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mardi 27 mars 2018

Peut-on, faut-il, résister à l'appel des images ?


Catherine Chalier, l'appel des images, Actes Sud, 2017, 90 p. 10 €

Le point de départ de la réflexion de Catherine Chalier est le deuxième des "Dix commandemments", la deuxième des "dix paroles" (haseret ha-dibrot, en hébreu, que La Septante traduit en grec par deka logoi (δεκάλογος, décalogue) ; au mot "paroles", certaines traditions ont préféré (à tort ?) le terme de "commandements" ("Gebote", pour Martin Luther) qui ne s'y trouve pas en hébreu (mitzvah / mitzvot) : "Tu ne te feras d'idole (pesel, racine : tailler), ni une image (temouna) quelconque de ce qui est en haut...", à quoi s'ajoute, en apparence contradictoire, mais réaliste : "Tu ne te prosterneras pas devant elles, tu ne les adoreras pas...". Exode, XX, II.
Suivons l'analyse de Catherine Chalier, professeur de philosophie et hébraïsante : la Septante a traduit, en grec, l'hébreu pesel (sculpture) par eidolon (εἴδωλον, idole) et l'hébreu temouna par homoioma (ὁμοίωμα, ressemblance, likeness). En anglais, "you shall not make yourself a carved image". Dans la traduction de Martin Luther : "Du sollst Dir kein Bildnis noch irgendein Gleichnis machen...". Le texte de la Torah est clair, précis : "une image pour toi", pour ton propre usage. Le texte "prohibe la représentation des vivants, représentation associée d'emblée à l'idolâtrie", commente Catherine Chalier (o.c. p. 22). Plus loin, elle approfondit : "l'interdit qui porte sur les sculptures et les images vise d'abord à empêcher d'aimer la servitude". Mesure de prudence, l'avenir le prouvera amplement !

Voilà pour le texte que je cite ici (Exode, XX, II) dans trois traductions différentes dont on pourra noter ainsi à quel point elles divergent :
  • dans la traduction de Elie Munk (La voix de la Thora, p. 215). "Tu ne feras point d'idole, ni toute image de ce qui est en haut dans le ciel ou en-bas sur la terre, ou dans les eaux au-dessous de la terre. Tu ne te prosterneras point devant elles, tu ne les adoreras point...").
  • dans celle, "English rendering", de la Jewish Publication Society, 2000 (Etz Hayim, p. 443). "You shall not make for yourself a sculptured image, or any likeness of what is in the heavens above, or on the earth below, or in the waters under the earth. You shall not bow down to them or serve them. 
  • dans la traduction ("verdeutscht von") de Martin Buber et Franz Rosenzweig (Die fünf Bücher der Weisung T1, Das Buch Namen, p. 205), "Nicht mache dir Schnitzgebild, - und alle Gestalt, die im Himmel oben, die auf Erden unten, die im Wasser unter der Erde ist, neige dich ihnen nicht, diene ihnen nicht? ..."
Maintenant, revenons à l'ouvrage de Catherine Chalier.

Les images fabriquées aveuglent les humains, les empêchant de percevoir l'essentiel, qui ne se voit pas ; ainsi peut-on résumer simplement l'appel des images. Les images détournent de l'invisible, elles captivent, hypnotisent, fascinent : tout le contraire d'une pensée libre donc, le signe-même d'une "servitude volontaire", où l'on peut reconnaître l'inféodation aux célébrités de toutes sortes, politiques, sportives... et la participation enthousiaste à leur célébration. Divertissement (Pascal) !

Des images inscrites, peintes sur des supports (médias), Catherine Chalier passe aux images rhétoriques, images mentales, allégories, métaphores, puis aux visages. Au lieu de s'abîmer dans toutes sortes d'images, il faut plutôt se tourner vers les visages, se livrer à "l'épiphanie des visages", selon l'expression d'Emmanuel Lévinas dont la philosophie inspire Catherine Chalier. "Visage, déjà langage avant les mots", souligne encore Emmanuel Lévinas. Les mots ? "Des étiquettes" images que l'on colle sur les choses, notait Henri Bergson. Ce à quoi s'épuise et se réduit, pour l'instant, la reconnaissance d'images, dont celle des visages (facial recognition), à l'aide de techniques de deep learning. L'image authentifie la personne (photos d'identité, smartphones).

Le texte biblique des "dix paroles" peut enclencher une réflexion féconde sur l'environnement d'images dans lequel s'emprisonne notre société. "Ecran", mot à double sens, à la fois, ce qui masque et ce qui montre. Montrer pour mieux cacher ?
Prétention pénible des images innombrables diffusées par les réseaux d'information. Tohu-bohu d'images et de commentaires, inflation de bruits qui courent. Saturation de l'espace physique et mental qui ne laisse pas le temps de réfléchir, vain "appel des images", selfies et "influenceurs", likes et followers. Les images bloqueraient le "désir d'invisible" dont Emmanuel Lévinas soulignait qu'il est "désir métaphysique" (au-delà du physique) : ainsi commence Totalité et infini, son ouvrage majeur. Au désir d'infini correspond "l'introduction du nouveau dans une pensée, l'idée de l'infini- voilà l'œuvre même de la raison". De l'image à l'irrationnel, de l'invisible à la raison : la boucle est bouclée...

Notre présent, ses mots et ses images, ne cesse d'éloigner de l'invisible, de le remettre sans cesse à plus tard, indéfiniment. On ne peut que penser à ce qu'écrivait Henri Thoreau à propos des médias, de l'emprise du visible et des faits divers : "Read not the Times, read the Eternities. [...] Knowledge does not come to us by details, but in flashes of light from heaven.” ("Life without principles", Atlantic Monthly, 1863).

Commentaire méticuleux, précis, lecture mot à mot, stimulante : c'est par là que commence Catherine Chalier, c'est là qu'elle est la meilleure ; les dernières pages, consacrées à la peinture, m'ont semblé moins convaincantes.
Comment résister à l'appel des images sans ignorer cet appel lancinant, sans préalablement l'analyser, le critiquer ? Catherine Chalier reste muette sur ce point. Pourtant, c'est là qu'on l'attend, après l'avoir lue. Faut-il, comme Ulysse en proie aux sirènes, s'attacher pour ne pas succomber, ou se fermer les yeux ? Au moins, puisque image il y a, ne pas "se prosterner", ne pas "adorer", ne pas servir, ne pas s'incliner....
Ce tout petit livre demande à être lu, relu, et médité longuement par les spécialistes des médias et des technologies des images. Des sciences politiques aussi.


Références évoquées

aseres hadibros, The Ten Commandments, translation and commentary by Avrohom Chaim Feuer, New York,  Mesorah Publications, 1981, 1998

Les dix paroles, Paris, sous la direction de Méïr Tapiero, Les éditions du Cerf, 1995, 608 p.

Elie Munk, La voix de la Thora. Commentaire du Pentateuque, Fondation Samuel et Odette Lévy, 6ème édition, 1992

Etz Hayim. Thorah and commentary, The Jewish Publication Society, 2001, The Rabbinical Assembly

Martin Buber et Franz Rosenzweig, Die fünf Bücher der Weisung, Deutsche Bibel Gesellschaft,  Verlag Lambert Schneider GmbH, Gerlinge, 1976

Emmanuel Lévinas, Totalité et infini, 1961

Henry Bergson, Le rire. Essai sur le signification du comique, 1900

MediaMediorum : 

lundi 19 mars 2018

Souvent cibliste, parfois sourcier, Martin Luther traducteur


Martin Luther, Ecrits sur la traduction, Edition bilingue allemand / français, présentation et traduction par Catherine A. Bocquet, Paris, Les Belles Lettres, 2017, 190 p. Bibliogr., Annexe sur les personnages évoqués par Martin Luther

Les spécialistes des médias ont de bonnes raisons de s'intéresser de près à Luther. D'abord, parce que son succès, considérable, est dû à sa traduction en allemand de textes bibliques (traduction du latin, de la Vulgate de Jérôme, confrontée au grec et à l'hébreu), traduction qui constitue un éminent travail de communication religieuse et d'institution de la langue allemande (dite à l'époque langue vulgaire). Friedrich Nietzsche, fils de pasteur, voyait dans la traduction de Martin Luther un "chef d'œuvre de la prose allemande" ("Meisterstück deutscher Prosa"). Ensuite, parce que la diffusion des idées de Martin Luther doit beaucoup à l'imprimerie et aux imprimeurs ("l'imprimerie, dernier et plus grand don de Dieu à l'humanité", dit-il).
Comme traducteur, Luther a été combattu par les "papistes", ainsi qu'il appelle la hiérarchie chrétienne hostile à la Réforme : on l'accuse d'erreurs voire même de falsifications. Ses principales réponses à ses objections se trouvent dans deux textes que réunit, traduit et présente Catherine A. Bocquet :
- une lettre à Wenczeslaus Linck du 12 septembre 1530, sur la traduction (vom Dolmetschen)
- une réflexion sur la traduction des Psaumes en allemand (Ursachen des Dolmetschens)

