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dimanche 24 février 2019

Une journaliste et photographe berlinoise aux prises avec le XXème siècle

Autoportrait 1950

Berlin lebt auf! Die Fotojournalistin. Eva Kemlein. 1909-2004, 126p. 2016, Stiftung Neue Synagogue Berlin,  Hentrich & Hentrich14,9 €

"Berlin revit" (lebt auf) après douze années de nazisme, dont cinq années de bombardements, à quoi succèdent l'occupation soviétique et son mur de la honte ("Mauer der Schande"). De Hitler à Staline : Eva Kemlein, toute une vie à Berlin (un chapitre s'intitule "Ein Berliner Leben im 20. Jahrhundert").
La photo-journaliste du quotidien Berliner Zeitung, dont le premier numéro est publié en mai 1945, a couvert la renaissance de la ville capitale en montrant surtout l'héroïsme quotidien des femmes de Berlin dans une ville en ruines et occupée par la soldatesque soviétique (cent mille femmes violées par les occupants).
L'oeuvre photographique de Eva Kemlein contribuera à l'exposition, "Berlin - ville des femmes" ("Berlin - Stadt der Frauen", 2016). Berlinoise, née à Berlin, Eva Kemlein a mené dans la capitale une existence souterraine durant les dernières années du régime nazi pour éviter la déportation (sa mère a été déportée et assassinée).

Photographe, Eva Kemlein documentera les ruines du château de Berlin (3 000 photos), Das Berliner Schloss (aujourd'hui reconstitué sous le nom de Humboldt Forum) avant sa destruction volontaire : le dynamitage (die Sprengung) du château en 1950 fut décidé par le gouvernement de la zone d'occupation soviétique (dite DDR / RDA), destruction hautement symbolique d'un monument du patrimoine culturel européen.
Plus tard, Eva Kemlein se spécialisera dans la photographie de théâtre, des répétitions aux premières ; elle sera la photographe de l'activité théâtrale de Berlin, et notamment du Berliner Ensemble de Helen Weigel et Bertold Brecht. Même s'il s'agit de théâtre, elle se veut "Bildereporterin"  (reporter d'images) et non artiste photographe ("künstlerische Fotografin"). On peut voir dans le catalogue ses photos de l'actrice Helen Weigel dans "Mère Courage et ses enfants", dans "Peur et misère du IIIème Reich" ; des photographies font voir aussi, à travers les diverses mises en scène, la construction de la magie du théâtre, de la tension et de la poésie. On voit des photographies de la "La vie de Galilée", mise en scène en 1957 (loin de la navrante adaptation actuelle - février 2018 - au Berliner Ensemble, "Galileo Galilei. Das Theater und die Peste"). On peut également voir des photos de la mise en scène de "Die Vermittlung" (Peter Weiss, "L'instruction", une pièce sur le procès d'Auschwitz à Francfort, 1963-1965).

L'ouvrage est le catalogue de l'exposition qui eut lieu en 2016-2017 à la synagogue de Berlin (Centrum Judaicum). Le titre reprend la une du premier numéro du Berliner Zeitung. L'ouvrage comporte dix chapitres consacrés à différents aspects de l'oeuvre et de la vie de Eva Kemlein qui a légué 300 000 négatifs à la fondation du musée de la ville de Berlin.
Contribution à l'histoire du journalisme du quotidien et du spectacle, tout à l'opposé du people. Cette femme ne se dira ni grand reporter ni artiste, c'est une journaliste photographe du "tous les jours", bicyclette et Leica qui ne la quittera jamais, même pendant la période nazie.
Journaliste photographe empêtrée dans l'histoire, bien plus que l'historien. Car comment faire voir du présent quand ce n'est pas encore de l'histoire ? Que faut-il en faire voir ? Comment ne pas (se) tromper ?

lundi 28 janvier 2019

Molière : l'économie du spectacle vivant au siècle de Louis XIV


Georges Forestier, Molière, Gallimard, Paris, 2018, 541 p. Index, notes et illustrations, 24 €

Ce Molière est un grand ouvrage ; l'auteur fait plus que dépoussiérer l'image de Molière, il la redresse en expliquant le développement de l'oeuvre de Molière entre contraintes économiques et exigences royales. Sans y aller par quatre chemins, Georges Forestier distingue, clairement et distinctement, ce que l'on sait (les sources), les erreurs qui ont été commises (pourquoi, leurs sources) et comment elles se sont propagées (notamment celles que l'on doit à la biographie de Grimarest, sans cesse utilisée) et ce que l'on ignore et ignorera sans doute toujours (et pourquoi). Travail méticuleux qui donne à Molière toute sa dimension et rend la biographie passionnante. Un tel travail devrait susciter des remises en chantier des présentations scolaires de Molière, entre autres.

L'auteur n'en est pas à son premier coup : il a dirigé l'édition décapante de Molière en Pléiade publiée par Gallimard. Spécialiste du théâtre du "siècle de Louis XIV", il a aussi publié une immense biographie de Jean Racine (2006, 942 p. Paris, Gallimard), Racine dont il a également dirigé l'édition en Pléiade, Racine qui fut par bien des aspects, le concurrent de Molière. On doit aussi à Georges Forestier des ouvrages sur Corneille, sur la tragédie au XVIIème siècle. Spécialiste du Grand Siècle s'il en est.

Georges Forestier suit la vie et les oeuvres de Molière de manière chronologique, pièce après pièce.
Chaque fois qu'il est possible, il indique les éléments de gestion de la pièce : ce qu'elle a rapporté, combien ont encaissé les acteurs et Molière lui-même, quel fut le prix des places (qui varie selon les situations du marché, début de yield management !)... L'information économique et comptable est omniprésente sans jamais déranger, au contraire. De manière réaliste, Georges Forestier mentionne toujours les revenus de la troupe ; soirée par soirée, il indique le montant des charges multiples qui pèsent sur le théâtre : rémunération des acteurs, des musiciens, des danseurs, des techniciens, les achats de costumes (sur mesure), de la protection, le coût de fabrication des décors et de la machinerie (recyclables), les frais de déplacement, etc. Il mentionne également les revenus de Molière comme auteur qui s'ajoutent aux revenus de Molière acteur, doubles revenus qui lui permettent de vivre confortablement de son métier. On perçoit la concurrence entre les théâtres parisiens et le rôle qu'y jouent les acteurs et les actrices célèbres, leur rivalité (people !). On perçoit clairement la rivalité des auteurs aussi : Racine contre Molière, par exemple, comédie contre tragédie. Théâtre, visites et spectacles donnés chez les personnages importants, et riches, du royaume, subventions régulières et exceptionnelles du roi. Le modèle économique du théâtre de Molière, spectacle vivant, économie de prototypes, est exposé concrètement et discuté même s'il ne fait pas l'objet d'un chapitre spécifique, ce que l'on peut regretter ; sans doute, pourrait-on déjà observer ce que William Baumol et William Bowen appelleront plus tard, "the cost disease" dans le cas du spectacle vivant (Performing Arts. The Economic Dilemma, 1966), avant la reproduction mécanique (Walter Benjamin) puis numérique, de l'activité artistique.

Le théâtre de Molière, on l'oublie souvent, est déjà multimédia, Molière réalise une oeuvre d'art total (Gesamtkunstwerk, bien avant Richard Wagner) ; aux acteurs jouant une pièce, s'ajoutent la musique, les ballets, les décors avec leurs "superbes" machines", les costumes. L'inventivité de Molière s'inspire de diverses sources, la Commedia dell'Arte d'abord (ce qui rappelle l'importance à cette époque de la troupe des Italiens, avec qui celle de Molière partageait le théâtre) et les classiques latins (Plaute, Térence) et mais aussi le théâtre espagnol et portugais, tant d'auteurs aujourd'hui ignorés que Georges Forestier replace dans l'histoire littéraire et culturelle.
Avec cette biographie on ne perd jamais de vue le métier complexe de Molière, acteur formidable d'abord, réputé pour son jeu, auteur bien sûr, metteur en scène et directeur de théâtre (recrutement, gestion, prospection, etc.). La littérature ne donne du théâtre qu'une réduction livresque. L'enseignement devrait en tenir compte : lire Molière pour le jouer, pour le gérer, enseignement total...
Derrière "Molière le peintre" et son talent, il y a aussi un politique prudent qui saura gagner et garder l'estime et le soutien de Louis XIV ; et Molière se met entièrement au service de Louis XIV, écrivant et mettant en scène et jouant à la demande. L'histoire de Tartuffe, que l'église et les dévots condamnent et s'efforcent de faire interdire, témoigne de la patience de Molière qui ne renonça jamais à la faire jouer. L'analyse de Georges Forestier est magistrale, pour cette pièce comme pour les autres.

