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mercredi 13 novembre 2019

La France dans la société numérique. Encore un effort !



L'économie et la société à l'ère du numérique, INSEE, Edition 2019, 158 p., glossaire

L'objet de ce livre collectif, rédigé par une vingtaine de collaborateurs de l'INSEE, est de dresser un bilan de l'économie numérique en France, économie dont le périmètre comprend les "technologies, contenus et supports de l'information" (TCSI) ; en gros, ce sont la fabrication de produits, l'édition et la diffusion audiovisuelle, les télécoms et les activités informatiques. Voilà pour l'équipement.

Pour la pratique numérique, on apprend qu'elle décroît avec l'âge, tout comme les compétences numériques, en général. "Partout l'informatisation est plus favorable aux travailleurs les plus qualifiés", aux nouveaux métiers détenus "principalement par des hommes, plutôt jeunes, très diplômés et cadres". Tout est dit, rien ne change donc, pour l'essentiel, avec les technologies numériques récentes. Sans doute, pour qu'un changement décisif intervienne, faudrait-il qu'un travail d'incitation soit entrepris dans ce sens par les pouvoirs publics.

Après une introduction générale, l'ouvrage ouvre deux dossiers. Le premier de ces dossiers est consacré aux métiers du numérique. Data scientists, community managers et informaticiens. Le second concerne cloud computing et big data, la dématérialisation donc.
En 2018, 82% des personnes de 15 ans et plus ont utilisé Internet au cours des trois derniers mois. Le capital culturel est toujours la variable explicative clef (presque 90% pour les diplômés du supérieur, contre 30% pour les sans diplômes). Les données diposnible pour 2017 indiquent que l'on ne comptait alors que 3% des emplois dans les métiers  du numérique (soit 800 000 personnes).
Les emplois du numérique se trouvent d'abord en région parisienne (plus de 10% d'emplois numériques dans les Hauts-de-Seine) et dans les zones de haute technologie (Toulouse ou Sophia-Antipolis, par exemple).
Le cloud computing était utilisé par une société sur cinq en 2018, ce qui est au-dessous de la moyenne européenne ; en revanche, l'analyse de données massives place la France en bonne position, devant l'Allemagne.

Ensuite, viennent 3 fiches consacrées :
  • aux nouvelles pratiques numériques 
  • aux équipements et usages numériques
  • à la contribution à l'économie des technologies, contenus et supports de l'information
Enfin, l'ouvrage s'achève par une fiche sur la protection de la vie privée, l'impact environnemental du numérique et des comparaisons européennes (disparités d'équipement, d'usages, d'accès à Internet). Pour terminer, un glossaire est proposé : il est clair et apporte des éclairages utiles sur la plupart des notions mobilisées dans cet ouvrage.

L'ouvrage dresse un bilan qui, globalement, ne surprend pas : les effets de l'âge et du diplôme se conjuguent pour expliquer les écarts de performance électronique. La France est en retard sur le plan scolaire, ce qui dit tout et ne promet guère. Notons également que les hommes sont majoritaires dans ces technologies, et que cette situation semble s'être dégradée entre 2011 et 2016. Enfin, on notera que de nombreuses données sont déjà tardives ; un effort doit être effectué pour disposer de données économiques de qualité beaucoup plus rapidement.

vendredi 17 juin 2016

Droit du Net et marchés des données : au-delà des régulations sectorielles


Marie-Anne Frison Roche (sous le direction de ), Internet, espace d'interrégulation, 2016, Dalloz / The Journal of Regulation, 207 p. 46 €.

A propos du droit et de l'économie numérique, deux philosophies s'opposent : pour  les libertaires, il ne faut rien réglementer, pour d'autres, la liberté totale est dangereuse qui laisse tout pouvoir aux très grandes entreprises, étrangères notamment, et compromet les libertés publiques. Sous les coups d'Internet, une sorte de chaos juridique s'est installé progressivement que peut réduire l'interrégulation. Cet ouvrage collectif qui rassemble des contributions brillantes et innovantes s'efforce d'éclairer cette transition.

Maryvonne de Saint Pulgent (Conseil d'Etat) ouvre l'ouvrage par l'analyse du besoin d'interrégulation. Le droit du Web est examiné ici dans ses croisements avec les régulations sectorielles (finance, grande distribution, énergie, santé, criminalité, industries culturelles, etc.).

"Penser le monde à partir de la notion de donnée" (voir les working papers associés) :  telle est l'ambition de Marie-Anne Frison Roche, Professeure de droit économique à Sciences Po, qui dirige The Journal of Regulation. Examinant le statut juridique de la notion de donnée, l'auteure rappelle combien il s'agit d'une "notion incertaine", souvent pléonastique ; rebelle au droit classique, ce serait une "valeur pure" qui s'est détachée de son objet, de son secteur, un objet économique virtuel (un atome de valeur). Neutralisée, autonomisée, désectorisée, la donnée est au cœur de l'économie numérique ; cette situation impose de repenser entièrement une régulation qui jusqu'à présent fonctionne secteur par secteur.
L'auteur rappelle dans ses analyses que "l'économie de l'information coïncide totalement avec la finance" (échange, stockage et création d'information, dans les deux cas), aussi, n'est pas un hasard si les marchés financiers ont favorisé l'émergence des géants de l'internet et le développement des bases technologiques informatiques de ce monde de données : et de sourire à la suggestion du Conseil d'Etat quant à "la loyauté des algorithmes sur lesquels les plateformes sont construites" (Etude annuelle 2014, "Le numérique et les droits fondamentaux") : alors auditons ces machines et plateformes (mais qui en a les moyens scientifiques, techniques et financiers ?). En fin de volume, Marie-Anne Frison Roche s'interroge sur les conséquences régulatoires de ce nouveau monde repensé à partir de la notion de donnée et la place des personnes dès lors qu'il n'y a pas d'influence de la personne-source sur l'information-valeur. Dans sa conclusion, elle plaide pour la "préservation d'un futur ouvert", recoupant la thèse de Jaron Lanier, ("Who owns the future?"). Textes heureusement iconoclastes, lumineux et stimulants qui nous délivrent de l'habituelle langue de bois béate sur l'or des données.

Un chapitre est consacré aux places financières alternatives, au crowdfunding et au bitcoin. Un autre est consacré par Laurent Benzoni et Pascal Dutru à l'analyse économique des effets d'Internet et des innovations qui l'accompagnent sur le périmètre de la régulation : il faut mobiliser le concept d'accès aux moyens numériques et privilégier une approche pragmatique et transnationale de la régulation des communications électroniques, défragmenter la régulation. L'ubérisation et la plateformisation de l'économie sont traitées à partir du cas du secteur énergétique. Parmi les exemples appofondis dans l'ouvrage, notons encore celui de la santé et de son interréglementation, et celui des jeux d'argent.
Quel doit être le rôle de l'État dans la régulation des flux transfrontaliers de données passant par Internet (Safe Harbor, par exemple) ? C'est à l'examen de cette question extrêmement sensible que s'emploie le Professeur Régis Bismuth (Université de Poitiers) ;  selon lui, le rôle de l'État reste important, même s'il est limité par les accords internationaux. Mais ne faut-il pas revisiter ces accords compte tenu de l'interprétation léonine qui en est faite par les grandes entreprises américaines (pseudo consentement) ? N'est-ce pas la souveraineté nationale qui est en question ? Le texte de Sylvain Chatry (Université de Perpignan) consacré aux perspectives d'une "régulation participative" (corégulation) laisse entrevoir des solutions. Mais une telle corégulation est-elle envisageable en droit international ?

Ce qui ressort de l'ensemble de ces contributions, c'est, d'abord et surtout, la remise en cause par l'économie numérique des notions de secteur et de régulation sectorielle, désormais surannées, dépassées.
L'approche juridique du marché des données s'avère décapante, éclairante. Tout débat sur les données et leur exploitation commerciale doit commencer par les questions de régulation et, manifestement, d'interrégulation (coexistence d'une régulation  numérique générale avec la régulation sectorielle concernée).

samedi 25 juillet 2015

Gouvernance par les données ?



Alain Supiot, La Gouvernance par les nombres, cours au Collège de France (2012-2014), Paris, édition Fayard, 2015, 520 pages, Index, 22 €

L'auteur est juriste. Professeur au Collège de France, ce sont les cours qu'il y a donnés pendant les deux dernières années qui font l'objet de cette publication.
L'enseignement traite de l'hégémonie de la quantification et de son rôle politique et économique comme alternative au droit pour organiser la société. Il n'y est pas directement question de l''utilisation de données massives, données de toutes sortes, collectées à toutes occasions se présente désormais comme principe de gouvernance des entreprises privées et publiques. Le plus souvent exploitées en temps réel (cloud computing, etc.), à une échelle mondiale, les données et les nombres sont les matières premières à partir desquelles sont prises et justifiées les décisions. Le droit seul peut encadrer et limiter la collecte de ces données et leur exploitation en vue de l'intérêt général et des libertés : droit de la vie privée, droit d'auteur, droit fiscal, droit de propriété, sûreté des personnes, droit du travail, etc.
Ce qui se joue dans cet ouvrage est donc strictement contemporain, aux confins du droit et du calcul. S'il ne s'agit pas encore de l'économie numérique, à peine évoquée avec la mondialisation qui se met en place, les idées directrices sont mises en place pour une approche rigoureuse par le droit. Quid de l'adaptation au droit de l'économie illustrée par Google, Facebook, Amazon, Uber, Yodlee, AirBnB ("two-sided markets"*) ?

