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lundi 18 novembre 2019

Les Arts déco, un art de vivre en mer, dans les années trente


L'art déco, un art de vivre. Le paquebot Ile-de-France

Exposition au Musée des années 30, Boulogne-Billancourt

Cette exposition, qui s'est amarrée à Boulogne, décrit le style de vie d'une époque, d'une classe sociale. Car ce qu'elle décrit surtout, c'est le style de vie de gens très riches, pour qui la vie est un voyage heureux dans un cadre exceptionnellement luxueux. L'exposition, typique de cette classe et de ses divertissements pendant les années trente, a lieu au quatrième étage du musée.
C'était l'époque des Arts Décoratifs et Industriels, avec sa mode, son fumoir, ses  salles de cinéma, sa bibliothèque et ses salons de thé... Le mélange des photos, de la vaisselle et de du mobilier font revivre pendant quelque temps cette époque et cette classe-loisirs ; en tout point, elle évoque Thorstein Veblen (1899) qui la caractérisait par une "conspicuous consumption" ou "conspicuous leisure", classe pour laquelle les loisirs sont tout le travail de distinction et réclament un effort continu. Et c'est en quelque sorte, le cadre et les conditions de ce travail que l'on peut observer dans cette exposition. Belle exposition, qui montre le style de vie de la classe riche et bien élevée de cette époque ; on y voit des meubles, de la vaisselle, des tableaux, des jouets, de la verrerie...


Fauteuils de
Jacques Emile Ruhlmann
Fauteuils de 
Jacques Emile Ruhlmann

Le journal du bord



The Last Voyage
L'exposition montre donc le style de vie de cette classe qui savait si bien vivre. Bien sûr, pendant ce temps, l'Allemagne allait mal, de plus en plus mal, mais on n'en dit rien... avant que le bateau ne soit converti pour le transport de troupes pendant le second conflit mondial ("la parenthèse militaire", dit l'exposition). La gastronomie est l'essentiel avec le sport et les moments de détente et de socialisation. "C'est une création, faite d'ordre, de mesure, de beauté, où tout répond à une destination, à un plan logique conçu à la fois pour contenter la raison et pour donner à l'esprit cette satisfaction qu'il retire de la présence de l'art", dira un magazine de l'époque, pour évoquer l'ambiance du voyage transatlantique. Baudelairien presque : "Là, tout n'est qu'ordre et beauté // Luxe, calme et volupté // Des meubles luisants/ / Polis par les ans //Décoreraient notre chambre"...  Le voyage, de Paris à New York, durait près d'une semaine sur cette ville flottante qui mesurait 241x 28 mètres pour 1550 passagers dont 639 en première classe et plus de 800 pour le personnel. Les femmes n'y apparaissent que comme divertissement, illustrant la mode qui les met à leur avantage. Une partie importante de l'exposition est également consacrée aux enfants dont le style de vie singe celui des parents.

En 1959, le bateau qui n'est plus rentable est vendu à une société japonaise ; il sera loué à la Metro Goldwyn Mayer pour qu'y soit tourné "The Last Voyage" ("Panique à bord") : ce sera effectivement son dernier voyage...

mardi 16 août 2016

Inventaire publicitaire en images


François Bertin, Claude Weill, PUB. Affiches, cartons et objets, Editions Ouest-France, 2015, 384 p. 19,9 €.

Ouvrage de collectionneur plutôt que d'historien, ce gros volume donne à voir "de" la publicité, beaucoup d'images de publicité. Toutes sortes de publicités, des affiches et des objets conçus pour les points de vente (PLV) : plaques émaillées, calendriers (dont vide-poches), statuettes, panneaux décoratifs, cartons découpés, présentoirs, tôles imprimées, buvards, calendriers, thermomètres, automates pour les comptoirs, les vitrines... Tout ce sur quoi tente aujourd'hui de mordre le DOOH.

