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mercredi 20 septembre 2017

Pas de disruption ? Révolution dans les "révolutions industrielles"



Pierre Musso, La religion industrielle. Monastère, manufacture, usine. La généalogie de l'entreprise, Paris, Fayard, 2017, 792 p. index, bibliogr, illustrations.

L'auteur n'y va pas par quatre chemins : la révolution industrielle n'a pas eu lieu, ou, du moins, pas là où on l'attendait, et ce n'était pas une révolution. A l'idée d'une discontinuité radicale s'affirmant au XIXème siècle (machines à vapeur, chemins de fer, bourse, urbanisation, formation d'une classe ouvrière de prolétaires, etc.), Pierre Musso substitue l'idée d'une continuité qui commencerait avec les monastères européens (X-XIIème siècle), se poursuivrait avec les manufactures puis avec les usines et le travail à la chaîne, l'électricité et, enfin - mais c'est une autre histoire - culminerait ou cesserait peut-être avec la désindustrialisation et la numérisation de l'économie.
Point de rupture donc, de disruption au XIXème siècle mais un progrès constant, une évolution, pas une révolution. On s'éloigne ainsi des idées de certains historiens de l'économie, des sciences. Mais peut-être, plus généralement, ce livre rompt avec la notion de rupture, celle de coupure. Les périodisations semblent floues, confuses et arbitraires : elles ne vaudraient que comme méthode d'exposition (Darstellungsweise). Tout comme la notion de révolution, notion passée de l'astronomie à la politique et, de là, à l'histoire économique.

Pierre Musso, qui se réfère beaucoup aux textes de Pierre Legendre (cf. Dominium Mundi. L'empire du management, notamment), prend ses distances avec l'histoire du capitalisme telle que la conçoit Max Weber qui voit dans l'éthique protestante l'esprit et l'origine du capitalisme. Plus largement, il montre, le capitalisme naît du christianisme et notamment du monachisme chrétien (la "Règle de Saint Benoît", les abbayes de Cluny, de Cîteaux en étant les premiers marqueurs temporels). Orare et laborare : "prier et travailler", tels sont les devoirs du moine, double vie qui fonde la société industrielle. S'il y a rupture, coupure, elle se trouve entre une civilisation de loisir (scholéσχολή) et de contemplation, dont l'économie est fondée sur l'esclavage et la guerre de conquête (les sociétés grecques et romaines), d'une part, et une civilisation de l'action et du travail d'hommes "libres" (de vendre leur force de travail !), d'autre part. Là se trouve sans doute la révolution économique quand, en Europe occidentale, le travail, associé aux sciences et aux techniques, est perçu comme libérateur et facteur de progrès interminable et non d'avilissement. "Le christianisme réhabilite la raison, le travail et la technique", affirme l'auteur. La "révolution industrielle" lui semble un mythe, "un grand récit".
Editions du Seuil, 1975
Pierre Musso décrit le rôle de la mesure, de la quantification (horloges, prêts, commerce, comptabilité à partie double, etc.) qui distinguent l'économie monacale (référence au travail classique de Jean Gimpel et à celui de Pierre-Maxime Schuhl). Les machines triomphent très tôt, dès les monastères et les manufactures (moulins). Le passage à la manufacture puis à l'usine est progressif : à "révolution", Pierre Musso préfère le terme de "bifurcation", plus descriptif, sans prétntion expilcative.
Dans son ouvrage, l'auteur parcourt méticuleusement huit siècles d'économie jusqu'à l'émergence de la "religion industrielle", laïque et universelle (Auguste Comte, Henri de Saint-Simon, deux ingénieurs polytechniciens). En effet, de cette longue et lente évolution émergeront les techniques de gestion avec l'organisation "scientifique" du travail (fordisme, taylorisme). Le livre s'achève et se conclut sur la "révolution managériale" (de Henri Fayol à Peter Drucker).
On regrettera pourtant de voir top peu évoquée l'économie chinoise (cf. Joseph Needham), pour la comparaison et, plus rarement encore, le judaïsme, à propos du travail et du développement capitaliste européen. Quels sont les rôles et place du judaïsme dans cette généalogie où il est fait, du début à la fin, une place primordiale à la culture et aux idéologie religieuses ?