De ces deux textes, richement et clairement présentés, on retiendra le cœur de l'argumentation de Luther : la qualité d'une traduction se mesure à son adéquation à la langue de ses destinataires, de sa cible. Luther se veut cibliste d'abord, pour emprunter la terminologie de la traductologie. D'où l'importance de recourir à une langue allemande populaire, puisqu'il s'agit de parler au peuple germanophone de l'époque ; il faut germaniser (verdeutschen) les textes plutôt que de traduire mot à mot. "Ce n'est pas au texte en latin qu'il faut demander comment l'on doit parler allemand, ainsi que le font ces ânes (les papistes), mais au contraire, il faut demander aux mères dans leur foyer, aux enfants dans les rues, aux hommes du peuple au marché" ("man muss nicht die Buchstaben inn der lateinischen sprachen fragen, wie man soll Deutsch reden wie diese Esel thun, sondern man muss die mutter im hause, die kinder auff den gassen, den gemeinen mann auff dem marckt").
Théorème sociolinguistique implacable dont les conséquences en termes de communication et de traduction sont essentielles : il faut suivre exactement le texte d'origine, bien sûr (la source), mais épouser aussi les usages de la langue cible, traduire des idées plutôt que des mots (Jérôme). De cela découle qu'une traduction d'ouvrages anciens doit être remise à jour régulièrement puisque les usages linguistiques des lecteurs nouveaux diffèrent. Retraduire Homère ? Retraduire Virgile ? Traduire Montaigne en français moderne et Shakespeare en américain... En général, le texte source ne change pas, ou guère sauf précision apportée par le travail philologique, t esauf falsifications aussi (ainsi certains textes de Friedrich Nietzsche ont été falsifiés pour leur donner un air nazi !), en revanche, la cible change.
L'équilibre entre la cible et la source est délicat : c'est tout l'art et le métier de la traduction, et la traduction automatique (NLP, Neural Machine Translation - NMT) en est bien loin puisqu'elle ne connaît encore que le texte source.
Cible / source : question de dosage, sorte de fine tuning. N'est-ce pas là le  paradigme même de l'art de communiquer, qu'il s'agisse de traduction ou d'interprétation, de rhétorique, de pédagogie ou journalisme ? L'art de la communication doit se tenir à distance de la démagogie, limiter la vulgarisation (vulgus = peuple), la simplification sans rebuter, pour que le peuple, l'élève puisse atteindre le texte d'origine. La pédagogue doit effectuer un va-et-vient de la cible à la source. Pensons à Spinoza qui proposera comme règle "de parler en se mettant à la portée de la foule" ("Ad captum vulgi loqui", Traité de la réforme de l'entendement, 17, I) et qui précise, plus loin, "adde, quod tali modo amicas præbebunt aures ad veritatem audiendam" (et ainsi il se trouvera des oreilles amicales prêtes à entendre la vérité). Exotérique d'abord, ésotérique ensuite ?

Cet ouvrage, la présentation, les notes, son annexe font percevoir la remarquable lucidité, la remarquable actualité aussi de ces textes de Martin Luther. Textes servis de plus par l'humour féroce de notre traducteur qui était, rappelons le, Docteur en théologie et Profeseur d'université. On rit de bons coups lorsqu'il invective ses adversaires papistes de l'époque ; il mérite bien son pseudo, qu'il a tiré du mot grec pour dire libre, éleuthéros, ἐλεύθερος.
Beau travail d'édition.

Références

Martin Luther, De la liberté du chrétien. Préfaces à la Bible. Bilingue allemand - français, La naissance de l'allemand philosophique, traduction et commentaires par Philippe Büttgen, Paris, Seuil Points, 163 p.

Andrew Pettegree, Reformation and the Culture of Persuasion, 2005, Cambridge University Press, 252 p., Bibiogr., Index

Naissance de la Bible grecque, Paris, 2017, Les Belles Lettres, 287 p. Bibliogr., Index. Textes introduits, traduits et annotés par Laurence Vianès (dans MediaMediorum, ici)

Jean-René Ladmiral, Sourcier ou cibliste. Les profondeurs de la traduction, Paris, Les Belles Lettres, 2015, 303 p. Bibliogr.

A titre d'exemple, sur l'histoire complexe de l'édition des œuvres de Friedrich Nietzsche, voir :
  • Mazzino Montinari, Nietzsche lesen, de Gruyter Studienbuch, 1982, Berlin, 214 p., Index
  • Mazzino Montinari, "La volonté de puissance" n'existe pas, L'éclat, 1996, 191p. Postface de par Paolo d'Iorio, traduit de l'italien et préfacé d'une note par Patricia Farazzi et Michel Valensi

jeudi 22 février 2018

La traduction, média premier : Babel à Genève


Les Routes de la traduction. Babel à Genève. Exposition consacrée à la traduction à Genève (11 novembre- 25 mars 2018).

Traduire vient du latin "traduco" qui signifiait "conduire au-delà, faire passer, traverser" (Gaffiot, N.B. il y a une excellente appli pour cela). La traduction transporte, conduit ailleurs. Elle nous a mené à Genève, au bout de la rampe de Coligny, surplombant le lac Léman, à la Fondation Bodmer qui exposait des éléments de la collection de son fondateur.
Le vecteur primordial d'une création, au-delà de sa langue d'origine, c'est la traduction, média premier : elle mène au-delà. Rien ne saurait mieux résumer l'ambition de l'exposition et de son catalogue.  Si elle inclut toutes sortes d'ouvrages, de toutes les cultures, de toutes les époques, la collection Bodmer entend privilégier cinq directions : les traductions d'Homère, de la Bible (incluant la Torah et les Evangiles chrétiens), Shakespeare, Dante et Goethe.
L'exposition juxtaposait des textes, des images de textes mettant en valeur traductions et traducteurs, si souvent oubliés par l'analyse littéraire et les médias : belle exposition, confortable pour les yeux et la déambulation, sur un discret fond musical de jazz (Jazz & Lettres est la seconde exposition de cette fondation).

