dimanche 27 décembre 2020

Reconnaissance des objets, des scènes et ekphrasis



Andrew Sprague Becker, The Shield of Achilles and the Poetics of Ekphrasis, Theory, Philology and the shield of Achilles, 200 p., 1995, by Rowman & Littlefield Publishers, Bibiogr., Index general, Index of Ancient Authors and Passages, $23.12 (Kindle edition)

Comment évoquer une image avec des mots ? 
A la source de cette réflexion, se trouve la description du bouclier d'Achille dans L'Illiade (Chant 18, vers 468-608)L'auteur est professeur de lettres grecques et latines au Virginia Polytechnic Institute. Son texte représente une analyse minutieuse du texte grec et constitue une véritable leçon de lecture.
Comment l'écriture d'Homère fabrique-t-elle ses lecteurs/auditeurs, comment forme-t-elle sa propre réception ? Le livre fait appel aux adjectifs, aux verbes, aux déclinaisons pour décrire la manière dont Homère raconte et surtout décrit.

L'ouvrage consitue une exploration de la relation entre les arts visuels et les discours de description verbale, la poésie. Le verbe grec εκφραζειν (qui donne le substantif "ekphrasis") signifie décrire à fond, jusqu'au bout. On le traduit généralement par description d'une oeuvre d'art visuelle, "metaphor for poetry", pour l'auteur, une "vraie description". La description ne s'en tient pas aux apparences matérielles seulement, elle y ajoute ce qui en est connu dans le langage épique.

Ce livre est une véritable leçon de lecture, minutieuse et lucide. L'ouvrage commence par la description dans Laokoon: oder die Grenzen der Malerei und Poesie ; l'oeuvre de Lessing est analysée finement (texte allemand et traduction en anglais). 
Pour sa démonstration, le texte de Andrew Becker mêle le grec original et sa traduction en anglais. La bibiographie est copieuse et les index sont très précis.

samedi 26 décembre 2020

Les Indiens, grands vaincus de l'immigation européenne en Amérique du Nord

Claudio Saunt, Unworthy Republic. The Dispossession of Native Americans and the Road to Indian Territory,  W.W. Norton & Company, 396 p., Index + notes pp. 323-396, 26,95 $,

 Thanksgiving célèbre chaque année en novembre l'amitié des Indiens d'Amérique du Nord pour la petite centaine des envahisseurs européens, en 1621. Passé ce moment annuel de célébration, la situation des Indiens en Amérique du Nord s'est fortement détériorée. C'est ce que ce livre expose et explique en détails sous le titre de "République indigne". Il s'agit de la dépossession des différentes tribus indiennes par la République américaine que présidait alors Andrew Jackson, et leur transfert à l'ouest du Mississippi, et dans des conditions horribles. 

Bien sûr, il y a dans notre culture, les westerns et quelques héros indiens, mais ce sont les Européens qui l'emportent toujours et qui ont écrasé les Indiens, natifs de l'Amérique du Nord, déportés dans des bateaux à vapeur, tués par les maladies.

Le livre est un livre d'historien. "Indian Removal", "Genocide", termes auxquels l'auteur, qui ne nie pas leur valeur historique, préfère les mots : "deportation", "expulsion", "extermination". Cette terminologie plus rigoureuse n'est pas sans évoquer les déportations et les exterminations des Juifs européens : "The United States, the self-described exceptional nation, was not so exceptional in this instance ; it belongs on  a woefully long list of states that sponsored mass deportations. In fact, it was among the first in the modern era to undertake such an operation". Cette opération fit ainsi l'admiration des colons français en Algérie, des Allemands en Afrique et Hitler, qui évoquait les indigènes d'Europe comme des Indiens, déclara que "la volga devait être notre Mississippi"... "Unworthy Republic tells the story of the road to Indian Territory, one of the first state-sponsored  mass expulsions in the modern world".

Le livre expose l'expulsion des Indiens par la bureaucratie de Washington, à partir de mai 1830. L'auteur exploite les documents du gouvernement fédéral. Cette politique d'expulsion se fait à l'avantage des des Etats esclavagistes du Sud ; elle fut acceptée par une très faible majorité du Congrès. "Expulsion was the war the slave owners won". D'autres choix politiques étaient possibles : "Deportation was a political choice". C'est de cette Amérique là aussi que le monde a hérité. L'alliance des banquiers de New York avec les politiciens du Sud et les planteurs l'a emporté grâce à une politique de corruption et de vol, soutenue par des politiciens indifférents et incompétents. "A shameful national legacy", héritage qui se poursuit sans doute aujourd'hui. Cette continuité n'est pas l'objet de ce livre mais on gagnerait sans doute à en savoir d'avantage sur ce point, l'histoire de la colonisation s'en trouverait plus claire.


lundi 7 décembre 2020

Proust et ses multiples musiques

Anne-Lise Gastaldi, Pierre Ivanoff (sous la direction de), Marcel Proust, Une vie en musiques, Paris, Riveneuve / Archimbaud, 2020, 235 p.

Ce petit livre regroupe une vingtaine de contributions diverses, d'universitaires et de journalistes, de musiciens, sur les musiques de Marcel Proust, musiques qui vont de Wagner à Fragson, de Saint-Saëns (qu'il n'aime guère) à Wagner. Chaque auteur s'empare d'un aspect de la relation de Marcel Proust aux musiques et l'explique ou raconte quelques anecdotes.

Myriam Chimènes analyse, en musicologue et historienne, le personnage de Madame Verdurin à travers celui de Marguerite de Saint-Marceaux, grande bourgeoise qui a pu servir de modèle à Marcel Proust. Il s'agit d'une musicienne avertie, "quasi-professionnelle" ; pianiste, "Meg" chante aussi des rôles de Wagner, de Ravel... Ses vendredi réunissaient Gabriel Fauré, Jacques-Emile Blanche, Vincent d'Indy, Claude Debussy, voire Puccini. Quant à Reynaldo Hahn, c'était un fidèle. Mais on peut mentionner aussi Isadora Duncan qui dansait tandis que Ravel était au piano. Les Saint-Marceaux sont snobs, conclura Maurice Ravel. Ce beau travail permet de comprendre mieux comment Proust observe le monde et le transcrit.

Benoît Duteurtre consacre son article à l'ami de Marcel Proust, Reynaldo Hahn, "musicien et dandy", qui aime fredonner, la "cigarette au coin des lèvres". Tout comme Mireille Naturel qui voit dans Reynaldo Hahn le témoin privilégié de l'écriture des Plaisirs et et les jours ; ils sont, l'un et l'autre, amateurs d'un texte de Pierre Loti qui inspirera le catleya, fleur proustienne, s'il en est une. Luc Fraisse, lui, brosse un portrait de Marcel Proust en philosophe ; il nous montre un Proust citant Schopenhauer et Le monde comme volonté et représentation, et constituant ainsi sa "métaphysique de la musique" avec la musique de la petite phrase de Vinteuil. Mais Proust est aussi un connaisseur de Bergson (son cousin : Marcel Proust sera garçon d'honneur au mariage du philosophe en 1892) ; il connaît l'Essai sur les données immédiates de la conscience et Matière et mémoire. Essai sur le relation du corps à l'esprit. Et Proust s'inspire aussi des idées de Richard Wagner. Luc Fraisse s'avère un fin spécialiste de l'oeuvre de Proust. Pierre Boulez évoque les "phénomènes de mémoire" (la madeleine, les pavés inégaux) et souligne la non-linéarité de l'oeuvre proustienne, qui pense en diagonale. Et Jean-Jacques Nattiez approfondit à son tour cette relation de Proust et de Wagner, son "frère en création". 

Et l'on n'en finirait pas de citer le livre tant les approches font voir les relations complexes de l'oeuvre de Marcel Proust à la musique, à toutes sortes de musiques.  Ainsi, la pianiste Anne Queffélec donne à imaginer le travail de l'interprète "qui commence par le regard", certes mais, dit-elle, "on peut détruire la Pieta mais pas "L'art de la fugue".

Voici donc un excellent livre qui fera entendre les différentes petites musiques de l'oeuvre de Marcel Proust. Quand on le laisse pour un moment, on doit abandonner Proust que chaque auteur décrit à sa manière, à la manière dont elles-ils l'ont lu et l'entendent. Ensuite, on peut reprendre le livre et recommencer : à nous ensuite de reprendre Proust et de le lire et l'entendre à notre manière...


samedi 14 novembre 2020

Les mythes des Indes racontés à des occidentaux

 Michel Angot, Les mythes des Indes, Paris, Seuil, 2019, 556 p.

Ce gros ouvrage est écrit par un spécialiste, indianiste et védiste. Les mythes indiens, explique-t-il, sont une invention, tout comme sont aussi une invention les Indes, l'hindouisme, le brahmanisme, le tantrisme, etc. ; des inventions anglaises et européennes pour la plupart. L'ensemble des mythes est vaste, immense, "foisonnant" comme l'écrivit Madeleine Biardeau, l'une des grandes spécialistes.

L'auteur distingue trois états des mythologies indiennes : tout d'abord, la mythologie védique ; ensuite la mythologie épique et puranique dont on a retenu le Mahabharata et surtout le Ramayana sanscrits, et enfin les Puranas. Puis, pour finir, la mythologie tantrique. 

Dans l'Inde actuelle, les mythes sont transformés en histoire voire en histoires que l'on raconte aux enfants. "Les mythes anciens ont été déformés pour entrer dans la cadre du mythe national", déclare Michel Angot dans la longue introduction (82 pages) qu'il donne à l'ouvrage. Les mythes védiques, puis les mythes des épopées et des Puranas (du védisme au brahmanisme), les mythes boudhiques et, enfin, les mythes tardifs sont les principales parties de l'ouvrage. 