Texte clair, richement documenté (notes nombreuses, aisément accessibles en bas de page), mobilisant des références et une iconographie souvent inattendues et méconnues (des tableaux, les expositions "universelles", le travail de Chaptal, chimiste, professeur à Polytechnique, réformateur de l'enseignement, etc.). Superbe ouvrage d'historien qui invite à penser désormais le passage au numérique dans la suite de cette vision, hors disruption donc, et qui a le mérite de rappeler d'abord que l'économie numérique n'a pas le monopole historique de l'innovation industrielle. Comment situer le développement de l'intelligence artificielle et des algorithmes dans la prolongation de l'histoire de la "religion industrielle" jusqu'à aujourd'hui ? Que vaut l'idée de "quatrième révolution industrielle" (exemple : David Kelnar ?) La disruption ne serait-elle qu'une "illusion rétrospective" voire, plus simplement, un manque de recul ou un déficit de pensée ?

N.B. Il faut mentionner le travail de Pierre-Maxime Schuhl commenté par Alexandre Koyré, "Les philosophes et la machine", in Etudes d'histoire de la pensée philosophique, Paris, Gallimard, 1971.
Signalons aussi, dans le même volume, "Du monde de l'à peu près à l'univers de la précision". Ces deux contributions complètent utilement le point de vue de Pierre Musso sur la relation de la science, notamment des mathématiques, à la techique et à la science appliquée, donc à l'industrie.

jeudi 7 mars 2013

La socialisation numérique de la télévision, vue par le CSA

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CSA, Première approche de la "télévision sociale", 2013, 43 p. (2,33 Mo, PDF)

Le CSA (Conseil Supérieur de l'Audiovisuel), organisme français de régulation de la radio-diffusion, publie une étude sur de nouvelles formes de consommation de la télévision, la consommation socialisée grâce à des appareils numériques (smartphone, tablette, ordinateur). Cette socialisation est en partie publique, ouverte ; les interactions empruntant des réseaux sociaux et divers moyens publics d'expression des téléspectateurs (blogs, etc.). La "télévision sociale" se distingue de la socialisation privée, fermée, au foyer, en famille, autour d'un téléviseur (dite "écoute "conjointe", selon le nom d'un indicateur calculé par Médiamétrie).

Ce rapport constitue un travail rigoureux d'inventaire des modalités récentes de socialisation étendue de la consommation de télévision (écosystème, cas, définition provisoire). La description historique des deux dernières années de télévision sociale est confrontée à l'évolution des agrégats télévisuels courants.

La difficulté majeure que rencontre cette approche tient d'abord aux changements technologiques constants que connaît le milieu économique de la télévision socialisée (socialisante ?), changement des équipements et des outils de mesure ; la difficulté tient aussi au flou des notions que mobilise cet univers. Tant de mots / notions sont utilisés de manière magique, sans que l'on puisse les définir de manière opérationelle ("engagé", "social", "audience sociale", "interactivité", etc. ) ; d'ailleurs, prudents et circonspects, les auteurs de cette approche ont souvent pris la peine d'affubler tous ces mots de guillemets pour signaler aux lecteurs qu'ils ne sont pas dupes des incantations familières du milieu qu'ils analysent. Saine rupture de style !

De plus, beaucoup de données évoquées par les acteurs de la télévision sociale sont issues de méthodologies mystérieuses et avantageuses : les auteurs le soulignent (cf. p. 22 : "la bataille des chiffres","Les difficultés de la caractérisation socio-démographique des audiences sociales", "les données d'audience sociale ne sont pas extrapolables à l'ensemble de la population française comme le sont les données d'audience traditionnelle de la télévision"). Sages et utiles précautions quand aux, Etats-Unis, Nielsen s'associe à Twitter pour produire un nouvel agrégat hybride, "Nielsen Twitter TV Rating". La TV sociale demande un surcroît de rigueur dans la mesure : on ne mélange pas sans risque des audiences et des tweets.
Tout ceci, rappelé non sans fermeté par les auteurs, indique à quel point "on" ignore encore l'économie de ce marché, ou, autrement dit, à quel point ce marché organise et "bétonne" son opacité tout en imposant sa rhétorique et son auto-célébration.