Un livre-catalogue accompagne l'exposition, un audio-guide ainsi qu'un cycle de conférences et de débats, etc. Heureusement, le catalogue de l'exposition (éditions Gallimard, Fondation Bodmer, 335 pages, 39 €), publié sous la direction de Barbara Cassin et Nicolas Ducimetière, reprend les éléments essentiels de l'exposition et propose des textes interprétant les thèmes couverts par l'exposition. "Beau livre", comme l'on dit, mais il s'agit surtout d'un ouvrage remarquable pour le dialogue stimulant qu'il organise entre les analyses de spécialistes et les riches illustrations issues de l'exposition. Divisé en cinq parties, l'ouvrage se compose de 18 chapitres examinant, à partir d'exemples choisis, la place de la traduction dans l'histoire littéraire.
Evoquons quelques unes, quelques unes seulement, des remarquables études réunies par cet ouvrage.
  • Cela commence par un commentaire des neuf versets du texte biblique de Babel (Genèse 11) que Marc de Launay analyse ligne par ligne, depuis l'hébreu. Lecture rigoureuse et rafraichissante qui rompt avec les simplifications courantes sans cesse répétées.
  • Ensuite, vient un entretien avec Michel Vallogia, égyptologue, à propos des "5000 ans de langues en Egypte", des hiéroglyphes au hiératique puis au démotique et au copte : on notera, dans cette évolution, l'importance des usages administratifs et comptables dans le développement de l'écrit pour la mémorisation, l'archivage bureaucratique et aussi le rôle des supports de l'écriture (le média). 
  • Florence Dupont, Professeur à Paris-Diderot et elle-même traductrice, confronte Virgile à Homère, l'Enéide à L'Iliade et à l'Odyssée, sujet classique s'il en est mais mais traité ici par une historienne de la civilisation latine. Superbe analyse des problèmes de traduction de l'hexamètre dactylique (le vers d'Homère), explication de Virgile comme réponse à la demande d'Auguste pour un public bilingue (latin, grec qui comprend sans difficulté les nombreuses allusions à Homère). 
  • Ensuite vient une histoire de la comédie, suivant les voies qui mènent de Ménandre (IVème siècle avant notre ère) à Molière, via Plaute et Térence : la première édition d'une comédie complète de Ménandre, Dyscolos, est tirée de papyrus de la Fondation Bodmer, acquis en 1956. L'auteur, Pierre Letessier (Sorbonne Nouvelle, Paris III) analyse les modalités de la transmission, le rôle de l'imprimerie, des traductions et des premières éditions de Plaute qui vont donner la fausse impression d'une proximité avec les pièces de Molière (découpage en actes et en scènes, absence des morceaux musicaux, canticum). Ainsi nous trouvons-nous, jusqu'à aujourd'hui, en présence d'une influence paradoxale, rétro-active, de Molière sur Plaute (auteur du IIIème sièce avant notre ère). Impressionnante démonstration sur le monologue d'Harpagon.
  • Line Cottegnies (Paris-Sorbonne) étudie la diffusion des traductions de Shakespeare en Europe. Elle rappelle d'abord que Shakespeare est un best-seller mondial de la traduction, derrière Agatha Christie et Jules Verne seulement. L'importance de Shakespeare est lente à s'installer. Voltaire, qui découvre le théâtre de Shakespeare lors de son séjour forcé à Londres (1724-1726), le jugeait toutefois injouable en France ; d'ailleurs, on le traduisait en prose, translitérée en quelque sorte, traductions qui faisaient alterner dialogues et passages narratifs (à la manière des descriptions de l'action, comme dans les audio-descriptions) : avec une traduction édulcorée qui ne gardait que ce qui était, en France et à l'époque, de bon goût, il fallait de Shakespeare faire un classique français. Penser à la traduction du De Rerum Natura (Lucrèce) en prosimètre français par Molière.
  • "Goethe et la traduction" de Jacques Berchtold montre un Goethe polyglotte traduisant des extraits du Cantique des cantiques de l'hébreu alors qu'il n'a que 21 ans. On doit à Goethe également la traduction de Satire seconde de Denis Diderot, titrée par lui Rameaus Neffe et qui deviendra célèbre en français sous un tire traduit de l'allemand, Le Neveu de Rameau. Goethe traduit Corneille (Le Menteur), Racine (Athalie), Voltaire, etc. Il accorde à la traduction une importance primordiale : elle constitue à ses yeux une étape essentielle de la formation et la clé du "commerce de l'esprit" (il voit les traducteurs comme des "entremetteurs d'affaires"). L'allemand parce que l'on y trouve beaucoup de traduction aurait pu selon lui devenir une langue carrefour, au départ d'une littérature universelle (ébauche d'une littérature mondiale -Weltliteratur - chère au projet de Martin Bodmer). Et pour percevoir les effets spécifiques d'un alphabet, lui qui a appris l'hébreu et le grec s'entraîne à la calligraphie arabe.Voilà qui aurait plu à Marshall McLuhan !
  • Avec "le cas Luther", Pierre Bühler (Université Zurich) expose le cheminement intellectuel de la réforme luthérienne dont la traduction s'avère un moyen essentiel, servie à point par l'imprimerie naissante. 
  • Martin Rueff, de l'Université de Genève confrontent les traductions d'Edgar Poe par Charles Baudelaire puis Stéphane Mallarmé. Charles Baudelaire se vante de sa traduction "servilement attachée à la lettre". Stéphane Mallarmé traduit les poèmes d'Edgar Poe en prose (illustrations d'Edouard Manet). Décisions mûries de traducteurs qui sont en réalité des thèses littéraires quant à la poésie et aux langues. Martin Rueff a la bonne idée de juxtaposer ces traductions à celle que donne Google Translate. No comment.
  • Dans "Babel à la Bodmeriana. Un voyage en polyglossie", Nicolas Ducimetière de la Fondation Bodmer conclut le voyage avec les ouvrages multilingues : de tels ouvrages représentent travail de traduction visuelle, un "exercice typographique et éditorial complexe" qui ne peut que retenir l'attention des spécialistes des médias. Après l'Hexaplès (Origène), la bible espagnole d'Alcala (1502) affiche simultanément quatre langues (hébreu, chaldéen, grec et latin), la "Polyglotte de Londres" en affiche neuf. L'auteur évoque encore le petit livre à succès de Jan Amos Komensky, précurseur de la didactique des langues, qui publie des guides de conversation plurilingues (Janua linguarum reservata, 1631, "la Porte des langues déverroulliée") puis Orbim sensualium pictus (1666, latin, français, allemand, italien). Sait-on que "Lettres provinciales " de Pascal (1656) ont été publiées dans un ouvrage confrontant quatre langues (traductions en latin, espagnol et italien)...
Revoir les œuvres et leur histoire par l'intermédiaire de l'histoire de leurs traductions s'avère un  indispensable travail d'histoire littéraire. Que l'on pense aux traductions des Sonnets de Shakespeare par Paul Celan, Karl Kraus, Stefan George, Pierre Jean-Jouve, etc. A chaque langue, à chaque époque son Shakespeare, son Goethe, son Dante... Toute œuvre est le produit, la somme (l'intégrale) à un moment donné d'un contenu structuré (texte source) et de lectures-traductions historiques (ajustées, inintentionnellement, à des cibles).
Le traducteur comme auteur ? En tout cas, l'exposition et le catalogue démontrent qu'il importe de montrer le rôle des traductions dans l'élaboration des œuvres telles que nous les connaissons aujourd'hui. Toutes les routes littéraires, philosophiques mènent à la traduction.

En conclusion, voici un livre remarquable en tout point, dans son ensemble et dans chacune de ses contributions : il faut suivre et lire ces "routes de la traduction", pas à pas. Il s'agit certes d'histoire de la littérature et d'histoire des idées mais, bien au-delà, il s'agit aussi d'une réflexion subtile mais fondamentale sur les médias. Cet ouvrage devrait conduire les enseignements de langue et de littérature à intégrer l'histoire et les problématiques de la traduction. Une didactique appropriée est à construire...
Pour ceux qui s'intéressent aux médias, la traduction invite à penser les œuvres audio-visuelles comme des traductions : quand Netflix co-produit avec la BBC et diffuse avec BBC1 la série "Troy: Fall of a City" (février 2018), ne s'agit-il pas d'une traduction nouvelle qui conduit de l'Iliade homérique à une nouvelle narration ? En quoi est-elle différente de la traduction de Virgile (L'Enéide, cf. supra, l'article de Florence Dupont), ou de celle de Jacques Offenbach ("La Belle Hélène", opéra bouffe, 1864) ? Traductions polymorphes de texte en images et musique, du grec ancien en anglais, en français, etc. Traductions plus ciblistes que sourcières (sur ces notions voir Martin Luther, traducteur). Que diront à leurs élèves les professeurs de latin-grec à propos de "Troy: Fall of a City" ? Qu'il faut le regarder - horresco referens - ?  N. B. Nous nous autorisons pour cette question de l'ouvrage iconoclaste de Florence Dupont, Homère et Dallas, Introduction à une critique anthropologique, Paris, Hachette 1991, et pour oser ces rapprochements.


Références, dans MediaMediorum

vendredi 4 août 2017

De l'hébreu au grec : la Septante, philosophie d'une traduction



Naissance de la Bible grecque, Paris, 2017, Les Belles Lettres, 287 p. Bibliogr., Index. Textes introduits, traduits et annotés par Laurence Vianès

L'ouvrage rassemble plusieurs textes à propos de l'histoire de la Septante : du Pseudo Aristée, la Lettre d'Aristée à Philocrate, du Traité des poids et mesures de Epiphane de Salamine, ainsi que de divers témoignages antiques et médiévaux (traduits de documents arabes, grecs, hébreux, latins, syriaques).
Les textes réunis par Laurence Vianès sont partie prenante de la légende de la Septante (ou plus exactement du Pentateuque grec).

