lundi 31 mars 2014

Ethnologie littéraire de l'hypermarché


Annie Ernaux, Regarde les lumières mon amour, Paris, Seuil, 2014, 72 p.

Romancière, Annie Ernaux raconte sa vie avec l'hypermarché, à la demande d'une collection du Seuil, "Raconter la vie". Son essai est le récit d'une sorte d'enquête qu'elle a menée au cours d'une année de courses banales à l'hypermarché voisin, son hypermarché Auchan de Cergy-Pontoise. Enquête ? Non, pas une enquête, dit-elle, mais "un relevé libre d'observations, de sensations, pour tenter de saisir quelque chose de la vie qui se déroule là". Travail d'ethnographe sans doute, d'ethnologue sûrement : l'hypermarché vu par une de ses clientes régulières, fille elle-même d'épiciers. Travail d'écriture aussi.

Au cœur de la vie d'une grande partie de la population, depuis une cinquantaine d'années, il y a l'hypermarché. L'expérience hebdomadaire en reste pourtant ignorée des politiques, journalistes, écrivains, intellectuels et autres pseudos experts. Dénigrée. Contre cette ignorance, la romancière réhabilite l'hypermarché et lui donne une dignité culturelle sans perdre de vue son importance vitale pour les clients : son texte cite constamment le prix des produits... Texte de cliente ! Pour Annie Ernaux, les hypermarchés "ne sont pas réductibles à leur usage d'économie domestique" ; elle y voit des lieux de vie et des lieux de mémoire, une distraction souvent plutôt qu'une corvée. Cliente régulière, l'auteur observe le monde de l'hypermarché avec tendresse, énonçant au passage ce qui la touche et ce qui la révolte.
Exemples.
Elle dénonce le ton de la communication : "Par respect pour nos clients, il est interdit de lire les revues et les magazines dans le magasin": le possessif l'irrite : "ni moi ni les autres ne sommes la propriété d'Auchan".
Elle dénonce le sexisme inculqué subrepticement par les étalages de jouets au moment des fêtes : ces "objets de transmission" sont "à la source du façonnement de nos inconscients". Elle note encore la condescendance des jeunes vendeurs des rayons "technologie" lorsqu'ils s'adressent à des femmes.
Elle évoque l'émotion qu'elle perçoit chez les clients de la parapharmacie : "rayon "psy", "rayon du rêve et du désir, de l'espérance" : l'efficacité du produit intervient avant l'achat.
Elle remarque combien la grande distribution s'adapte à la diversité culturelle de la population : en fait d'intégration, le marketing ethnique semble faire mieux que l'éthique et peut-être mieux que l'école.
En fin de compte, Annie Ernaux rappelle une des lois sociales du règne de la marchandise : "L'humiliation infligée par les marchandises. Elles sont très chères, donc je ne vaux rien". L'hypermarché se présente comme une "énorme accumulation de marchandises" (Karl Marx, Le Capital) ; toute suite d'objets déposés sur le tapis roulant ne peut-elle pas se lire comme une psychanalyse sociale, "façon de vivre et compte en banque". On peut y entrevoir l'avenir du "big data" : le problème du big data n'est pas tant dans le traitement des données que dans la sélection sensible des données. L'algorithme de choix remplacera-t-il le "regard éloigné" et mélancolique de l'ethnologue ?

S'auto-analysant comme cliente, Annie Ernaux remarque que "la docilité des consommateurs est sans limites", docilité dont l'un des symptômes est la relation à la caisse automatique où le client skinnerien obéit à la consigne débitée par une voix anonyme (mais que faire d'autre si l'on veut payer ses courses ?). Elle souligne d'ailleurs la profusion de contraintes qui encadrent la vie dans l'hypermarché : affichage de mises en garde, architecture conditionnant le cheminement des consommateurs, caméras de surveillance, vigiles... Libertés surveillées. Mais en quoi est-ce différent d'un aéroport, d'une mairie ou d'un collège ? Que change le smartphone, omni-présent, à la manière de faire ses courses? Qu'y changera le beacon ?

Malgré tout, dans l'hyper, on est chez soi, l'hyper est à la fois espace public, non-lieu et lieu intime. "On peut s'isoler et mener une converstaion dans un hypermarché aussi sereinement que dans un jardin". L'essai d'Annie Ernaux ne cesse de dire cette ambivalence : "Souvent, j'ai été accablée par un sentiment d'impuissance et d'injustice en sortant de l'hypermarché. Pour autant, je n'ai cessé de ressentir l'attractivité de ce lieu et de la vie collective, subtile, spécifique, qui s'y déroule".

Revenant à l'écriture, en épistémologue lucide, elle rappelle que "voir pour écrire, c'est voir autrement". L'originalité de cet ouvrage tient dans la critique croisée de la sociologie et de la littérature. Quel est leur objet commun ? Cet essai d'Annie Ernaux ne dispense pas des analyses quantitatives du marketing : il les éclaire et met en garde contre l'ethnocentrisme méprisant des experts et des intellectuels. Il fourmille d'intuitions qui demandent des confirmations statistiques : par exemple, l'hypermarché est-il un univers surtout féminin, caissières et clientes ? Le résultat de cette enquête rapprochée est stimulant ; on aimerait que de semblables études soient consacrées à la vie dans l'université, par exemple. Ou encore dans des entreprises, sur le modèle du travail effectué par Katherine Losse sur Facebook.
Inversement, cet essai d'Annie Ernaux laisse entrevoir sa méthode littéraire, entre introspection calculée et ethnologie spontanée.

Combien de temps faut-il "à une réalité nouvelle (comme l'hypermarché) pour accéder à la dignité littéraire ?" On pense à un poème dans lequel Allen Ginsberg s'adresse à Walt Whitmann : "In my hungry fatigue, and shopping for images, I went into the neon fruit supermarket, dreaming of your enumerations" ("A Supermarket in California", 1955). On peut aussi penser à la chanson, tellement moquée, et pourtant tellement juste, de Didier Barbelivien sur "Le parking d'Auchan" (1986).

Sur Annie Ernaux
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