L'ouvrage commence par des rappels historiques essentiels, partant du "règne de la loi" pour arriver au "rêve de l'harmonie par le calcul". Un chapitre est consacré au "calcul de l'incalculable" et à l'instauration progressive d'un marché total où tout a un prix, même la dignité : ce qu'illustre l'extension du benchmarking au droit du travail (cf. L'Etat sous pression statistique). Notons que ceci, qui ne désigne rien d'autre que "les eaux glacées du calcul égoïste", était décrit dans le Manifeste de Marx et Engels, dès 1848 : "[la bourgeoisie] a fait de la dignité personnelle une simple valeur d'échange ; elle a substitué aux nombreuses libertés, si chèrement conquises, l'unique et impitoyable liberté du commerce" ("Sie hat die persönliche Würde in den Tauschwerth aufgelöst, und an die Stelle der zahllosen verbrieften und wohlerworbenen Freiheiten die Eine gewissenlose Handelsfreiheit gesetzt"). La dignité (die Würde) est un terme clé de la morale kantienne ; elle s'oppose au prix (der Preis).
Les derniers chapitres de La Gouvernance par les nombres sont consacrés aux évolutions récentes de l'Etat. Le gouvernement par les hommes se substitue petit à petit au gouvernement par les lois selon l'intérêt général. Alain Supiot épingle au passage le retour en force, inattendu et discret, des théories juridiques de Carl Schmitt (qui s'est voulu le juriste de Hitler). L'auteur évoque aussi les effets de la globalisation des marchés et le retour des liens d'allégeance (reféodalisation du droit). Ensuite, l'ouvrage traite du travail et de la "mobilisation totale" ("totale Mobilmachung", expression de Ernst Jünger !) pour établir un marché total, et de la "déconstruction du droit du travail" qu'accélère la révolution numérique ("programmation de tous"). Après avoir dégagé les dangers multiples que promet la gouvernance par les nombres, la conclusion des cours reste modeste : pour en sortir, il faut "repenser les fonctions de l'Etat [... pour qu'il soit] capable de faire prévaloir l'intérêt général et la démocratie sur les intérêts particulier et les puissances financières ou religieuses."

L'actualité de cet ouvrage est impressionnante. Alain Supiot met en perspective de nombreux travaux et les place sous un éclairage fécond, et iconoclaste : il n'hésite pas, d'ailleurs, à reclasser certains auteurs célébrés par les médias, débusquant du réactionnaire derrière des discours à la mode moderne (ni Pierre Bourdieu, ni Gilles Deleuze ou Michel Foucault n'en ressortent indemnes, entraînés loin de leur base qu'ils ont été par des surenchères à fins journalistiques).
Ce livre est à la fois un manuel, didactique, et un support de réflexion intellectuelle approfondie. Il faut y confronter nos outils de gestion : description statistique, analyse de données, analyse multivariée, panels, modélisation… A la lumière des critiques et mises en garde énoncées par Alain Supiot, il faut aussi regarder, et imaginer, ce que développe et promet actuellement l'intelligence artificielle (machine learning, NLP, deep learning...) en matière de calcul et de gouvernance. Sans se laisser embarquer dans son eschatologie (singularity, etc.). Quant aux sciences de gestion, elles paraissent compromises, complices actives de cette nouvelle gouvernance.
Enfin, la gouvernance par les nombres, c'est aussi l'économie de la régulation. On attend ce que dira Alain Supiot des travaux de Jean Tirole : "To what extent should the government intervene in the marketplace?"**). Prochains cours ?

Parce qu'il est juriste, spécialiste de droit du travail, Alain Supiot ne se laisse pas emberlificoter par les rhétoriques pompeuses ; il en revient méticuleusement au rôle du droit dans la vie quotidienne, dans les politiques publiques, dans les entreprises. Le monde du travail le / nous rappelle à l'ordre.

La logique d'exposition inhérente au cours magistral confère un rythme commode à l'ouvrage. Une table des matières détaillée, des index (des noms, des matières), ainsi que des notes précises et nombreuses rendent agréable le travail et la réflexion à l'aide de cet ouvrage. Lecture vivifiante, décapante, indispensable à qui s'intéresse à l'évolution de l'économie des médias.


Références

Jean-Charles Rochet, Jean Tirole, "Platform competition in two-sided markets", Journal of the European Economic Association, June 2003 1(4):990 –1029.

** Economic Sciences Prize Committee of the Royal Swedish Academy of Sciences, "Jean Tirole. Market Power and Regulation", 13 October 2014, 52 p., Bibliogr.

lundi 20 juillet 2015

La médecine se soigne au numérique



Robert Watcher, The Digital Doctor. Hope, Hype, and Harm at the Dawn of Medicine's Computer Age, 320 p., New York, McGraw-Hill, 2015, Bibliogr., Index.

L'auteur est Professeur de médecine à l'University of California à San Francisco, praticien et théoricien, c'est un "observateur engagé" des changements qui se propagent dans l'hôpital américain.
Parmi tous les secteurs socio-économiques que la transformation numérique affecte, la médecine et l'hôpital sont essentiels, touchant malades et médecins. Tout le monde donc, à un moment ou à un autre, est ou sera concerné. Les ordinateurs prennent une place croissante dans l'hôpital : Robert Watcher cite une étude de 2013 indiquant qu'un interne passe 12% son temps de travail à l'hôpital avec les malades, mais 40% avec les ordinateurs. L'ordinateur est partout chez lui à l'hôpital transformant l'outillage et la pratique, assistant - ou remplaçant - le personnel médical à tout moment.
Collecte de données, préparation des données, analyse de données : la médecine est le territoire des données massives (big data), des statistiques et de l'Internet des choses, capteurs en tout genre, montres, bracelets connectés et applis accroissant bientôt la fiabilité et le volume des données sécrétées en continu par les patients.
Collecter, organiser, analyser... A titre d'illustration historique, convaincante, l'ouvrage présente une étude de cas minutieuse du stockage et du classement informatisés des données de radiologie (PACS) et de ses conséquences sur le métier quotidien des médecins et l'économie de la radiologie (outsourcing des lectures et analyses des radio, télé-radiologie, traitement automatique de l'image avec l'intelligence artificielle et le deep learning, absence de contact et d'échanges avec le radiologue, etc.).

Le secteur de la santé organise une difficile transition numérique que l'auteur décrit, métier par métier : médecin, pharmacien, infirmier, gestionnaire et, bien sûr, le "patient" (real patient), défini encore comme celui qui "subit" un acte médical. Sans doute faut-il revoir cette terminologie avec la numérisation des relations : "connected patient", "iPatient". La passivité n'est plus, ne devrait plus être l'attribut caractéristique de celui qui consulte un médecin et ainsi se soigne, prend soin de lui-même. Le patient de la médecine numérisée jouera un rôle plus important, sera mieux écouté et entendu, pour se soucier de lui-même (epimeleia heautou, dit la philosophie grecque que reprend Michel Foucault). Self reliance ? Le malade doit-il n'être qu'un assisté ?
Décrivant les professions médicales et leur relation à la numérisation de l'information, l'auteur effectue, nolens volens, une critique en règle de l'institution médicale : l'analyse du passage au numérique (health IT) s'avère un analyseur rigoureux, un révélateur sans pitié des dysfonctionnements du secteur.
Notons, parmi les prévisions de l'auteur, l'augmentation de la taille des hôpitaux, la géographie comptant de moins en moins dans l'économie des soins : soins sur place, au domicile, relations numériques via smartphones et tablettes, lits équipés de capteurs, vidéoconférences (télémédecine, téléconsultation), dossiers de santé électronique (entrées automatiques de données, notes orales transcrites, commandes vocales), aides numériques à la décision (big data analytics, algorithmes). On perçoit l'importance de l'équivalent d'une sorte de "case manager", chargé de l'optimisation des soins.
Peut-on transférer cette analyse au secteur éducatif ?

Robert Watcher compare fréquemment la gestion de la santé et de la sécurité médicale à celle de l'aviation commerciale, aux décisions et à la communication dans le cockpit d'un Boeing, soulignant au passage la transversalité, voire l'universalité des problèmes rencontrés par l'économie de la santé. Le risque de deskilling, par exemple, est évoqué, érosion de compétence dûe au manque de pratique régulière : le cas des pilotes d'avion qui ne savent plus piloter sans informatique n'est sans doute pas différent de celui des médecins. L'informatisation peut provoquer un désapprentissage des réflexes ordinaires.

Le passage au numérique met en question des pans entiers de l'économie de la santé, et particulièrement les modalités de rémunération des médecins et des hôpitaux (l'effet des assurances). Sujet sensible ! et crucial. Comment seront mesurés les indicateurs de qualité des soins ? Encore une fois, les problèmes posés par l'économie numérique de la santé recoupent ceux de l'éducation : comment évaluer le travail d'un enseignant, selon quels critères le rémunérer ? Quid pour la médecine de la "pression statistique" sous l'effet du benchmarking ?

A de nombreuses reprises, l'auteur évoque la question des notes prises par le médecin (computerized notes) et qui enrichissent le dossier médical du patient. Il y consacre la première partie du livre : normal, la "note" est au cœur des données et au cœur de la communication interne entre les acteurs de santé (un malade âgé voit 7 médecins différents chaque année : 2 généralistes, 5 spécialistes, rappelle l'auteur). Le dossier médical (medical / health record), ensemble de data, doit être la propriété du patient, qui peut donner accès à ces data : "All patient data will reside in the medical cloud". On entrevoit l'importance à venir de l'analyse automatique des textes (text mining).