La Septante (SeptuagintἩ μετάφρασις τῶν Ἑβδομήκοντα ou LXX) constitue un événement historique dans l'édition et dans la traduction. Trois siècles avant Jésus, la traduction collective (ou plutôt "la mise par écrit") de la Bible (le Pentateuque) est effectuée de l'hébreu en grec à Alexandrie par 70 (ou 72) érudits de religion juive, en 70 jours.  Enfin, de l'hébreu mais sans doute aussi, pour partie de l'araméen (cf. le travail méticuleux d'Alexis Jonas : on ne sait pas précisément ce qu'est la langue source de la Torah). Il s'agit d'une demande du roi d'Egypte, Ptolémée II Philadelphe conseillé, rit-on, par Démétrios de Phalère. Le texte de la Torah ainsi obtenu doit enrichir la bibliothèque royale d'Alexandrie.
La Septante sera utilisée par les Juifs hellénophones et deviendra une référence pour les Chrétiens. Elle fera l'objet de nombreuses reprises dont l'une par Origène dans les Hexapla, édition juxtaposant sur six colonnes les textes hébreux et grecs, dont une colonne pour la Septante.

Au-delà du travail philologique et historique, la Septante invite à une réflexion philosophique, en suivant Emmanuel Lévinas. A plusieurs reprises, dans son œuvre, il a rappelé l'importance de la langue et de la philosophie grecques pour énoncer le judaïsme : "Nous avons la grande tâche d'énoncer en grec les principes que la Grèce ignorait". Il avait déjà  déclaré : "Il n'y a rien à faire, la philosophie se parle en grec [...] Mon souci, c'est de traduire le non-hellénisme de la Bible en termes helléniques". D'où l'importance, à ses yeux, de la Septante ("l'œuvre de la Septante n'est pas terminée", dira-t-il à Salomon Malka). "Qu'est-ce que l'Europe ?", demande encore Emmanuel Levinas : "c'est la Bible et les Grecs". La Septante le met en équivalence. Qu'est-ce que penser grec ? Le grec symbolise à ses yeux l'universalité "surmontant les particularismes locaux du pittoresque ou folklorique ou poétique ou religieux"... "Langage sans prévention, parler qui mord sur le réel, mais sans y laisser de traces et capable, pour dire la vérité, d'effacer les traces laissées, dédire, redire". La Septante renvoie donc à l'émergence de la notion d'universalité et à la coordination de cultures distinctes et essentielles, "la traduction en grec de la sagesse du Talmud".

Occasion d'évoquer aussi, dans un autre registre mais non sans homologies, la confrontation par François Jullien de la culture grecque et de la culture chinoise pour penser la généalogie de nos catégories de pensée et l'universel.

Références

Alexis Léonas, L’aube des traducteurs. De l’hébreu au grec : traducteurs et lecteurs de la Bible des Septante (IIIe s. av. J.-C. - IVe s. apr. J.-C.), Paris, Éditions du Cerf, 2007.

Le quodidien La Croix a consacré un numéro hors-série à "La Bible d'Alexandrie. Quand le judaïsme rencontre le monde grec", 2011.

Emmanuel Lévinas :
  • L'au-delà du verset. Lectures et discours talmudiques, Paris, Editions de Minuit, 1982, Chapitre XIV, "Assimilation et culture nouvelle"
  • A l'heure des nations, Paris, Editions de Minuit, 1988, Chapitre XIV, "La bible et les grecs"
  • Quatre lectures talmudiques, Paris, Editions de Minuit, 1968
Ze'ev Lévy, "L'hébreu et le grec comme métaphores de la pensée juive et de la philosophie dans la pensée d'Emmanuel Lévinas", in Danielle Cohen-Levinas, Shmuel Trigano, Emmanuel Levinas - Philosophie et judaïsme, Paris, 2002, Editions in Press

Salomon Malka, Lire Lévinas, 1984, Paris, Edition du Cerf, 118 p. Voir l'entretien avec Emmanuel Lévinas en fin de volume.

lundi 3 août 2015

La postérité théâtrale d'Esther



Elisabeth de Fontenay, La prière d'Esther, Paris, Seuil, 2014, 136 p.

Professeur de philosophie, Elisabeth de Fontenay reprend l'histoire d'Esther. Partant de la prière d'Esther dans la pièce de Jean Racine comme fil conducteur, elle parvient, d'anecdotes en anecdotes, à la biographie de Mademoiselle Rachel (Elisabeth Félix) actrice célèbre, qui, au XIXe siècle, joua le rôle d'Esther (1839) à la Comédie Française, tout comme, plus tard, Sarah Bernhardt (1910) dont elle fut un modèle. L'acteur Talma joua le rôle d'Assuérus dans Esther (1803) ; à cette occasion, il aurait suscité l'intérêt de Napoléon 1er qui en conçut alors sa politique envers les Juifs en France... Enfin, l'auteur examine en détail le sort réservé par Marcel Proust à l'une des héroïnes de la Recherche, Rachel. La pièce de Racine constitue en effet une référence constante de Marcel Proust et du narrateur. "Il y a une prière d'Esther pour Assuérus qui enlève", dira Madame de Sévigné, autre référence de la Recherche, à propos de la représentation d'Esther.

Au commencement, se trouve le Livre d'Esther (rouleau dit Meguila d'Esther), un texte essentiel de la Bible ; l'histoire se déroule en Perse, pendant le règne de Xercès (Assuérus), dans les années 470 avant notre ère. Grâce à l'intervention d'Esther, les Juifs du royaume échappent au massacre organisé par Aman. Cet événement rapporté par le rouleau d'Esther est à la base de la fête juive de Pourim, célébrée désormais chaque année. Racine évoque d'ailleurs Pourim à la fin de sa Préface comme témoignage de l'importance toujours actuelle de l'événement.
On est loin de Phèdre (1677) ; Jean Racine fait de l'histoire d'Esther le sujet d'une pièce pieuse en trois actes, suivant de près l'œuvre originale : Esther est déclarée "Tragédie Tirée de l'Ecriture Sainte". C'est dans cette tragédie que se trouve la fameuse prière (Acte 1, scène 4). La pièce a été écrite par Racine pour les Demoiselles de la Maison de Saint-Cyr, à la demande de Madame de Maintenon, épouse du roi. La pièce comporte une partie musicale et chorale (cf. infra) de Jean-Baptiste Moreau qui composera plus tard la musique pour Athalie ; Jean Racine reconnaîtra que "ses chants ont fait un des grands agréments de la pièce". Esther, tragédie musicale ?
Esther sera jouée 7 fois en janvier 1689 en présence de Louis XIV, du dauphin, de Bossuet, Condé, Louvois... Madame de Maintenon interdit que les théâtres publics jouent la pièce. La pièce ne sera reprise qu'après sa mort (1719), en mai 1721, créée à la Comédie française.

Dans sa Préface, Racine mentionne qu'il a mobilisé, outre le texte biblique ("les grandes vérités de l'Ecriture"), quelques sources historiques (Hérodote, Xénophon, Quinte-Curce). C'est "un divertissement d'Enfants devenu le sujet de l'empressement de toute la Cour", remarque-t-il ; Racine rappelle aussi que l'éducation donnée aux demoiselles pendant "leurs heures de récréation" visait "à les défaire de quantité de mauvaises prononciations, qu'elle pourraient avoir rapportées de leurs Provinces".  A l'objectif religieux du théâtre et du chant s'ajoute un objectif pédagogique d'assimilation culturelle.

La musique d'Esther de Jean-Baptise Moreau
in Jean Racine, Œuvres complètes, T.1, o.c.
Elisabeth de Fontenay évoque les traductions et les diverses versions d'Esther, de la Septante à la Vulgate puis à la traduction de Port-Royal, passant de l'hébreu au grec, puis au latin, et enfin au français. A cette occasion, l'auteur confie son attachement au latin : "le souvenir des ressassements servant à la messe et des versions latines a, pour moi, gardé à cette vieille langue de prière et d'études la puissance de l'enfance". Mais elle n'en dénonce pas moins l'escamotage de la réalité hébraïque par ces traductions.

Ainsi peut-on percevoir et suivre les grandes lignes de la propagation jusqu'à nous de l'histoire d'Esther depuis le fameux rouleau jusqu'à ses multiples traductions et interprétations au cours des siècles. C'est par l'entremise d'une pièce de théâtre que le personnage d'Esther est popularisé par-delà des publics religieux. À partir de la pièce s'organise un travail de communication auquel les célébrités apportent une contribution essentielle ; d'abord les spectateurs de haut rang : Louis XIV, Madame de Maintenon, la Cour, Napoléon Ier... Le pouvoir politique est relayé, comme d'habitude, par le pouvoir intellectuel, Madame de Sévigné, Alfred de Musset, Madame Récamier, François René de Chateaubriand, l'œuvre de Marcel Proust couronnant le tout... En même temps, les actrices qui jouent Esther sont identifiées au personnage, des stars qui déjà transcendent les personnages : la vie, les amours et la mort de ces femmes deviennent événements publics, mythes, people (une photo de Rachel sur son lit de mort donne lieu à décision de justice en juin 1858 sur le droit à l'image). Plus tard, viendront film, opéra, etc. Et chaque année est célébrée la fête de Pourim avec ses crécelles et ses pâtisseries... Une histoire, des médias.