Chacune des 53 parties du texte comprend en général une présentation suivie d'un texte avec des notes explicatives et, enfin, une bibliographie. Les mythes sont racontés et expliqués pour qu'ils soient entendus comme les créateurs les avaient imaginés, conjuguant imagination et érudition sanscrite.

Voici un livre simple et très compliqué, qui se lit aisément et s'interprète très difficilement. Le non spécialiste s'y perd aisément mais son errance est féconde : il sait vite qu'il ne sait pas, qu'il ne saura pas. Mais il ne faut pas désespérer : si cette littérature immense est insaisissable, chacun de ses éléments est en revanche encore fécond. L'auteur a réussi son travail méticuleux de présentation, il a rendu ses lecteurs modestes dans leurs aspirations, les a rendus un peu plus savants aussi mais, surtout, les aura fait rêver. Car ces mythes sont décidément très agréables à lire.

mercredi 28 octobre 2020

Lire et relire Pascal en vacances

 Antoine Compagnon, Un été avec Pascal, Paris, Equateurs / France Inter, 2020, bibliogr., 232 p.

Pascal fut un savant, d'abord. Et toujours. Il fréquenta jeune enfant les séances de l'Académie de Mersenne ; il y rencontrera les savants de son temps, Roberval, Descartes et Gassendi. On lui doit une machine arithmétique (machine à calculer). Il rédigea un Traité des coniques dès l'âge de seize ans. Il défie les savants européens avec les problèmes de la cycloïde. Il s'occupe des probabilités dans son traité sur La Machine arithmétique. Homme d'affaires, il réfléchit à l'assèchement du marais poitevin et lance une entreprise de transports publics à Paris, les "carrosses à cinq sols", entreprise qui réussira... Il y aura aussi la correspondance avec Fermat "sur la règle des partis", les "Expériences nouvelles touchant le vide", les "Traités de l'équilibre des liqueurs et de la pesanteur de la masse de l'air" : Pascal scientifique d'abord, mathématicien et physicien, donc. Ensuite, il y eut le métaphysicien, et c'est de ce second Pascal que nous entretient Antoine Compagnon, qui, lui-même, avant d'enseigner les lettres au Collège de France, fut élève de l'école Polytechnique.

Le livre d'Antoine Compagnon est parfaitement conduit ; il est habilement conçu pour être lu en vacances d'été. Quatre ou cinq pages par thème et quarante et un thèmes, que l'on peut lire dans le désordre, ouvrir au hasard. Ici, Pascal débat avec Montaigne et nous avons tous gardé dans un coin de notre mémoire des phrases de Pascal : les deux infinis, le roseau pensant, le nez de Cléopâtre, l'uretère de Cromwell, "Qui veut faire l'ange fait la bête", "Le coeur a ses raisons, que la raison ne connaît point", "le silence éternel de ces espaces infinis m'effraie", "La vraie éloquence se moque de l'éloquence", esprit de géométrie et esprit de finesse... Nous avons en notre esprit un catalogue de Pascal et il est agréable ici de le retrouver et de l'alourdir, sérieusement, d'en retrouver les thèmes mis en perspective.

Antoine Compagnon reprend pour titres des quarante et un chapitres de son livre des phrases clefs, des expressions des Pensées et, en quatre ou cinq pages, les commente chacune et en tire l'essentiel. Qu'il s'agisse de la tyrannie ou de la casuistique par trop laxiste, ou des marxistes (mais que vient faire Althusser ici ?), de la violence et de la vérité ("La justice sans la force est impuissante. La force sans la justice est tyrannique"), il sait retenir l'essentiel, pour lui. A Christine de Suède, Pascal écrira avoir "une vénération toute particulière pour ceux qui se sont élevés au suprême degré ou de puissance, ou de connaissance. Les derniers peuvent, si je ne me trompe, aussi bien que les premiers, passer pour des souverains". Christine qui prétendait aux deux puissances a certainement apprécié... ce Pascal si souverainement modeste qui s'adresse à elle.

Pascal défend aussi le divertissement ("Sans divertissement il n'y a point de joie. Avec le divertissement il n'y a point de tristesse"). Et de conclure, comme l'auteur de ce petit livre rafraichissant : "Qu'on ne dise pas que je n'ai rien dit de nouveau : la disposition des matières est nouvelle. Quand on joue à la paume, c'est une même balle dont joue l'un et l'autre, mais l'un la place mieux". Pascal place ses balles habilement et Antoine Compagnon apprécie les coups du champion. 

Voici un livre à lire en vacances, ou en week-ends, à petites doses, pour se reposer du quotidien, et penser tranquillement, finalement.


lundi 26 octobre 2020

Jean-Paul Sartre, quand il se désengageait

 François Noudelmann, Un tout autre Sartre, Paris, Gallimard, 207 p.


Encore un ouvrage sur Sartre, certes mais l'idée principale en est que Jean-Paul Sartre qui s'est tant confié, expliqué, raconté, a quand même oublié de dire beaucoup de choses sur lui-même, sur sa vie. Oublié ? Pas si sûr ! Le "réenroulement rétrospectif" de la vie de Sartre omet des moments importants et sa psychanalyse existentielle est pleine de trous. Normal pour chacun(e) d'entre nous puisque nous ne visons pas la transparence totale, mais pour Jean-Paul Sartre, qui y prétendait, nous sommes tentés d'y percevoir des oublis révélateurs. 
Pour comprendre Sartre, François Noudelmann a privilégié plusieurs points de vue : on y voit un sympathisant communiste qui se rend en URSS, puis à Cuba, puis en Chine ; il regarde quelque peu ébahi les grands défilés militaires, et retourne en URSS encore, même après la Hongrie. Mais c'est qu'il y a, en URSS, une traductrice dont il est très amoureux. Voilà Sartre, qui raconte n'importe quoi pour les beaux yeux de son amoureuse : on pourrait penser à Louis Aragon, son rival politique d'alors, qui visite aussi l'Union soviétique.

Pour écrire, Sartre se drogue. Pour écrire la Critique de la raison dialectique, mais aussi pour d'autres écrits politiques, mineurs, conjoncturels. Il souffre d'écrire sans plaisir... 
Vladimir Jankélévitch voyait dans la culpabilité de Sartre le prix qu'il payait pour sa bien faible résistance au nazisme pendant la guerre. "L'homme a voulu coller à son époque, par culpabilité d'avoir été trop léger", conclut François Noudelmann qui ajoute, quelque peu espiègle : "S'appliquant la théorie hégeliano-marxiste de l'Histoire, il a, par volontarisme moral, cherché à incarner son temps et à lui imprimer une courbure. Cependant, à côté de la ligne officielle, il a souvent pris des tangentes". Car Sartre, c'est aussi, les tangentes ; par exemple, le dégoût de la politique : "Vivement la littérature dégagée !", s'exclame-t-il en 1952. Les tangentes, ce sont aussi de nombreuses femmes, à côté de Simone de Beauvoir, l'officielle, qui règne, en apparence : à côté, il y a eu Michelle Vian, et Lena Zonina, sa traductrice russe, et d'autres, mais surtout Arlette Elkaïm-Sartre, sa fille adoptive.
François Noudelmann est convaincu que le vrai Sartre n'existe pas : il y a le Sartre politique, que l'on connaît bien, et l'autre Sartre, plutôt touriste que l'on ne soupçonne guère. A la fin de ses études, Jean-Paul Sartre aurait voulu enseigner à Kyoto, au Japon, mais cela n'a pas marché. Il a aimé son voyage aux Etats-Unis, et les reportages qu'il y fit, après guerre. Il a aimé l'Italie, beaucoup : avec Arlette Elkaïm-Sartre, sa fille adoptive, juive algérienne, ils y tournent des films en Super 8 sur leurs voyages. "Fabrique de nostalgie" ? Mais on ne connaît guère ce Sartre là. Et c'est l'intérêt de ce livre que de le faire imaginer et de nous rappeler que l'on ne connaît de Sartre que ce qu'il a bien voulu rendre public.
L'auteur entraîne ses lecteurs du côté de "l'affinité" (élective ?) qui associe Jean-Paul Sartre et Arlette Elkaïm ; celle-ci, qui l'adoptera aussi, comme il l'adopta, intervient dans de nombreuses activités de Sartre dont, par exemple, le "Scénario Freud" (avec John Huston) ou dans le Tribunal Russel. Mais ce n'est pas là l'essentiel.
Le livre s'achève par la relation régulière de Jean-Paul Sartre et de sa fille à la musique classique, au jazz ("musique de l'avenir") et à la chanson. Une centaine d'heures d'enregistrement ; souvent il accompagne et elle chante.

Cet ouvrage est donc un ensemble de réflexions sur la biographie : on ne connaît pas Jean-Paul Sartre. Un Sartre qui joue à être Sartre, multipliant les moi, multiples, divisés ou flottants. Ce n'est donc pas seulement un "tout autre Sartre", sûrement pas, mais un portrait plus nuancé que nous propose François Noudelmann et qui vise "à sauver Sartre du sartrisme", à montrer un Sartre inactuel... et plus sympathique que le compagnon de route des communistes de la fin du XXème siècle.


dimanche 18 octobre 2020

Sur l'épistémologie des mathématiques

 

Hourya Benis Sinaceur, Jean Cavaillès. Philosophie mathématique, VRIN, 2ème édition revue et augmentée, 2019, 192 p. , Bibliogr.