L'auteur vante les mérites d'une économie libérale de la santé libérée des dictats bureaucratiques, où l'Etat se limite à définir les règles essentielles assurant l'interopérabilité (standards) et la sécurité.
Le livre est centré sur l'organisation et l'économie de la santé aux Etats-Unis ; en quoi ses diagnostics seraient-ils différents pour l'Europe et pour la France, compte tenu des différences de protection sociale, d'organisation des études et des mécanismes de décision politique (fédéraux, etc.), des différences de culture administrative.
Si ce livre concerne d'abord la santé, la plupart des problèmes évoqués se posent de manière semblable dans d'autres secteurs (éducation, transport, etc.). Ceci ne contribue pas pour peu à la valeur et à l'utilité de l'ouvrage qui, par ailleurs, est toujours clair et agréable à lire. La médecine s'avère à la pointe de l'économie numérique : en témoigne la place qui occupent les acteurs majeurs de l'économie numérique (Apple, Google, Intel, Baidu, IBM, etc.).

mercredi 29 avril 2015

L'Internet des choses de la vie


Samuel Greengard, The Internet of Things, Boston, The MIT Press, 2015, 2010 p. , Glossary, Bibliogr., Index, $15.95

Samuel Greengard a écrit un ouvrage de sensibilisation sur l'Internet des choses, sans jamais entrer dans le détail des considérations scientifiques ou techniques. Il s'agit d'un ouvrage de synthèse et de vulgarisation.
Internet permet l’interconnection des objets, des machines entre elles mais aussi avec des personnes. L’expression Internet des choses, à peine popularisée, est déjà insuffisante, restrictive. Cisco l’élargit et l'universalise en introduisant  “Internet of everything”. Déjà en 2006, Adam Greenfield (alors à Nokia) annonçait dans un essai "Everyware: The Dawning Age of Ubiquitous Computing". 
The Internet of Things (IoT) se compose de 7 parties. Les premières dégagent les avancées technologiques vont constituent l’infrastructure de l’Internet des choses : l’ordinateur personnel et le Web qui permettent la connection et l’échange de données, le tout en temps réel (du point de vue de la perception humaine) sur une vaste échelle ; puis la mobilité, le cloud computing, les capteurs.

La troisème partie est consacrée aux infrastructures industrielles de l'Internet des Choses incluant les données massives (Big Data) et le machine learning. Différents types de capteurs et balises peuvent assurer le répérage spacio-temporel : GPS, MAC Address, tags RFID, iBeacons. Ils sont utilisés en réseau pour la gestion des stocks, la gestion d'une flotte d'écrans (DOOH), le suivi des déplacements dans des points de vente, un quartier, une ville, etc. Ceci aboutit à l'automatisation de décisions (intelligence artificielle) et à la robotisation. Petit à petit, la plupart des machines du monde industriel rejoijoindront et démultiplieront l'Internet des Choses.

Le chapitre suivant concerne les applications aux services et la "consumerization of information technology" ; l'importance des standards est évoquée également, qu'il s'agisse de bureautique ou de domotique. Tous les secteurs de la vie courante son concernés : la santé individuelle, publique (contagion), la médecine, le commerce, l'éducation, l'urbanisme et les transports (la voiture autonome)...

Les derniers chapitres évoquent les risques liés à cette socialisation des choses et des hommes. Samuel Greengard évoque les conséquences économiques sur l’emploi (et d'abord dans le journalisme), sur la consommation (diminution des prix des choses et des services). En raison de l’élaboration de standards mondiaux, l'IoT est facteur de mondialisation et d’uniformisation des goûts (accélération des changements technologiques et sociaux). En fait, il semble bien que les modèles économiques issus de ces évoutions ainsi que leur impact semblent encore insoupçonnés, inconnus.
Le livre s’achève sur des considérations sociales et culturelles. A l’optimisme, succède le scepticisme, à l’idéalisation, l’inquiétude : l’IoT diminuera le nombre d'emplois, déqualifiera le travail (induisant une mobilité sociale descendante), menacera la sécurité et la vie privée, l'autonomie des personnes et des nations... Que ce soient là des risques est indéniable, qu'ils puissent être limités par des encadrements législatifs et par des dispositifs de formation devrait être mentionné (l'automobile comporte des risques sociaux bien plus importants). Revient alors sur la scène une fameuse question posée par les sciences politiques : "Who Governs?" (Robert Alan Dahl, 1961). L'Internet des Choses invite à la reposer.

On peut regretter que trop de données mobilisées dans l'ouvrage restent non critiquées qu'il s'agisse de statistiques émaillant les descriptions ou la reproduction d'affirmations justifiées par d’autres affirmations (provenant de consultants de tous acabits). Il s'en suit un risque constant de clichés (risques du métier de vulgarisateur !), d’imposition de problématique, voire de conformisme. Une dimension épistémologique manque assurément à ce bon outil de réflexion

L’IoT constitue certainement ce moment culminant, prochain, où tout se connecte, où s’effectue la synthèse du social et du mobile, des analytiques et du machine learning (self learning), du crowd sourcing et de l’automation. C'est surtout le moment de l'industrialisation et de l'universalisation.
L’auteur souligne à plusieurs reprises l'importance cruciale et primordiale des données que les objets connectés génèrent en continu. Peut-être n'insiste-t-il pas assez sur la qualité des données, la nécessité industrielle de les contrôler, d'en faire une constante critique : quelles choses contrôleront l'Internet des choses ?

lundi 13 avril 2015

Comment penser nos catégories de pensées ?


François Jullien, De l'Être au Vivre. Lexique euro-chinois de la pensée, Paris, Gallimard, 2015, 316 p.

Nous pensons avec des concepts, des catégories. Le monde ne peut nous apparaître que pensé, conçu, travaillé, digéré, par cet outillage langagier. Nous pensons en langue.
François Jullien mobilise sa maîtrise des langues -philosophies européenne et chinoise pour confronter les modes de connaissance à l'œuvre dans toute activité de pensée selon les langues.

On ne pense jamais à fond, "from scratch", il n'y a pas de point de départ absolu : des catégories toutes faites dans, par les langues pensent toujours à notre place, dont nous ne savons pas, ne pouvons pas, nous débarasser. Impossible epoché ? Kant et Aristote, ont conçu des sortes de "concepts-souche", transculturels et transhistoriques, universels. Mais, en réalité, souligne François Jullien, ni Kant (pris dans le latin-allemand) ni Aristote (pris dans le grec) n'échappaient à leur langue : «ils sont d'abord les produits de la langue c'est-à-dire d'une langue et de choix enfouis dans la pensée". Pas plus que Zhuangzi (庄子) n'échappait au chinois.
Alors, "déshabituons-nous de nos langues", suggère François Jullien (Du temps. Eléments d'une philosophie du vivre, 2001). Comment ? En en pratiquant d'autres que la nôtre. Ainsi, François Jullien rappelle qu'il n'y a pas de conjugaison en chinois ; par conséquent, on ne conçoit donc pas le temps en chinois de la même façon qu'en français ou en allemand où l'on ânonne, dès l'enfance, les conjuguaisons et leur(s) temps.

Dans ce lexique euro-chinois, François Jullien étudie vingt couples de notions, accolant, dans chacun des vingt chapitres, une notion européenne à une notion chinoise parente, voisine, jumelle. Par exemple, l'auteur appose la notion de ressources à celle de vérité, celle de propension à celle de causalité, celle d'influence à celle de persuasion, d'évasif à celle d'assignable, de connivence à celle de connaissance...
A la notion de différence, par exemple, il accole la notion d'écart : les différences conduisent à décomposer, analyser (arbres de décision, dichotomies), ranger, construire des typologies ; discrimination, classement, segmentation, tout un monde de taxonomies. Au contraire, les écarts font penser, déranger. "La différence sert à la description, procédant par analyse" tandis que l'écart "engage une prospection, "envisage". L'écart est inventif, il ouvre ; la différence renferme, fixe.
Cette confrontation minutieuse, patiente, hésitante, éclaire le sens de l'expression chinoise comme de l'expression européenne. Au passage, on perçoit les risques que font courir à l'interprétation des traductions figées qui fixent des approximations : difficulté de traduire, en chinois, la philosophie" (学), la loi (法), la sincérité (信)... "Intraduisibles" ?
Mais quid des catégories universelles des mathématiques (catégories, morphismes, foncteurs) ou encore des catégorisations d'objets par le machine-learning (object recognition) ? Cf. "Object detectors emerge in deep scenes CNNs", MIT, April 2015.

L'impensé culturel détecté, sondé par l'auteur à propos des principales catégories de la pensée philosophique occidentale (l'Être, la Vérité, le Liberté, Dieu, etc.) affecte bien sûr aussi les notions les plus courantes de la communication et du marketing. Voici une piste de recherche... Par exemple, les catégories de classement (ciblage) comme féminin / masculin, loisirs, santé, parenting, beauté / mode / tendance, art, gagneraient à être dés-universalisées, remises en chantier, pour dire dans chaque cas ce qui semble aller sans dire.
Le traitement des données (big data), en privilégiant les comportements au détriment des natures achevées, semble mettre l'accent sur "le vivre", sur le provisoire plutôt que sur "l'être" et ses essences. Des comportements peuvent traduire une intention, une potentialité tandis que la sociologie (analyse multi-variée) saisit des états, des distinctions accomplies, des habitus.

L'auteur, citant Hegel, rappelle combien l'habituel nous piège, combien le connu est difficile à reconnaître ("Das Bekannte überhaupt ist darumweil es bekannt ist, nicht erkannt"). La langue-pensée chinoise pourrait devenir notre "ailleurs de la pensée" (langue, écriture), elle pourrait entr'ouvrir notre enfermement intellectuel, nous déshabituer. Penser avec la pensée chinoise comme "opérateur théorique", situer l'arbitraire irréductible de chaque culture, donc de la nôtre, celle dans laquelle nous pensons, nous baignons et nous enlisons. Programme réaliste ?

Voici un livre synthèse des travaux et ouvrages de François Jullien où l'auteur articule des observations et conclusions dispersées dans ses ouvrages précédents. Si ce travail fait percevoir les limites d'outils strictement européens comme le Vocabulaire technique et critique de la philosophie (Lalande, 1902-1923), il reste à envisager, à partir de ce lexique et de sa méthodologie, des applications en gestion des médias et de la publicité (广告 ?), par exemple.

dimanche 8 février 2015

RATP : quand la publicité prend le métro et le bus



"Quand la pub nous transporte. 65 ans de publicité de la RATP", Paris, Cherche Midi, 2014, chronologie des campagnes, 160 p.

L'essentiel du livre est dans les photos, dans les reproductions des affiches des campagnes publicitaires. Le montage y a ajouté des photos du métro, des citations des commentaires et des explications.