Le livre compte plusieurs centaines de reproductions montrant de la publicité. De la publicité pour des produits de grande consommation, principalement. Epicerie d'abord : chocolat, petits beurre, biscuits, moutarde, confiture, sucre, tripes, pâtés, Végétaline, confiserie (Pierrot Gourmand), levure, pâtes (Lustucru), fromages (Petits Gervais, La Vache qui rit, "l'amie des enfants"). Produits de soins, pour l'auto-médication : contre l'arthrite, le rhume, les migraines et névralgies, la douleur dentaire, les vers, la toux, le point de côté, les rhumatismes. Produits d'hygiène, de beauté et maquillage : brillantine, teinture pour cheveux blancs, savons, dentifrice, shampooing, crèmes à bronzer, parfums ("BourJois avec un J come Joie"). Boissons : sodas, jus de fruits, bières, chicorée, apéritifs, quinquina, liqueurs. Cigarettes et papiers à cigarettes, cigares. Produits pour l'agriculture et le jardinage : potasse d'Alsace, charrues à pièces mobiles, bottes, engrais, présure. Produits d'entretien : cirage, lessive, savon, teinture, encaustique, amidon. Les vêtements et accessoires, sous-vêtements, pantoufles, tabliers, bas, gants, parapluies. Aujourd'hui, ce quotidien est pour nous exotique.

Notons encore la publicité pour des médias : Le petit journalL'Humanité. Journal des Travailleurs, La Dépêche (Paris, Toulouse : "le plus grand journal de province"), le gramophone pour "la voix de son maître".

Au total, ce livre décrit la vie quotidienne en France avec les marques, il traduit l'évolution récente (moins d'un siècle) de l'entreprise familiale et des techniques du travail domestique, que la division du travail affecte aux femmes (ménagères).
Parfois percent des éléments de luxe chez des consommateurs modestes, économes, qui, tout autant que les riches, veulent se distinguer et paraître (mais on est loin d'une consommation strictement ostentatoire à la Veblen). Une marque de biscuits offre des reproductions de tableaux (biscuits Olibet / tableau de G. Seignac). Le calendrier se veut un élément de la décoration domestique...
Un salon des arts ménagers s'est tenu chaque année à Paris, de 1923 (on parle alors de Salon des appareils ménagers) à 1983. Ce livre dit en images une histoire de la civilisation domestique, de sa première modernisation : l'éclairage au gaz (1914), le poêle à bois à feu continu, le pétrole Electricine pour les lampes, les insecticides, l'aspirateur, le compteur d'eau contre la gaspillage, le balai O-Cedar, la yaourtière (1952), la "machine à lessiver", les assurances "sur la vie", le Corector ("on efface comme on écrit") et la pointe-bille, le rasoir électrique. L'ouvrage témoigne également de l'arrivée de l'automobile, du tourisme, des deux roues.
La publicité est facteur de changement, elle accompagne le changement, l'explique, le diffuse, le justifie. Attendons la aujourd'hui au détour de la domotique (smart home) et l'Internet des objets domestiques : éclairage, détecteurs, énergie, serrures, aspirateurs... Ecrans, interactivité ?

Riche inventaire donc. Belles reproductions, une reliure qui permet un feuilletage confortable. Il n'y manque que des index (des marques, des produits) et parfois la date.
De ce bric à brac d'images, souvent touchant, délibérément sans classement ni organisation, émerge une réflexion tacite sur la place de la publicité entre modes d'emploi et modes de vie, sur l'avenir des illusions du progrès.
Les images publicitaires se révèlent une inépuisable source d'observation des changements techniques et sociaux. On y perçoit aussi des changements langagiers, des créations lexicales ("barannisez vos chaussures") et inversement des mots devenus rares (obsolescence lexicale) comme le mot "busc", qui désignait les baleine de corsets. On peut y observer des changements affectant les techniques du corps, les manières de se tenir (hexis corporelle, Marcel Mauss), la consommation des ménages, la hiérarchie sociale des produits, plus ou moins classants.