Le temps de Molière est décrit et expliqué par Georges Forestier ; indispensable car Molière est de son temps, des cultures de son temps, de l'éthique mondaine, des médecins et des bourgeois, le "goût galant" des salons, de la musique et des ballets de Lully...). Il est l'esprit de son temps. L'auteur évoque "le contrat de connivence, éthique et esthétique", qui liait Molière à son public. Moins connu, le lecteur découvrira un Molière traducteur, lisant dans les salons sa propre traduction du De Rerum Natura de Lucrèce, rédigée en "prosimètre", innovation qui mêle la prose et les vers. Matérialiste, Lucrèce, en disciple d'Epicure, dénonce les maux qu'entraînent les religions...

L'ouvrage de Georges Forestier désenchante tranquillement le culte littéraire des grands auteurs. Ainsi, il faut imaginer Racine, amant de l'actrice qui joue Hermione, plaçant en bourse à 5% les excellentes recettes d'Andromaque ! L'art pour l'art pour l'argent...
Toutes les explications minutieuses de cette copieuse et précise biographie ne diminuent en rien le charme et l'intérêt des pièces de Molière. Au contraire. Molière est aussi de notre temps. Pourquoi ? Comment pouvons-nous être du siècle de Molière sans être de celui de Louis XIV ? Comment se construit l'universalité d'oeuvres si particulières qui puisent dans les oeuvres du passé pour séduire le présent et s'en faire comprendre ?

lundi 1 octobre 2018

Le film d'une année de la vie d'un cinéaste : Ingmar Bergman

Document promotionnel par Carlottavod

BERGMAN. A Year in a Life, film de Jane Magnusson, 2018, 116 minutes

Résumer 365 jour en 2 heures, comment rendre compte d'une vie de cinéaste en un film ? Un film sur des films, sans montrer les films. Média sur un média, c'est un film biographique (biopic) pour tenter de saisir le personnage du réalisateur suédois, à partir de l'une de ses années les plus fécondes, l'année 1957 : "cette année là", comme l'on dit dans les chansons, il achève deux films (Le Septième Sceau et Les Fraises Sauvages), il met en scène quatre pièces de théâtre (dont Le Misanthrope de Molière et une adaptation de Peer Gynt de Henrik Ibsen), et il réalise un téléfilm pour la télévision suédoise naissante. Sont convoqués, pour témoigner de cette activité, des acteurs, des parents, des amis, des collaborateurs, photographes, etcJane Magnusson, qui a déjà réalisé un film consacré à Ingmar Bergman ("Trespassing Bergman", 2013), y a conjugué extraits de films, photos de tournages, archives et des moments tirés d'une cinquantaine d'interviews ; son angle, sa thèse est que les films d'Ingmar Bergman ne racontent que sa vie ("cruellement autobiographique", disait François Truffaut), qu'ils explorent ses propres difficultés existentielles et ses angoisses tout en les masquant et les incorporant dans divers personnages. Montage habile de nombreux moments qui donne au film un rythme convaincant, car on ne s'ennuie jamais. S'il part de l'année 1957 comme poste d'observation d'une vie, le film déborde largement les limites de cette année et nous offre plutôt la carrière de Bergman, au sens où Raymond Picard a pu écrire "La carrière de Jean Racine" et y situer l'année 1677 comme une année pivot.

Famille de pasteur (cf. la maison du pasteur), enfance qui n'en finit pas de ne pas passer, de ne pas être digérée, sympathies nazies du jeune homme (pendant dix ans, désavouées plus tard), vie sentimentale et conjugale mouvementée et complexe, vie familiale désertée, enfants délaissés, amis oubliés ou trahis au profit de la gloire, jalousie, santé chancelante... Comment interagissent vie privée et création, souci artistique et carrière ? Lancinantes questions pour des biographes.
Si l'on aime le cinéma, on s'accorde à reconnaître que les films d'Ingmar Bergman constituent un moment important de l'histoire de cet art. Ce documentaire donne un éclairage historique précieux sur les tournages (à noter la lourdeur et la lente maniabilité des appareils de l'époque), sur la direction d'acteurs, sur les costumes, le montage. On en aurait aimé davantage... sur la différence d'esthétique dezs images entre couleur et noir & blanc, sur la bande-son, le bruitage. "Pour moi," écrit François Truffaut, "la leçon que nous donne Bergman tient en trois points : libération du dialogue, nettoyage radical de l'image, primauté absolue accordée au visage humain" (dans Les films de ma vie). Ce documentaire confirme amplement ce jugement.
Documentaire à voir pour mieux connaître, sans doute, et aimer peut-être l'œuvre d'Ingmar Bergman et pour avoir envie de (re)voir ses films, même si l'on n'est pas un cinéphile averti, même si certains aspects du personnage peuvent énerver ou décevoir... Telle fut l'histoire. Au spectateur de concilier, s'il le peut, l'admiration pour le talent et l'œuvre et des moments peu brillants. Le génie peut-il tout excuser ? Pas plus que pour son valet de chambre, il n'est de grand homme pour son biographe !



Références 
François Truffaut, Le films de ma vie, Paris, Flammarion, 1975, 2007
Raymond Picard, La carrière de Racine, Paris, Gallimard, 1956, cf. Troisième partie, chapitre 1

lundi 3 août 2015

La postérité théâtrale d'Esther



Elisabeth de Fontenay, La prière d'Esther, Paris, Seuil, 2014, 136 p.

Professeur de philosophie, Elisabeth de Fontenay reprend l'histoire d'Esther. Partant de la prière d'Esther dans la pièce de Jean Racine comme fil conducteur, elle parvient, d'anecdotes en anecdotes, à la biographie de Mademoiselle Rachel (Elisabeth Félix) actrice célèbre, qui, au XIXe siècle, joua le rôle d'Esther (1839) à la Comédie Française, tout comme, plus tard, Sarah Bernhardt (1910) dont elle fut un modèle. L'acteur Talma joua le rôle d'Assuérus dans Esther (1803) ; à cette occasion, il aurait suscité l'intérêt de Napoléon 1er qui en conçut alors sa politique envers les Juifs en France... Enfin, l'auteur examine en détail le sort réservé par Marcel Proust à l'une des héroïnes de la Recherche, Rachel. La pièce de Racine constitue en effet une référence constante de Marcel Proust et du narrateur. "Il y a une prière d'Esther pour Assuérus qui enlève", dira Madame de Sévigné, autre référence de la Recherche, à propos de la représentation d'Esther.

Au commencement, se trouve le Livre d'Esther (rouleau dit Meguila d'Esther), un texte essentiel de la Bible ; l'histoire se déroule en Perse, pendant le règne de Xercès (Assuérus), dans les années 470 avant notre ère. Grâce à l'intervention d'Esther, les Juifs du royaume échappent au massacre organisé par Aman. Cet événement rapporté par le rouleau d'Esther est à la base de la fête juive de Pourim, célébrée désormais chaque année. Racine évoque d'ailleurs Pourim à la fin de sa Préface comme témoignage de l'importance toujours actuelle de l'événement.
On est loin de Phèdre (1677) ; Jean Racine fait de l'histoire d'Esther le sujet d'une pièce pieuse en trois actes, suivant de près l'œuvre originale : Esther est déclarée "Tragédie Tirée de l'Ecriture Sainte". C'est dans cette tragédie que se trouve la fameuse prière (Acte 1, scène 4). La pièce a été écrite par Racine pour les Demoiselles de la Maison de Saint-Cyr, à la demande de Madame de Maintenon, épouse du roi. La pièce comporte une partie musicale et chorale (cf. infra) de Jean-Baptiste Moreau qui composera plus tard la musique pour Athalie ; Jean Racine reconnaîtra que "ses chants ont fait un des grands agréments de la pièce". Esther, tragédie musicale ?
Esther sera jouée 7 fois en janvier 1689 en présence de Louis XIV, du dauphin, de Bossuet, Condé, Louvois... Madame de Maintenon interdit que les théâtres publics jouent la pièce. La pièce ne sera reprise qu'après sa mort (1719), en mai 1721, créée à la Comédie française.