La philosophe marocaine Hourya Benis Sinaceur a amélioré l'édition de l'ouvrage qu'elle a consacré à Jean Cavaillès. Jean Cavaillès était un philosophe français, normalien, épistémologue ; résistant sérieux, il fut condamné et assassiné par les nazis en 1944.

La première édition datait de 1994 (aux P.U.F.) ; cette nouvelle édition y a surtout gagné quelques références bibliographiques. Ce livre examine trois questions : tout d'abord, qu'est ce que l'histoire d'une science déductive, question "sur la formation de la théorie abstraite des ensembles". Ensuite, deuxième question, celle qui concerne les pouvoirs de la méthode axiomatique. Enfin, qu'est-ce qu'une théorie de la science ?

Hourya Benis Sinaceur, normalienne et spécialiste de l'épistémologie des mathématiques, pose ces questions, clairement, et  suit les efforts de Jean Cavaillès pour y répondre. C'est par référence à son directeur de thèse, Léon Brunschvicg, dont il admire Les étapes de la philosophie mathématique et qui dirigera également la thèse de Raymond Aron, que Jean Cavaillès choisit l'histoire comme méthode d'investigation. Dans l'axiomatisation de la théorie des ensembles, il s'agit pour Jean Cavaillès de décrire d'abord le développement et le fonctionnement de la pensée mathématique pour, dans ces développements, repérer le "mécanisme de ses créations". Décrire pour expliquer. Double quête, déclare Hourya Benis Sinaceur : "l'histoire et la raison de l'histoire, le devenir et la nécessité de son avènement".

"Je ne cherche pas à définir les Mathématiques mais, au moyen des Mathématiques, à savoir ce que cela veut dire que connaître, penser ; c'est au fond, très modestement repris, le problème que se posait Kant. La connaissance mathématique est centrale pour savoir ce qu'est la connaissance". Voilà l'enjeu d'une philosophie des mathématiques pour Jean Cavaillès. Et c'est ce travail à l'oeuvre que veut montrer le livre de Hourya Benis Sinaceur. Et le livre n'est pas facile, nous met en garde son auteur, qui cite Gaston Bachelard en introduction : "Pour le lire Cavaillès, il faut travailler"


lundi 12 octobre 2020

La mémoire retrouvée des camps de la mort

Yishaï Sarid, Le monstre de la mémoire, roman traduit de l'hébreu par Laurence Sendrowicz, Actes Sud,  2020, 158 p., 18,5 €

Il s'agit d'un roman. Peut-être. En tout cas, l'éditeur le déclare. Un roman historique puisque le héros, un israélien, guide les visiteurs, d'abord des lycéens et lycéennes, dans les camps de concentration allemands en Pologne : Chelmno, Treblinka, Auschwitz, Birkenau, Sobibor, Belzec, Majdanek...

Cet ouvrage est en fait une très longue lettre au président de Yad Vashem, "le représentant officiel de la mémoire" (Yad Vashem est le lieu du souvenir des victimes juives du nazisme). L'auteur lui raconte ce qui l'a conduit à son métier de guide dans les camps d'extermination nazis et comment il a fait son métier. 

D'abord, il apprend l'allemand puis rédige sa thèse de doctorat qui compare "les méthodes d'extermination mises en oeuvre dans les camps de la mort allemands". On le suit donc dans ses visites, et l'on apprend les moindre détails. Les lycéens se drapent du drapeau d'Israël, kippas sur la tête et chantent l'hymne israëlien, Ha Tikva ("L'espérance"). Mais aussi le curieux sentiment qui s'empare des auditeurs : "Et un dernier point qui s'est lentement imposé à moi au fil des années : l'admiration secrète qu'éveille le meurtre perpétré avec une telle détermination, avec un brio conjugué à l'audace exigée pour mener à bien cet acte - si précisément défini - de cruauté ultime après quoi il n'y a que le silence". 

La thèse pour le doctorat sera soutenue et publiée avec des illustrations photographiques. L'auteur mentionne des faits, à l'occasion ; ainsi rappelle-t-il les faibles effectifs qui constituaient l'encadrement de chaque camp (30 Allemands à Treblinka plus 150 Ukrainiens et 600 Juifs). Le héros, modestement rémunéré, participe aussi à la mise en scène d'un jeu vidéo sur Auschwitz, comme conseiller ; il accompagne des officiels aussi, des militaires, des diplomates, un cinéaste... La vie passe, son fils grandit...

L'ouvrage raconte ainsi, dans les détails, l'histoire des camps d'extermination, et la vie de guide régulier dans les camps... Mais la vie du narrateur est rongée par ces faits historiques qu'il a appris et récites si précisément aux visiteurs...

L'ouvrage, le roman, est excellent, bien écrit (très bien traduit donc). Beau travail d'historien aussi. L'auteur rend présentes la vie et la mort dans les camps, sobrement. Et les réactions d'un israélien à cette histoire.

mardi 6 octobre 2020

Le chat

 Jaromir Malek, Le Chat dans l'Egypte ancienne, Paris, Les Belles Lettres, 221 p., Bibliogr., Index, 17 €

Tout d'abord, il s'agit d'un très beau livre. Avec d'excellentes reproductions, bien relié, avec un papier agréable et fort.

Mais il s'agit surtout d'un ouvrage de culture très précis, l'ouvrage d'un spécialiste. L'auteur, Jaromir Malek, est égyptologue au Griffith Institute de l'Université d'Oxford. 

La première partie de l'ouvrage évoque les différents animaux peuplant l'Egypte ancienne : l'hippopotame (le cheval du fleuve, en grec, que les Allemands appellent le cheval du Nil, "Nilpferd"), les oiseaux divers, la genette et l'ichneumon, des oies, des canards et des grues, l'âne, les chiens de garde, les babouins et les singes, et bien d'autres. Le chat était l'un de ces animaux, mais lui était à la fois libre et domestique, il vivait dans la maison. Sa liberté était la garantie du service rendu ; il faisait la police et chassait rats et souris dans les réserves de blé et autres céréales.

La domestication des chats commence en Egypte près de 4000 ans avant notre ère ; elle est complète 2000 ans avant cette ère et ils sont alors élevés dans les chatteries des temples. Et l'on trouve souvent les chats sous les chaises des femmes : ils sont partout chez eux mais libres. Hérodote, l'historien grec, écrira que si une habitation était incendiée, les Egyptiens s'inquiétaient du sort des chats de la maison (tandis que Clément d'Alexandrie, écrivain chrétien, critiquera les temples égyptiens qui accueillaient les animaux). Les animaux étaient des manifestations divines et comme tels étaient représentés dans les tombes, ils avaient donc une fonction apotropaïque, qui conjurait les mauvais sort. 

Et le livre met en valeur les aventures des chats dans la vie et dans la religion égyptiennes. Tout est précisément illustré, référencé, bien expliqué. L'ouvrage est donc plus qu'un livre d'art. 


lundi 28 septembre 2020

Kracauer et la propagande. Texte bilingue


Olivier Agard, Les écrits de Kracauer sur la propagande / Kracauers Schriften zur Propaganda, édité par (herausgegeben von) Stephan Braese & Céline Trautmann-Waller, Paris, Editions de l'éclat, 2019, 115 p.

Voici un texte de Siegfried Kracauer en allemand, texte original et traduit en français. Il s'agir de l'analyse des travaux et divers écrits de Siegfried Kracauer sur la propagande, travaux menés en France avant la guerre puis aux Etats-Unis. Les premiers textes sont produits entre 1937 et 1938. Krakauer y reprend des idées déjà exposées dans son travail sur les employés, réalisé en 1929-1930 (Die Angestellten. Aus dem neuesten Deutschland, Suhrkamp, 1929). Siegfried Kracauer souligne la volonté nihiliste de pouvoir qui anime les cliques fascistes dans lesquelles il voit une pseudo réalité, une "société d'opérette" (Operetten-geselleschaft) comme il la décrit dans le monde de l'opérette (Jacques Offenbach und das Paris seiner Zeit, Suhrkamp, 1937). Et de dénoncer l'ennui ("die Langeweile") : "L'aesthétisation de la propagande provoque l'anesthésie des masses. Le déluge des images les rend insensibles envers la signification réelle des événements que la propagande déforme, de telle façon que la volonté de prendre ces images d'assaut est étouffée en eux." Voir encore l'oeuvre exemplaire sur ce plan de la cinéaste nazie Leni Riefenstahl ("Le Triomphe de la volonté").

Bien sûr, Olivier Agard ne cesse de répéter que les travaux de Siegfried Kracauer datent de 1937-1938 et qu'alors le nazisme n'avait pas encore montré toutes ses qualités. Par ailleurs, Siegfried Kracauer refuse l'identification de la réclame capitaliste et de la culture de masse avec la propagande nazie, comme le réclame Adorno, notamment. Siefried Kracauer demande, au contraire, que soit pris en compte le contexte historique, les conditions socio-économiques qui vont dans le sens du nazisme.
Ensuite, Olivier Agard analyse les travaux et analyse les travaux américains de Siefried Kracauer. L'étude des procédés de montage (encore une fois, voir les oeuvres de Leni Rifenstahl), du rôle de la musique, des images qui parlent à l'inconscient. De tout cela qui crée le divertissement ("die Zerstreuung").