Les sciences du social n'ont pas encore, il s'en faut, tiré tout le profit possible des images et produits publicitaires. Cet ouvrage indique ce que pourrait être une science de la publicité étudiant "la vie des signes [publicitaires] au sein de la vie sociale" (une sémiologie donc, cf. F. Saussure).

mardi 21 juin 2016

Luxe et mode en Chine


Danielle Elisseeff (sous la direction de), Esthétiques du quotidien en Chine, Paris, 2016, Institut Français de la Mode / Editions du Regard, 11,9€, 212 p. Dessins de Sylvia Lotthé et Song Jianming

L'ouvrage se donne pour objectif pluriel de faire le tour des esthétiques de la Chine contemporaine en une dizaine de contributions consacrées à l'architecture courante, à l'histoire et la géographie de la cuisine et des gastronomies, à leur rayonnement mondial (chapitre, hélas trop court, de Gilles Fumey). Un chapitre traite des philosophies chinoises et de leur relation à l'ostentation et au luxe. Un chapitre sur la santé, un chapitre sur le parfum (par Jean-Claude Ellena, Hermès). Tout cela pour sensibiliser les lecteurs à l'esthétique et à la sensibilité chinoises.

La tonalité dominante de l'ouvrage est comparatiste, plus ou moins implicitement : en quoi l'esthétique quotidiennne est-elle différente, en Chine, de celle que l'on connaît ailleurs, en Occident notamment. Au cœur de cette réflexion, se trouvent le luxe et la mode. Jacqueline Tsaï, auteur de La Chine et le luxe (Odile Jacob, 2008), donne un chapitre sur l'économie du luxe en Chine ; elle associe le luxe à la modernité et à l'abondance mais aussi à l'apparence (la face, 面子, mianzi). Ou Na (欧娜), doctorante dont la thèse, en cours, porte sur "l'émergence des acteurs chinois sur le marché international de la mode", a écrit un chapitre éclairant sur l'histoire de la mode occidentale en Chine, à partir du XIXème siècle ; elle approfondit notamment le cas du qipao, robe traditionnelle chinoise (旗袍).

Qu'est-ce que le beau (mei, 美), demande Danielle Elisseeff, sinologue et spécialiste de l'histoire de la Chine, qui a dirigé l'ouvrage ? La réponse à cette question socratique n'a pas avancé depuis Platon (Hippias majeur, dialogue aporétique sur la beauté, τὸ καλόν) mais les tentatives définition sans doute peu fécondes, restent intéressantes au plan linguistique. Dans les langues européennes, le mot "esthétique" est issu du grec qui renvoie à sensibilité, sensation ; en Chine, il s'agit d'un terme récent : l'étude du beau (美学).
 Jacqueline Tsaï évoque le rôle de la presse magazine occidentale, féminine d'abord puis masculine, et de ses versions chinoises dans la célébration de la beauté et du luxe : Elle (1988), Cosmopolitan (1993), Bazaar (2001), Marie Claire (2002), Trends Health (2003), Vogue (2005) puis Madame Figaro... Publicité oblige. Elle évoque également le rôle des boutiques dans les grandes villes où s'exposent les marques du luxe occidental. Avides de légitimation non commerciale, ces marques investissent également les musées chinois, tentant de profiter de la l'image désintéressée de l'art. Tout ceci s'accompagne, en retour, de l'expansion du tourisme chinois en Occident où les touristes viennent dans les capitales, faire provision de luxe et de distinction de masse. La Chine, livrée à "l'admiration xénophile (崇洋媚外"), est-elle l'Eldorado actuel du luxe ? Le luxe est-il vecteur de changement dans d'autres domaines : la langue, la socialisation ? Est-ce une soumission ou une résistance subtile au soft power occidental?... L'auteur pose des questions essentielles.
On aurait aimé en savoir davantage sur le rôle des médias, du cinéma aussi (célébrités), dans la confrontation de la Chine avec l'Occident. Quel rôle joue aujourd'hui le Web dans la diffusion de la mode dans le grand public, quel rôle les réseaux sociaux Weibo (微博), WeChat (微信), quel rôle les produits Apple ?
Cet ouvrage constitue une introduction convaincante à la sensibilité chinoise et une contribution importante à la réflexion sur le luxe.
  • N.B. Sur la place de la Chine dans l'économie du luxe, voir Global Powers of Luxury Goods (Deloitte)

lundi 28 juillet 2014

Empires et impérialismes : règles, force et consensus


Harold James, The Roman Predicament. How the Rules of International Order Create the Politics of Empire, Princeton University Press, 176 p. , 2008, Index, $ 21,05