Les pages sur les modèles économiques de la télévision "sociale" mettent en évidence, à leur tour, combien il reste difficile d'y voir clair. Pour la télévision, les coûts sont certains, les bénéfices ne le sont pas. Si l'on ne perçoit pas clairement et distinctement ce que la télévision sociale apporte à la télévision, on perçoit bien ce que la télévision apporte aux réseaux sociaux : trafic, légitimité, contenus (l'objet même de la discussion), continuité, etc. Difficile de ne pas craindre que la télévision, aveuglée, réduite malgré elle à un rôle ancillaire, ne contribue à la formation d'une richesse dont elle ne profite guère et qui, bientôt, pourrait se retourner contre elle (cf. Facebook's Great Advertising Expectations as TV's Risk Factors") ; l'exemple de la presse invite à y réfléchir (cf. "menaces ", p. 29).
Ajoutons trois points à discuter au diagnostic prononcé par le rapport.
  • La presse est le premier degré de socialisation de la télévision. Historiquement et statistiquement. On a omis la place et le rôle de la presse de télévision (une quinzaine de magazines, sans oublier les rubriques TV dans des centaines de titres). Cette presse compte des millions de lecteurs réguliers, avec de nombreuses reprises en main ; de plus, elle fournit d'importantes occasions de lire, de choisir, de critiquer les émissions avec ses outils numériques (applis, sites). 
  • Qui est propriétaire des données recueillies par les réseaux sociaux grâce à la télévision ? Qui enrichit ses bases de données riches, nombreuses et précieuses ? Les groupes de télévision ? Certainement pas. Peut-être faut-il intégrer dans les analyses et discussions de la télévision socialisée les pistes de réflexion du "Rapport sur la fiscalité de l'économie numérique" de Pierre Collin et Nicolas Colin (cf. le point 2 qui recommande de "lier la fiscalité à la collecte et à l'exploitation des données"). Peut-être faut-il aussi à ce propos évoquer les conséquences à terme du déséquilibre scientifique et technologique entre les réseaux sociaux américains et les équipes travaillant sur ces sujets dans les groupes de télévision française : l'initiative technologique est concentrée entre les mains de quelques grandes entreprises de réseaux sociaux n'ayant en France que des équipes commerciales.
  • Une ethnographie de la télévision sociale (multiscreentasking, etc.) compléterait avantageusement les descriptions de l'écosystème. On comprendrait et verrait mieux ce que signifient l'engagement, l'interactivité, le partage, etc. Mais une telle ethnographie est-elle possible ?
On ne peut que saluer la volonté d'observation de ce secteur que manifeste le CSA au travers de cette première approche : travail indispensable dont il faut souhaiter qu'il soit poursuivi et approfondi. Il permet d'envisager l'économie de la télévision sous un plus grand angle, de la désenclaver. Lecture indispensable, polémique, bien sûr.
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dimanche 3 mars 2013

Données et typologies : sur un article du New York Times

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Un article du New York Times évoque la densité et la géographie de l'univers concentrationnaire européen construit par les Nazis et leurs alliés : "The Holocaust Just Got More Shocking" par Eric Lichtblau (March 3, 2013). La densité et la géographie de cet univers a manifestement été largement sous-estimée. Selon le journaliste, les chercheurs du Holocaust Memorial Museum, le nombre des "Nazis ghettos and camps" s'élevait en Europe à 42 500. Nombre inattendu et sidérant (staggering) tant on a appris dans les livres et les journaux que les camps se comptaient en dizaines, voire moins.

Les chercheurs ont pris en compte tous les lieux de détention, aidés de 400 contributeurs. Evidemment, on veut regarder sur la carte la situation de cette géographie du meurtre en France.
Bien sûr l'Est de la France compte beaucoup de ces "SS camps" et "subcamps". Mais, venant de lire l'ouvrage de Zysla Belliat-Morgensztern (cf. Les mémoires de son père), on observe que les lieux dont elle parle et qu'a connus son grand-père avant de mourir à Auschwitz, ne figurent pas sur la carte : Pithiviers, Beaune-la Rolande, etc. Et Drancy, d'où s'échappe miraculeusement Armand, non plus.
Cette carte est donc encore incomplète, et, partant, euphémisante ; elle ne donne pas une idée assez fine de la pénétration des dispositifs de mort dans la géographie complice du quotidien français de l'époque. Certes, les historiens distinguent justement ghettos, camps de transit, d'internement, de concentration et d'extermination, suivant plus ou moins la typologie pétainiste et nazie. En fait, cette typologie, en distinguant méticuleusement les étapes de l'organisation de la déportation, dissimule l'essentiel : que toutes conduisent à Auschwitz, Beaune-la Rolande comme le Vel d'Hiv et le gymnase Japy, Pithiviers comme Recebedou, Noe, Gurs, Agde, Rivesaltes, etc.

Alors que l'on parle de data journalism, cet exemple montre la dépendance des faits à l'égard des données et des typologies : "les faits sont faits" (par qui ? n'importe comment parfois), et toutes les données ne sont pas "données"... d'ailleurs, il faut se méfier de celles qui sont données, fournies (pourquoi, par qui ?) comme allant de soi. Quant aux typologies et à leur dénomination, elles sont souvent fallacieuses (typologies spontanées, indigènes) et risquent alors de constituer les premiers pas sur le cheminement vers l'acceptabilité. Pour déjouer ce piège, il faut rompre avec les typologies premières et construire scientifiquement des typologies sans compromis avec la langue courante que répète et propage tout journalisme spontané. Travail épistémologique scrupuleux et sans fin.
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