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vendredi 27 février 2015

Freud, biographie intellectuelle sans média


Elisabeth Roudinesco, Sigmund Freud en son temps et dans le nôtre, Paris, Editions du Seuil, 2014, 580 p., Bibliographie, Index (des noms propres seulement), arbre généalogique et liste des patients.

Pour la compréhension du travail publicitaire, de la création à la réception, la mise à jour régulière de sa culture psychanalytique est indispensable. Il y avait la biographie de Freud en anglais par Ernest Jones, celle en français de Marthe Robert. Élisabeth Roudinesco, psychanalyste et historienne, publie à son tour une copieuse bibliographie de Freud.

L'intérêt premier de ce texte est sa densité : beaucoup de détails sont mobilisés pour exposer et expliquer le travail et les théories de Freud. Mais il ne s'agit pas que de Freud, il est question aussi de ceux et celles qui ont croisé le travail de Freud, l'ont accompagné, et l'ont lâché aussi. Ainsi, par exemple, on suit l'évolution de C. G. Jung, psychanalyste des premières années, proche et intime de Freud avant la séparation (soupçonné ultérieurement de sympathies nazies). On croise aussi Marie Bonaparte, Joseph Breuer, Ernest Jones, Karl Abraham, Wilhelm Fliess, William Bullitt, Sandor Ferenczi, Melanie Klein, Helene Deutsch, Lou Andrea-Salomé, Otto Rank, notamment. Mais on croise également des écrivains, Thomas Mann, Arthur Schnitzler et Stefan Zweig, notamment.
L'histoire du monde est sans cesse présente dans les vies personnelles, bousculées par la boucherie de 1914-18, la montée et le triomphe des nazis, de l'antisémitisme. En même temps, l'importance de l'Amérique s'accroît. Comment dans l'analyse démêler la part explicative des dimensions politiques et de l'histoire personnelle ?

Très riche, l'ouvrage est donc complexe : de Freud, il expose l'immense réseau des relations professionnelles, des relations avec les patients et des relations familiales. L'ensemble des interactions permet de mieux situer la vie et l'œuvre de Freud, de rectifier certains clichés et de suggérer de nouvelles pistes de compréhension et d'interprétation. Primordial est ici le doute systématique de l'auteur à l'égard des savoirs déjà accumulés à propos de Freud. On assiste donc à un grand nettoyage de faits et de concepts. Ce doute systématique - qui s'accompagne toujours de sympathie (on le lui reprochera) - donne à concevoir la difficile genèse de l'œuvre scientifique freudienne, les obstacles qu'elle doit franchir, les ruptures indispensables et parfois douloureuses, les hésitations et les bizarreries. Travail méticuleux et fécond, hérissé de détails. Les annexes (index, arbre généalogique, bibliographie, liste des patients) permettront aux lecteurs de s'orienter et d'approfondir leur approche (mais il manque un index des notions).

Il n'est pas questions de médias dans cet ouvrage. C'est dommage, on aurait aimé savoir si Freud écoutait la radio, utilisait les télégrammes, s'il lisait la presse quotidienne, laquelle, ce qu'il pensait du téléphone. On apprend qu'il n'aimait guère le cinéma mais appréciait les romans policiers. On apprend aussi que Karl Kraus, journaliste et contempteur fameux de la presse, se moquait de la psychanalyse et du statut people de Freud à Vienne. Mais Freud lisait-il Die Fackel, le journal de cet "anti-journaliste" ?
Catalogue de l'exposition, 230 p., 45 €
Le média de prédilection de Freud, c'est le courrier. Son œuvre épistolaire est immense. Quand en trouvait-il le temps ? L'auteur parle de 20 000 lettres... dont 1500 lettres à Martha, sa fiancée, entre 1882 et 1886, 1 200 lettres à Sendor Ferenczi, 287 à Wilhelm Fliess... Au-delà de la correspondance, écrite surtout en allemand (écriture gothique), il y a bien sûr les conversations face à face ou sur le divan rapportées, parfois travesties, dans ses ouvrages.