Dans sa Préface, Racine mentionne qu'il a mobilisé, outre le texte biblique ("les grandes vérités de l'Ecriture"), quelques sources historiques (Hérodote, Xénophon, Quinte-Curce). C'est "un divertissement d'Enfants devenu le sujet de l'empressement de toute la Cour", remarque-t-il ; Racine rappelle aussi que l'éducation donnée aux demoiselles pendant "leurs heures de récréation" visait "à les défaire de quantité de mauvaises prononciations, qu'elle pourraient avoir rapportées de leurs Provinces".  A l'objectif religieux du théâtre et du chant s'ajoute un objectif pédagogique d'assimilation culturelle.

La musique d'Esther de Jean-Baptise Moreau
in Jean Racine, Œuvres complètes, T.1, o.c.
Elisabeth de Fontenay évoque les traductions et les diverses versions d'Esther, de la Septante à la Vulgate puis à la traduction de Port-Royal, passant de l'hébreu au grec, puis au latin, et enfin au français. A cette occasion, l'auteur confie son attachement au latin : "le souvenir des ressassements servant à la messe et des versions latines a, pour moi, gardé à cette vieille langue de prière et d'études la puissance de l'enfance". Mais elle n'en dénonce pas moins l'escamotage de la réalité hébraïque par ces traductions.

Ainsi peut-on percevoir et suivre les grandes lignes de la propagation jusqu'à nous de l'histoire d'Esther depuis le fameux rouleau jusqu'à ses multiples traductions et interprétations au cours des siècles. C'est par l'entremise d'une pièce de théâtre que le personnage d'Esther est popularisé par-delà des publics religieux. À partir de la pièce s'organise un travail de communication auquel les célébrités apportent une contribution essentielle ; d'abord les spectateurs de haut rang : Louis XIV, Madame de Maintenon, la Cour, Napoléon Ier... Le pouvoir politique est relayé, comme d'habitude, par le pouvoir intellectuel, Madame de Sévigné, Alfred de Musset, Madame Récamier, François René de Chateaubriand, l'œuvre de Marcel Proust couronnant le tout... En même temps, les actrices qui jouent Esther sont identifiées au personnage, des stars qui déjà transcendent les personnages : la vie, les amours et la mort de ces femmes deviennent événements publics, mythes, people (une photo de Rachel sur son lit de mort donne lieu à décision de justice en juin 1858 sur le droit à l'image). Plus tard, viendront film, opéra, etc. Et chaque année est célébrée la fête de Pourim avec ses crécelles et ses pâtisseries... Une histoire, des médias.

L'ouvrage d'Elisabeth de Fontenay, conjugue histoire intellectuelle et approche biographique ; caustique, espiègle, il ne manque jamais ni d'humour ni d'ironie. La philosophe s'avère à l'aise dans cette sorte d'enquête, qui tisse des noms propres, mêle les traces, dessine des trajectoires (je paraphrase sa conclusion). Ce faisant, elle conçoit un genre littéraire original. On croise Chateaubriand, Musset avec Mademoiselle Rachel, en famille, Réjane et les Goncourt, Reynaldo Hahn et Sarah Bernhardt, et d'autres, moins sympathiques (Julius Steicher à Nuremberg, en 1946)... Le lecteur est souvent surpris, toujours heureusement bousculé par le style et la culture d'Élisabeth de Fontenay.


Références

L'édition d'Esther que Jean Racine a sans doute utilisée (en plus de la Septante) est celle qui se trouve dans La Bible, traduction de Louis-Isaac Lemaître de Sacy (publiée en 1667 chez Elzevier), Paris, reprise chez Robert Laffont, préface et introduction de Philippe Sellier, collection Bouquins, 1990, page 598 – 614). Il s'agit de l'édition réalisée à Port-Royal à laquelle ont collaboré Blaise Pascal, Pierre Nicole et Antoine Arnauld.

Jean Racine, Œuvres complètes, T. 1, Paris, Gallimard, 1999, voir la Notice de Georges Forestier sur Esther, pp. 1673-1709.

Esther, Paris, les éditions Colbot, texte hébreu et traduction française, 1987, 176 p. Bibliogr.

Sur Elisabeth de Fontenay, par l'auteur elle-même : Actes de naissance. Entretiens avec Stéphane Bou, Paris, Seuil, 2011, 203p.

vendredi 19 juin 2015

Colette : plus d'un demi siècle de journalisme



Colette journaliste. Chroniques et reportages, 1893-1955, Texte établi, présenté et annoté par Gérard Bonal et Frédéric Maget, Paris, Editions du Seuil, 2010, 438 p., 11,8 €

Le journalisme occupa une grande part de l'activité littéraire de Colette (1873-1954), à côté de ses romans (Claudine, Gigi, Chéri, Le blé en herbe, La vagabonde, L'ingénue libertine, etc.) et de sa carrière d'actrice au music-hall.
Œuvre parallèle ?

La relation presse / littérature dans une œuvre est elle articulation de talents différents. La presse apparaît d'abord comme gagne-pain régulier tandis que l'œuvre se construit, plus risquée : en cela, Colette suit la voie tracée par Honoré de Balzac, Victor Hugo, Théophile Gauthier, Charles Baudelaire, Emile Zola... Plus tard, Albert Camus. Mais la relation à la presse n'est pas seulement alimentaire. La presse est aussi pourvoyeuse de contenus, de matière première littéraire : faits divers, événements, représentations théâtrales, sport, procès, conseils imposent leurs sujets, leur genre, leur vérité ("l'imagination, c'est la perte du reporter")... Surtout, le travail de journaliste ne laisse que peu de choix, il impose son calendrier, son format (longueur imposée), ses délais de bouclage (la presse est un "ogre qui se repaît à heures fixes"). D'une certaine manière, le journalisme est un genre à formes fixes.

Le journalisme peut être aussi un plaisir. Colette dira combien elle a aimé l'ambiance et la vie des journaux et même l'exigence quotidienne du quotidien : «Tous les jours, tous les jours, je courrai l'aventure d'écrire. Tous les jours un souci s'éveillera en même temps que moi, m'accompagnera en voyage, nagera l'été à mon flanc et s'insinuera dans songes  [...] La passion ne m'en a pas quittée." (1933, La République).
Le journalisme de Colette enrichit l'écriture de ses romans, il lui impose aussi progressivement l'habitude du décentrement, de l'observation minutieuse, de la simplicité et de la clarté, de la concision. Le talent de la romancière affecte en retour le journalisme : " Colette a créé une forme de journalisme absolument nouvelle, un journalisme lyrique – lyrique n'est pas enthousiaste –, fondée sur les rencontres quotidiennes d'une vie de femme". Bouclant la boucle, son travail de journaliste sera repris et publié en recueils (Les vrilles de la vigne, Les heures longues, Paris de ma fenêtre, etc).

Dans ce volume, les éditeurs ont réuni 130 articles écrits par Colette, la plupart inédits en librairie, précédés d'une préface de 35 pages. Les articles de Colette sont disséminés parmi de nombreux titres de presse (Vogue, Gil Blas, Le Petit Parisien, Le Figaro, Marie Claire, le Mercure de France, Le Petit niçois, La Revue NantaiseLe Matin, Le Film, etc.). Bien sûr, pour être réunis dans un livre traditionnel, de papier, ces articles ont été dépouillés de leur contexte, de leur format, de la titraille, et c'est dommage : l'article de journal est indissociable de son environnement rédactionnel et de la charte graphique, dont relève aussi la publicité. Que pourrait faire l'édition numérique pour restituer ces articles dans leur environnement premier ?