Livre d'histoire d'un réseau social ancien qui couvre toute la région parisienne, répète insensiblement ses messages au cours de la semaine, touche toutes les catégories sociales actives. A la différence d'autres médias, la publicité, ici, ne dérange pas, n'interrompt pas. Elle interpelle en silence, tout en clins d'œil, humour et tendresse...

"Le métro, c'est Paris", c'est la ville, c'est la vie. Et Paris, c'est le métro. Bien plus que les monuments historiques ou les grandes places commerciales, le métro décline l'identité d'une société, de ses manières de vivre la ville, la politesse (cfTokyo). Pour les touristes, étrangers ou provinciaux, le métro, le bus, c'est le moment formidable où ils ne sont plus des touristes mais des parisiens parmi la foule des parisiens les plus actifs : au lieu d'être prisonniers de cars qui les baladent d'embouteillage en sites dits "touristiques", ils vivent alors Paris en direct.

Le métro et les bus "irriguent" la vie parisienne, souligne Isabelle Ockrent, "directrice de la communication et de la marque RATP". Le réseau est dense, ancien, donc bien intégré dans la ville quotidienne. Son graphe est aussi un habitus car ses utilisateurs sont fidèles et réguliers.
La RATP est une marque aussi. A ce titre, elle connote plutôt qu'elle ne dénote : RATP veut dire Paris et métro. C'est la marque de Paris. Peu de réseaux de transports ont une telle image, qu'exploitent les campagnes publicitaires, image poétique, romantique des rencontres, sérendipité ("un bout de chemin ensemble"), image d'efficacité (ponctualité garantie), image sociale (travail, école). Le nom des stations est ancré dans les mots de la marque : ainsi Louis Aragon, pour suggérer Paris évoque-il "Une chanson qu'on dit sous le métro Barbès // Et qui change à l'Etoile et descend à Jasmin" (Le paysan de Paris chante, 1943). Aujourd'hui, les Parisiens se définissent par leurs lignes de bus et de métro : socio-démo-métro ! Données élémentaires de la vie parisienne !
Les campagnes que l'ouvrage a sélectionnées mettent en avant les nouveaux services mais aussi le rôle de ces transports en commun dans la vie sociale, dans l'économie : on s'y moque des malheureux automobilistes chèrement embouteillés, on rappelle que la RATP lutte contre la pollution de l'eau et de l'air. La RATP, deuxième voiture ? Pourquoi pas la première, voire la seule ? Belle campagne, cause commune de tous les habitants de l'Ile-de-France, et qui pourrait aller plus loin...

Aujourd'hui, les applis, les données recueillies vont changer, enrichir le service de transport et la capacité de communication de la marque RATP avec ses clients, d'autant que l'interactivité est au bout des écrans et des smartphones.

Livre d'histoire, d'histoire du métro et d'histoire de la publicité, publicité pour faire valoir et insérer les transports en commun dans la culture urbaine de l'Ile-de-France. De campagnes en campagnes, affleurent les problèmes : pollution, extension de la banlieue, incivilité (contre un usage bruyant du portable dans les transports en commun, tout reste à faire ! cf. la couverture de l'ouvrage. Comment évalue-t-on l'impact d'une telle campagne ?).
Les reproductions d'affiches et photos en noir et blanc parlent avec nostalgie d'une ville moins peuplée, moins stressante, nostalgie des places au nom de fleurs, des excursions... Tendresse urbaine : comment la retrouver ?

lundi 12 janvier 2015

Du DVD au streaming : genèse de Netflix


Gina Keating, Netflixed. The Epic Battle for America's Eyeballs, Portfolio / Penguin, New York, 2012, 304 p., $10,99 (version Kindle), Bibliography, Index

Netflix compte aujourd'hui plus de 36 millions d'abonnés aux Etat-Unis, plus de 50 millions dans le monde. Cette entreprise de télévision annonce un nouveau paradigme dans les médias : la télévision s'est netflixée (netflixed).
L'ouvrage arrête l'histoire de Netflix en 2012 juste avant une étape nouvelle, essentielle, du développement de l'entreprise : les productions originales ("House of Cards", "Marco Polo").

Netflix représente la mise en place difficile d'un modèle économique nouveau qui s'accompagne d'une rupture culturelle dans la consommation (binge viewing) et dans la distribution des émissions de télévisision et des films.
La genèse de Netflix est indissociable d'un tournant : la fin du magnétoscope et du VHS, d'une part, la fin de la distribution vidéo en magasin, d'autre part. La chute de Blockbuster, longuement détaillée par Gina Keating, est symptomatique de cette révolution. L'auteur pointe d'ailleurs les erreurs stratégiques qui ont précipité la chute de Blockbuster et dont la principale est d'avoir tergiversé et tardé à passer au streaming. Lors d'un changement de paradigme, l'indécision ne pardonne pas.

Le livre est édifiant : il souligne les détours, les erreurs, les hésitations que doivent surmonter la création d'une entreprise, la mise en place d'un nouveau modèle d'affaires. Le désenchantement succède bientôt à l'enthousiasme, les créateurs cèdent la place à la rigueur financière : c'est l'histoire cruelle de nombreuses startups.
L'auteur parcourt chronologiquement chacune des batailles de Netflix, l'échec des négociations avec Amazon, Blockbuster, Comcast, Amazon. L'entrée du Group Arnault au capital, l'invention continue, douloureuse du modèle économique dans ses détails : la prise en compte des délais de livraison (one-day delivery), l'importance du moteur de recommandations fort de la richesse des données collectées auprès des clients, la gestion des files d'attentes pour les films demandés, l'équilibre périlleux entre le marketing ("The customer as a hero") et la gestion froide de l'ingénieur...
On voit poindre les dangers de la gestion pure, les conflits d'égo, les licenciements pour habiller l'entrée en bourse. Ce n'est pas shakespearien, mais comme on dit, la vie de l'entreprise "n'est pas un dîner de gala".

Se détache de cette histoire, comme un moment heureux, la formation d'une équipe scientifique, ingénieurs et mathématiciens, travaillant à l'optimisation de l'algorithme de Cinematch, le moteur de recommandation et la mise en place d'un concours (doté de 1 million de dollars de prix) concernant le comportement des consommateurs. Moment symptomatique de la culture de gestion qui émerge.
Le président de Netflix voit "Netflix, Facebook, and YouTube as forerunners of television for the Internet generation". Un paradigme épuisé vend cher sa peau. Le livre est basé sur les travaux de journaliste effectués par l'auteur pour Reuters (analyses financières et stratégiques surtout). Il se lit comme un roman.

samedi 18 octobre 2014

Gestion : statistiques et benchmarking à tout faire


Isabelle Bruno, Emmanuel Didier, Benchmarking. L'Etat sous pression statistique, Paris, 2013, Editions de la Découverte, 212 p. 18 €

La gestion se nourrit de statistique. Les auteurs s'intéressent à l'exploitation des statistiques d'Etat sous forme de benchmarking. Celui-ci apparaît comme un outil de rationalité des organisations et des choix budgétaires.
"Benchmarker", c'était à l'origine marquer d'un signe faisant référence (bench), pour la mesure des altitudes (point géodésique). De là, la notion de benchmarking s'est étendue à l'établissement d'un standard, d'un point de comparaison (référentiel) pour mesurer, étalonner des pratiques moins objectives que la géodésie dans les domaines économiques, politiques ou sociaux, qu'il s'agisse d'entreprises privées ou publiques. Le benchmarking relève des technologies managériales ; il contribue à la gestion des personnes, au pilotage des entreprises.
Ainsi disposant d'un point de repère, on établit par comparaison et classement les meilleures pratiques (best pratices). Celles-ci acquièrent une fonction d'injonction, de commandement sans chef : tout se passe donc comme si l'on se pliait aux statistiques, à leur "neutralité bienveillante", pas au chef et à son éventuel arbitraire. Du coup, l'analyse de la fabrication de l'objectivité, de la neutralité, devient cruciale. Travail critique de type épistémologique.

Les auteurs passent en revue les composantes du benchmarking : les indicateurs et la quantification, les objectifs, la visualisation (tableaux de bord synoptiques, datavision, etc.). Viennent ensuite les exemples d'utilisation du benchmarking, ses mises en œuvre dans trois secteurs : la police, l'hôpital et l'université.
La gestion des sociétés, les formations diverses génèrent de plus en plus de données, de data ; les évaluations de tous ordres, avec notes et classements, inculquent la légitimité et l'universalité du benchmarking. Omniprésence des analytics que l'on observera dans le marketing des médias et la publicité. L'économie numérique secrète et manipule toujours plus de quantification, de statistique, de benchmark par rapport aux concurrents, par rapport à une période précedente (cfla gestion selon Amazon et, bien sûr, le classement continu des livres selon les ventes, "Amazon Sales Rank). "Big" et "small" data partout. Tout travail, toute activité, toute performance passent par l'observation quantificatrice et ses analyses. De plus, le benchmarking, que permet la profusion de statistiques, alimente le journalisme à partir de données (data journalism). Sur ce plan, le journalisme sportif est un modèle, rendant compte d'un univers de pratiques où l'on mesure tout, compare sans cesse, dans la diachronie comme dans la synchronie.

L'attitude des auteurs envers le benchmarking reste ambigüe : d'une part, ils dénoncent dans le benchmarking, un moyen d'oppression ; d'autre part, ils concluent avec le "statactivisme", travail militant pour "se réapproprier les statistiques comme outil de lutte et moyen d'émancipation" ("œil pour œil, nombre pour nombre"). Car reste une question fondamentale : par quoi remplacer le benchmarking et sa "palette managériale" ? Quelle serait l'antidote ? Les auteurs pour conclure leur critique stigmatisent les échecs de la gestion des services publics d'éducation, santé, sécurité. Mais faut-il incriminer le benchmarking ? Sans doute faut-il chercher ailleurs, à la source des objectifs proclamés.