La réflexion sur les médias et l'économie numérique mobilise fréquemment les notions de globalisation et de mondialisation pour rendre compte de l'interconnection au niveau mondial et de la domination des grandes entreprises américaines. Déjà Marshall McLuhan avec l'idée d'un "global village" ("War and Peace in the Global Village", 1968) montrait un lien entre médias et mondialisation. Depuis la publication de cet ouvrage, le développement d'entreprises à portée et à ambition mondiales comme Apple, Google, Facebook, Microsoft, Netflix ou Amazon renforce le besoin de penser leur relation à "l'empire américain", à la globalisation et à la déglobalisation. Impérialisme combinant la force (menace), les règles (lois, traités) et consensus (aides, financements) : ces sociétés jouent sur les trois.
Bientôt, peut-être, se posera la même question pour un empire chinois avec des entreprises puissantes, en voie de mondialisation telles que Baidu, Alibaba, Tencent, etc.

Harold James analyse la constitution de l'empire américain, sa nécessité et ses limites (N.B. les Etats-Unis naissent de la protestation contre une multinationale, l'East India Company, 1773). Empire commercial, empire militaire : puissance et fragilité sont indissociables, c'est le "Roman predicament", une situation inconfortable, paradoxale. La prospérité des Etats-Unis comme empire, par exemple, repose sur la liberté du commerce et la paix ; celles-ci, pour être maintenues et respectées, demandent l'établissement d'un système de règles mondiales et la mise en œuvre de moyens de rétorsion et de forces militaires pour les faire respecter. De là sourd une contradiction essentielle qui menace sans cesse la paix dans l'empire.

Empires, impérialisme : que peut-on apprendre de l'histoire romaine, de la pax romana ? Pour commencer, l'auteur revient à l'analyse de Edward Gibbon qui écrivit une histoire "du déclin et de la chute de l'empire romain" (1776) et à celle d'Adam Smith ("La richesse des nations", 1776 aussi). Passant à l'histoire contemporaine, l'ouvrage fourmille d'exemples historiques (Grande-Bretagne, Etats-Unis, colonisations, commerce international, etc.), anciens et récents. Sans thèse bonne à tout expliquer, l'auteur mobilise les faits pour provoquer une réflexion.

Qu'apporte la notion d'empire à la réflexion sur les médias ? Depuis Herbert Schiller (Mass Communication and the American Empire, 1969) et Marshall McLuhan, la réflexion n'a guère avancé. Les médias sont à peine évoqués par Harold James, pourtant leur rôle est sans doute central dans la constitution et l'extension des empires, au moins dans le maintien d'un consensus (cf. N. Chomsky, E. S. Herman, Manufacturing Consent. The Political Economy of the Mass Media, 1988) et dans la propagation de leur contestation. L'auteur, en cela iconoclaste, s'en tient plus à l'énoncé des faits qu'à leur dénonciation : l'accumulation y suffit.

Auguste, Catalogue de l'exposition, Réunion des Musées Nationaux, Paris, 2014, 320 p., Bibliogr.  