Colette a fait tous les métiers du journalisme : chroniqueuse, critique et reporter. Du métier de reporter, elle dira : "Il n'y a qu'une consigne qui est : "Débrouillez-vous". Avec le reportage, il ne s'agit pas seulement d'écrire, assise tranquille à son bureau ; nous sommes loin d'un journalisme de la chaire et de la réécriture de dépêches d'agences ou de communiqués de presse. Le reporter doit conquérir son information avant d'écrire son article.
Moderne, Colette est féministe ; elle ouvre dans Paris-Soir, que dirige Pierre Lazareff (novembre 1938), la rubrique "une femme parmi les autres" : " Chaque semaine, notre grande Colette examinera ici le cas d'une femme prise parmi les femmes [...] Colette s'efforcera de déchiffrer, à travers les lignes multiples de ces destins, l'énigme des femmes d'aujourd'hui". "Colette, l'affranchie", titrera le Hors série du Monde qui lui est consacré, en septembre 2015)

L'ouvrage contribue autant à l'histoire de la presse et du journalisme qu'à celle de la littérature, et de leurs échanges. Livre d'histoire et d'histoires.

mercredi 10 décembre 2014

La télévision française, images d'autrefois


Patrick Mahé, La télévision autrefois, Paris, Editions Hoëbeke, 2006-2014, 168 p., 12,9 €

Ceci n'est pas une histoire de la télévision. C'est, à l'aide d'images, une évocation de la télévision française depuis ses débuts, vers 1950, jusqu'aux années 1980. Période que domine presque exclusivement une télévision de secteur public et, dit-on, de service public. L'ouvrage commence après les années de collaboration avec les nazis et arrête son évocation un peu avant le lancement de chaînes privées commerciales en France : Canal Plus en 1984, TV6 en 1986 et la privatisation de TF1 en 1987.
Ce siècle avait 50 ans. On repère le virage des années 1960 : la télé passe à la couleur (1967), la publicité débarque en 1968 ("Du pain, du vin et du Boursin"), le magazine Télé 60 devient Télé 7 Jours. Plutôt qu'un livre d'histoire, c'est plutôt un livre de beaux souvenirs comme s'il avait été composé pour ou par des téléspectateurs nostalgiques. En huit chapitres, des photos, quelques anecdotes, on parcourt ce qui reste de la mémoire de la télévision. On en a chassé tout le négatif, la censure, le monopole, le contrôle de l'Etat, etc.

D'abord les emblêmes : les speakerines, potiches que le féminisme aurait pu dénoncer, le téléviseur qui rassemble la famille au salon ou à la cuisine, la pendule qui ne tourne pas rond, le petit train et son rébus, en attendant, les habillages d'antenne... Ensuite, on traite l'information, le 20 heures et ses hommes troncs, JT qui paraît dès juin 1949 et ne dure alors qu'un quart d'heure, à 21 heures ; le merveilleux "Téléchat" raillera gentiment le rituel d'infos qui, d'année en année, s'est installé. "Cinq colonnes à la une" et puis les élections, les candidats ; parmi eux, De Gaulle, acteur formidable du théâtre politique. Pour le rire et les jeux, l'ouvrage évoque le cirque avec "La Piste aux étoiles", "Les Shadocks" (mai 1968) ; pour les variétés, l'Eurovision, le Petit Conservatoire de Mireille, Discorama, Jean-Christophe Averty... Les émissions de jeunesse pour "Bonne nuit les petits", "Le manège enchanté", Thierry la Fronde, "Les chevaliers du ciel", Goldorak et Dorothée. "Laissez-les regarder la télé", dira-t-on !
La "culture" a-t-elle sa place à la télé ? Peut-être, avec "Lectures pour tous" ou "Apostrophes", avec "Au théâtre ce soir", ou "Les Perses" d'Eschyle, si fameux. Un chapitre sur les séries, la plupart américaines, déjà, mais il y a toutefois "Maigret", "Belphégor", "Les saintes chéries", "Vidocq"... Un chapitre sur le sport pour finir : le Tour de France d'abord qui se terminait depuis 1948 par l'entrée triomphale au Parc des Princes, alors temple des sports populaires, le football avec les Verts et le stade Reims, les JO de Grenoble, le catch...

Toutes ces émissions avaient deux vies : une vie en direct, sur rendez-vous, puis une vie sociale, ensuite ; sans Facebook ni Twitter, ces émissions meublaient les conversations, les imaginaires, les jeux des enfants, les rêves aussi. Etoffe des vies quotidiennes.
Le livre donne l'image, peut-être fantasmatique, d'une France unie par sa télé qui fédère la majorité de la population en de nombreux grands spectacles. Télévision pour tous qui n'a pas l'obsession publicitaire du ciblage qui sépare et trie ; cette télévision inculque à tous sa grille, son emploi du temps, l'heure des repas, du coucher... Pas plus qu'aujourd'hui, elle ne faisait pas l'élection mais elle donnait à tous un contenu de référence, de quoi débattre à table, au bistro, à l'usine ou au bureau.
Télé dénoncée dès ses débuts, mal-aimée par les enseignants, les "intellectuels" (elle "tend vers le bas"), les politiques (surtout lorsqu'ils perdent les élections). Télé que l'on aime détester. Quelques voix discordantes ; lucide, Louis Porcher vante "l'école parallèle" (1973).

Durant cette période, qui semble pré-histoire, des formats télévision se mettent en place, souvent hérités de la radio, des genres télévisuels, des cadrages, des personnages, des rôles (le présentateur, l'animatrice, le journaliste sportif ou météo, l'artiste de variétés, le reporter), des rhétoriques aussi ; beaucoup de ces codes et métiers ne passeront pas le siècle et seront balayés par l'abondance télévisuelle, puis par le numérique, par YouTube ou Facebook. Queques uns subsistent, inchangés... Ce livre d'images raconte une première rupture télévisuelle, la deuxième rupture est en cours...


Sur un thème voisin :

dimanche 24 août 2014

Service public TV. François Mauriac téléspectateur




François Mauriac, On n'est jamais sûr de rien avec la télévision. Chroniques 1959-1964, Edition établie par Jean Touzot avec la collaboration de Merryl Moneghetti, 2008, Paris, éditions Bertillat, 653 p. Index

Mauriac, prix Nobel de littérature (1952), a tenu une chronique TV, sorte de blog hebdomadaire, dans L'Express puis dans Le Figaro Littéraire. Toutes ces chroniques viennent d'être réunies en un volume, elles commencent avec la Cinquième République (1959) et s'achèvent fin novembre 1964 ; cet "enfant de la télé", consciencieux et enthousiaste, a 80 ans.
L'ouvrage séduit par la fraicheur des points de vue, la lisibilité : pas de langue de bois, de clichés ; pas de soumission aux modes intellectuelles, pas de complaisance pour les pouvoirs. Discrètement iconoclaste. La télé couverte par les "téléchroniques" est celle des débuts : noir et blanc, une chaîne (la seconde est inaugurée en avril 1964, six mois avant la dernière chronique). Peu de foyers possèdent alors un "poste" : 10% en 1959, 40% en 1964. En 1959, cette télévision diffuse 52 heures de programmes chaque semaine, dont une moitié en directe. 1959, c'est l'année de naissance de Télérama et de Télé 7 jours. Un média de masse s'invente et segmente.