Voici un ouvrage précieux, conçu dans l'esprit des travaux d'Alain Desrosières à qui il est dédié. Précieux car le benchmarking se propage à la gestion de toute activité humaine : sport, loisir, santé, hygiène, commerce, vie sociale... et se construit en temps réel. Grâce à une économie des contextes, aux wearables et autres outils dits de quantified self, chacun peut communiquer ses exploits à ses amis, à ses connaissances, les rendre publics. La compétition personnelle est continue et le stakhanovisme partout, d'ou l'envie de "disparaître de soi".  Et les réseaux sociaux contribuent à généraliser cette culture, distribuant et comptant des like et des retweet à tout va ; le langage en est contaminé...

dimanche 12 octobre 2014

Crowdsourcing, pour une théorie pratique des ensembles sociaux ?


Daren C. Brabham, Crowdsourcing, 2013, Cambridge, MIT Press, 238 p., Bibliogr, Index.

Le crowdsourcing est une des manifestations fondatrices du paradigme numérique dans le domaine de la publicité et des médias. Pourtant, cette notion apparue au début des années 2000, avec l'essor du Web, demeure floue, confuse : un mot passe-partout, à la mode (buzzword), mobilisé pour évoquer des pratiques en apparence hétérogènes. Incommode à traduire donc...
L'ouvrage commence par une tentative de définition ; l'exercice est formel et arbitraire, peu convaincant. Puis, l'auteur, qui enseigne dans une école de journalisme, poursuit par la relation de diverses tentatives typologiques ; enfin, il aborde l'analyse des problèmes actuels (juridiques, éthiques notamment) et effleure l'avenir possible du crowdsourcing.

Le crowdsourcing, c'est extraire (voler ? faire faire par les autres ?) des idées au sein d'importants ensembles sociaux non structurés et anonymes : "crowd", nom (verbe aussi) traduit en français par "foule", "multitude" (avec des connotations spinozistes rarement comprises), voire "masse". D'où le mot valise "crowdsourcing", comme "outsourcing". Retenons surtout l'idée de puiser dans une large population, de faire appel à des "communautés" en ligne. Du nombre, source multiple et dispersée, le crowdsourcing fait "surgir" des idées neuves (cf. l'étymologie de "source", le verbe latin surgere = surgir) ; selon quelle dynamique de groupes, quel processus mystérieux, quelle alchimie sociale s'effectue ce jaillissement ? Une approche plus technique, mathématique l'aurait peut-etre éclairé.

Le voisinage notionnel de crowdsourcing est multiple et riche mais, dans tous les cas, on peut le réduire à une structure de place de marché où se rencontrent offres et demandes. Internet et son organisation technique en réseau facilitent cette rencontre et permettent de mobiliser rapidement des ensembles très larges de demandes et d'offres.
Source : xkcd
On peut rapprocher le crowdsourcing de la notion d'amateurs professionnels (pro-ams), de celle de "distributed problem-solving" (coopération en ligne : traduction, création publicitaire, algorithme, etc.) ; pour d'autres, cette notion évoquera la ligne de masse théorisée par la pratique politique "révolutionnaire"(cf. Mao Zedong, "À propos des méthodes de direction", 1er juin 1943). Toujours est supposée, tacitement ou non, la "sagesse des foules", la transcendance du peuple, du nombre, de la diversité aussi : d'où le rôle confié à l'enquête pour conquérir et vérifier le savoir disséminé (sous forme de data, d'"intelligence collective"). Ce que proclame le titre emblématique de l'ouvrage du journaliste James Surowiecki, "The Wisdom of Crowds: Why the Many Are Smarter Than the Few" (2004).

A titre d'exemples, l'auteur évoque InnoCentive, place de marché de problèmes et de solutions ("Want to mobilize a world of on-demand talent?"), Mechanical Turk (Amazon), place de marché pour des travaux de toutes sortes ("Marketplace for work"), microtasking, comme Gigwalk pour le marketing.
On peut aussi évoquer des entreprises commeWattpad (storytelling), le crowdsourcing du marketing littéraire avec Write On ou kindlescout qui, avec Amazon, soumettent les livres à la critique pour les rendre vendables ("stories need you", "reader-powered publishing"). Crowdsourcing pour un journalisme citoyen, pour la résistance politique et l'assistance aux victimes (Ushahidi, du mot swahili pour témoin), crowdsourcing pour le suivi des tremblements de terre ("Did you feel it"), de la circulation urbaine (Waze), pour le design (Wilogo), pour le marché de l'emploi (Witmart / Zhubazie / 猪八戒), la cartographie (Apple Maps Connect) ou la création de T-shirts (Threadless)... mais surtout les entreprises comme Patients Like Me ou CrowdMed sur la santé et la maladie.
Le crowdfunding, sorte de "financement participatif", relève d'une logique semblable (IndigogoKickstarter, SeedInvest) : en appeler au nombre pour financer des innovations (exemple : la montre Pebble). Cette pratique constitue une innovation dans l'économie de l'innovation (sur ce point, voir "Handbook for a new era of crowdfunding").

La proximité du crowdsourcing avec la data et ses outils d'exploitation est peu abordée dans l'ouvrage. C'est dommage d'autant que le crowdsourcing ne semble guère séparable du mécanisme des enchères et du temps réel, donc des fondements de l'économie numérique.
Les exemples évoqués semblent trop peu nombreux pour donner une idée claire de la diversité des situations et de l'évolution des modèles. Enfin, on attendrait plus sur la place des réseaux sociaux et du community management. Bibliographie efficace. Le livre répond assurément à des attentes techniques et théoriques mais il reste encore du travail...

jeudi 11 septembre 2014

La vie électrique : l'avenir au passé


Albert Robida, Le Vingtième Siècle. La Vie électrique, Paris, 1890, texte et dessins de l'auteur, La Librairie Illustrée, 264 p.avec gravures, disponible gratuitement sur le site de la BnF Gallica

Roman de science-fiction, qui décrit la vie en 1955 telle qu'on l'imaginait en 1890. A la fin du XIXème siècle, la technologie qui change le monde est alors l'électricité, nouveau paradigme. On lui attribue de futures prouesses technologiques dans les domaines des communications, des armes, des transports, de la culture, de la médecine... La célébration de la "fée électricité" sera reprise plus tard, de manière plus optimiste (tableau de Raoul Dufy, 1937,  "Texte sur l'électricité" de Francis Ponge, 1954).

Le héros du livre est un ingénieur auto-entrepreneur. A sa sortie de l'école (X), il lève beaucoup d'argent grâce à une "émission d'actions pour la mise en exploitation de 10 années d'idées" (ses idées). C'est sa vie, consacrée à l'électricité, et celle de ses proches qui constituent la trame du roman. En lisant cet ouvrage, on ne peut s'empêcher d'effectuer un parallèle avec la situation actuelle qui voit se rêver tant de miracles numériques.

«L'Électricité, c'est la Grande Esclave. Respiration de l'univers, fluide courant à travers les valves de la Terre, errant dans les espaces en fulgurants zigzags, rayant les immensités dé l'éther, l'Electricité a été saisie, enchaînée et domptée » déclare l'auteur.
Discours prophétique et promotionnel que l'on entendra, plus tard, à propos de l'électronique, du Web, des données massives (Big data)... Aristote déjà envisageait le remplacement de la main d'œuvre humaine par des machines (Politique, Livre 1, IV3 : "si les navettes tissaient toutes seules et les plectres jouaient de la cithare") ; Descartes voyaient les hommes se faisant "maîtres et possesseurs de la nature" (Discours de la méthode). La science-fiction ressasse ces intuitions.

Suppression des distances et présence virtuelle. « L'Électricité porte instantanément la voix d'un bout du monde à l'autre, elle supprime les limites de la vision". Le téléphonoscope (le "télé"), on dirait Skype, est partout ; il y des cours par téléphonoscope, on peut consulter les catalogue (télé-achat), les théâtres proposent des abonnements téléphonoscopiques, il y a des "photo-peintres". Il y a des "plaques" (écrans) partout.

Stockage et distribution du savoir et de l'information. La phonoclichothèque d'audio-livres ("phono-livres") réunit des éditions des grands auteurs, un dictionnaire mécano-phonographique, des manuels scolaires (y compris pour préparer le bac)... Les salles de spectacle vivant se vident puisque le spectacle vient à domicile, commercialisé sous forme de musique mécanisée : "on reçoit par les fils sa provision musicale" enregistrée (phonogrammes), que l'on peut écouter au lit sur un "musicophone de chevet".
Devant son siège, le journal a placé un grand téléphonoscope, vaste écran où il montre "l'événement à sensation" du jour ; il y a des Télés dans les magasins (DOOH). Les machines dicutent entre elles, les voix se répondant et argumentant comme si l'on avait passé le test de Turing. C'est le début de la domotique, de l'automation (taxis, "aérocabs"), de la commande vocale ("phono-calendrier"). Le Téléjournal apporte les nouvelles à domicile ("Gazette phonographique du soir et du matin"). Description à rapprocher de "La Journée d'un journaliste américain en 2889", nouvelle publiée par Jules Verne en 1889, exactement contemporaine de "La Vie électrique" et qui est sans doute inspirée des ouvrages d'Albert Robida.

L'auteur décrit les changements sociaux qui accompagnent la rupture technologique provoquée par l'électricité. Le principal changement concerne l'égalité des femmes et des hommes, "progrès immense", obtenu grâce à l'éducation ; des femmes participent à tous les pouvoirs, scientifiques, techniques, politiques, financiers...
Deuxième dimension du changement : la santé obligatoire grâce au "grand Médicament national" géré par un ministère de la santé publique.
D'où une troisième innovation sociale, les vacances. A cette fin, une région, la Bretagne, a été épargnée par le progrès technique : le Parc national d'Armorique est devenu un musée naturel de la vie d'autrefois, rurale et simple, avec la poste et le facteur, les fêtes et "la douceur du village", l'agiculture artisanale... Le présent (1890) apparaîtra donc dans l'avenir (1955) comme un paradis perdu où viennent se requinquer les "énervés" et les surmenés, "citadins lamentables"...