Cette analyse des travaux de Siefried Kracauer sur les voies de la propagande est doublement intéressante : d'une part, elle fait voir l'originalité des travaux de Kracauer par rapport à ceux de ses contemporains, Adorno ou Horkheimer ; d'autre part, la présence du texte allemand fait mieux saisir au lecteur francophone la force des mots allemands que la traduction tend à limiter. Très beau travail qui donne accès à l'oeuvre de Siegfried Kracauer.

samedi 26 septembre 2020

Les cercueils d'Afghanistan

 Svletana Alexievitch, Les cercueils de zinc, Paris, Actes Sud, Paris, 2018, 328 p., traduit du russe par Wladimir Berelowitch, Bernadette du Crest et Michèle Kahn


Neuf ans de guerre, et plus de 15 000 morts. Voici le bilan de l'intervention soviétique en Afghanistan. Mais ce n'est que le bilan statistique auquel il faudrait ajouter le bilan psychologique et les milliers de mutilés, d'estropiés. 

Pour rien.

Le livre laisse la parole à des soldats, à des officiers, hommes et femmes de l'armée soviétique combattant en Afghanistan (les Afgantsy) et à leurs parents, victimes indirectes, impuissantes. "Nous sommes tous fautifs, nous avons tous pris part au mensonge", souligne l'auteur. 

Au tribunal (le livre comprend, en annexes, des éléments du procès), Svletana Alexievitch s'explique : "Les livres que j'écris ce sont à la fois des documents et l'image que j'ai de mon époque. Je rassemble des détails, des sentiments que je puise dans une vie humaine, mais aussi dans l'air du temps, dans ses voix, dans son espace. Je n'invente pas, je n'extrapole pas, j'organise la matière que me fournit la réalité. Mes livres ce sont les gens qui me parlent et c'est moi avec ma façon de voir le monde, de sentir les choses. J'écris, je note l'histoire contemporaine au quotidien. Des paroles vivantes, des vies. Avant de devenir de l'histoire, elles sont encore la douleur, le cri de quelqu'un, un sacrifice ou un crime." En fait, l'auteur se veut comme un miroir ; elle ne déforme pas, elle raconte de manière réaliste, objective ce qu'elle ressent, ce qu'on lui dit, ce qu'elle entend.

Bien sûr, ceux qui l'attaquent, celles et ceux qui ont porté plainte contre elle, lui expliquent comment il faudrait écrire ("On m'a donné ici [au tribunal] des leçons sur la façon d'écrire".). Ceux que l'on entend au tribunal voudraient des livres positifs, avec des héros, des livres qui disent la noblesse de la cause, la grandeur du pays, des livres qui glorifient les morts. Mais le livre montre surtout des personnes malheureuses, qui souffrent, et font leur travail et attendent lentement la relève.

Tous les livres de Svletana Alexievitch se ressemblent ; ils sont tous imprégnés d'une colère sourde contre la destruction des jeunes gens et des jeunes filles par la guerre, par la soumission aux erreurs (la guerre en Afghanistan fut une guerre inutile), ou par la soumission aux erreurs industrielles (la centrale nucléaire de Tchernobyl fut une autre erreur, qu'un "accident" fit exploser). L'auteur dénonce peu les pouvoirs en place qui portent la responsabilité de ces crimes, elle dénonce peu le peuple qui, soumis, accepte tout. Elle dénonce à peine les complicités muettes qui en profitent et "nous" qui sommes "tous fautifs". Mais pourtant ces livres prendront du poids, de l'autorité avec l'histoire. Ils seront l'histoire de la Russie. Aujourd'hui, celle, celui qui les lisent en sont changés. Et les autres, ceux qui ne les lisent pas ?

jeudi 17 septembre 2020

Apprendre quelques hiéroglyphes pour l'hiver ?

Renaud de Spens, Leçons pour apprendre les hiéroglyphes égyptiens, Paris, Les Belles Lettres, 2020, Index des codes, Index des signes, Index thématique, Paris, 246 p.

Difficile d'apprendre les hiéroglyphes ? Oui ! Ce livre, toutefois, peut nous apprendre à les apprendre. Telle est son ambition. En effet, l'auteur propose la mise en place "d'une pédagogie plus naturelle, inspirée de celles des langues vivantes". L'apprenant doit comprendre les contextes, et répéter, répéter encore pour assimiler. Pour être plus réaliste, il lui faut apprendre à lire sur les monuments eux-mêmes, présentés dans ce manuel au moyen de photographies (le livre compte plus de 700 fac-similés). L'écriture est polychrome (six couleurs de base) comme au temps des pharaons. Donc l'apprenant est dans une situation optimale.

L'objectif primordial de cette méthode ? Que chaque étudiant se comporte comme un scribe, comme un praticien et non comme un grammairien : c'est un peu les hiéroglyphes que l'on apprendrait comme l'on apprend aujourd'hui le russe ou l'arabe ! En fait, la translittération, avec sa terminologie issue de l'hébreu, complique quelque peu la tâche de l'apprenant, qui doit l'apprendre par coeur. Reste l'écriture à l'aide de logiciels (Jsesh) qui requiert le code du signe ou la valeur phonétique en ASCII de ce même signe...
A l'essai, pourtant, le manuel se trouve encore quelque peu difficile. On ne comprend pas tout à la première lecture et la culture du temps des pharaons reste encore difficilement accessible. Seth, Maât, Thot, Amon, Anubis, Rê, Osiris, Isis, Horus et ses quatre fils, Ptah, etc. toutes les divinités sont certes présentes mais si mystérieuses.

L'auteur, qui est sinologue et égyptologue, a enseigné les hiéroglyphes à Beijing et l'on peut regretter, parfois, qu'il ne se serve pas assez de son expérience du chinois pour expliquer de manière plus détaillée les hiéroglyphes aux francophones (enfin, c'est facile à dire !). Sauf exception, le lecteur ne deviendra pas égyptologue, pourtant, d'avoir essayé et souffert avec ce livre, il gardera le sentiment de sa proximité avec cette manière étonnante d'exprimer un mode de vie. Mais, à mon avis, il faut encore faire un effort pédagogique, didactique pour accéder au plaisir des hiéroglyphes : on attend une prochaine édition.


Pour comparer et intégrer des notions de l'histoire de l'égyptologie (jusqu'à Champollion) : 
H. Sottas, E. Drioton, Introduction à l'étude des hiéroglyphes, Librairie orientaliste Paul Geuthner, 1922, 1989, 195 p.

dimanche 30 août 2020

L'homme rouge. Un prix Nobel formidable


Svletana Aleksandrovna Alexievitch (Святлана Аляксандраўна Алексіевіч), La Fin de l'homme rouge ou le temps du désenchantement, suivi de A propos d'une bataille perdue (Discours de réception du Prix Nobel de littérature en 2015), texte précédé de Repères chronologiques, Paris, Babel, 2013, 676 p., traduction de Sophie Benech, 12  €. Titre russe : "Время секонд хэнд (Конец красного человека).

  • Derniers témoins, Paris, 10/18, 401p., traduction de Anne Coldefy-Faucard, 8,4 €. Titre russe : Последние свидетели
  • La supplication. Tchernobyl, chronique du monde d'après l'apocalypse, Paris, 1998, Editions Jean-Claude Lattès, 253 p., traduction de Galia Ackerman et Pierre Lorrain, 7,6 €. Titre russe : Чернобыльская молитва. Хроника будущего
  • La guerre n'a pas un visage de femme, Paris, 415 p., traduction de Galia Ackerman et Paul Lequesne, 8,8 €. Titre russe :У войны не женское лицо
  • "Les cercueils de zinc", Titre russe : "Les garçons de zinc", Цинковые мальчики), 2018, Acte Sud, 328 p. Traduction de Bernadette du Crest et de Wladimir Berelowitch

et, sous la direction de Jean-Philippe Jaccard, Annick Morard et Nathalie Piégay, Svletana Alexievitch : la littérature au-delà de la littérature, Genève, Editions de la Baconnière,175 p., 20 €

Voici cinq des cinq principaux ouvrages de l'écrivain russe, ou du moins écrivant en russe ; elle est née d'une mère ukrainienne et d'un père biélorusse. Membre des komsomols (jeunesse communiste), elle est diplômée de journalisme de l'université de Minsk. Svletana Alexievitch conduit ses livres comme des enquêtes, patiemment, écoutant minutieusement les témoins qu'elle rencontre et interroge, ou, plutôt, qu'elle laisse parler. "Nous sommes en train de faire nos adieux à l'époque soviétique. A cette vie qui a été la nôtre. Je m'efforce d'écouter honnêtement tous ceux qui ont participé au drame socialiste..." : ainsi commence "La fin de l'homme rouge" dont le titre complet est "Vremia sekond khend. Konets krasnogo cheloveka", soit «L’époque de seconde main. La fin de l’homme rouge ». Ce qu'elle résume ainsi : "Mon intérêt pour la vie ne se situe pas dans l'événement en soi, pas dans la guerre pour elle-même, pas dans ou pour le suicide. Ce qui m'intéresse est ce qui se passe pour l'être humain, ce qui lui arrive dans notre temps". 