Freud se révèle un homme du XIXe siècle et d'abord un habitant de la "Vienne fin de siècle", selon le titre du livre de Carl E. Schorske qui mêle, dans un méme ouvrage Freud et Gustav Klimt. L'exposition à la Pinacothèque de Paris "Au temps de Klimt. La Sécession à Vienne" (premier semestre 2015) illustre cette atmosphère viennoise, terreau de la psychanalyse. On pourra aussi se rapporter au livre aussi de Jacques Le Rider, Les Juifs viennois à la Belle Epoque (Paris, Albin Michel, 2013, 358 p. Bibliogr., Index. L'ouvrage comporte d'ailleurs un chapitre sur Freud et un autre sur Karl Kraus).

Freud confiait qu'il n'aimait pas le monde moderne, qu'il n'aimait guère les États-Unis. Son monde, c'est plutôt l'Italie, l'Angleterre ; son imaginaire, c'était le monde des mythologies gréco-latines, de l'Egypte des pharaons, de Moïse, celui du Faust de Goethe. Classique, Herr Professor !
La psychanalyse, après Freud, investira le monde de la communication avec Edward Bernays, un viennois parent de Freud, "inventeur" des relations publiques et le monde de la publicité avec Ernst Dichter (1907-1991), viennois aussi, exilé aux Etats-Unis, inventeur des études de motivation, auteur de The Psychology of Everyday Living (1947) et de The Strategy of Desire (1960) dont on dit qu'il a inspiré la série "Mad Men" (cf. Laura MasseyThe Birth of Mad Men: Ernest Dichter, Psychoanalysis and Consumerism).

Des critiques éminents ont trouvé des biais méthodologiques et des partis-pris dans cette biographie (cf. , par exemple, Nathalie Jaudel, "Freud a échappé à Elisabeth Roudinesco")... Inévitable, et rectifiable. Voici, malgré tout, une biographie intellectuelle dépoussierée, agréable et utile. En attendant la prochaine...

lundi 12 octobre 2009

Le livre des livres brûlés par les nazis

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Volker Weidermann, Das Buch der verbrannten Bücher, 2008, Verlag Kiepenheuer und Witsch, Köln (254 p., 2009 en livre de poche, btb Verlag), 12,1 €

Le 10 mai 1933 à minuit, une association allemande d'étudiants ("Deutsche Studentschaft") organise à Berlin, Place de l'Opéra, un gigantesque bûcher de livres : on y brûle les livres qui propagent un "esprit non allemand" ("Aktion wider der undeutschen Geist"). L'événement est mis en scène de comme l'aiment les nazis : flammes du bûcher, annonces théâtrales des oeuvres à brûler, cris, saluts, uniformes, musique traditionnelle... Cette manifestation ne se déroule même pas à l'initiative de la propagande nazie, et ce n'en est que plus révélateur. D'ailleurs, il y aura peu de réactions hostile des étudiants ou des professeurs à l'université, aucune réaction hostile non plus dans les lycées où le "nettoyage" des bibliothèques avait déjà commencé. Les cadres nazis seront même surpris par la soudaineté et de la radicalité du mouvement. La presse grand public fut enthousiaste. Comme son lectorat. De nombreux autres bûchers de livres auront lieu ensuite en Allemagne puis en Autriche annexée, et la liste des livres à brûler sera régulièrement enrichie et mise à jour.

Volker Weidermann reprend la liste des 131 auteurs de la catégorie "belle littérature" dont les livres ont été mis au bûcher. Pour chacun des auteurs, Volker Weidermann donne des éléments biographiques, personnels et intellectuels, avant, pendant et après le nazisme. Cette liste comprend des grands noms de la littérature allemande contemporaine : Isaak Babel, Bertold Brecht, Heinrich Mann, Stefan Zweig, Kurt Tucholski, Erich Kästner, Joseph Roth, Alfred Döblin, Erich Maria Remarque... et quelques étrangers : Henri Barbusse, John Dos Passos, Ilia Ehrenburg, Jack London, Ernest Hemingway, Maxime Gorki... Thomas Mann, prix Nobel de littérature en 1929 n'est pas sur la liste, bien que anti-nazi virulent (sa nationalité allemande lui sera retirée en 1936).
La majorité des auteurs de livres "brûlés" nous sont aujourd'hui méconnus, leur carrière a été brisée. Ce travail d'historien met à jour les intentions et la méthode des nazis aidés de leurs sympathisants ; ils ne s'en tinrent pas seulement aux plus célèbres et aux plus visibles des auteurs car ils voulaient éradiquer profondément, faire disparaître des modes de pensée, des orientations culturelles, changer la langue même. Particulièrement visés et dénoncés à ce titre, les auteurs juifs et communistes. Les nazis cherchent à imposer en Allemagne leur définition de ce qui est allemand (deutsch / undeutsch).