Que retenir de ce que Mauriac retient de ces premières années télé, comment tirer profit de cette double mise à distance, celle du romancier, celle d'un demi siècle d'histoire télévisuelle ?
  • Télévision sans surprise. Déjà vu. Mauriac s'insurge quand la télévision piétine, ne faisant que redire ce qui a déjà été répété ailleurs ... notamment en matière d'information. Il souligne la rareté des "coups d'éclat" et la routinisation de l'offre de télévision : " Ce qu'on nous donne est honnête, du tout venant, sans surprise..." (p. 565, note de juillet 1964). Comment positionner un média dans un univers d'information continue ? Quel modèle économique pour échapper à la répétition, maîtresse d'opinion et d'indifférence : "Le pire danger de la TV, il faut le dire, c'est l'usure des meilleures émissions" (p. 265). Faut-il surprendre le téléspectateur ? Faut-il tant de télévision ? 
  • Que la télévision s'oublie, comme le reste. Vanité des vaniteux qui s'y bousculent, "people" qui bientôt ne seront  plus personne... "Ex-fan des sixties // Que sont devenues toutes tes idoles"... Et des politiciens qui courtisaient cette télé du pouvoir, à part De Gaulle, il ne reste rien. Des journalistes, rien. Des variétés, quelques uns, quelques unes ...
  • La télé, ce sont des visages, des regards. Comme Emmanuel Lévinas qui parlait d'épiphanie (cf. Totalité et infini, Section III, "Le visage et l'extériorité"), Mauriac souligne la transcendance des visages : ni la caméra ni la télévision ne l'altèrent. Que pensait Lévinas du visage télévisé, object technique, réifié, coupé d'Autrui, dés-interactivé donc ?
  • Que le média est parfois plus déterminant que le message, qu'il faut donc être à l'affût des modes d'usage, plutôt que des modes d'emploi. Que le téléspectateur est libre... McLuhanisme intuitif qui insiste sur les déterminismes techno-logiques souples (flous ?) du média (effet des horaires, des formats d'émissions, de la consommation familiale, etc.).
  • Si l'on n'y prend garde, la télévision "tend vers le bas"... A qui d'allumer des contre feux ? A l'école d'élever ? Comment faire passer des émissions difficiles aux grands publics : pas d'allusions, pas de connivences cultivées, recommande un Mauriac brechtien. Quelle didactique mettre en oeuvre (p.72) qui ne tue l'oeuvre ni ne rebute le téléspectateur ? La télévision publique a une mission culturelle : quels styles correspondent à cette mission ? A ces questions, des réponses manquent encore. 
  • De l'adaptation des oeuvres littéraires à l'écran télévisuel : réflexion sur l'écart pour un même contenu entre les médias, ce que l'on sous-estime toujours (Balzac ne passe guère l'écran, tellement appauvri). Mais s'agit-il des mêmes contenus ? La télé peut aussi raviver les classiques, leur donner une autre vie : Le Cid (Corneille), Les Perses (Eschyle), Musset, Ionesco, Marivaux en profitent. Mais il y faut beaucoup d'innovation. La télé appelle d'autres mises en scène, une autre manière de voir le théâtre (p. 346). "A quoi sert de téléviser des décors ?"
  • Que la relation de la télévision à la durée est incertaine. Risque de saupoudrage, de papillonnage quand il faudrait approfondir, insister. Mauriac dénonce le montage d'interviews en guise de réponse, facile et vide, à une question (p. 344), micro-sondages et micro-trottoirs qui alimentent l'opinion et ne pensent pas. Que le temps de la télévision n'est pas celui du roman ou du théâtre : quelle durée pour quel type de programme ? La question des formats est ouverte depuis cinquante ans ; Web et téléphonie mobile y pataugent à leur tour ...
  • De la difficulté de réunir la famille devant la télé, en une "écoute conjointe" (p. 206), que rassemblaient le spectacle de cirque ("La Piste aux étoiles"), certaines dramatiques, des films. Remarque qui rappelle que le problème de la structure des audiences ne naît pas de l'accroissement de l'offre mais de la logique sociale des consommations.
  • Certains genres sont insupportables à la télévision : "le propre de la télévision serait précisément de tordre le cou à la conférence" (p. 203), et pourtant, les conférenciers n'y manquent pas ! La télé grossit les grimaces des parleurs, et des interprètes (chanteurs, instrumentistes, etc.). Problème encore des visages et du gros plan. Nombreuses remarques de Mauriac sur la caméra qui accable, le maquillage qui enlaidit (problème aggravé par la HD), et les miracles télévisuels parfois. 
  • La télé se laisse aisément aller et flatte les pouvoirs. Exemple : Mauriac évoque une émission littéraire où Papon, alors préfet de police, dissertait de Descartes et de vie intérieure ! A l'époque, Papon, triomphant, n'a pas encore été condamné pour complicité de crimes contre l'humanité : il faudra attendre 1998. Le Canard Enchaîné sauva l'honneur des médias. Pour parler de Descartes, il y avait de grands professeurs, Alquié, Desanti, Guéroult, Lévinas... Dont certains furent aussi Résistants. 
Il y a 50 ans, les notations de Mauriac suscitaient des interrogations sur les principes de gestion propres à un service public de télévision. Quelle stratégie pour maintenir l'exigence d'innovation continue malgré la propension au remplissage, à la répétition, malgré le risque d'usure ? Quelle esthétique pour concilier audiences populaires et programmes de qualité ? Quelle organisation pour digérer les incessantes remises en chantier imposées par les innovations technologiques (taille et format des écrans, définition, interactivité, télécommande, etc.) ?

Dans le filigrane des chroniques, circule la question de l'évaluation des auditoires. Mauriac la pose dans les termes du critique, de l'écrivain. Traduisons la en termes techniques. Pour apprécier le service public, le contact / seconde paraît inapproprié.
Pourquoi ne pas recourir à une audience cumulée calculée sur une longue durée (un mois ?) et à partir du quart d'heure (au moins, au lieu de quelques fatidiques secondes).
Doit-on évaluer la télévision choisie comme la "télévision tapisserie", vue en passant, télévision involontaire ?

jeudi 26 juin 2014

Théâtre et politique à Athènes. Spectateurs de paroles, auditeurs d'actions


Noémie Villacèque, Spectateurs de paroles ! Délibération démocratique et théâtre à Athènes à l'époque classique, Presses Universitaires de Rennes, 2014, Index, 432 p., Bibliographie, Plans et illustrations (dont plusieurs clichés de l'auteur)

Le titre de l'ouvrage est emprunté à une phrase de Thucydide citant Cléon, homme politique athénien. Celui-ci s'adresse ainsi à ses concitoyens : "spectateurs de paroles et auditeurs d'actions, qui voyez les faits à venir d'après les beaux parleurs qui les donnent pour possibles et les actions déjà passées d'après les critiques brillamment formulées, attachant ainsi plus de crédit au récit qu'à l'événement vu de vos propres yeux" (II, XXXVIII, 4). Promesses irréalistes, discours éloignés des faits, mensonges habiles : politique politicienne, démagogie, fake news.

Noémie Villacèque a consacré sa thèse à une recherche sur la mise en scène théâtrale du débat démocratique ; elle est amenée à s'interroger sur la réalité de ce "topos" à propos de la démocratie athénienne qui était une démocratie directe se donnant à voir comme au théâtre.
Politique et spectacle, mise en scène du politique : cette proximité des genres ayant pris avec la télévision des proportions formidables, cet ouvrage d'historienne pourrait être lu en contrepoint de la "société du spectacle" de Guy Debord qui disait : "On sait que cette société signe une sorte de paix avec ses ennemis les plus déclarés, quand elle leur fait une place dans son spectacle" (cf. "Guy Debord rattrapé par la société du spectacle"). Guy Debord qui se faisait représenter par un magnétophone dans les débats...

L'ouvrage est propice à une lecture savante d'helléniste ou, simplement curieuse, de science politique, d'histoire de la communication. Le travail Noémie Villacèque repose sur l'étude d'un corpus de textes grecs : Aristophane, Lysias, Thucydide, Hypéride, Platon, Xénophon, Aristote, etc. Recourant à tous les moyens à sa disposition, ethnologiques, linguistiques, politiques, histoiriques, elle examine aussi, documents à l'appui, la topographie des lieux des assemblées démocratiques et l'aménagement des espaces judiciaires : le théâtre de Dionysos Eleuthéreus, les tribunaux et la colline de la Pnyx (3 000 à 10 000 places) où se réunissait l'Ekklésia, l'assemblée des citoyens.

Pourquoi Cléon compare-t-il l'assemblée politique, démocratique, avec le théâtre, demande Noémie Villacèque ? Peut-être parce que, au théâtre, le public participe vivement, parce que le peuple y est agité, plein de cris, de bruit, de tapage (θόρυβος: quel est le "degré d'historicité de l'analogie", interroge-t-elle ?
La dernière partie de l'ouvrage est consacrée à l'analyse des critiques de la démocratie, examinant "le théâtre de la démocratie" (espace public ?). Dans le débat politique, les ennemis de la démocratie - et les philosophes - préfèrent au chahut populaire des délibérations plus feutrées, canalisables : domestication de l'opposition par les rituels, les genres, par les règles du jeu politique, de la représentativité (cf. Jean-Jacques Rousseau), politique trop polie pour être honnête. S'accorder sur l'expression du désaccord, n'est-ce pas déjà renoncer à l'essentiel du désaccord  ? ("élections, piège à cons", disait Jean-Paul Sartre en janvier 1973).