L'ouvrage d'Elisabeth de Fontenay, conjugue histoire intellectuelle et approche biographique ; caustique, espiègle, il ne manque jamais ni d'humour ni d'ironie. La philosophe s'avère à l'aise dans cette sorte d'enquête, qui tisse des noms propres, mêle les traces, dessine des trajectoires (je paraphrase sa conclusion). Ce faisant, elle conçoit un genre littéraire original. On croise Chateaubriand, Musset avec Mademoiselle Rachel, en famille, Réjane et les Goncourt, Reynaldo Hahn et Sarah Bernhardt, et d'autres, moins sympathiques (Julius Steicher à Nuremberg, en 1946)... Le lecteur est souvent surpris, toujours heureusement bousculé par le style et la culture d'Élisabeth de Fontenay.


Références

L'édition d'Esther que Jean Racine a sans doute utilisée (en plus de la Septante) est celle qui se trouve dans La Bible, traduction de Louis-Isaac Lemaître de Sacy (publiée en 1667 chez Elzevier), Paris, reprise chez Robert Laffont, préface et introduction de Philippe Sellier, collection Bouquins, 1990, page 598 – 614). Il s'agit de l'édition réalisée à Port-Royal à laquelle ont collaboré Blaise Pascal, Pierre Nicole et Antoine Arnauld.

Jean Racine, Œuvres complètes, T. 1, Paris, Gallimard, 1999, voir la Notice de Georges Forestier sur Esther, pp. 1673-1709.

Esther, Paris, les éditions Colbot, texte hébreu et traduction française, 1987, 176 p. Bibliogr.

Sur Elisabeth de Fontenay, par l'auteur elle-même : Actes de naissance. Entretiens avec Stéphane Bou, Paris, Seuil, 2011, 203p.

mercredi 11 mars 2015

La diffusion de la Réforme, une culture de persuasion plurimédia


Andrew Pettegree, Reformation and the Culture of Persuasion, 2005, Cambridge University Press, 252 p., Bibiogr., Index, $25.59 (ebook)

C'est un livre sur la Réforme et sa propagation, sur le changement religieux et la dynamique des conversions au protestantisme en Europe au XVIème siècle. Mais c'est surtout en tant que livre sur le fonctionnement des médias que nous le retiendrons ici : bien sûr, l'imprimerie et le développement du livre ont servi le protestantisme, mais l'auteur, Professeur d'histoire, montre surtout à quel point le livre imprimé a été relayé par des médias intermédiaires (ancillaires ?), médias sociaux mis en œuvre dans des situations publiques, à l'église (sermons, prêches), dans les tavernes, dans les rues, au marché... Bouche à oreille, face à face, un écho médiatique s'est mis en place grâce aux réseaux personnels et aux communautés.
Plus encore que le livre, le rôle des Flugschriften, sortes de brochures imprimées, de tracts, doit être souligné dans la diffusion des idées luthériennes grâce à leur format commode, discret, léger, bon marché.
L'auteur souligne aussi l'importance de la musique et du chant dans cette diffusion, la contribution de Luther et de ses hymnes sera ici encore essentielle. Calvin développe le recours aux Psaumes, dans des traductions de Clément Marot. On dispose de partitions imprimées, texte et musique, dès le début du XVIème siècle.
Autre facteur de diffusion de la Réforme, les drames inspirés de sujets bibliques, permettant l'exposition et l'inculcation de la foi. Ces drames constituent des tableaux vivants, des spectacles aux fonctions pédagogiques efficaces.
Il faut encore mentionner les gravures (bois gravés) qui joueront un rôle essentiel aussi pour l'illustration d'ouvrages imprimés. L'imprimerie permet ainsi la dissémination et du texte et de ses illustrations en couleur (Lucas Cranach).
Enfin, liée au livre dont elle amplifie l'influence, il y a la lecture publique à haute voix : le média écrit imprimé devient média oral. Signalons encore la littérature et le matériel didactiques pour les écoles (catéchismes) : il s'agit de pénétrer la famille par le biais des enfants.

L'auteur consacre un chapitre au nouveau modèle économique auquel recourt l'imprimerie, avec les privilèges qui garantissant les investissements à long terme et limitent les risques pour les investisseurs. Le boom de l'imprimerie religieuse provoque le développement de la petite ville de Wittenberg où réside Luther, auteur de best sellers : de son vivant, sa traduction en allemand du Nouveau testament sera diffusée à plus de 100 000 exemplaires. Un même type de développement s'observe à par Genève à l'instigation de Calvin qui retraduit la Bible en français.

Le travail d'historien d'Andrew Pettegree montre qu'un média n'est pas efficace tout seul, de manière autonome : l'imprimerie orchestre et dynamise tout un ensemble d'outils médiatiques, jouant un rôle de multiplicateur et d'accélérateur d'investissement médiatique. Ici, les prêches et sermons, la lecture publique, le chant (psaumes), les images et illustrations, les drames et l'école, les rencontres, etc. Ecrit et oral se conjuguent. Attribuer à un segment média la responsabilité du changement (culturel, religieux) est vain : les causes sont multiples. Cet ouvrage conteste et corrige les explications simplificatrices. Les difficultés d'attribuer la cause d'une conversion publicitaire à tel ou tel média est homologue.

dimanche 16 mars 2014

Siegfried Kracauer, journaliste et sociologue des médias


Martin Jay, Krakauer l'exilé, traduit de l'anglais et de l'allemand, Editions Le Bord de l'eau, 2014, 247 p. Index, 22 €

Les articles de Martin Jay, professeur à l'université de Berkeley, réunis dans cet ouvrage constituent une contribution importante à la biographie intellectuelle de Siegfried Krakauer. La vie de Krakauer y est analysée comme une "vie d'exilé" permanent, une "vie extra-territoriale". En effet, par de nombreux aspects de sa vie et de sa carrière, Krakauer apparaît toujours en marge, jamais pleinement intégré. En marge de l'école de Francfort (Institut für Sozialforschung créé à l'université de Franfort en 1923, transférée à New York et reconstituée à Francfort en 1950) ; en marge du judaisme (cf. l'article sur la traduction de la Bible par Martin Buber et Rozenzweig) ; en marge du marxisme, en marge de la sociologie, de la philosophie (jamais hegelien), en marge de l'émigration (intégré), en marge de l'Allemagne... Tellement en marge de tout qu'on le retrouve aujourd'hui au cœur de tout : de la sociologie de la culture et des médias, de la modernité et du changement social, tout comme Walter Benjamin, et ceci, de manière plus centrale qu'Adorno ou Horkheimer qui ont longtemps tenu le haut du pavé philosophique en Allemagne.

Né à Franfort en 1889, Siegfried Krakauer mœurt à New York en 1966. Après l'incendie du Reichstag, en 1933, il quitte l'Allemagne en proie au nazisme, pour s'installer d'abord en France ; puis, la France passant sous administration nazie, il réussit à fuir en 1941 aux Etats-Unis. Il y restera jusqu'à sa mort, tandis que d'autres, comme son ami Theodor W. Adorno, reprenaient une carrière universitaire en Allemagne de l'Ouest. Comme Erwin Panofsy, Herbert Marcuse ou Hannah Arendt, une fois aux Etats-Unis, Krakauer publie en anglais.