Tout n'est pas formidable dans cette utopie avec ses "serfs des enfers industriels rivés aux plus dures besognes", avec les villes privées d'arbres, polluées, embrouillées de câbles et de fils électriques ; la cuisine familiale remplacée par une alimentation livrée à domicile par tubes et tuyaux, "les ignorants   contraints d'évoluer dans une civilisation extrêmement compliquée, qui exige de tous une telle somme de connaissances, vont perpétuellement de la stupéfaction à la frayeur" (p. 35). Déjà, l'on voit poindre la crainte de la surveillance, les menaces sur la vie privée, la difficulté de gérer le temps, le stress, la fatigue chronique, les enjeux de l'intelligence artificielle...

Toujours de lecture agréable, ce roman du XIXème siècle illustre souvent avec finesse et humour, et non sans naïveté, les risques que font courir aux sociétés les progrès scientifiques et techniques. Ainsi, le Parc national d'Armorique, lieu idyllique des vacances,  estentretenu pour guérir des maux de la civilisation électrique, "barré à l'industrie, il est interdit aux innovations de la science". Le progrès mal encadré ravive une nostalgie rousseauiste (Premier discours). La société française du XXIème siècle n'est pas à l'abri de cette nostalgie...

Notons que l'ambition d'imaginer la vie à venir reste présente : ainsi en 2014, Géo Ado (cf. supra) publie un hors série sur "Ta vie en 2050" où sont évoqués les robots, les voyages, les sports... Lecteurs et lectrices de ce numéro auront 50 ans en 2050.

jeudi 31 juillet 2014

Usages sociaux de la quantification. Analyse critique


Alain Desrosières, Prouver et gouverner. Une analyse politique des statistiques publiques, Paris, La Découverte, 2014, 285 p. Bibliogr. Introduction par Emmanuel Didier.

Ouvrage qui couronne une œuvre consacrée à la statistique publique, œuvre de praticien mais aussi de théoricien qui réféchit sur les pratiques, sur les usages sociaux des statistiques.
Epistémologue donc, Alain Desrosières analyse les statistiques d'un point de vue historique et contribue à une sociologie rigoureuse de la quantification.
"Prouver et gouverner" regroupe de nombreuses interventions de l'auteur à des colloques, dans des revues, etc. Toutes ont en commun d'analyser le fonctionnnement tant technique que politique de la quantification et de la statistique, "science de l'Etat" (selon l'étymologie).
L'auteur est décédé en 2013 ; le texte a été établi par Emmanuel Didier, chercheur (socio-histoire des statistiques), qui y consacre une longue et utile introduction.

Le livre accorde une place centrale à l'analyse des effets de la rétroaction sur les comportements quantifiés des acteurs sociaux ("quand une mesure devient une cible, elle cesse d'être une bonne mesure"). La rétroaction, appliquée à la comptabilité publique ou à la comptabilité d'entreprises (creative accounting, window dressing), voire à l'activité individuelle (benchmarking, "calculating selves", chacun devenant "entrepreneur de lui-même", selon une expression de Michel Foucault ; "calculable spaces" (Peter Miller), environnement qui impose au sujet un calcul constant).
Dans cette perspective, que penser du développement récent du "quantified self", du "wearable computing" ? Où mènent ces quantifications continues de soi-même et des performances de toutes sortes ? Comment vont-elles affecter les raisonnements, les décisions, les choix (santé, éducation, gestion domestique, emploi du temps, etc.) ?
Gouvernement de soi-même - et de son environnement - par les nombres ? Internet des choses ? La lecture d'Alain Desrosières peut servir de mise en garde, non pas contre la statistique mais contre certains de ses usages.

Oppression ou libération ? Statistique du chômage et de l'emploi, indice des prix, évolution des inégalités, indicateurs sociaux, catégories socio-professionnelles (Alain Desrosières a participé à la refonte de la nomenclature des CSP) : les statistiques sont-elles des outils de pouvoir ou bien des "outils de faiblesse aux mains des opprimés" contre les puissants ("ce qui n'est pas compté ne compte pas") ? Autrement dit, sont-elles des outils de coordination et d'administration ou bien des outils de preuve ? Comment concilier ces deux fonctions ?

L'ouvrage approfondit tour à tour de grands moments et bifurcations de l'histoire des statistiques. Le raisonnement probabiliste (Thomas Bayes, Pierre-Simon Laplace) et le raisonnement fréquentiste (Adolphe Quételet), les sondages, le travail d'Antoine-Augustin Cournot, l'histoire des notions de régression et de corrélation (Karl Pearson). L'analyse des données (Jean-Paul Benzécri, Ludovic Lebart) où l'auteur voyait une "cartographie du monde social", avec la multidimensionnalité, chère à la sociologie et aux études de consommation. Alain Desrosières convainc, s'il en était besoin, de l'omniprésence des statistiques et des conséquences sociales multiples de la quantification.

Les études médias et le marketing se repaissent de statistiques. Toutes les questions abordées ici par Alain Desrosières, techniques ou éthiques, peuvent concerner les travaux effectués sur les médias, les opinions, les consommations, les audiences, les panels... L'ouvrage invite à la critique des concepts de la statistique, au doute ; il en montre les enjeux. Alors que la publicité et les médias se jettent à corps perdu dans la data (big data) et l'intelligence artificielle, toute statistique à l'appui, les réflexions d'Alain Desrosières sont salutaires et fécondes.

dimanche 13 juillet 2014

Big Data, notre avenir à présent

Patrick Tucker, The Naked Future. What Happens in a World That Anticipates Your Every Move?, New York, Penguin Group, 2014, 288 p., Index. $11,99 (eBook)

L'objet du livre, c'est le Big Data et son utilisation pour prédire l'avenir, proche ou moins proche, et deviner nos intentions. The Naked Future a le mérite d'explorer et synthétiser de nombreux problèmes à venir, de les faire voir et d'inviter à y réfléchir. C'est un travail de vulgarisation et de sensibilisation, souvent émerveillé et optimiste. L'auteur, spécialiste de technologies numériques, est éditeur de The Futurist, magazine de politique étrangère (sécurité, etc.).

L'originalité du livre est de mettre l'accent sur le futur, sur le rapport au temps. Notre futur proche c'est du privé, du secret ; qu'y a-t-il de plus privé, de plus secret que des intentions ? Avec le Big Data et sa capacité de prédiction et d'anticipation, le futur peut devenir public : les prochaines maladies, les insuccès scolaires ou sentimentaux, la situation bancaire... La connaissance de l'avenir que permet l'analyse de la Big Data est-elle compatible avec la sauvegarde de la vie privée ?
De plus, avec la Big Data, notre futur devient partie prenante, rétro-activement, de notre présent ("causalité du probable"). La Big Data, en prédisant notre futur, altère le présent, devenu du futur passé. C'est comme un destin annoncé, un horoscope qui se lit et se réalise au fur et à mesure du temps qui passe. Le futur mis à nu par la data, de plus en plus probable (raisonnement bayésien), est déshabillé de ses mystères, de ses doutes, de ses erreurs, de ses bifurquations, de ses espoirs ; d'habitude, "on ne sait jamais".
Comment l'avenir, prédit - ou dicté - par la Big Data, affecte-t-il le présent, notre liberté ? On ne sait pas ce que l'on dit (S. Freud), on ne sait pas ce que l'on sait de nous, les traces laissées et oubliées : ainsi s'institue un inconscient numérique refoulé : comment faire advenir un moi libéré à partir d'un "ça" structuré comme de la data ? Big Brother, armé désormais de Big Data, est-il devenu un horoscope totalitaire, où tout est dit, édicté par le passé, par la constellation des astres au moment de la naissance ?

D'où viennent toutes ces données ? Ces données, actes de toutes sortes, actes volontaires et actes manqués (Sigmund Freud), "tropismes" (Nathalie Sarraute), ce sont d'abord des données de la vie quotidienne, données insignifiantes a priori mais qui, traitées en masse, interconnectées, corrélées, peuvent intervenir dans la gestion de nos vies, les éclairer ou les assombrir. Transmutation des données. Les sources sont multiples et de plus en plus nombreuses. L'auteur évoque, entre autres, le quantified self  produit par les capteurs divers notant et quantifiant la santé, les performances sportives (wearables), l'alimentation, les déplacements, les dépenses, les rencontres, les émotions, etc. Il évoque aussi comment peuvent être affectés, positivement, la démographie médicale, les réseaux sociaux, les prévisions météo, le succès d'un film ou d'une série télévisée, les cartes de fidélité, la publicité, l'éducation, la criminalité (on pense à "The Machine" qui signale les dangers à venir pour en protéger de futures victimes innocentes, cf. "Person of Interest", la série télévisée de CBS). Prédire les interactions, les rencontres, les sentiments : est-ce une si bonne idée, si peu romantique ? L'amour ne serait plus aveugle ? "Alors nous regetterons d'avoir médit des anciennes étoiles" (Louis Aragon, Le Progrès, 1931).

L'inventaire des craintes et des possibilités est impressionnant, les réussites semblent plus anecdotiques. Car combien de personnes sont membres régulièrement actifs d'un réseau, combien sont prêtes à partager leur performances sportives, leurs données médicales, leurs déplacements ? N'exagère-t-on pas l'ampleur de cette propension à publier ? Nombre de personnes s'inquiètent du totalitarisme numérique, pire des mondes possibles, certaines résistent, se déconnectent, beaucoup réclament la séparation des data (dimension nouvelle de la séparation des pouvoirs)...
Exemples : dunnhumby et sociomantic (achetés par le distributeur Tesco) "prédisent" l'avenir avec la data

mardi 29 avril 2014

Tout sur le test de Turing


The Turing Test. Verbal behavior as the Hallmark of Intelligence, edited by Stuart Shiber, Bradford Books, 28,79 $ (kindle), 2004, 336 p., Bibliogr, Index

Voici une anthologie de textes centrés sur la question de l'intelligence des machines, la confrontation de l'intelligence humaine - naturelle - et de l'intelligence artificielle (IA). Les vingt textes réunis ont été écrits ou traduits en anglais.
Au début, se trouvent des textes français du XVII et XVIIIèmes siècles sur les "animaux machines" et les "automates" (René Descartes, le chapitre 5 du Discours de la méthode où l'idée du test de Turing est implicite) et "l'homme- machine" de La Mettrie. Descartes déjà pose que le langage et la raison distinguent les humains des automates et autres "machines mouvantes".