Les notions d'empire et de politique culturelle étaient au cœur de l'exposition "Moi, Auguste, empereur de Rome..." Dans la catalogue, qui cite d'ailleurs Harold James (Andrea Giardina, "Auguste entre deux bimillénaires", Daniel Roger évoque "l'entreprise de communication" qui s'adresse aux cités hors de Rome, mobilisant statues et monuments, architecture et urbanisme mais aussi instructions officielles ("La prise du pouvoir, les arts, les armes et les mots"). Le monnayage aussi contribue à la diffusion de l'image d'Auguste et à sa mise en scène. La mission des Romains, écrivait Virgile, est de dominer le monde, "de bien régler la paix, d'épargner les soumis, de dompter les superbes" (Enéide) : expansion territoriale, colonisation certes mais en respectant l'essentiel des coutumes politiques et cultures locales (Harold James y verrait l'équivalent de l'actuel multiculturalisme). Assimilation, octroi du statut de citoyen, tandis que monuments et urbanisme indiquent des "lieux du consensus". Pour un exemple de la gestion romaine d'une province, se reporter au texte de Cécile Giroire sur "La province de Gaule narbonnaise créée par Auguste".

Ramsay MacMullen, Romanization in the Time of Augustus, Yale University Press, 2008, 240 p., Bibliogr., Index.

L'auteur, qui fut professeur d'histoire à Yale University, analyse les modalités de le romanisation qui se développe à l'époque d'Auguste : impérialisme culturel ou séduction du "Roman way of life", "push" ou "pull" ?
Examinant les formes prises par la romanisation en Gaule, en Espagne et en Afrique, il évoque la progression du bilinguisme puis l'uniformisation linguistique avec le latin, la généralisation de la nomenclature romaine, de l'art de vivre (vêtement : la toge, techniques du corps, nourriture : de la bière au vin), l'urbanisation avec forum et marché (macellum), aqueducs, bains, murs d'enceinte... Bientôt, les formes des statues sont standardisées (modèles de plâtre), créant une culture de masse.
L'esthétique romaine est diffusée et adoptée, devenant manière de voir le monde. Comme aujourd'hui le supermarché, les multiplexes, les parkings, les autoroutes forment la perception de la ville et son acceptabilité (cf. les travaux de Bruce Bégout).
L'ouvrage contribue à percevoir le rôle des médias dans la vie quotidienne, au service des pouvoirs en place. Longtemps avant la presse et l'affichage, avant la radio et la télévision, comment s'imposait le respect des vainqueurs, comment s'inculquait un consensus culturel et social pour dominer et maintenir la paix civile.

Non seulement la langue, mais aussi la mode, les monnaies, les monuments, les statues, l'architecture et tout l'urbanisme s'avèrent à Rome autant de médias du pouvoir central. Plus que passer ses messages, leur fonction est la légitimation. Les médias légitiment les règles de l'empire, les font acceptables.
Notons que dans ces trois ouvrages courent aussi des réflexions sur le luxe et la consommation ostentatoire liés à l'expansion coloniale des empires et à leurs entreprises commerciales (étoffes, mets, bijoux, etc.). Non invitation aux voyages !

samedi 26 octobre 2013

Gestion du divertissement : la stratégie du blockbuster

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Anita Elberse, Blockbusters. Hit-making, Risk-taking, and the Big Business of Entertainment, Henry Hol & Company, New-York, $ 12,74, 320 p., 2013, Index.

Professeur de marketing à Harvard, Anita Elberse étudie et expose - et raconte aussi - les raisons de l'efficacité des blockbusters. Elle montre que le passage de l'analogique au numérique ne change rien à la logique des grands succès dans l'économie et la gestion du divertissement. Au contraire : de plus en plus de produits (musique, DVD sur Netflix, vidéos sur YouTube, livres, jeux vidéo) sont consommés à un faible nombre d'exemplaires tandis que les ventes se concentrent sur quelques titres, sur quelques personnes : c'est le contraire de l'effet escompté de la "longue traîne" qui devait faire vendre moins d'unités de beaucoup plus de titres : Chris Anderson, The long tail. Why the Future of Business is Selling Less of More, 2006.