A la différence de la plupart des autres membres de l'Ecole de Francfort, Siegried Krakauer n'est pas universitaire de formation mais ingénieur et architecte. Devenu journaliste (Publizist), de 1922 à 1933, il tient une rubrique culturelle célèbre dans le prestigieux quotidien, la Frankfurter Zeitung (FZ) : sa connaissance des médias est donc aussi une connaissance pratique et de première main. Certains de ses articles rédigés pour la FZ seront rassemblés dans L'ornement de la masse en 1963 (Das Ornament der Masse), ouvrage dédié à Adorno. Le recueil traite de pratiques culturelles modernes, dont celles issues de la "reproductibilité mécanique" (cf. Walter Benjamin), comme la photographie ou le cinéma qui intéressent particulièrement l'ingénieur ; Krakauer évoque les effets psychologiques du cinéma, de la vie urbaine (Paris, Berlin), du voyage. Parmi la diversité des objets et notions abordés : la distraction ("Kult der Zerstreuung"), l'ennui, la biographie, le roman policier, l'opérette (Jacques Offenbach), la danse, le sport, la musique de jazz, etc. L'Allemagne de la République de Weimar, qui fut à la fois le creuset de cette modernité culturelle et du nazisme (corrélation qu'il faudrait interroger), est l'objet principal des analyses de Krakauer. "Aus dem neuesten Deutschland" est le sous-titre de son livre sur Les employés (1930) qui traduit une perception aigüe de la fragilité sociale, la vulnérabilité politique de cette nouvelle classe d'employés à col blanc, classe qui ne cessera de se distinguer à tout prix de la classe ouvrière. On entrevoit, en creux, la difficulté de la bourgeoisie intellectuelle européenne à penser la culture de masse autrement qu'avec condescendance et mépris.

La lucidité de Krakauer fait de lui un "étrange réaliste" ("wunderliche"), selon le mot d'Adorno. L'ouvrage de Martin Jay en dresse un portait sensible, dégageant son originalité en prenant en compte toute son oeuvre, aussi bien ses romans (Ginster, Georg), son travail sur le cinéma (De Caligari à Hitler, Théorie du film) que son travail de journaliste.
Cette série d'articles fait percevoir l'effort multiple de Krakauer pour comprendre tout ce que par la suite on tentera de penser au travers de notions comme la culture de masse, la civilisation des loisirs, les mass-médias : de Simmel à McLuhan.
Ouvrage souvent difficile mais indispensable pour s'orienter dans le labyrinthe intellectuel de l'Ecole de Francfort et de la théorie critique. Ouvrage qui souligne combien Siegried Krakauer mérite une place primordiale dans la constitution d'une science des médias.

dimanche 2 mars 2014

La maison du pasteur, centre de culture, objet de recherche



Leben nach Luther. Eine Kulturgeschischte des evangelischen Pfarrhauses, Deutsches Historisches Museum, 2014, Verlag Klötter, Bibliogr., Index, 247 p., 25 €

Voici le catalogue d'une exposition qui s'est tenue à Berlin, au Deutsches Historisches Museum, exposition consacrée à la vie selon Luther dans les pays du Nord de l'Europe principalement (on n'y parle pas de la France, pas plus que des Etats-Unis). Plus de cinq cents tableaux et objets courants pour reconstituer une atmosphère, évoquer un habitus culturel, un idéal social.

Au cœur du dispositif de diffusion du protestantisme se trouvent le pasteur et la famille pastorale, la femme et les enfants puisque le célibat n'est pas requis. Luther est marié et a des enfants. Aussi l'iconographie protestante montre-t-elle beaucoup d'images de la famille avec le pasteur, simplement mais dignement, au milieu des siens, au centre de leur attention.
Le presbytère (das Pfarrhaus) est bien sûr un lieu privé mais c'est aussi un lieu public, ouvert à la communauté, c'est un lieu social, de rencontre, d'enseignement, d'inculcation culturelle ("kulturell-gesellschaftliche Prägekraft"). Le pasteur s'y trouve en représentation, acteur. Pour des raisons presque didactiques, il met en scène sa propre maison (cf. le chapitre : "Die Selbst-Inszenierung des Pfarrhauses") et donne l'exemple. Il est - des tableaux le rappellent - celui qui garde le troupeau.

L'exposition évoque par le menu le métier quotidien du pasteur, métier de communication, illustré d'outils et de symboles : sablier pour chronométrer le prêche, bureau, bibliothèque, cahier de comptabilité, calendrier, registre des baptèmes et décès, journal (Tagebuch), sans oublier le long bâton muni de clochettes pour réveiller ceux qui somnolent pendant le prêche (c'est le rôle du "surveillant", "Kirchenaufseher").
Le livre, symbole de l'attitude studieuse qui convient à la piété, est omni-présent et joue un rôle essentiel. Outil de connaissance, c'est un symbole d'autorité aussi : le pasteur devant ses auditeurs tient le livre comme un sceptre (cf. Emile Benvéniste, Vocabulaire des institutions européennes, 1969). Le protestantisme ne doit-il pas sa propagation première à l'imprimé et au livre ?

Pourtant, tout cet humanisme n'aura pas empêché certains pasteurs de "dérailler" et de soutenir, parfois activement, le nazisme (chapitre : "Fatale Entgleisungen"). D'autres ont résisté au nazisme, telle Agnes Wendland, pasteure (Pfarrfrau) à Berlin.

La maison du pasteur toute entière communique la foi protestante, le sérieux, l'héritage luthérien et glorifie la vie familiale. L'exposition traduit cette sémiologie totale, où tout fait signe et converge vers un modèle religieux original, fondé sur la famille, exemplifié par le pasteur : les vêtements, la décoration des pièces, les postures et le placement de ses habitants. On peut penser aux fils de pasteur devenus célèbres : Friedrich Nietzsche (phiosophie), Ralph Waldo Emerson (littérature), Ingmar Bergman (cinéma) ou Thomas Bayes, Bernhardt Riemann (mathématiques)...
Nulle prétention sociologique n'anime cette exposition aux objectifs plutôt historiques mais comment ne pas imaginer, sur ce modèle, un travail d'analyse des univers domestiques ? Le ménage et le foyer sont des objets de recherche sous-estimés que les ciblages individuels conduisent à mal traiter et à réduire aux ménagères et aux chef de famille.


N.B. Pour un début de réflexion sur le foyer, le confort, etc. : Witold Rybczynski, Home. A short history of an idea, 1986, New York, Penguin Books, 256 p, Index.

mercredi 20 novembre 2013

Les médias sociaux d'avant

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Tom Standage, Writing On The Wall. Social Media. The First 2,000 Years, 2013, New York, Bloomsbury, 288 p. Bibliogr.

Avant Facebook, avant Snapchat, avant Twitter et bien d'autres, l'information circulait, des réseaux se constituaient pour l'échange des informations empruntant des médias divers : graffiti sur les murs, lettres et poèmes manuscrits, pamphlets, rumeurs, etc. : l'auteur reprend l'histoire de la communication et la relit à la lumière des réseaux sociaux modernes, retrouvant l'équivalent des like, des courriers, des blogs, des commentaires, des posts... Regarder le passé pour comprendre l'avenir ("Learning from really old media") : méthodologie des écarts. L'auteur dresse un panorama historique des techniques mises successivement en œuvre pour la communication publique, plus ou moins privée. Après avoir résumé les travaux anthropologiques de Robin Dunbar, le livre développe plusieurs exemples historiques. Entre autres :
  • Les médias de l'époque romaine (acta diurna populi Romani, tablettes de cire, graffitimessagers, etc.), le réseau social de Ciceron. 
  • La propagation du christianisme et ses techniques de communication : l'exemple de Paul de Tarse et de ses lettres.
  • La diffusion de la Réforme aussi, de la viralité des 95 thèses de Luther affichées sur les portes du château de Wittenberg en 1517 à la diffusion des bibles imprimées en langue allemande. 
  • La communication sociale à la cour des Tudor avec les poèmes manuscrits comme des posts partagés et commentés par écrit (la circulation remarquable du Devonshire Manuscript, 1534-1539) ; le recours au manuscrit pour se distinguer de l'imprimé si commercial, presque vulgaire dans sa modernité. 
  • Le rôle des cafés à Londres (coffee houses), à Paris (Le Procope, 1686) cafés où lectures et discussions allaient bon train ; cafés thématiques, spécialisés : poésie, divertissement, finance, information, etc. Cafés lieux de culture (penny universities) et d'innovation où se tiennent des débats scientifiques. 
Ensuite, Tom Sandage couvre, de manière traditionnelle, l'histoire de la presse et de l'information, du journalisme aussi : gros plans sur l'indépendance des colonies américaines et le rôle de la presse et de l'imprimerie (cf. la stratégie de diffusion de Common Sense par son auteur, Thomas Paine), gros plan sur la révolution française où l'on voit la presse jouer un rôle ambigu, opprimant autant qu'elle libère. L'auteur accorde une place originale au rôle du télégraphe et des télégraphistes, "première communauté online" (cf. du même auteur, The Victorian Internet, 2009).
Les derniers chapitres, plus classiques, concernent l'histoire récente des médias, de la radio au Web pour en venir aux inévitables clichés sur les réseaux sociaux et l'illusoire émancipation politique (le "printemps arabe").

