurs.

Le dernier chapitre est consacré aux transformations de l'urbanisme, comment les habitants incorporent la géographie de leur ville et la redisent pas à pas dans leur déplacements ; capital structuré et structurant, la ville constitue un capital informationnel que mobilisent ses habitants, ses visiteurs dans leur vie quotidienne.

L'objectif global des différents chapitres de l'ouvrage est de mieux comprendre les déplacements en les analysant comme des interactions entre population et monuments (cityscape). La ville détermine les déplacements par sa topographie et ses constructions. Les déplacements de la population relient les quartiers et les monuments. La ville se donne à lire. Cette approche par l'espace se substitue à l'approche traditionnelle qui mettait l'accent sur l'architecture et la topographie. Les déplacements sont à comprendre comme une communication : affirmation de pouvoirs, de hiérarchies, de concurrence, statuts. Par exemple, l'inaction, la lenteur se lisent comme signes de puissance, la vitesse trahissant souvent la faiblesse.

Malgré les apparences, l'actualité de ce travail multi-disciplinaire est indéniable ; il s'agit de rendre la grande ville, la capitale, intelligible.
On peut penser à la narration de Federico Fellini pour son film Roma (1972), ou aux déambulations de Louis Aragon dans son roman Le Paysan de Paris (1926), toutes reconstructions d'espace vécu (Armand Frémont, 1976).
Quelles idées fécondes de telles études qualitatives peuvent-elles suggérer aux travaux sur la ville intelligente (smart city) mis en œuvre à partir de la data et de l'Internet des choses (data driven) ?

Voici un grand livre, qui dépayse et dépoussière la réflexion sur la ville, assurément.

mercredi 25 avril 2012

Divers états du capital culturel numérique

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Delphine Serre coordonne le numéro de Actes de la recherche en sciences sociales, N°191-192, 2012/1-2 consacré aux légitimités culturelles. Elle l'ouvre par un article de cadrage intitulé "Le capital culturel dans tous ses états" (pp. 4-13). 
Cette notion sociologique construite par Pierre Bourdieu dans les années 1970 reste peu utilisée directement par les sciences des médias pourtant avides d'outils de description et d'analyse sociologique (i.e. ciblage). Elle est souvent réduite à sa forme scolaire (niveau d'études, nombre d'année d'études) vers quoi l'attirent la notion économique de capital humain et l'économie de l'éducation.
Bourdieu distinguait trois états du capital culturel : objectivé (visible dans des objets accumulés, livres, disques, tableaux, collections, partitions, etc.), incorporé (gestes, doigtés, tours de main, maîtrise langagière, etc.), certifié (institutionnalisé, diplôme reconnu, légitimant). Plus tard, Bourdieu considérera le capital culturel comme une dimension du capital informationnel (1991).

Des questions difficiles naissent de la notion de capital culturel dès que l'on veut l'utiliser hors labo : celle de la conversion d'un état dans un autre (certifier un capital corporel, incorporer un capital objectivé, etc.) et celle de la transmission (le droit et le métier d'hériter, que le numérique complique : qui héritera des librairies de eBooks et de iTunes ?). C'est pourquoi l'évaluation du capital culturel et de sa légitimité repose essentiellement sur des enquêtes ethnographiques. Dans ce domaine, les enquêtes quantitatives auxquelles se fient les études média sont souvent promptes à simplifier pour compter à tout prix.
Les articles réunis dans ce numéro d'Actes illustrent différentes approches méthodologiques du capital culturel et de sa légitimation..

Que faire du capital culturel pour comprendre et analyser les médias ? Sans doute est-ce une variable essentielle de l'explication des consommations média ; toutefois, dans le meilleur des cas les études de référence s'en tiennent à exploiter le diplôme, ignorant les pratiques, réduites à des déclarations. Les données produites par les médias numériques pourraient vivifier les analyses du capital culturel : analyses des recherches effectuées sur les moteurs de recherche, suivi du marketing comportemental (suite des actions aboutissant à une transformation, click, achat, etc). L'étude des comportements observables sur le champ des réseaux sociaux reconstituerait avantageusement "l'anatomie du goût" et l'enrichiraient : que peut-on faire, par exemple, de la notion d'engagement, telle que l'exploite le marketing ?
  • Il serait sans doute fécond de rapprocher l'évolution de la notion de capital culturel de la dynamique nouvelle lancée par les réseaux sociaux (la formation universitaire joue un grand rôle dans la timeline affichée sur Facebook, réseau lui-même issu de la vie universitaire américaine - Harvard Business School). "Groups for School" ouvert en avril 2012 aux Etats-Unis par Facebook, apparaît comme une contribution à la mise en avant du capital culturel : les universités sont gérées comme des marques (stratégies de distinction, etc.).
  • Quid des formes nouvelles du capital culturel objectivé (livres numériques, musique en fichier) tous objets invisibles ? Quid des forme de capital culturel incorporé assurant la gestion de la réputation (dite, pour l'occasion, e-reputation) et exploitées par le marché de l'emploi (chasseurs de têtes, ressources humaines). La gestion de sa propre image, jusqu'à présent réduite aux techniques du corps, a pris une ampleur et des formes nouvelles.
  • Les réseaux sociaux professionnels (Viadeo, LinkedIn) illustrent des "savoir-faire relationnels", une  sociabilité amicale ou professionnelle difficilement certifiables (p. 10).
  • D'une manière générale, quels types d'habitus sont inculqués par ces nouveaux outils d'accumulation de capital culturele et social, donc de capital symbolique ?
On ne peut que souhaiter que la sociologie de la culture se tourne vers ces nouveaux objets de recherche issus du développement du Web et de la téléphonie mobile. 
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