Son genre littéraire, les documents qu'elle produit, transforment la littérature et se situent peut-être bien au-delà des fictions littéraires. Ce que rédige Svletana Alexievitch ce sont des sortes de comptes-rendus sociologiques d'événements vécus. Elle est armée d'un magnétophone, et elle écoute. On lui parle : "Moi, j'écoute... Je me métamorphose de plus en plus en une seule grande oreille sans relâche tournée vers l'autre. Je "lis" les voix..." ou encore, plus loin, "Je n'écris pas sur la guerre, mais sur l'homme dans la guerre. J'écris non pas une histoire de la guerre mais une histoire des sentiments". Il faudrait citer longuement Svletana Alexievitch ; car ses livres prennent les lecteurs et ne les lâchent pas. Aussi, peut-elle écrire, par exemple : "Je recompose une histoire à partir de fragments de destins vécus, et cette histoire est féminine. Je veux connaître la guerre des femmes, et non celle des hommes. Quels souvenirs ont gardé les femmes ? Que racontent-elles ? Personne ne les a écoutées... Les filles de 1941".

"Flaubert a dit de lui-même qu'il était un "homme-plume". Moi, je peux dire que je suis une femme-oreille. Quand je marche dans la rue et que je surprends des mots, des phrases, des exclamations, je me dis toujours : combien de romans qui disparaissent sans laisser de traces !" "On a besoin d'une littérature qui soit au-delà de la littérature. C'est le témoin qui doit parler". "Qu'est-ce que je fais ? Je recueille les sentiments, les pensées, les mots de tous les jours. Je recueille la vie de mon époque. Ce qui m'intéresse, c'est l'histoire de l'âme. La vie quotidienne de l'âme"... "Mais il est difficile de parvenir jusqu'à l'âme d'un homme, elle est encombrée des superstitions, des partis pris et des mensonges de son temps. De ce qu'on entend à la télévision, de ce qu'on lit dans les journaux". Dé-médiatiser l'âme des gens ? "Ce qui m'intéresse, c'est le petit homme. Le grand petit homme, pourrais-je dire, car la souffrance le grandit".

Voilà ce que l'on peut écrire pour donner envie de lire l'oeuvre de Svletana Alexievitch, cette "littérature au-delà de la littérature". Il faut la lire. La littérature n'est pas un divertissement. On peut bien sûr contester l'imperfection de sa méthode dite parfois documentaire, mais cette méthode est efficace.

Bon, il m'en reste encore un à lire : "Les cercueils de zinc" (en russe, "les garçons de zinc", Цинковые мальчики), sur la guerre en Afghanistan. C'est pour bientôt  (c'est fait ; voir Les cercueils d'Afghanistan) !

lundi 17 août 2020

Celan, repassé par le présent de Heidegger

Hans-Peter Kunisch, Todtnauberg. Die Geschichte von Paul Celan, Martin Heidegger und ihrer unmöglichen Begegnung, dtv Verlagsgesellschaft, München, 2020, 350 p. 

L'ouvrage comprend une bibliogaphie classée (Literaturverzeichnis) et un Index nominum (Register).

L'auteur est un journaliste suisse, né en 1962 ; Docteur en philosophie, il décrit l'évolution et le parcours de Paul Celan qui chercha à rencontrer Martin Heidegger. Rencontre pourtant difficile que celle que tente Paul Celan, dont les parents, parce que juifs, ont été assassinés par les nazis dans un camp de concentration. Paul Celan veut rencontrer Martin Heidegger, qui a participé dès 1933 au pouvoir des nazis en Allemagne. Martin Heidegger, lui, n'a d'ailleurs jamais remis en question sa propre participation au pouvoir nazi alors que, Professeur, il fut nommé, par les nazis, Recteur de l'Université de Freiburg, et ce, dès la prise du pouvoir par les nazis, en 1933. Martin Heidegger fut également membre du parti nazi (NDSAP) de 1933 à 1945. Son directeur de thèse, Edmund Husserl, était juif et sera donc exclu de l'université allemande par l'administration nazie et sera "oublié" alors par Martin Heidegger qui lui avait pourtant quelques années auparavant, en 1927, dédicacé sa thèse. On peut raconter l'histoire bien plus longuement et interpréter plus finement telle ou telle déclaration fumeuse et emberlificotée du philosophe : les faits sont faits, et têtus. Et ils sont a priori impardonnables. Emmanuel Lévinas qui fut, très jeune, un lecteur et un  auditeur attentif du Heidegger de Sein und Zeit, n'a jamais pardonné, quand tant d'autres, et non des moindres, ont tenté de comprendre, entre autres Hannah Arendt, amante de Martin Heidegger, Karl Jaspers, Karl Löwith, Herbert Marcuse, Hans-Georg Gadamer, et ont, diversement, contribué à la gloire posthume de Martin Heidegger.

Qu'allait donc faire Paul Celan, le poète, dans cette histoire ? Tel est l'objet de cet ouvrage qui reprend la question depuis les débuts qui mènent à la rencontre de Paul Celan et Martin Heidegger. Paul Celan espérait que Martin Heidegger dirait quelques phrases de regrets sur l'extermination des juifs, par les nazis et leurs collaborateurs. Phrases qu'il n'aura, semble-t-il, pas obtenues. 

Le lecteur suit la vie de Paul Celan, et un peu aussi celle de Heidegger. On les suit entre autres dans le voyage à Todnauberg, village en Forêt Noire, où Heidegger possède une petite maison en bois ("eine Hütte", une sorte de chalet) que lui fit construire pour lui son épouse, en 1922. Paul Celan donnera une soirée de lectures à l'Université de Freiburg où il lira "Die Todesfuge"... Dans le livre des visiteurs ("das Hüttenbuch"), Paul Celan écrivit, au terme de sa visite : "Ins Hüttenbuch, mit dem Blick auf den Brunnenstern, mit einer Hoffnung auf ein kommendes Wort im Herzen. Am 25. Juli 1967" (mot à mot : "dans le livre du chalet, avec un regard sur l'étoile de la fontaine, avec l'espoir d'une parole à venir dans le coeur". Parole de regret qui ne viendra jamais...

Cette histoire s'achève par le suicide Paul Celan qui se jette dans la Seine, du pont Mirabeau. Mais auparavant, l'auteur conduit ses lecteurs par les amours de Paul Celan, Ingeborg Bachman d'abord qui rédigea une dissertation sur Heidegger (1949), et pour finir, par son séjour à Tel Aviv avec Liane Schindler. Ainsi va l'ouvrage, mêlant à des moments de vie de Paul Celan, des vers extraits de ses poèmes, comme des preuves, des témoignages. En refermant le livre, le lecteur est mal à l'aise...

Pour celles et ceux qui veulent approfondir la question, la bibliographie donnée par l'auteur est importante. J'y ajouterai néanmoins trois ouvrages. L'un, fondamental, sur les Cahiers noirs de Heidegger, l'autre, sociologique, de Pierre Bourdieu qui dénonçait déjà les supercheries heideggeriennes, il y a plus de quarante années, et finalement celui, méticuleux, de Hadrien France-Lanord.

- Nicolas Weill, Heidegger et les Cahiers noirs. Mystique du ressentiment, Paris, 2018, CNRS Editions, 208 p, Index.

- Pierre Bourdieu, L'ontologie politique de martin heidegger, Paris, Editions de Minuit, 1988, Index. 125 p.  Cet ouvrage reprend et développe les éléments d'une publication de 1975 dans Actes de la recherche en sciences sociales.

- Hadrien France-Lanord, Paul Celan et Martin Heidegger. Le sens d'un dialogue, Paris, Fayard, 313 p., 2004, Index des noms, Documents.

vendredi 31 juillet 2020

Spinoza : une nouvelle édition bilingue de L'éthique


Spinoza, Oeuvres IV, Ethica, Ethique, Paris, PUF, 2020, 690 p.. Edition bilingue. Glossaire, bibliographie.
Annexes :
- Fabrice Audié, Les exemples mathématiques de l'Ethique
- André Charrak, Sur l'abrégé de physique de l'Ethique
- Pierre-François Moreau, Tableau de la vie affective

Texte établi par Fokke Akkerman et Piet Steenbakkers
Traduction par Pierre-François Moreau

Voici enfin, pour quelques bonnes dizaines d'années au moins, une nouvelle édition de l'oeuvre majeure de Spinoza. La plupart d'entre nous n'avons d'abord connu pour l'Ethique, que l'édition de Charles Appuhn (1909 et 1934), d'autres, plus jeunes, celle de Roland Caillois (en Pléiade), puis celle Bernard Pautrat (au Seuil). Désormais, il n'y en aura plus qu'une seule, celle de Pierre-François Moreau.
Celle-ci tire en effet profit de la découverte récente (2010), dans la Biblothèque apostolique du Vatican, de 133 feuillets manuscrits de l'oeuvre de Spinoza. Le travail aujourd'hui publié est le résultat de cette découverte qui redresse parfois les Opera posthuma. Les nouveaux lecteurs auront donc affaire à une édition très propre ; les anciens lecteurs, passé un moment de nostalgie, y recopieront leurs notes...

dimanche 19 juillet 2020

Berbères juifs. Le judaïsme dans le Maghreb


Julien Cohen-Lacassagne, Berbères juifs. L'émergence du monothéisme en Afrique du Nord, Préface de Shlomo Sand, Paris, La fabrique éditions, 2020, 199 p., Glossaire, Bibliogr., 14 €.

Ce livre met en question le sionisme, idée selon laquelle Israël
serait le pays du retour de Juifs qui en furent chassés autrefois, et furent dispersés de par le vaste monde. En réalité, souligne Shlomo Sand, dans sa préface, il venaient de nombreux endroits, entre autres : de l'Empire khazar sur les rives de la Volga et du Don (aujourd'hui en Russie), de l'Adiabène (actuel Kurdistan), de Himyar (le Yemen d'aujourd'hui), de Beta - Israël (en Ethiopie), d'Afrique du Nord, sous la conduite de leur reine, Dihya al-Kahina. 
Donc les Juifs du Maghreb ne seraient pas des Juifs chassés d'Israël mais des populations diverses provenant de diverses sources, mais surtout d'abord de nombreux Berbères convertis.