"Méthodologie des écarts", selon l'expression de Florence Dupont : pour qui étudie les médias et la communication politique, un tel travail, précis, méticuleux, invite à considérer, sous un angle comparatiste, décapant, la question de la politique spectacle (ne parle-t-on pas parfois de "cirque" ?). Pour l'emporter, l'homme ou la femme politique doivent-ils se faire acteurs, stars, comme déjà le signalait Cicéron ? La peoplisation est-elle une extension obligée de cette théâtralisation ?

Lecture féconde que cet ouvrage pour qui travaille sur les relations entre politique et médias audio-visuels (vidéo) mais aussi sur le spectacle vivant tel que le capture la vidéo (campagne électorale, débat organisé et réglé minutieuement par la télévision, mises en scène calculées à la seconde près). Dans le spectacle politique moderne, tout est fait pour éloigner le peuple dont on craint, aujourd'hui encore, le tapage, le chahut et les cris, tellement vulgaires voire dangereux. Les médias contribuent-ils à la police de l'expression politique démocratique ? Que change la généralisation de la vidéo au débat politique ("Un président sur YouTube", etc.) ? "The Revolution Will not be Televised" prévenait Gil Scot-Heron (1970) : une révolution politique ne doit-elle pas échapper d'abord à la mise en scène médiatique ?

lundi 29 juillet 2013

Méthodologie des écarts

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Florence Dupont, L'Antiquité, territoire des écarts. Entretiens avec Pauline Colonna d'Istria et Sylvie Taussig, Paris, Albin Michel, 2013, 303 p.

Florence Dupont, Professeur de latin, spécialiste d'histoire et de culture romaines, expose, sous forme de questions-réponses, le cheminement intellectuel qui l'a conduite des langue et littérature latines à l'anthropologie et au théâtre. Progressivement, ce parcours engendre une critique des démarches intellectuelles traditionnelles et une réflexion épistémologique dont l'ampleur et l'intérêt dépassent son strict territoire de latiniste. Florence Dupont est amenée à développer des concepts, des outillages que l'on peut sans doute transposer à d'autres champs, et notamment à celui de l'analyse des médias. La méthode de Florence Dupont demande de s'en tenir aux faits, aux observations, aux textes, de s'éloigner des notions générales, héritées et reproduites de générations en générations. Cartésianisme de bon aloi : ni prévention, ni précipitation, ni préjugé ni cliché.

Entre ses mains, l'anthropologie devient puissance de déconstruction : privilégier le savoir local sur le savoir global ("pas d'énoncés universels qui ne soient au service d'intérêt particulier", p. 99). Partir du réel, fuir les catégories pseudo-universelles (le pouvoir, la démocratie, la femme, le mythe, etc.) qui empêchent de comprendre en donnant à tout propos des réponses toutes faites et passe partout. Préférer les "catégories indigènes" aux "concepts volants", "absolus". "Rien n'est a priori comparable avec rien" (p. 136), la comparaison doit d'abord être construite, puis déconstruite. Epistémologie conquise dans la pratique scientifique, le travail sur les textes, la confrontation avec d'autres champs.
Florence Dupont revendique des catégories "solubles", "floues", provisoires et pragmatiques. Désenchantement nécessaire du travail intellectuel et surtout de celui portant sur l'Antiquité, réservoir habituel de larges et vagues notions sur les origines de notre culture, sur l'humanisme, le goût, la philosophie... Sur le "miracle grec"et les racines grecques de notre civilisation !
L'approche de Florence Dupont, décapante, emprunte à l'esprit de Nietszche, fameux philologue.

Le rôle d'une anthropologie de l'antiquité est de "permettre un regard éloigné sur le monde contemporain" alors que la globalisation du monde en fait disparaître les "sauvages" et "les ethnologues de l'ailleurs avec eux". Avec l'ethnologie du proche et du contemporain, le latin et le grec retrouvent une fonction culturelle, essentielle, de décentrement (qui devrait leur valoir une place dans les programmes scolaires).
Que peut apporter cette réflexion aux études média ? Interrogeons nos pratiques culturelles les plus récentes, la généalogie de nos "grands mots" (réseaux sociaux, data, audience, multitasking, story telling, affinité, mass-média, engagement, etc.) en regard avec celles de l'Antiquité. Ainsi, par exemple, Florence Dupont insiste-t-elle sur l'importance de l'anthropologie de la lecture et de l'écriture, montrant que la coupure oral / écrit n'est pas nette et rend mal compte des faits culturels observables. Une partie de l'écrit antique, construction récente, falsification partielle, n'était pas fait pour être lue ; l'ouvrage pour l'illustrer développe une remarquable réflexion sur le théâtre, la musique, l'oralité.
On doit déjà à Florence Dupont un "Dallas. Introduction à une critique anthropologique" (1991) qui était, il y a vingt ans, tout un programme et qui peut être (re)lu avec profit par les spécialistes de médias. "Vu d'Homère", le soap opera "Dallas" (CBS,1978-1991, revenu à la télévision en 2011), paraît plus banal tandis que la série, à son tour, peut faire revivre à sa manière un Homère que l'on avait "embaumé dans l'alphabet". Ce récent ouvrage, en rassemblant des positions méthodologiques éparpillées dans l'oeuvre de l'auteur, les rend plus visibles. Invitation polémique à penser les sciences des médias, à décortiquer leurs discours, à les défossiliser. Nécessaire et constructive hygiène : penser à l'écart, penser en faisant un écart.


Sur Nietzsche philologue :
Jean-François Balaudé, Patrick Wotling, "l'art de bien lire", Nietzsche et la philologie, Paris, Vrin, 2012, 298 p., Index
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vendredi 18 mai 2012

Les haines de Zola

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On observera aussi , en couverture, des "amours"
de Zola (Balzac, qu'il salue, Michelet, Taine...)
Emile Zola, Mes haines. Causeries littéraires et artistiques, Paris, éditions G-F Flammarion, 2012, 329 p., bibliogr., chronologie. 7,9 €
Présentation par François-Marie Mourad

Pour ce volume, publié en 1866, Zola a réuni 21 textes publiés dans divers journaux et revues. Textes
critiques qui se veulent leçon de critique.
Dans ses articles, Zola saisit toujours l'occasion de traiter des médias. Il écrit alors que la presse connaît son décollage industriel et que le journalisme se détache de la littérature et que le roman prend son essor grâce à la presse : "nous en sommes à cet âge où les chemins de fer et le télégraphe électrique nous emportent, chair et esprit, à l'infini et à l'absolu" (p. 42). La presse d'information qui se développe est aussi celle du fait divers. Elle est le terrain de manoeuvre des futurs romanciers, il y apprennent à écrire et à décrire, et surtout, elle les aide à vivre.

La tonalité de "Je les hais" qui ponctue le premier texte-préface (celui qui donne son titre au recueil) apparaît comme une préfiguration du "J'accuse" publié dans L'Aurore pour l'Affaire Dreyfus (1898).
Critique, Zola traite de toutes sortes de livres, gymnastique et santé, géologie et histoire, morale, théâtre, et même poésie. Celle de Victor Hugo et on le voit tenter de mettre en oeuvre son idéal naturaliste : "l'observation, de la simple constatation du fait, en dehors de l'historique et l'analyse exacte des oeuvres" (p. 117). Ce pourrait être un manifeste du journalisme. La critique doit suivre le modèle démonstratif de la science, avancer avec des théorèmes (p. 119). Il admire Taine, "un mathématicien de la pensée" (p. 222). qui comme lui fait l'apologie des faits.
Contribution à l'histoire du journalisme littéraire. Les notes abondantes, la bibliographie et la chronologie permettent une lecture érudite et riche et de ne pas s'égarer. La présentation de François-Marie Mourad aide à s'orienter et à bien intégrer les enjeux de ces textes dans leur époque.

dimanche 29 avril 2012

Catharcis et tragédie

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William Marx, Le tombeau d'Oedipe. Pour une tragédie sans tragique, Paris, Les Editions de Minuit, 2012, 206 p., Index.