Pour sa démonstration, Anita Elberse s'intéresse au cinéma, au show-business (Lady Gaga, Tom Cruise, Maroon 5, Jay-Z), à l'édition et même à la distribution numérique des opéras (le Met de New York) ; elle traite aussi beaucoup du sport : du football (Real Madrid, Beckham, NFL), du tennis (Shaparova), du basket (LeBron), du baseball (MLB), etc. De ses nombreuses et diverses observations, elle conclut qu'il vaut mieux tout miser sur un film ou un livre dans l'espoir de produire un énorme succès - quitte à risquer de tout perdre - plutôt que répartir son investissement entre divers projets de moindre ampleur (i.e. diversifier son portefeuille). Dépenser davantage sur moins de produits : la stratégie marketing du blockbuster (tente-pole strategy) s'oppose à celle dite de gestion pour les marges (managing-for-marges) qui a vu échouer lourdement le network NBC ; elle s'avère toujours la plus efficace dans la gestion du divertissement. Cette proposition est issue d'observations réalisées sur les dix dernières années, et vérifiées sur des cas plus récents ; elle va à l'encontre des clichés du marché : plus de canaux de télévision ont provoqué, non pas une fragmentation de l'audience, comme l'on s'y attendait mais une concentration. De même, iTunes qui met à disposition largement vend étroitement. Netflix suit le même modèle, Hulu aussi...

Les économies d'échelle, au travers de l'achat d'espace publicitaire nécessaire au lancement des produits de divertissement, accentuent l'intérêt des blockbusters, de même que l'internationalisation des marchés du divertissement ou, sur un autre plan, celle des réseaux sociaux mondiaux. L'économie des blockbusters favorise la répétition et les positions acquises : genres de films (vampires, super-héros masculins), acteurs, sportifs ou chanteurs à succès... Stars à temps plein, people, "celebrities" ! Ce conservatisme rencontre et renforce le conformisme des spectateurs, téléspectateurs, lecteurs...

L'auteur semble prendre peu de distance avec le milieu qu'elle analyse, sa culture, son idiome, ses valeurs. Elle éprouve sympathie et admiration pour le monde qu'elle observe, qui constitue son terrain (field) ; elle n'est certes pas "en colère contre l'air du temps". Elle décrit sans intention de dénoncer, approfondit des cas. On n'est pas loin d'une approche ethnologique.
Au plan épistémologique, l'ouvrage n'évoque pas, et c'est regrettable, les effets induits par la quantification, la comptabilisation continue du succès où s'illustrent notamment les réseaux sociaux (nombre de fans, de suiveurs, etc.) et les médias (Billboard, Variety, etc.). On attendrait ici des références à Gabriel Tarde, ni évoqué ni cité (ethnocentrisme des sciences de gestion américaines ?) : Tarde réclamait une science des "intérêts passionnés", une psychologie économique des loisirs, soulignant que "dans l'emploi de ses loisirs, comme dans l'exercice de son travail, l'homme est imitatif." (Psychologie économique, Tome premier, 1902). Cette psychologie économique et la logique de réduction des coûts de transaction convergent dans le sens des blockbusters. Pourquoi ?

Les conclusions de cet ouvrage peuvent-elles être étendues à d'autres domaines, aux stratégies marketing d'autres marques ? L'auteur le pense, évoquant le cas d'Apple, de Victoria's Secret ou de Burberry dont la culture commerciale s'apparente à celle des entreprises de loisirs numériques ; cela vaut aussi pour Red Bull, pour Starbucks, etc. Le numérique permet la transformation du business des marques et de leur marketing en show business. Triomphe de la "société du spectacle" (Debord) ou de la "classe de loisir" (Veblen) ? "There is no business like show business..." : la conclusion s'imposait.
Le livre est agréable. On ne s'ennuie pas. Danger ! Ensuite, il faut le relire pour le désenchanter.

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vendredi 16 décembre 2011

Vivre autrement ? Quelle place pour le numérique ?