Au terme d'une démonstration historique, l'auteur conclut que le Maghreb est "à la  fois berbère et arabe, et que ces deux univers ne peuvent et ne doivent pas s'opposer". Selon lui, le triomphe des Arabes, c'est surtout le triomphe de la langue arabe qui a été plus ou moins imposée en Afrique du Nord. On notera toutefois que cette domination de la langue arabe, après celle de la langue française, est aussi le résultat d'une domination militaire et administrative. Si "les identités s'empilent bien plus qu'elles ne se substituent les unes autres", les pouvoirs politiques (dont l'ancien pouvoir colonial) peuvent jouer toutefois un rôle majeur dans ces opérations d'addition. 
Ce livre est intéressant par les problèmes qu'il pose et par les solutions historiques qu'il envisage ; toutefois, les engagements de l'auteur, professeur d'histoire-géographie à Alger, semblent parfois orienter ses conclusions. Enfin, là n'est pas l'intérêt de ce livre, qui se situe surtout dans les argumentations que mobilise l'auteur. La principale conclusion reste que l'on attend des thèses sur la question, thèses d'historiens, désencombrées des points de vue coloniaux de toutes sortes, sur les monothéismes au Maghreb.

samedi 25 avril 2020

Kafka : Prague, ville source


Harald Salfellner, Franz Kafka und Prag. Ein literarischer Wegweiser, 120 Seiten, 9,9 €

Marek Nekula, Franz Kafka and his Prague contexts : Studies in Languages and Literature, translated from Czech, Karolinum Press, 242 p., Index,  2016.

Deux livres achetés lors d'un bref séjour, à Prague, dans le quartier des synagogues. Prague où l'on ne parle plus guère l'allemand. Et pourtant Prague, reste toujours un peu la ville de Kafka, la ville où il est né le 3 juillet 1883. Deux ouvrages peuvent guider les touristes quelque peu curieux.

Le premier livre est un guide littéraire ("ein literarischer Wegweiser") dans la Prague de Kafka. Très utile biographie de la ville de Kafka puisque, comme il le disait, nous vivons encore dans "la vielle ville juive malsaine" ("die ungesunde alte Judenstadt") qui est "en nous beaucoup plus réelle que la nouvelle ville hygiénique autour de nous". Le livre raconte d'abord l'installation multiple de la famille Kafka à Prague, ses déménagements successifs, et le travail (la famille est "sans cesse dans les affaires", "immerfort im Geschäft"), sans compter les six naissances (Franz est l'aîné). A Prague, Franz Kafka va à l'école primaire, puis au lycée et à l'université où il s'inscrit en droit. A la fin de ses études, il sera déclaré Docteur en droit, en juin 1906.
Le livre nous promène ensuite dans les différents quartiers de Prague : où l'on visite les cafés, le marché, les synagogues, les rues, le tribunal où Kafka fera ses classes et qui inspirera sans doute les décors du Procès. Puis les assurances, et l'entreprise où il travaillera durant l'essentiel de sa vie professionnelle et où il fera carrière ("Arbeiter Unfall Versicherungs Anstalt"). Enfin, au cimetière, la tombe de Franz Kafka et de ses parents (les trois soeurs cadettes seront assassinées en camp de concentration, à Auschwitz).

L'ouvrage de Marek Nekula est un ouvrage académique, sérieux et très rigoureux. L'auteur se livre à un exercice méticuleux, abondamment annoté : il lui faut prouver son point de vue, contre une histoire malfaisante, stalinienne. La défense de Kafka contre la censure soviétique est finalement simple : "For us in Czechoslovakia he means more. He was born in Prague; his entire life and his entire oeuvre are bound up with our capital city and our land... Memories and stories of  Kafka in which truth and fiction are intertwined circulate amongst the simple people of Prague's old town. His work contains the imprint of our worries". Kafka, c'est donc Prague. Et il faut le localiser. Bien sûr, cette localisation est en partie le contexte religieux.
Mais, la localisation, ce sont aussi les langues qui lui étaient familières et qui le délocalisent sur place. Marek Nekula en dresse un inventaire précis : latin et grec durant huit années à raison de cinq à huit heures par semaine au lycée, français (quatre années, deux heures par semaine). Kafka lit le français couramment. L'italien il l'a appris pour son travail, comme l'anglais et l'espagnol. Kafka connaît aussi l'hébreu qu'il pouvait lire et écrire, il connaît bien sûr le yiddish qu'il possédait parfaitement. Enfin, Kafka parle l'allemand et le tchèque, langues apprises toutes deux à l'école et qu'il parle en famille, langues maternelles en quelque sorte. Au total, c'est une dizaine de langues, plus ou moins bien maîtrisées, qui vont constituer son capital linguistique, dont il tire profit, à différents moments de sa vie, professionnelle et personnelle.

L'allemand est sa langue maternelle, la langue de la famille. Le verbe mauscheln (magouiller, traficoter) fera d'ailleurs dans le livre de l'objet de Marek Nekula d'un chapitre entier ; car, pour les anti-sémites, le verbe servait à dénigrer la manière de parler allemand des Juifs.
La formation tchèque de Kafka est étudiée en détails, de l'école qu'il a fréquentée à ses lectures multiples, à son contexte littéraire.
Et enfin, on retrouve Kafka dans Prague la ville qu'il lit couramment. Beau travail, enquêtes bien conduites. On sent que l'auteur veut réhabiliter Kafka dans sa ville, sérieusement.

Cet ouvrage remet Kafka, enfant de Prague, dans son unique contexte. Enfant de Prague d'abord, de ses rues et de ses monuments, qu'il connaît comme le dos de sa main, jusque par en-dessous les ponts de la ville où il dériva en barque. L'auteur est convaincant, le livre est précis. Voici un beau livre de la biographie intellectuelle de Kafka. On lira mieux Kafka après l'avoir refermé, prêt à chercher à mieux comprendre Kafka, "sa tendresse presque incroyable et sa sophistication intellectuelle presque macabre et sans compromis" (Milena Jesenská).

mardi 24 mars 2020

Les choses et les philosophies

On notera la reproduction du tableau de
Giorgio Moretti, "Nature morte" (1919)

Remo Bodei, La vie des choses. Essai, Traduit de l'italien par Patrick Vighetti, Paris, Circé, Bibliogr., 142 p. Traduction par Patrick Vighetti.

Bien sûr, il y a Les choses, le roman de Georges Pérec. Bien sûr, il y a l'article de Martin Heidegger (dans les Essais et conférences) sur "la chose" ("Das Ding"). Bien sûr, il y a "les choses de la vie", le film de Claude Sautet (1970), et, avant, avant tout, le poème de Lucrèce et la nature des choses (De natura rerum). Alors que peut-on encore dire, en philosophant, des choses de nos vies, de la vie des choses, "la vita delle cose" (titre original) ?
Le livre consacre un chapitre, le premier, à l'étymologie des mots choses : "objets et choses". Utile et surprenant. Même si l'auteur s'en tient aux langues européennes. Le chinois aurait été bienvenu avec 东西 (dōngxi, Est - Ouest) et 事物 (shìwù, nourriture, "a thing"). Puis, "Revenir aux choses mêmes" (avec Maurice Merleau-Ponty), ou, ce que suggère le magazine évoqué ici, revenir aux "choses simples", mais pourquoi les compliquer avec ce titre en anglais ? On peut encore et aussi penser à la chanteuse américaine Carole King et ses "simple things " (1977). Avec les choses, on peut penser à toutes sortes de choses !

magazine bimestriel, 5,95€
Et d'ailleurs, le texte de Remo Bodei est tissé de références diverses, multiples et philosophiques : Virgile d'abord, puis Marcel Proust. Mais, voici bientôt Aristote et Hegel, puis en revenir à Edmund Husserl qui voulait en revenir en aux choses mêmes ("zu den Sachen selbst") et Dante, et Euclide, Hésiode, Mandeville, Adam Smith, et Sophocle, et Immanuel Kant... Et cela n'était que le premier chapitre ! Viendront ensuite Pessoa, longuement cité qui dit tellement bien la caducité de toutes les choses rencontrées. Et encore ce texte de Borges ou celui de Neruda. L'auteur donne à voir aussi les chaussures du paysan de Van Gogh que décrit Heidegger. Il pense également à Héraclite qui rappelait que "les dieux sont aussi dans la cuisine" au milieu des choses sans importance philosophique... Plotin définit l'aïon grec comme une "vie en état de quiétude" ("zoè en stasei"), quiétude que donnerait la proximité des choses. Rembrandt, lui, a multiplié les auto-portraits (environ quatre-vingt), et l'on peut y lire dans chacun l'accumulation de passé, toute une succession de moments et d'histoire de choses, ses choses...