A première vue, c'est un livre pour helléniste. Certes, mais pas seulement. Au coeur de l'ouvrage se trouve la notion de "catharcis" (κάθαρσις), notion clé pour l'étude des effets des médias (inusables débats sur la violence des jeux vidéo, la sexualité au cinéma, à la télé, etc). On la tient généralement d'Aristote (Poétique, Politique). De philologues en hellénistes, William Marx en démonte littéralement l'histoire jusqu'à en extraire l'essence : la catharcis est l'effet du spectacle sur le corps du spectateur ou du lecteur (à cette époque, la lecture se fait à haute voix, le lecteur écoute). Au terme de l'analyse, on débouche sur  des notions hyppocratiques (les humeurs), biologiques, psychosomatiques. Tout cela conduit logiquement à Freud : la tragédie agit comme la cure psychanalytique, par le langage, amenant du refoulé à la conscience. Dé-foulement, émotion, plaisir... Voici une voie à creuser pour l'étude des médias, télévision, cinéma... voire même des réseaux sociaux.

L'ouvrage commence par l'histoire de la tragédie grecque, qui est surtout l'histoire de sa déformation par la littérature. La tragédie grecque était locale, strictement, par défaut. Délocalisée par l'érosion des textes, "la tragédie est livrée aux concepts", à l'abstraction ("Le concept est l'ennemi du lieu", phrase que n'aurait pas reniée Lévinas). Ainsi se densifie la teneur "littéraire" de l'oeuvre, décapée de ses lieux, de sa géographie ("la tragédie racinienne est sans racine, dit l'auteur. Mondialisée").
William Marx relève, chemin faisant, le peu que nous savons du théâtre grec, réduit à un échantillon de textes, sans doute fort biaisé.

Livre érudit mais sans frime, livre espiègle, plein d'humour. Le lecteur est bousculé à chaque page, défamiliarisé : inconfort de la culture. Livre à lire et à relire, à ruminer. On y saisit à l'oeuvre une méthodologie prudente, souvent impertinente. Le livre trace les voies d'une épistémologie féconde, décapante : combien de termes utilisés par l'étude des médias mériteraient un travail semblable à celui que l'auteur a effectué sur la "catharcis" et sur le tragique (ainsi, pour commencer, celui d'"audience") ?
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vendredi 5 août 2011

Brecht et Weigel à la maison

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Chausseestrasse 125. Die Wohnunngen on Bertolt Brecht und Helene Weigel in Berlin-Mitte, fotografiert von Sibylle Bergemann, Akademie der Künste-Archiv, 96 p.

Visiter la maison d'un écrivain pour mieux comprendre le mode de production de ses textes ? Pourquoi pas. La dernière habitation de Brecht peut être visitée à Berlin, Chausseestrasse 125. La visite, guidée, est brève, claire. Le document qui l'accompagne également.

Cette maison est aussi et, peut-être, d'abord, un atelier où se fabriquent les pièces de théâtre ("Produktionstätte"), où se réunissent les acteurs, costumiers, décorateurs des pièces jouées par le Berliner Ensemble, théâtre que dirige Helene Weigel : des bureaux et tables pour écrire, ciseaux et colle, pinceaux, schémas de mises en scène, documents (photos, journaux, anglais et américains notamment)... Une radio, une machine à écrire (portable), des téléphones fixes et même un téléviseur dans la chambre d'Helene Weigel. Des livres.

Le document du musée rapporte des réflexions sur les effets de l'habitation (l'habiter), sur le rôle et l'ampleur des habitudes ("die Diätetik der kurzen Gewohneiten") prises dans une habitation, réflexions stimulées par une discussion avec Walter Benjamin. En allemand comme en français, les notions d'habitude (Gewohnheit) et d'habiter (wohnen) sont parentes et renvoient, pour le français, au verbe latin avoir (habere). Dommage que le mot "habitant" l'ait emporté sur l'ancien français "habiteur" : de la maison et de celui qui y demeure, quel est l'habiteur ?

Au mur, sur des étagères, des signes des engagements de Brecht : un poème de Mao, une image et un texte de Confucius ("Der Zweifler", celui qui doute, titre d'un poème de Brecht, repris dans le livre, p. 50), des masques de théâtre japonais Nô : la ligne asiatique ("die asiatische Linie") qui court dans l'oeuvre de Brecht est manifeste, tout comme la ligne marxiste, non stalinienne (portraits de Lénine, Marx, Engels). Et encore des livres, de toutes sortes : des policiers (Krimi), des livres de cuisine et les classiques (Schiller, Goethe, Shakespeare, Cervantes, etc.)...

Trop peu d'attention est accordée par les sciences des médias et des cultures au mode de production des oeuvres, des médias (épistémologie). Les modes de production, littéraires ou cinématographiques, restent dissimulés dans la notion fumeuse d'auteur. D'après cette habitation, qu'est-ce qui a changé dans les technologies de création littéraire ? L'ordinateur et le Web. Si peu, et tellement.
Cette habitation énonce un mode de vie indissociable d'un mode de production et d'un rapport au monde : l'habitation ne doit pas manifester, provoquer d'attachements. Elle reste un lieu provisoire, pas d'enracinement. Dernière habitation de passage pour ces deux qui furent des émigrés perpétuels, condamnés par le nazisme dès 1933, mais revenant à la langue allemande et à Berlin, un moment usurpés (cf. le texte de Anna Seghers sur la langue parlée, prononcée par Helene Weigel, pp. 66-68). Brecht et Weigel sont enterrés ensemble, selon leurs voeux, dans le cimetière voisin, à quelques pas des tombes de Fichte et de Hegel...
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jeudi 26 mai 2011

Gautier journaliste romantique


Gautier journaliste. Articles et chroniques, choisis et présentés par Patrick Berthier, Paris, GF, 2011, Index, biblio, chronologie, 444 p., 8,9€

Voici une anthologie des textes journalistiques de Théophile Gautier, romantique fameux, proche de Victor Hugo et de Charles Baudelaire (qui lui dédie les Fleurs du Mal) et ami de Nerval. Comme pour Charles Baudelaire, écrivain journaliste dont on connaît surtout les Fleurs du Mal, de Gautier on connaît surtout Le Capitaine Fracasse (1861, publié en feuilleton), Le Roman de la momie ou les ballets (La Péri, Giselle). Grâce à cet ouvrage les textes écrits par Théophile Gautier pour la presse seront facilement accessibles.
Parfaite introduction de Patrick Bertier, Professeur à l'Université de Nantes et spécialiste de théâtre.

L'oeuvre de journaliste de Théophile Gautier s'étend sur près de quarante années, de 1835 à 1872. Feuilletoniste mais aussi propriétaire de revues et directeur de journaux, Gautier fut un salarié de la presse. On l'ignore, mais ce fut d'abord et surtout un homme de presse, elle fut son gagne-pain quotidien.
Gautier est un journaliste de l'ère inaugurée par Emile de Girardin, entrepreneur génial, qui lance plusieurs startups dans la presse dès 1828 (Emile de Girardin alors a 22 ans). On oublie - souvent même on ne l'a pas su - que le dynamisme des médias n'a pas attendu Internet : les startups, les jeunes entrepreneurs, les réussites et les échecs fulgurants, les inventeurs sont présents dans toute l'histoire des médias, ou du moins dans la première période qui voit émerger un nouveau paradigme avec l'imprimerie de masse.

Patrick Bertier a constitué un échantillon de textes représentatif de l'oeuvre journalistique de Gautier selon trois types : critique d'art, critique de théâtre et critique littéraire. Le feuilleton de théâtre, article généralement publié à la une, au rez-de chaussée (bas de page), représente la moitié de l'oeuvre de Gautier mais elle est répétitive (on compte 2 843 articles). Ce serait aujourd'hui notre critique TV. Ces articles sont publiés dans toutes sortes de titres, de spécialités et de périodicités diverses : La Presse, L'Artiste, que Gautier dirige, La France Littéraire, La France Industrielle, Le Musée des familles, La Chronique de Paris, FigaroLe Moniteur universel... Les romans de Gautier sont tous, sauf  "Mademoiselle de Maupin", publiés d'abord en feuilleton.
Ce journalisme se caractérise, comme celui de Baudelaire, par une prose raffinée. Le journaliste de cette époque prend le temps d'écrire.

samedi 14 mai 2011

Sociologie des sociétés des spectacles

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"Société des spectacles", c'est le titre aguicheur du numéro double, 186-187 (mars 2011) de la revue ACTES de la recherche en sciences sociales (Paris, Seuil, 20 €), coordonné par Christophe Charle.