Ensuite vient le texte clef, publié par Alan M. Turing en 1950 dans la revue Mind : "Computing Machinery and Intelligence" où est proposé le célèbre "test de Turing"qui permet de distinguer un humain d'une machine. Puis viennent des textes de Turing lui-même sur le même thème.
Enfin sont proposés des textes de différents auteurs, de différentes disciplines, discutant le principe du test et ses conséquences philosophiques. Peut-on ou non construire une machine capable de passer ce test ? Débat mobilisant des linguistes (John R. Searle, Noam Chomsky), des logiciens, des psychologues (D. Dennett), des informaticiens, etc. Des questions philosophiques classiques sont abordées de manière rigoureuse, moins métaphysique que d'habitude, dont, par exemple, la canonique question : "Qu'est-ce que penser ?" à quoi font écho les questions de Turing ("Can a computer think?") ou de Daniel Dennett ("Can Machines think") ? On est loin du "Was heisst Denken ?" de Martin Heidegger.

Cet ouvrage copieux a le mérite de réunir en un seul volume toutes les pièces d'une discussion qui n'a pas cessé depuis la publication de Turing sur le test. Avec son index et son abondante bibliographie, l'ouvrage est commode et constitue un bon outil de travail et un manuel utile. Peut-être est-il temps de mettre ce débat à jour alors que l'intelligence artificielle s'installe au coeur des développements numériques actuels et de leurs limites : automatisation, machine learning, deep learning, personnalisation, recommandation, analyse sémantique, reconnaissance faciale ou vocale, traduction automatique, big dataetc. La question de Alan M. Turing - une machine peut-elle penser ? -  reste entière, même dans sa reformulation optimiste par Ray Kurzweil (The Singularity is Near, 2005).

lundi 31 mars 2014

Ethnologie littéraire de l'hypermarché


Annie Ernaux, Regarde les lumières mon amour, Paris, Seuil, 2014, 72 p.

Romancière, Annie Ernaux raconte sa vie avec l'hypermarché, à la demande d'une collection du Seuil, "Raconter la vie". Son essai est le récit d'une sorte d'enquête qu'elle a menée au cours d'une année de courses banales à l'hypermarché voisin, son hypermarché Auchan de Cergy-Pontoise. Enquête ? Non, pas une enquête, dit-elle, mais "un relevé libre d'observations, de sensations, pour tenter de saisir quelque chose de la vie qui se déroule là". Travail d'ethnographe sans doute, d'ethnologue sûrement : l'hypermarché vu par une de ses clientes régulières, fille elle-même d'épiciers. Travail d'écriture aussi.

Au cœur de la vie d'une grande partie de la population, depuis une cinquantaine d'années, il y a l'hypermarché. L'expérience hebdomadaire en reste pourtant ignorée des politiques, journalistes, écrivains, intellectuels et autres pseudos experts. Dénigrée. Contre cette ignorance, la romancière réhabilite l'hypermarché et lui donne une dignité culturelle sans perdre de vue son importance vitale pour les clients : son texte cite constamment le prix des produits... Texte de cliente ! Pour Annie Ernaux, les hypermarchés "ne sont pas réductibles à leur usage d'économie domestique" ; elle y voit des lieux de vie et des lieux de mémoire, une distraction souvent plutôt qu'une corvée. Cliente régulière, l'auteur observe le monde de l'hypermarché avec tendresse, énonçant au passage ce qui la touche et ce qui la révolte.
Exemples.
Elle dénonce le ton de la communication : "Par respect pour nos clients, il est interdit de lire les revues et les magazines dans le magasin": le possessif l'irrite : "ni moi ni les autres ne sommes la propriété d'Auchan".
Elle dénonce le sexisme inculqué subrepticement par les étalages de jouets au moment des fêtes : ces "objets de transmission" sont "à la source du façonnement de nos inconscients". Elle note encore la condescendance des jeunes vendeurs des rayons "technologie" lorsqu'ils s'adressent à des femmes.
Elle évoque l'émotion qu'elle perçoit chez les clients de la parapharmacie : "rayon "psy", "rayon du rêve et du désir, de l'espérance" : l'efficacité du produit intervient avant l'achat.
Elle remarque combien la grande distribution s'adapte à la diversité culturelle de la population : en fait d'intégration, le marketing ethnique semble faire mieux que l'éthique et peut-être mieux que l'école.
En fin de compte, Annie Ernaux rappelle une des lois sociales du règne de la marchandise : "L'humiliation infligée par les marchandises. Elles sont très chères, donc je ne vaux rien". L'hypermarché se présente comme une "énorme accumulation de marchandises" (Karl Marx, Le Capital) ; toute suite d'objets déposés sur le tapis roulant ne peut-elle pas se lire comme une psychanalyse sociale, "façon de vivre et compte en banque". On peut y entrevoir l'avenir du "big data" : le problème du big data n'est pas tant dans le traitement des données que dans la sélection sensible des données. L'algorithme de choix remplacera-t-il le "regard éloigné" et mélancolique de l'ethnologue ?

S'auto-analysant comme cliente, Annie Ernaux remarque que "la docilité des consommateurs est sans limites", docilité dont l'un des symptômes est la relation à la caisse automatique où le client skinnerien obéit à la consigne débitée par une voix anonyme (mais que faire d'autre si l'on veut payer ses courses ?). Elle souligne d'ailleurs la profusion de contraintes qui encadrent la vie dans l'hypermarché : affichage de mises en garde, architecture conditionnant le cheminement des consommateurs, caméras de surveillance, vigiles... Libertés surveillées. Mais en quoi est-ce différent d'un aéroport, d'une mairie ou d'un collège ? Que change le smartphone, omni-présent, à la manière de faire ses courses? Qu'y changera le beacon ?

Malgré tout, dans l'hyper, on est chez soi, l'hyper est à la fois espace public, non-lieu et lieu intime. "On peut s'isoler et mener une converstaion dans un hypermarché aussi sereinement que dans un jardin". L'essai d'Annie Ernaux ne cesse de dire cette ambivalence : "Souvent, j'ai été accablée par un sentiment d'impuissance et d'injustice en sortant de l'hypermarché. Pour autant, je n'ai cessé de ressentir l'attractivité de ce lieu et de la vie collective, subtile, spécifique, qui s'y déroule".

Revenant à l'écriture, en épistémologue lucide, elle rappelle que "voir pour écrire, c'est voir autrement". L'originalité de cet ouvrage tient dans la critique croisée de la sociologie et de la littérature. Quel est leur objet commun ? Cet essai d'Annie Ernaux ne dispense pas des analyses quantitatives du marketing : il les éclaire et met en garde contre l'ethnocentrisme méprisant des experts et des intellectuels. Il fourmille d'intuitions qui demandent des confirmations statistiques : par exemple, l'hypermarché est-il un univers surtout féminin, caissières et clientes ? Le résultat de cette enquête rapprochée est stimulant ; on aimerait que de semblables études soient consacrées à la vie dans l'université, par exemple. Ou encore dans des entreprises, sur le modèle du travail effectué par Katherine Losse sur Facebook.
Inversement, cet essai d'Annie Ernaux laisse entrevoir sa méthode littéraire, entre introspection calculée et ethnologie spontanée.

Combien de temps faut-il "à une réalité nouvelle (comme l'hypermarché) pour accéder à la dignité littéraire ?" On pense à un poème dans lequel Allen Ginsberg s'adresse à Walt Whitmann : "In my hungry fatigue, and shopping for images, I went into the neon fruit supermarket, dreaming of your enumerations" ("A Supermarket in California", 1955). On peut aussi penser à la chanson, tellement moquée, et pourtant tellement juste, de Didier Barbelivien sur "Le parking d'Auchan" (1986).

Sur Annie Ernaux
Les mots-clefs et la vie d'une femme
D'Annie Ernaux à Aurélie Filipetti. Romans

mercredi 2 octobre 2013

Capteurs et mobile : l'économie du contexte numérique

Robert Scoble, Shel Israel, Age of context. Mobile, Sensors, Data and the Future of Privacy, Patrick Brewster Press, 2013, $9.99 (version numérique)

Ce livre relève du genre journalistique. Ce n'est ni un livre d'ingénieurs, ni un livre de praticiens. Il ne s'agit pour les auteurs, au terme d'une enquête documentaire et d'interviews, que de repérer, présenter et vulgariser des idées générales sur les évolutions sociales du numérique.
L'enquête s'en tientt à quelques directions technologiques clés : la mobilité, les réseaux sociaux, le big data, les capteurs (sensors), la cartographie et la localisation (pinpoint marketing, geo-fencing). Internet des choses, robots assurant des travaux domestiques, une assistance pour toutes sortes de tâches... S'y ajoute surtout le wearable computing : l'intelligence informatique de ce tout ce que l'on porte, bracelet, montre, lunettes, vêtements.

Les auteurs perçoivent dans cet inventaire quelque peu hétéroclite un point crucial, commun : la prise en compte et l'analyse du contexte par les technologies. Ceci affecte bien sûr le commerce et les lieux publics (stades, taxis, etc.), l'automobile et les déplacements, la vie urbaine, les transports, la pollution, la santé, l'hygiène. Ces secteurs convergent, grâce au cloud computing, dans l'analyse et l'exploitation des données issues des multiples dimensions de l'environnement immédiat, ce dont rend compte la notion unifiante de contexte - qui n'est sans doute pas le meilleur terme pour désigner de ce qui se trouve tout autour de nous, à proximité active, ce qui nous marque et est susceptible de nous interpeler. Umwelt ? Smart city ?