Au cours des 2000 années parcourues par l'ouvrage, des questions réapparaissent de manière lancinante : l'importance de la copie, d'abord encouragée, pour favoriser la disssémination, l'anonymat qui protège et fait avancer les libertés, le débat vie privée / vie publique, la force structurante des réseaux de personnes, la survie du manuscrit au-delà de l'imprimerie...
Des fonctions presque universelles des médias sociaux se dégagent : copier, partager, bavarder, répéter, afficher, accrocher des commentaires à un texte, etc. Ceci éclaire les médias sociaux actuels et fait voir à la fois leur originalité et leurs différences : par exemple, que sont devenus les cafés (Starbucks) ? On note aussi, jusqu'au milieu du XIXème siècle, l'absence de la publicité comme financement et parasite de la communication publique. La publicité, de plus en plus présente, caractérise manifestement la communication de l'époque moderne, communication qu'elle développe et entretient finissant par toucher la communication privée (réseaux sociaux).
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jeudi 10 octobre 2013

Médias de la Bible

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Pierre Monat, Histoire profane de la Bible. Origines, transmission et rayonnement du Livre saint, Paris, Perrrin, 304 p., Bibliogr. 22 €

Cet ouvrage n'a pas d'ambition religieuse : il vise essentiellement l'histoire d'un ensemble de textes rassemblés diversement, à diverses époques, sous le nom de Bible. TaNaK, Ancien Testament, Nouveau Testament, Pentatheuque... De quel(s) texte(s) s'agit-il lorqu'il est question de la Bible ? Derrière ce terme unique se cachent des œuvres différentes variant selon les contenus réunis, les langues d'origine, les époques, les traductions... L'ambition de Pierre Monat est d'exposer et expliquer ces différences. L'enjeu des variations observées est souvent d'ordre confessionnel mais aussi profane : les textes qui forment les "Bibles" nourrissent depuis des siècles les cultures occidentales, religieuses, certes, mais laïques aussi : elles constituent un ensemble commun de références partagées, d'images, de sentences, de formules, de proverbes, de maximes, etc. Car tout le monde pense et s'exprime avec ou contre la Bible, souvent sans le savoir.

"De quelle Bible parlons-nous", demande d'emblée l'auteur. Ajoutons : quelle bible lisons-nous ? La fameuse Septante (traduction de l'hébreu en grec, Alexandrie, vers 260 avant J-C), la Bible d'Erasme (grec et latin, 1516), celle de Lefèvre d'Etaple en français (1523), la Bible de Luther (1545) dont on dit qu'elle a formé la langue allemande, la Vulgate traduite de l'hébreu (veritas hebraica) et du grec en latin, par Jérôme, les "bibles" juives, les bibles chrétiennes (ancien et nouveau testaments avec les Epîtres de Paul et les Evangiles qui annoncent Jésus) où divergent catholiques, protestants et églises d'Orient avant que ne s'instaure, récent, un relatif œcuménisme. Tout d'abord donc des problèmes de textes... Malgré tout le talent de Pierre Monat, il est bien difficile de ne pas s'y perdre.

Pierre Monat rappelle combien la dimension matérielle de l'édition a été déterminante à chaque étape de la "construction" de la Bible (des bibles). Comme pour tous les textes anciens, le passage de l'oral à l'écrit, du rouleau de papyrus au parchemin (codex), à l'imprimerie, chaque étape technologique affecte le texte. Le travail des copistes, des correcteurs, le travail des traducteurs au fur et à mesure du passage de l'hébreu et du grec puis aux langues modernes, affectent également le texte. De plus, l'élaboration des textes bibliques a été scandée par la découverte de documents plus anciens, de références plus sûres (cf. les rouleaux de Qumrân en hébreu, araméen et grec datant du 3ème siècle avant notre ère), par les mouvements culturels (la Renaissance), par les ingérences politiques des rois, des empereurs et des papes qui prétendaient confisquer un texte à leur convenance.

S'y ajoute la difficulté de déchiffrer des documents calligraphiés en onciale, sans espace entre les mots, avec des abréviations, sans ponctuation. L'imprimerie transformera l'économie et la technologie de la Bible : elle permettra le réalisation de bibles polyglottes (suivant le principe de l'Hexaples d'Origène), l'incorporation de commentaires dans les éditions, puis la multiplication des bibles en langues vernaculaires, longtemps interdites par certaines autorités religieuses : il faut que tout le monde puisse lire la bible, y compris les femmes. Certains traducteurs, comme Henri Meschonic, essaient de dégager la langue de la bible de la gangue accumulée dans des traductions "effaçantes", de la "déshelléniser" voire de la "débondieuser" en collant de plus près à l'hébreu, à son rythme, sa prosodie, et en privilégiant une terminologie laïque.
L'ouvrage de Pierre Monat fait entrevoir la difficulté d'une science des textes bibliques. L'exégèse historico-critique contemporaine redonne de la rigueur à l'élaboration du texte (ecdoticiens, linguistes), elle distingue l'approche historique de l'interprétation théologique et confessionnelle et invite à des lectures toujours inachevées, prudentes et, nécessairement, toujours actuelles. Lire la bible est un art vivant.

Références
Ajoutons quelques références à la bibliographie de Pierre Monat.
  • Die Schrift, 4 volumes, de Martin Buber et Franz Rosenzweig. Ce n'est pas exactement une traduction : les auteurs ont rendu le texte en allemand ("verdeutscht"), Deutsche BibelGesellschaft, Stuttgart, 1976. Avec un texte de Martin Buber, "Zu einer neuen Verdeutschung der Schrift".
  • Die Tora nach der Übersetzung von Moses Mendelsohn, 2001, Jüdische Verlagsanstalt, Berlin, glossaire et cartes
  • Jacob ben Isaac Achkenazi de Janow, Le Commentaire sur la Torah- Tseenah ureenah, Traduit du yidish par Jean Baumgarten, Paris, Verdier Poche, 1987.
  • Etz Hayim, Torah and commentary, New York, 2001 (bilingue hébreu / anglais). Il existe une édition de "poche" (Travel Size Edition)
  • La Voix de la Thora, commentaire du Pentateuque, textes hébreu et français, par Elie Munk, Paris, 1992, Fondation Samuel et Odette Lévy
  • La Bible, Ancien et Nouveau Testament, traduction de Louis-Isaac Lemaître de Sacy, préface et textes d'introduction établis par Philippe Sellier, Editions Robert Laffont, 1990, Chronologie, cartes, lexique
  • Martin Luther, Ecrits sur la traduction, Paris, 2017, Belles Lettres
  • Naissance de la Bible grecque, Paris, 2017, Les Belles Lettres, et ici ; sur la Septante.
Pour les savants polyglottes, rappelons le site recommandé par Pierre Monat : Lexilogos.

lundi 22 novembre 2010

L'organisation visuelle du livre et de la démonstration

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Anthony Grafton, Megan Williams, Christianity and the Transformation of the Book. Origen, Eusebius and the library of Caesara, Belknap Press of Harvard University Press, Cambridge. 367 p. Bibliogr., Index,

Voici un livre très érudit et original sur l'histoire des médias. Son objet, c'est la naissance d'un mode d'organisation de la page de livre, à l'époque de la transition du rouleau (volumen) au codex (manuscrit plié comme un livre actuel). C'est aussi le développement de nouveaux outils intellectuels, les tableaux comparatifs, les chronologies (timeline), toutes formes nouvelles d'organisation du savoir dont nous avons hérité.
Avec le codex, le support de parchemin acquiert une plus grande capacité (recto et verso) et une moindre fragilité ; il va souvent associer des oeuvres différentes en un même volume et il permet un accès direct au contenu (feuilletage). Le rouleau de papyrus qui dispose d'une moindre capacité ne publiait qu'une seule oeuvre, et souvent même qu'une partie d'une oeuvre, ne permettait qu'un accès séquentiel. Le christianisme qui se répend en Europe assurera l'hégémonie du codex pour l'édition de la Bible ("ancien" et "nouveau" testaments). La bibliothèque adapte aussi ses modes de stockages, du panier de rouleaux (capsa) au rayonnage pour les codices. C'est encore, pour plus d'une dizaine de siècles, une époque de copie manuscrite (on prête le livre à quelqu'un pour qu'il le copie).