25. August 2011.  "Les temps modernes exigent trop de nous. Pour l'argent et la carrière, nous vendons notre âme"
"Nous avons tout faux", proclame Tom Hodgkinson, à la une de l'hebdomadaire Die Zeit, il y a quelques semaines (mot à mot : "nous vivons dans le faux sytème") : "Nous pourrions organiser notre vie et notre travail autrement". Faire la une de cet hebdo de langue allemande n'est pas donné à beaucoup d'auteurs. Pourquoi Hodgkinson ? Pourquoi est-il traduit en allemand et pas en français (à ma connaissance) ?
Encart promotionnel dans The Idler pour le site de l'éditeur 

Ce provocateur tranquille est l'auteur de nombreux livres exaltant la vie à la campagne, le refus du salariat, de la publicité, du commerce de masse, de l'école parking, des médias... Dénonciation paisible d'une société de consommateurs asservis, de la compétition, du rendement, du marketing, de tout ce qui enchaîne... Eloge de l'oisiveté : The Idler emprunte son titre aux 103 essais de Samuel Johnson (1709-1784), l'auteur du premier dictionnaire de l'anglais, et qui a inspiré Hodgkinson.

Echos de Summerhill (A.S. Neill), des Choses (G. Pérec), de Walden (H.D Thoreau), de "la classe loisir" (T. Veblen), du Droit à la paresse (P. Lafargue), du situationnisme (R. Vaneigem, G. Debord)... Eloge de la nature et du retour au village. On pense surtout en lisant Hodgkinson à l'adage grec, "Prenez soin de vous", que commente longuement Michel Foucault dans ses cours au Collège de France (epimeleia heautou) auquel la tradition occidentale a préféré le "Connais-toi toi-même" (gnothi seauton). Il y a peut-être aussi dans tout cela du John Lennon : "Imagine all the people living for today"...

Quelle place occupent les technologies numériques dans cette vision du monde ?
Tom Hodgkinson n'aime pas les ordinateurs ("the tyranny of computers"), il déteste les écrans ("screen worlds") de télévision, les jeux vidéo et encore plus Facebook (cf. infra) et Twitter (cf. illustration).  Mais il admet que le Web peut présenter des aspects positifs même si la publicité le défigure (jamais notre détracteur de la publicité ne propose un modèle économique alternatif). L'auteur tient d'ailleurs un blog / magazine, The Idler qui fait également l'objet de publication en livres.
Hodgkinson admet pourtant qu'il lui arrive de commander des livres, de consulter des horaires en ligne, d'écrire des courriers sur son ordinateur... et, sans craindre la contradiction, il publie certains de ses ouvrages pour le Kindle (Amazon).

Dommage que l'auteur se laisse aller à ses élucubrations convenues sur les écrans, l'informatique, la télévision même si, une fois achevées les grandes dénonciations, enfin réaliste et lucide, il recommande aux parents : "N'interdisez pas. Minimisez" ("Don't ban. Minimize"). Attitude pragmatique, en effet, que l'on peut étendre à la plupart de ses critiques de la société contemporaine.

Le Web et son outillage méritent pourtant un approfondissement critique : peut-il y avoir une technologie de la libération ? A quoi riment les oppositions telles que lire / twitter (cf. supra, "Read, don't twitter) ou les affirmations ridicules telles que "everything a computer can do can be done with more pleasure by the old ways" (The Idle Parent) ?

Iconoclastes, les écrits de Tom Hodgkinson poussent parfois ses raisonnements jusqu'à l'absurde et la mauvaise foi, c'est le genre qui le veut. Malgré tout, ils sont stimulants, agréables à lire et, surtout, ils apportent un peu d'air frais et de salutaire contestation dans l'univers clos et égocentrique des médias et de la publicité. Un peu d'insatisfaction et de générosité ne saurait nuire pour contrebalancer les illusions iréniques et intéressées que propagent des gagnants du Web.




Quelques ouvrages de Tom Hodgkinson :
  • We want everyone. Facebook and the New American Right, Bracketpress (je ne l'ai pas trouvé, donc pas lu...)
  •  The Idle Parent, London, Penguin Books, 2009 (kindle edition)
  • The Freedom Manifesto, London, Harper Perennial, 340 p.
et un article de la même veine : "sickness in our industry", in Fast Company (August 2012).