Que de références ! Mais on s'y fait et, au bout du livre, on les a oubliées, et l'on comprend qu'il est temps de relire ce petit livre si malin pour comprendre comment chacune donne à voir ce monde dans lequel nous sommes engagés, au milieu de toutes ces choses. Le livre pourrait s'intituler "comment voir les choses", comment se voir dans les  choses qui nous cernent et le livre pourrait être travaillé comme un recueil d'aphorismes.

dimanche 22 mars 2020

Franz Kafka et le procès de son héritage



Benjamin Balint, Le dernier procès de Kafka. Le sionisme et l'héritage de la diaspora, Paris, 2020, La Découverte, traduit de l'anglais par Philippe Pignarre, 320 p., Bibliogr., Index

Voici un fort beau livre consacré à l'héritage littéraire de Kafka. Mais pas seulement, car c'est également et surtout une biographie. D'abord, le livre est habilement construit, faisant alterner avec les années strictement Kafka et Brod avec les pensées de Eva Hoffe, héritière de sa mère qui avait hérité des manuscrits de Franz Kafka que lui avaient transmis Max Brod qui les a sauvés de la disparition qu'avait souhaitée, exigée, en mourant, Kafka. Presque un siècle après donc. Max Brod, que l'auteur décrit joyeux, extraverti, "débordant d'énergie et de joie de vivre, irradiait de vitalité": c'était l'ami de Kafka. Max Brod était pianiste et compositeur, grand amateur de femmes, écrivain prolifique. Franz Kafka, lui, était tout à l'opposé : il n'aimait guère la musique et eut, toute sa vie durant, des relations pour le moins compliquée avec les femmes. Et il publia bien peu de son vivant. L'auteur conclut : l'amitié de Brod et de Kafka fut "une osmose littéraire entre deux personnes que tout opposait".

Une fois Kafka mort, à quarante ans, Max Brod, se garde bien de lui obéir : au contraire, il s'empare des oeuvres de Kafka et fait de son mieux pour en publier des morceaux. Mais qui en devient le propriétaire, une fois Max Brod mort ? C'est la question que posent cet ouvrage... et le tribunal de Jérusalem. Et le lecteur est promené, allant de la vie affectueuse de Kafka et de Brod aux errements respectueux de leurs héritières.
Car l'auteur sait brillamment alterner les événements de notre siècle et ceux du siècle de Kafka qui est mort en juin 1924 avant que le nazisme ne s'impose en Allemagne tandis que ses trois soeurs, elles, mourront, assassinées par les nazis. Le livre nous fait suivre Franz Kafka et ses amitiés, et ses amours. D'abord Max Brod, écrivain tchèque (mort en 1968) qui émigrera en Israël. Ensuite Eva Hoffe (elle joue de son nom en allemand, ich hoffe = j'espère) - qui habite avec ses nombreux chats Rue Spinoza à Tel-Aviv ! - n'est jamais allée en Allemagne ("Pardonner était impossible") ; elle défendra, en vain, son point de vue, pas très clair, quant à l'oeuvre de Franz Kafka devant la Cour Suprême israélienne.
Comment Israël peut-il hériter de Kafka ? C'est une question sous-jacente : mais si ce n'était pas Israël, qui alors en hériterait ? L'Allemagne ? Pourquoi ? Pour la langue ? Dans le livre de Benjamin Balint, on voit Kafka apprendre l'hébreu qu'il parle bien, avec application, et, d'ailleurs, il continua d'apprendre l'hébreu toute sa vie d'adulte ("qu'est-ce que l'hébreu sinon des nouvelles de loin"). De si loin qu'il en parlait sans cesse, sans jamais oser prendre la décision de faire enfin le voyage vers Israël... La République tchèque et Prague qui a aujourd'hui gardé un quartier avec ses synagogues, quartier pour touristes surtout, et où l'on ne parle plus l'allemand ? Alors Israël qui n'est pas très germanophone, certes, mais qui ne trahira pas Kafka. La Cour Suprême tranchera.

La traduction du livre est excellente et rend parfaitement le texte d'origine. Les notes sont bienvenues tout comme les mots dans leur langue d'origine donnés dans le texte avec leur traduction. Le livre, à la fois documentaire (juridique, le procès) et avec ses notations biographiques tellement bien vues, donne envie de lire et de relire Kafka, d'apprendre l'hébreu, l'allemand... Kafka lui-même aurait pu inventer l'incroyable histoire de ses manuscrits.

vendredi 14 février 2020

Vive l'indifférence aux différences


Laurent Dubreuil, La dictature des identités, Paris, 2019, Gallimard, 125 p., 14,5 €

C'est un petit livre, écrit par un universitaire français, normalien, qui fait carrière depuis 2005 aux Etats-Unis : il est Professeur à l'université de Cornell (New York) dans le département de littérature comparée. Il n'y va pas par quatre chemins : "La politique d'identité conforte l'avènement d'un despotisme démocratisé, où le pouvoir autoritaire n'est plus entre les seules mains du tyran, du parti ou de l'Etat, mais à la portée d'individus manufacturés que traversent des types de désirs totalitaires". Ainsi naissent et s'épanouissent les dictatures moralisatrices.

Le livre multiplie les exemples de cette dictature en voie de mondialisation. L'auteur y défend ardemment "les principes de moindre censure et de moindre contrôle". Et de réclamer le dialogue, qu'il prend soin de bien distinguer de tous les pseudos genres littéraires que sont les conversations, palabres, débats, interviews, entretiens et autres questions / réponses... Ce dialogue seul, et il renvoie à l'expérience grecque du théâtre, de la philosophie et de la politique, peut permettre de vivre "hors des remparts". Laurent Dubreuil termine et conclut son pamphlet en en appelant au secours des arts.

Des "despotismes" (chapitre 1) aux "censures" diverses (chapitre 4), on suit les raisonnements de l'auteur qui dresse une sorte de liste des occasions de se tromper, et elles sont nombreuses : on en vient à penser aux "sensitivity readers" qui visent à expurger des manuscrits tout contenu capable de heurter le point de vue de lecteurs issus de minorités - mais, en est-il d'autres ? Chacun n'appartient-il pas à de multiples minorités ? Faut-il s'inventer des identités de toutes sortes : d'hétérosexuel et blanc, d'asthmatique, de démocrate ou républicain, de lecteur de livres, et d'autres ?
Le livre n'est pas d'accès aisé aussi peut-on écouter l'interview très clair que donne Perrine Simon-Nahum de Laurent Dubreuil sur la radio RCJ ; il y reconnaît l'urgence qui l'a conduit à entreprendre cet ouvrage, dont le glissement progressif mais indéniable, vers la France, des idées que l'on observe depuis des années aux Etats-Unis. En effet, aujourd'hui, grâce à Internet, ce qui se passe aux Etats-Unis touche tout le monde et notamment l'Europe, où cela est reçu sans précaution. On peut aussi commencer par l'interview, plus simple, de Laurent Dubreuil par TV5Monde.

mardi 4 février 2020

Les grandes famines soviétiques


Nicolas Werth, Les grandes famines soviétiques, Paris, PUF, 128 p., Bibliogr., 2020

Sept millions de morts en deux ans : l'histoire de l'URSS (ou de la Russie soviétique) commence à être mieux connue. Voici un nouveau livre qui va y contribuer encore un peu plus. Il s'agit de dresser le bilan de la famine qui toucha, dans les années trente, l'Ukraine, le Kazakhstan et les régions les plus riches de la Russie (Kouban, dans le Caucase du Nord, les Terres noires, la Volga).
Cette famine est différente des autres que connut précédemment la Russie en ce qu'elle est volontaire : le Holodomor (terme qui désigne en ukrainien l'extermination intentionnelle par la faim) fut un "génocide du peuple ukrainien". Aujourd'hui, cette histoire divise les historiens, les Russes tendant à minimiser et banaliser l'événement tandis que, en novembre 2006, le parlement Ukrainien a reconnu cet événement comme un génocide perpétré par le régime soviétique contre le peuple ukrainien.
L'auteur rappelle en introduction que ces famines ont fait, en deux ans, trois à quatre fois plus de victimes que le Goulag en un quart de siècle. Et l'on en parle bien peu.
Evidemment, examiner cette phase demande aux historiens de reconsidérer toute l'histoire de l'URSS à la lumière de cet événement central : la faim a été pour les gouvernants soviétiques, et, bien au-delà de Staline dont les complices sont nombreux, un moyen banal et létal de répression.

L'auteur est normalien et Directeur de recherche au CNRS. Historien, russophone, il a écrit plusieurs ouvrages sur l'histoire soviétique, entre autres : La vie quotidienne des paysans soviétiques de la révolution à la collectivisation (1984), L'Etat soviétique contre les paysans (2011), Histoire de l'Union soviétique de Khrouchtchev à Gorbatchev (2007).

L'ouvrage se compose de trois parties essentielles, concernant les années 1930-1933 : la première est consacrée à la famine au Kazakhstan, la deuxième à la famine en Ukraine et enfin la troisième traite de la famine dans diverses parties de la Russie. Les deux premières parties décrivent la lutte de l'Etat soviétique contre les paysans, bataille qui s'achève par un collectivisation forcée. Bien sûr, on sort mal en point de la famine : à son issue, le kolkhoze est plutôt mal considéré et, la classe paysanne, dévastée, martyrisée, est désormais muette. Et, bien sûr, le mensonge de l'Etat et celle du Parti communiste dominent. Mais, finalement, c'est la question des rapports entre l'Etat soviétique et ses sujets qui est posée.
Ce petit livre est un grand ouvrage : il montre quelque peu la vérité de la constitution de l'Etat soviétique, classe contre classe. Et le gigantesque "cimetière de l'espérance" qu'il représente.
L'auteur, avec un style modeste mais armé d'une documentation précise, décrit l'histoire des grandes famines ; toutefois, il n'évoque pas trop la responsabilité de l'état et des militants communistes ni leur méconnaissance (militante !) de ces événements. Quant à la lucidité diplomatique française, elle est notée (p. 72) avec l'avis d'un visiteur français, le normalien Edouard Herriot, invité par Staline, qui assure ne rien avoir vu en Ukraine en matière de famine. Il conseillera aussi plus tard de se rallier à Pétain... Un visionnaire donc !

jeudi 30 janvier 2020

Ana Akhmatova avec Lydia Tchoukovskaïa, toute une vie de poésie russe sans concession



Lydia Tchoukovskaïa, Entretiens avec Ana Akhmatova, Paris, Le bruit du temps, 2019, 1247 p. Index des noms (pp. 1189-1245)
Edition, présentation et notes de Sophie Benech. Repères biographiques et chronologiques.