La spécificité du livre comme média se dégage à cette occasion : en effet, les nazis ne bûlèrent pas la presse, ils la domestiquèrent. Et pour cause, celle-ci, dans sa majorité, s'était déjà ralliée et convertie au nazisme. Les livres représentent un capital culturel et symbolique, objectivé, achevé, ils s'inscrivent avec les bibliothèques dans la durée alors que les médias sont volatiles et aisément retournés par les pouvoirs dont ils sont souvent proches, par construction. Qu'est-ce qu'un autodafé à l'époque des e-books ?


Pour terminer, quoi de mieux que le texte dans lequel Bertold Brecht évoque un poète, Oskar Maria Graf. Celui-ci, parcourant la liste des 131 et n'y trouvant pas son nom, réclame dans un article publié alors par un journal de Vienne (Wiener Arbeiterzeitng) que ses livres aussi soient brûlés : "Verbrennt mich!" (Die Bücherverbrennung, in Deutsche Satiren, 1938). Et, bien sûr, la phrase prémonitoire de Heinrich Heine : "là où l'on brûle des livres, on finit pas brûler aussi des hommes" ("Dortwo man Bücher verbrennt, verbrennt man am Ende auch Menschen", Almansor, 1821). Cette phrase est aujourd'hui gravée sur une plaque près du monument sous-terrain érigé en souvenir des auteurs de tous ces livres brûlés, Place Bebel, à Berlin, monument représentant en creux, au milieu des pavés, une bibliothèque aux rayons vidés (cf. photo ci-dessous, FjM). 



N.B. La liste établie par les nazis fut scrupuleusement respectée dans la France occupée. Par exemple, en 1942, les éditions Gallimard refusèrent d'inclure le texte d'Albert Camus sur Kafka dans le Mythe de Sysiphe car Franz Kafka figurait sur la liste des "livres brûlés" (le manuscit de Camus est exposé - correctement légendé - à Yale University, à The Beinecke Rare Book and Manuscrit Library). Cette soumission de la vie "intellectuelle " française aux nazis est souvent "omise" : ainsi, le texte publié par l'université de Québec mentionne que l'édition numérique du Mythe de Sisyphe est "augmentée (sic) d'une étude sur Franz Kafka"... Quant à l'article sur Le Mythe de Sisyphe dans Wikipedia, il ne mentionne pas l'événement, tout simplement. 

Sur l'histoire des livres brûlés, voir :

Lucien X. Polastron, Livres en feu. Histoire de la destruction sans fin des bibliothèques, Paris, Denoël, Folio Essais, 2009, 544 p., Bibliogr., Index.

Gunter Lewy, Harmful and Undesirable. Book Censorship in Nazi Germany, Oxford University Press, 2016, 269 p., Index, Bibliogr. Liste des abréviations et glossaire. Cf. in Mediamediorum.

Voir aussi les textes d'Erich Kästner publiés dans Über das Verbrennen von Büchern (Zürich, Atrium Verlag, 2013, 51p.). L'auteur conclut qu'il aurait fallu combattre le nazisme dès 1928 ;  il faut combattre les dictatures et l'intolérance dans l'œuf , avant qu'elles ne prennent le pouvoir : après, il est trop tard. "Man darf nicht warten...". Mais Erich Kästner resta dans l'Allemagne nazie où il bénéficia du soutient de Joseph Goebbels...
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