Christophe Charle, dans l'introduction, situe l'angle qui préside à la sélection des articles publiés : les effets de la théâtralisation étudiés dans diverses situations, différentes époques, différentes cultures. Quelle est la fonction sociale du spectacle dans les époques de crise politique ? Christophe Charle évoque le rôle des représentations théâtrales dans la confection de références communes, la résistance populaire au polissage des publics : il y a un habitus de spectateur qui énonce, à toute époque, en même temps qu'une norme, la distance à laquelle on tient le public populaire du spectacle cultivé (cf. l'ambiance compassée des concerts classiques, les attitudes au musée, etc.).
Sommaire de la revue : http://www.arss.fr/.

La revue des interventions du public dans les spectacles inclut un genre télévisuel, le talk show dont les animateurs reprennent des techniques traditionnelles de gestion des publics (chauffeurs de salle / festaiolo, rires en boîte, etc.). L'article d'Eric Darras, "Les causes du peuple. La gestion du cens social dans les émissions-forums" (pp. 95-111), compare ces émissions aux Etats-Unis et en France. Difficile, méthodologiquement, de confronter la logique d'une émission de FR3 ("C'est mon choix" distribuée par FR3, chaîne d'Etat à financement partiellement publicitaire) avec "Oprah", émission de la syndication nationale américaine, qui n'est pas une chaîne et est financée à 100% par le troc publicitaire (barter syndication).
De cette comparaison émergent de nombreuses notions fécondes, novatrices : l'opposition journaliste / animateur,  les modalités de sélection des publics, l'analyse de l'exploitation du "culot social", le rôle de l'émotionnel dans le discours revendicatif, l'enrichissement de l'expression politique par les émissions, mais aussi la dépolitisation des thèmes abordés par le genre "talk show". Et, au travers de toutes ces notions, court celle plus générale, de "cens social".
Les outils d'analyse du sociologue restent toutefois limités surtout pour les talk-shows de la télévision américaine et, notamment, le plus populaire d'entre eux, animé par Oprah Winfrey. La publicité n'est pas prise au sérieux, trop brièvement évoquée, alors que l'étude de son volume, de la répartition des écrans, des secteurs et des anonceurs présents (pige) apporterait à l'analyse une information riche sur l'économie générale des talk shows. Il en va de même pour les effets de la syndication, que met en évidence le passage à une autre logique économique avec la création d'une chaîne thématique par Oprah, (OWN), ou encore pour l'importance du rôle des émissions dans la programmation globale (lead-in / lead-out). 
L'analyse d'Eric Darras, convaincante à propos de la logique sociale des talk shows, doit s'ancrer dans la logique commerciale de ces émissions pour aller plus loin. Ce travail et ses limites illustrent les difficultés de la sociologie, y compris celle de Pierre Bourdieu, à rendre compte des médias audiovisuels de masse. Plus généralement, ce travail pose une question épistémologique, rarement abordée, sans doute gênante : à quel point le sociologue comme l'épistémologue doivent-ils disposer de la maîtrise opérationnelle (professionnelle) du domaine et des pratiques qu'ils analysent ? 

Par son approche multiple, dans l'espace et le temps, de la société des spectacles, ce numéro d'ACTES invite à repenser la situation contemporaine des spectacles et notamment de la télévision qui les orchestre et les met en scène, secondée et multipliée au mieux par Internet (cf. le mariage de Kate et William fin avril 2011). Lire ce numéro pour penser la télévision ? Oui, à condition de ne pas perdre de vue ce que la télévision ajoute au spectacle théâtral : une "reproductibilité" numérique ("Reproduzierbarkeit", cf. infra) qui en étend les effets à des centaines de millions de personnes, sur de multiples supports. La caisse de résonance des spectacles, comme l'avaient perçu Walter Benjamin ("technische[n] Reprudizierbarkeit", 1936) puis Marshall McLuhan (War and Peace in the Global Village, 1968) est désormais plus ou moins mondialisée. Il faudra aussi à cette occasion, comme le demande l'oeuvre de Guy Debord, soumettre à la  critique sociologique sa notion de "société du spectacle" (1967) et revenir à l'un de ses énoncés liminaires : "Tout ce qui était directement vécu s'est éloigné dans une représentation" (o.c. §1).



lundi 31 mai 2010

Publier Molière, coordonner papier et numérique

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Molière, Oeuvres complètes, Gallimard, 2010, 130 €
Tome 1, 1600 pages, chronologie 1594-1668
Tome 2, 1758 pages, chronologie 1668-1819

Gallimard a publié une édition nouvelle des oeuvres de Molière dans la collection de La Pléiade (2 tomes, avec une introduction de Georges Forestier). En même temps, paraît l'Album Molière chez le même éditeur.

Cette édition savante et luxueuse s'accompagne d'un site Internet, Molière 21. L'ensemble vise l'optimisation de la publication, l'organisation des complémentarités papier / numérique, texte / iconographie. Edition mixte, parfaitement coordonnée : cinq ans de travail pour deux professeurs de Paris IV, Georges Forestier et Claude Bourqui, et une subvention de l'ANR (Agence Nationale de la Recherche).

Le site comprend :
  • une base de données intertextuelles permettant de replacer le texte de Molière dans son contexte, dans son temps, ses discussions, ses allusions, sa langue. L'explication du texte de Molière en sera désormais plus aisée, plus précise, plus certaine. De plus, des renvois sont effectués vers le site tout Molière qui présente les oeuvres complètes.
  • un outil de visualisation des variantes textuelles traitant de trois pièces (Dom Juan, L'Ecole des maris, Le Malade imaginaire).
  • un ensemble documentaire sur la réception des oeuvres de Molière par la presse, les "gazetiers" de l'époque 1659-1674 (compte-rendus).
Cet ensemble éditorial et scientifique transforme les outils d'analyse littéraire et en enrichit considérablement la panoplie. La répartition des rôles est conçue d'emblée, les supports coordonnés au lieu d'être concurrents et redondants. A l'édition papier se voient réservées certaines fonctionnalités de lecture (du Pléiade aux "classiques" scolaires), à l'édition sur le Web des fonctionnalités de comparaison, de documentation, de consultation.
Cette révolution éditoriale qu'illustre ce remarquable travail touchera les enseignants, les chercheurs, historiens et linguistes, les acteurs, les metteurs en scène...tous les amateurs et les professionnels de Molière.
A terme, toutes les oeuvres classiques devront sur cette opération de modernisation. Elles y gagneront en commodité, en rigueur, en clarté. Cette évolution ne manquera pas d'entraîner dans son sillage les outils didactiques. Qui sait ? Elle pourrait même provoquer un début de changement dans des pratiques scolaires qu'aucune "réforme" n'atteint jamais.

Cette nouvelle édition a pour effet de décaper la perception de Molière dont la réception en France a été biaisée par une accumulation de lectures, scolaires notamment, voulant à tout prix "républicaniser" Molière et en faire un auteur populaire. De ce travail ressort au contraire un Molière mondain, parfaitement en phase avec l'aristocratie de son temps, avec ses goûts et surtout avec ses dégoûts, en un mot, avec sa culture. Grâce à cette édition, on saisit un Molière gestionnaire, attentif à son public, montant pragmatiquement ses spectacles avec ballets, musique, etc. Un Molière entrepreneur que la littérature avait "oublié", un Molière servant la classe qui l'a aussi très bien servi. Et reconnaître cela n'affecte en rien la reconnaissance de tous les talents de Molière et de leur efficacité au-delà de son siècle et, relativement, au-delà de la classe qui l'a mis sur le devant de la scène.
Subsiste, comme le remarquait Marx à propos de l'art et de l'épopée grecs, la difficulté  de comprendre que le plaisir du texte et de la scène de Molière dure encore et apparaisse même, aujourd'hui encore, comme un modèle inaccessible ("unerreichbare Muster"). Difficulté de comprendre qui affirme les limites de l'analyse qui lie mécaniquement une oeuvre et la formation sociale où elle est apparue.

Références
Karl Marx, Einleitung zur Kritik der Politische Ökonomie, 1857, (Introduction à la critique de l'économie politique).
Florence Dupont, "Molière : quand l'érudition sert une subversion subtile", in Agenda de la pensée contemporaine, N°19, hiver 2010.