L'ouvrage est délibérément enthousiaste, optimiste. Il inventorie des utopies réalistes, réalisables, déjà presque réalisées pour certaines, science fiction à faible portée et qui fait d'autant plus rêver. Le numérique aurait-il réponse à tout ? Chemin faisant, cette économie du contexte développe une économie de l'intention, qui est aussi une inquiétante économie de la vie privée et qui pose en retour bien des questions, plus morales que technologiques. Manque peut-être une description, qui rassurerait, des moyens de résistance à cette invasion de la vie privée, lorsqu'elle n'est pas voulue, souhaitée.
Notons que l'ouvrage est parrainé par quatre marques (dont Microsoft) : voici le nouveau modèle économique de l'édition numérique, copié sur la presse magazine...

dimanche 7 juillet 2013

Des panels pour le marketing et les médias

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Jean-Marc Décaudin, Thierry Saint-Martin, Les Panels. Les panels au coeur de la démarche marketing, Pearson, 242 p. Index, Glossaire

Le marketing se nourrit, parfois jusqu'à l'indigestion, de données fabriquées par des panels. Internet en fait baisser les coûts de production (distribution, recrutement, traitement des données, etc.) aussi les panels en ligne se multiplient mais la méthodologie ne semble pas avoir progressé. La représentativité est toujours discutable, la déclaration des panélistes aussi.

Ce manuel passe en revue les différents types de panels qu'exploitent le marketing et la publicité  : panels distributeurs, panels consommateurs, panels pour la mesure des audiences ainsi que les panels dits de "source unique". Les auteurs ont mis l'accent sur le rôle et l'utilisation des panels, sur la description du marché français des panels. Ils n'abordent pas le traitement statistique des données panels, sujet déjà bien couvert (cf. infra) et concentrent leur attention sur le "comment ça marche", "comment on s'en sert". L'ouvrage constitue un outil de travail et de culture marketing de base. Tout étudiant se destinant au travail dans les médias, dans la publicité, dans le numérique  (Web marketing, data, etc.) et, évidemment, dans le marketing (chez les annonceurs ou les distributeurs) doit comprendre et connaître à fond les logiques des panels, leurs utilisations, leurs limites. Ce manuel, propédeutique, est adapté à leurs besoins.
De plus, l'ouvrage fourmille, en incises, d'anecdotes significatives : par exemple (p. 52), on y apprend ainsi que Wal-Mart a longtemps refusé de collaborer aux panels distributeurs pour ne reprendre sa collaboration qu'en 2012. On y notera aussi le côté discret et si peu people des patrons de la grande distribution allemande (Aldi, LidL) qui ne se prennent pas pour des stars, tranchant avec l'immodestie de ceux des grandes entreprises américaines du Web qui prophétisent à tout-va, urbi et orbi.

Les auteurs mettent bien en évidence la « brique élémentaire » du marketing qu'est le code-barres (EAN) ; en revanche, ils nous semblent sous-estimer l'évolution nécessaire de la brique géographique, qui devra aller bien en-deçà de la région (adresse IP, GPS, indoor location, etc.). La question du e-commerce est abordée, celle du drive aussi qui chamboulent la géographie du marketing et l'urbanisme commercial, donc la constitution des panels. D'une façon générale, l'ouvrage sous-estime les effets que la révolution numérique ne manquera pas d'avoir sur les panels et, par conséquent, sur l'analyse et la stratégie marketing. Nous pensons par exemple aux données produites par des capteurs dans les points de vente, par la reconnaissance faciale, par les supports mobiles, par Facebook et les réseaux sociaux (cf. La stratégie Facebook de Walmart), entre autres. Facebook n'est-il pas le gigantesque et le plus riche des panels. Cette sous-estimation est un effet nécessaire de l'exposition et des objectifs primordiaux des auteurs : dire l'état actuel, opérationnel, des panels en France. La dimension des panels est de plus en plus internationale, ce qui avance aux Etats-Unis se propage bientôt en Europe et en France (cfOnline GRP. Nielsen vs comScore)...

Peut-être manque-t-il à ce manuel une dimension plus épistémologique, une réflexion plus radicale sur le monde de production des données de panel qui mettrait davantage l'accent sur les limites induites par la notion-même de représentativité (les quotas, le recrutement de plus en plus difficile de panélistes), par celle de zone de chalandise et par celle de déclaration, notamment. Pire, celle de "chef de famille" (p. 118) héritée d'un autre siècle : beaucoup de familles vivent en démocratie ! En fait, nombre de notions clés du marketing traditionnel sur lesquelles reposent les panels, correspondent de moins en moins à la société de consommation actuelle et devront être bientôt reconsidérés.
Notons encore que peu de panels sont audités, ce qui pose un problème quand ces panels servent au cadrage d'études d'audience.
L'index et le glossaire, bienvenus, mériteront, pour une nouvelle édition, d'être sérieusement enrichis ; d'ailleurs un index des noms : entreprises, panels, etc. serait utile.

Tout ce qu'il faut savoir des panels n'est pas dans ce livre mais tout ce qui est dans ce livre est indispensable.


Voir aussi :
  • Patrick Sevestre, Econométrie des données de panel, Paris, Dunod, 2002, 224 p.
  • Régis Boubonnais, Michel Terraza, Analyse des séries temporelles, Paris, Dunod, 2010, 352 p.

jeudi 4 juillet 2013

Big data militaire et publicitaire : évolutions croisées

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Grégoire Chamayou, Théorie du drone, La Fabrique, Paris, 2013, 363 p., 14 €

Réflexion sur l'évolution numérique de la théorie militaire à l'époque des drones, ce livre n'est pas écrit par un militaire mais par un chercheur universitaire, spécialiste de philosophie. Son ambition est d'ordre épistémologique : analyser un objet non philosophique, ici, militaire. S'il existe une tradition épistémologique de la physique, de la chimie, des mathématiques, de la biologie, rares sont les épistémologues qui ont écrit sur la guerre et les armes. Rares furent d'ailleurs les épistémologues pratiquants, la plupart s'étant cantonnés avec les sociologues dans l'observation passive, historique (voir, à titre d'exemple, le livre de Georges Dyson sur la demande militaire de science et de technologie numérique, Turing's Cathedral).
Grégoire Chamayou désire confectionner avec son livre un outil "discursif" contre les drones (p. 29), quitte à courir le risque d'être plus militant qu'épistémologue : quid de l'engagement comme obstacle épistémologique ? Au-delà de ces considérations sur l'épistémologie, soulignons d'abord que cet ouvrage, bien instruit, bien écrit, bien construit se lit agréablement et qu'il étonne souvent son lecteur par des approches philosophiques inattendues.

Nous ne retiendrons ici du travail de Grégoire Chamayou que son analyse de la pratique militaire qui conçoit et exploite les drones ("Unmanned Combat Air Vehicle"), notre propos étant de la confronter, "pour voir", à la pratique de la publicité numérique.
Commençons par une notation de type sémantique ; depuis longtemps, le vocabulaire de la publicité exploite sans vergogne la métaphore militaire : ciblage, stratégie, tactique, guérilla, objectifs, etc. Le passage au numérique ne fait qu'accentuer cette proximité. "Héritage de mots, héritage d'idées", disait autrefois un fameux professeur de philosophie.
Le drone est un rejeton de la culture électronique : celle des jeux vidéo et de la console, du traitement en temps réel de données issues de capteurs, de la télécommande, de la reconnaissance faciale, de l'analyse et de la fusion des données en temps réel. Avec le numérique, doctrine militaire et doctrine publicitaire sont passées de la linéarité et du face à face, au ciblage individuel et à la personnalisation, à la "guerre en réseau", au ciblage comportemental, à l'analyse cartographique.
La proximité des drones de guerre avec la publicité numérique est frappante. Hollywood non plus n'est pas loin : ainsi le livre publie une photo de Norma Jeane Dougherty (future Marilyn Monroe) tenant une hélice d'avion télécommandé alors qu'elle travaillait pour une entreprie de radio-commande en 1944. On apprend, de même, que Vladimir Zworykin (RCA), pionnier de la télévision (tube cathodique) imagina pour contrer les kamikazes "une torpille radio contrôlée par un œil électrique" (p.124) : "robotique létale". La télévision sportive (ESPN) a également inspiré les militaires (analyse des déplacements, etc.).

Comme la publicité numérique, les drones renvoient à un idéal d'omni-connaissance (360°), à un panopticon électronique dont la base est constituée par la collecte continue et immédiate de données (Big Data), leur archivage intelligent et opérationnel (catégorisation), leur analyse globale, en temps réel : militaires et publicitaires partagent les mêmes rêves algorithmiques d'intelligence artificielle, de réseaux neuronaux et de machine learning, de programmatique totale (cf. un drone de la Navy, entièrement automatique : "Navy Drone Lands on Aircraft Carrier", Wall Street Journal, July 10, 2013). Les moyens de la guerre électronique sont en partie du même ordre que ceux forgés par et pour les entreprises publicitaires : ciblage et reciblage comportemental, analyse cartographique en temps réel, localisation (la géographie sert à faire la guerre), analyse des fonctionnements urbains, des comportements en réseaux humains, etc. Tout cela en dépit du respect de la vie privée qui, dans une optique militaire, n'est certes pas une dimension essentielle.
En refermant ce livre sur la théorie du drone, on peut avoir l'impression d'avoir souvent côtoyé la théorie publicitaire ; la stratégie publicitaire à l'époque du spectacle numérique (Guy Debord) présente de nombreux points communs avec la stratégie militaire contemporaine ("war by remote control"). Cette proximité, qui ne peut pas être accidentelle, mérite d'être approfondie : on croit assister à un changement commercial et technologique, on assiste sans doute à une révolution plus radicale.
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