Pour analyser et comprendre ces transformations, les auteurs suivent le travail d'Origène (185-253) et d'Eusebius à la bibliothèque chrétienne de Caesarea (Palestine).
A Origène, on doit la création de la bibliothèque et un travail d'édition de la Bible sur six colonnes : L'Hexapla juxtapose, de gauche à droite, le texte hébreu, sa translittération en lettres grecques et quatre traductions en grec (dont celle de la Septante et celle d'Aquila). L'Hexapla (Ἑξαπλάest un ouvrage complexe et innovant tant dans sa conception éditoriale que dans sa réalisation matérielle.
Eusébius (265-340) était évèque de Césarée. On lui doit une histoire universelle (Chroniques) en deux parties : la Chronographie (depuis Abraham) et les Canons (Χρονικοὶ Κανόνεςqui juxtaposent les différents événements de l'histoire mondiale à une date donnée. La mise en page des Chroniques hérite des principes de visualisation de l'Hexapla et les développe.

Les auteurs retiennent de leur minutieuse investigation l'invention de nouveaux modes d'exposition, de méthodes de visualisation nécessaires pour faire penser un texte ou pour concevoir une chronologie. Cette sémiologie graphique rompt avec les modes d'exposition strictement linéaires de l'époque. En lisant cet ouvrage, on assiste à la naissance lointaine de la pensée comptable par tableaux à double entrée, d'Excel, à l'émergence de la "raison graphique" en Occident, à la visualisation de la pensée. On voit aussi se mettre en place la division et socialisation du travail d'édition et le "collage" qu'elles favorisent (citations, emprunts, etc.).
L'Hexapla instaure aussi un plurilinguisme qui est une polyphonie, plurilinguisme qui se poursuivra dans la tradition chrétienne avec Jérôme puis fera place au monolinguisme du latin, jusqu'aux traductions en langues vulgaires. Ce plurilinguisme qui demande aux chrétiens de recourir à la collaboration de savants juifs impose l'évidence des problèmes infinis de la traduction, de l'établissement d'un texte et de sa standardisation.
Alors que le Web transforme l'édition, l'histoire des techniques de visualisation (infographie, "data visualization") et de démonstration révèle et réveille des propriétés du livre que nous avons assimilées au point de les avoir "oubliées" (normes d'apodicticité visuelle). On attend du numérique des éditions plurilingues, les multiples versions de certaines oeuvres (cf. l'édition récente des Oeuvres de Molière), et de nouvelles manières de montrer / démontrer, d'exposer. La notion d'œuvre elle-même s'en trouvera transformée.

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dimanche 14 mars 2010

Le peuple des livres et l'imprimerie d'ouvrages en yiddish

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Jean Baumgarten, Le peuple des livres. Les ouvrages populaires dans la société ashkénaze 16e-18e siècle, Paris, Albin Michel, 570 p. Bibliogr. Index, 25 €

Les premiers livres imprimés de la culture juive sont d'abord des livres en hébreu, conçus pour les lecteurs savants ; les incunables (ouvrages de l'imprimerie débutante, 15e siècle) sont donc en hébreu. Ensuite, seulement, l'imprimerie touche progressivement les publications en yiddish, langue populaire (comme l'allemand ou le français étaient les langues vulgaires du latin, langue savante).
Analysant le développement de l'impression d'ouvrages en yiddish, Jean Baumgarten expose dans le détail la fabrication de ces ouvrages et, en marche, ce qui se passe quand une culture populaire européenne passe de l'oral à l'écrit. Le travail d'édition réunit de nombreuses collaborations et métiers d'écritures : traductions, compilations d'anthologies, réécritures (à partir de textes originaux en hébreu), adaptations, ajouts de commentaires... Il s'agit certes d'améliorer le texte mais surtout de l'adapter, par des variantes, aux diverses aires de diffusion géographiques européennes, aux divers lectorats. Les imprimeurs pratiquent donc un marketing, plus ou moins tacite, de segmentation et de ciblage.

On y voit à l'oeuvre toutes sortes d'auteurs agrégateurs, copiant des textes, y mêlant leurs propres commentaires. Certains seront accusés de plagiat : Jean Baumgarten évoque la remise en question de la notion d'auteur au profit de celle - non moins confuse - de "passeur" (p. 50). Mais comment dégager l'originalité d'un contenu qui fait l'auctor et le distingue comme tel Des problèmes émergent alors que l'on retrouve avec l'édition sur le Web, problèmes embarrassants, loin d'être réglés par le droit actuel : propriété intellectuelle, droit moral et patrimonial.
Les ouvrages de vulgarisation trouvent leur marché et leurs lecteurs en mettant à la portée de ceux qui sont moins instruits, et notamment les femmes (frume vayber), des textes édifiants pour compléter la parasha de la semaine, à lire pour l'étude pendant shabbat. Textes rendus accessibles à ceux qui ne lisaient pas, ou mal, l'hébreu, aux personnes humbles (gemeyne volk), "culture des pauvres". Jean Baumagarten évoque notemment "Le Commentaire sur la Torah" ("Tseenah Ureenah", "Sortez et regardez") qui a connu 250 éditions depuis sa première publication en Pologne, vers 1610. Cet ouvrage, traduit en français par Jean Baumgarten, est désormais aaccessible en livre de poche (Editions Verdier, 1 000 p., 24,8 €). La préface du traducteur, remarquable, souligne la structure originale de cet ouvrage, structure orale, qui semble un montage hétérogène : l'auteur, prêcheur itinérant (maggid), compose son texte, le découpe et le monte selon le rythme hebdomadaire de la parasha.
Circulation dans toute l'Europe de la main d'oeuvre compétente, éditions au format de poche, plus commodes pour les pauvres, pour les voyageurs (portables), finesse des modèles d'affaires : le travail de Jean Baumgarten démonte et montre dans toute sa complexité, l'économie du livre qui a permis la formation et la diffusion de ce capital culturel en yiddish.

On y entrevoit aussi un marketing naissant : par exemple, à la fin d'un livre pieux (1712), comme il reste quelques pages blanches, un auteur publie un conte, en teasing pour annoncer la publication prochaine d'un volume complet de tels contes (p. 59). La page de titre comporte parfois des éléments de marketing et d'autopromotion.
Des normes de lisibilité propres au livre imprimé se dégagent qui l'émancipent progressivement du manuscrit (codex) et de l'incunable. Le chapitre 3 décrit le rôle de la stabilisation des normes de production du texte facilitant la mémorisation, l'autodidaxie. Ce "conditionnement mental", l'efficacité de cette inculcation résultent d'une relation dialectique entre régularité et règles, entre imprimerie et normes religieuses, entre composition et lectures. Plus loin, l'auteur décrit la progression de la lecture individuelle, solitaire, mettant le lecteur hors de portée des érudits et des maîtres, lorsque la culture passe d'une lecture oralisée, socialisée, contrôlable, à une lecture silencieuse et autonome (p. 510). Un habitus nouveau et un partage du savoir différent se mettent en place.

Cet ouvrage érudit fait connaître un grand pan de l'histoire des médias dont les problématiques recoupent nombre de celles que nous rencontrons aujourd'hui : format et portabilité (cf. tablettes, smartphones, ebooks), choix des caractères pour la micro-lisibilité (polices de caractères, lettrines, balisages), organisation du rythme visuel de la page selon les types et la hiérarchie des objets à lire (texte, prières, commentaires, explications), rôles du paratexte scripto-visuel (péritextes, lexiques, illustrations à fin didactique). Toutes ces stratégies textuelles qu'Internet est encore bien loin de dominer (usability).
Signalons encore le chapitre 15 sur la censure. Interdiction, confiscation, brûlements... On brûlera - déjà ! - des livres de culture juive sans que les populations européennes s'en offusquent, témoignage lugubre d'une acceptabilité criminelle en cours de constitution.

Beaucoup des observations média effectuées par l'auteur recoupent celles déjà rencontrées dans l'étude de l'imprimerie des ouvrages chrétiens, dans l'histoire du passage du latin aux langues vulgaires (beaucoup d'imprimeurs, juifs ou chrétiens, travaillaient d'ailleurs ensemble à l'impression des deux types d'ouvrages). La "galaxie Gutenberg" était amputée ; avec l'ouvrage de Jean Baumgarten, le tableau du passage des cultures manuscrites et orales européennes à des cultures d'imprimés avec leurs livres innombrables et leurs lectures silencieuses est désormais plus complet.
On perçoit à cette occasion tout ce que manque la transmission scolaire de l'histoire des cultures de l'Europe moderne, de la Renaissance aux Lumières (Haskala). Il faut mettre à jour les manuels européens d'histoire !
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