Записки об Анне Ахматовой (Zapiski ob Anne Akhmatovoĭ)

Voici un livre des entretiens de deux grandes dames de la littérature russe de l'époque stalinienne. Lydia Tchoukovskaïa, morte en 1996, était d'abord une éditrice de littérature pour enfants ; malgré des problèmes de vue croissants, elle a tenu un journal au jour le jour, concernant ses entretiens avec Ana Akhmatova, entretiens qu'elle notait en rentrant chez elle, poèmes qu'elle apprenait par coeur avant de les détruire, par crainte de la police. Le mari de Lydia Tchoukovskaïa, a été arrêté puis assassiné en 1937 ; elle écrira Sophia Pétrovna, un roman sur l'année 1937. Le fils de Ana Akhmatova est dans un camp, mais il survivra...

De jour en jour, Lydia Tchoukovskaïa a noté sa relation avec Ana Akhmatova, grande poétesse  russe. D'elle, Iossif Brodsky disait même qu'elle était la "conscience de la littérature russe". Chaque soir, Lydia Tchoukovskaïa a noté les conversations qu'elle a eues avec Ana Akhmatova. Des grandes et des petites conversations. Ces centaines de pages en disent long sur la vie quotidienne de ces deux femmes intellectuelles russes dans une époque marquée par la dictature stalinienne et l'attaque allemande de la Russie. Mais une époque marquée aussi par les écrits terribles d'Alexandre Soljénitisne, par l'attribution du prix Nobel de littérature à Boris Pasternak qui doit le refuser, puis sa mort ("31 mai 1960. Boris Pasternak est mort hier soir", p. 585), par le suicide de Marina Tsétaïéva, par la mort dans un camp sibérien de Ossip Mandelstam (1938), par l'affaire Brodsky, etc. Beaucoup de remarques sur le passage de Liova, le fils d'Ana Akhmatova dans les camps. Il en reviendra après la mort de Staline, soupçonnant sa mère de l'avoir peu ou mal défendu. Terrible histoire intellectuelle du siècle dernier en Russie.

"Ils ont brûlé ma ville chérie, ma ville de poupées
Plus moyen de se faufiler dans le passé..." (o.c. p. 498)

Au poème sur Tsarskoïe Siélo, ville de l'enfance de la poétesse, ville incendiée par les nazis, on peut ajouter celui-ci : en 1942, contre les troupes allemandes, Ana Akhmatova écrit un poème où elle déclare son amour de la langue russe :

"Nous saurons te préserver, langue russe,
Grande et sublime langue russe.
Nous saurons te garder libre et pure,
Te remettre à nos petits-enfants, te délivrer
Pour les siècles des siècles." (o.c. p. 495)

Autant que l'histoire de deux personnes qui se parlent, ce livre est aussi un recensement des grands décès et assassinats de la culture russe : Blok, Maïakovski, Pasternak, Tsétaïéva, Mandelstam, Essénine, Meyherhold... Bien qu'énorme, cet  ouvrage se lit aisément, tant on est pris par l'histoire littéraire russe, prisonnière entre Staline et Bréjnev.
Sophie Benech conclut son introduction d'un poème de Ana Akhmatova qui, décidément, jusqu'au terme de ces entretiens, ne "déraille" jamais :

"Certains avancent tout droit,
D'autres tournent en rond,
Ils attendent de rentrer chez eux,
Ils attendent l'amie d'autrefois.
Mais moi je vais, suivie par le malheur,
Ni tout droit ni de travers,
Vers jamais et vers nulle part
Comme un train qui déraille"

lundi 6 janvier 2020

Deux siècles de générations d'historiens français


Sous la direction de Yann Potin et Jean-François Sirinelli, Générations historiennes. XIXe-XXIè siècle, Paris, CNRS Editions,  800 p., Index nominum (dommage : pas d'index rerum).

Que vaut la notion de génération pour l'historien ?
Ce livre se donne deux siècles d'observations des historiens pour analyser "deux siècles d'historiographie française et d'histoire du milieu historien" ; il procède en trois parties pour "étudier autrement deux siècles de production historique française" : d'abord, c'est un "relevé stratigraphique des générations historiennes", par tranches de 15 années, à partir de 1789-1790, soit au total sur 14 chapitres.
La seconde partie examine l'histoire "au miroir de l'ego-histoire" en donnant la parole à des historiens et historiennes nés entre 1942 et 1983 ; elle se termine par le discours d'un historien appartenant à la génération née en 1983.
Enfin, la troisième partie intitulée "Objets et débats. Une emprise des générations ?" et qui est consacrée à diverses études de cas, entend reprendre, sous l'angle générationnel, les grands débats du champ historique français.

Cet ouvrage est une véritable somme, assurément un grand livre qui reprend l'histoire telle qu'elle a été travaillée en France depuis la Révolution. La variété des auteurs fait voir et repérer la variété des points de vue, des systèmes d'analyse aussi. L'étude sur deux siècles fait voir les principaux tournants de la discipline mais également une certaine uniformité, une certaine continuité dans le travail des historiens et historiennes français. Il faudrait reprendre en détail certaines études pour y déceler les habitudes de l'histoire à la française, les habitus même issus d'un moule générateur : les écoles normales supérieures, les sujets de thèse... C'est peut-être ce qui manque le plus, en fin de volume : une analyse sociologique qui mettrait en évidence les outils et les thèmes communs de ces deux siècles d'historiens et d'historiennes, et montrerait, à mon avis, les faibles écarts les séparant. L'historien français est de son temps, certes, mais il est surtout, encore, du temps long des historiens français, de leur formation (les concours et les jury, etc.) et de leurs carrières, et de leur matière première.

mercredi 1 janvier 2020

De l'histoire, des histoires au cinéma


Christian Delage, Vincent Guigueno, L'historien et le film, Edition revue et augmentée, Paris, 2004 et 2018, Gallimard, 431 p., Bibliogr, Index nominum, Index rerum

Quand l'historien se fait collaborateur du cinéaste, et conseiller surtout... Les relations des historiens aux films constituent toute une histoire que ce livre aborde sous divers angles.
Quels sont, par exemple, les points communs qui relient les oeuvres de l'allemande Leni Riefenstahl qui filme, enthousiaste, les manifestations nazies avec lesquelles elle sympathise et le film de l'américain Charlie Chaplin, qui montre l'action criminelle des nazis envers les populations juives d'Europe, entre Le dictateur et Sieg des Glaubens ? Le recours au cinéma, l'attention au talent ? Ni Charlie Chaplin ni Leni Riefenstahl ne sont pourtant historiens et leur souci premier n'est certes pas de traiter l'histoire de l'époque en historiens, c'est au mieux de la montrer telle qu'eux la voient, la comprennent, la craignent ou la célèbrent.
Et, ensuite, se posent les problèmes des acteurs, des décors, des outils techniques à la disposition des cinéastes et ce ne sont pas du tout les mêmes en 1940 et en 1997. C'est l'âge de l'histoire. Le livre donne de nombreux exemples de collaborations cinéastes / historiens. Tout d'abord, Nuit et brouillard, court métrage d'Alain Resnais et Jean Cayrol (30 minutes) réalisé en 1956. Les intentions des auteurs sont étudiées : pourtant, vu d'aujourd'hui, le film semble ne pas insister sur la destruction des communautés juives d'Europe, voire même l'oublier. De L'armée des ombres (1969, Jean-Pierre Melville), à Dunkerque (2017), on voit le cinéma filmer la guerre en en faisant toute une nouvelle histoire.

Belles occasions de voir les historiens se tromper, par nécessité historique : toute histoire a une histoire et cette histoire change avec les époques, les outils d'observation, de compréhension autant que les problème que privilégient l'époque et le public visé... L'accumulation de données finit aussi par modifier ce que l'on voit, ce que l'on comprend. Ce que l'on veut comprendre aussi change, les historiens sont enfants de leur époque, de leurs problèmes, de leurs moyens techniques et de leurs méthodologies. Plus peut-être que ceux qui travaillent à une thèse, les historiens engagés dans un film sont pris par le public qu'ils visent, par un budget aussi : le public de la thèse est très restreint, le jury est de cinq personnes, tandis que celui du film est massif.

Le livre donne à réfléchir à plusieurs films : ainsi, La petite patrie, en 1992, film réalisé pour le bicentenaire de l'Ecole Polytechnique ou Voyages (Emmanuel Finkiel, 1999). Dans tous les cas, les lecteurs du livre sont amenés à réfléchir à la "vérité de la fiction", vérité fondée sur les seuls éléments dont dispose alors le cinéaste. Ensuite peuvent intervenir le casting, des outils plus récents (YouTube, carnets de recherche, blogs)...
En conclusion, voici un ouvrage de réflexions de toutes sortes à propos d'oeuvres cinématographiques consacrées à un moment particulièrement difficile de l'histoire. Cinéastes et historiens, on le comprend vite, sont dépendants de leurs outils mais aussi et surtout des idées de leur temps. A chaque époque sa manière de se raconter l'histoire ?