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samedi 21 février 2015

Li Madou (利瑪竇) : interculturel sino-européen au 16ème siècle


Michela Fontana, Matteo Ricci. 1552-1610. Un jésuite à la cour des Ming, traduit de l'italien, Editions Salvator, Bibliogr., Index,456 p. 29,5 €

Voici une biographie de Matteo Ricci, membre de la Compagnie de Jésus, volontaire pour les missions, envoyé en Chine en 1582. Livre agréable à lire, bien mené, savant mais pas trop, qui invite à penser les contacts inter-culturels (scientifiques, techniques, philosophiques).
La stratégie d'évangélisation de Ricci est prudente, patiente. Il va d'abord se faire chinois. Il apprend la langue, la parle, la lit et l'écrit. Il assimile l'oeuvre de Confucius qu'il admire et dont il traduit en latin les Quatre livres essentiels (Sishu 四书), qu'il sait par coeur. Il construit et habite une maison chinoise. Il s'habille et se coiffe comme un mandarin, laisse pousser barbe et cheveux. Après des années, il évolue dans la société chinoise comme un poisson dans l'eau, réalisant le rêve des ethnologues du XXème siècle, établissant un modèle de "terrain" ethographique de longue durée : 32 ans. En comparaison, les séjours de nos ethnologues, quelques mois pour tout comprendre, semblent bien courts...
En 1585, Matteo Ricci devient Li Madou, son nom chinois (利玛窦), le sage d'Extrême-Occident (西泰, Xitai), son nom honorifique. "L'occidental était devenu chinois".

Cette histoire de la tentative d'implantation des Jésuites en Chine peut être lue comme une réflexion sur la distance et la relation entre cultures. Sans les canonnières, pas de colonisation, la supériorité de la religion occidentale ne peut pas s'imposer. Par conséquent, il reste à respecter et adopter la culture locale et faire valoir sa culture par le talent et la science : "calculemus" plutôt que "disputemus".

Distance géographique

Le voyage d'Europe en Chine dure au moins six mois. Matteo Ricci est loin de ses livres, il lui est difficile d'en faire venir. Il est loin des savants occidentaux et des débats scientifiques en cours (Copernic, Galilée). Le courrier prend des mois, se perd. On fait des sauvegardes à la main. Il n'y a pas de dictionnaires bilingues (Matteo Ricci contribuera à un dictionnaire sino-portugais). Il faut copier les mappemondes à la main. Cet ouvrage fait percevoir à chaque page, sans les théoriser, les conditions de toute communication et dont Internet accentue l'ignorance, favorise l'oubli, tant semblent aller sans dire le courrier électronique, la multiplication des copies, les encyclopédies, les dictionnaires, les calculatrices, etc.

Distance culturelle

Penguin Books, 1983, 350 p. Index
Tout d'abord, il faut aux occidentaux des années pour apprendre parfaitement le chinois. Première étape indispensable. Ensuite, la reconnaissance passa par la transmission, à la culture d'accueil, de la culture scientifique et technique occidentale, partie universelle, laïque, démontrable et parfois montrable. Le respect des lettrés chinois pour Matteo Ricci provient aussi de ses traductions du latin et du grec : ainsi Matteo Ricci traduira en chinois le premier livre des Eléments d'Euclide. Ce respect se gagne aussi par une réflexion morale qui emprunte au stoïcisme : en 1596, Matteo Ricci rédige, en chinois, un Traité de l'amitié, "Jiaoyoulun", 交友论 (éditions Noé, Paris, 2006, 78 p., bilingue chinois / français).
Matteo Ricci et ses proches sont animés d'une ambition encyclopédique : langues (transcription phonétique du chinois), astronomie (amélioration du calendrier, prévision des éclipses), musique, géographie et cartographie (Matteo Ricci ne cessera au cours de ses déplacements de prendre des notes pour établir une carte de la Chine). Matteo Ricci publiera également en chinois un traité sur la "mnémotechnique de l'Occident", Xiguo Jifa, 西国记法 (voir l'ouvrage de Jonathan D. Spence, The Memory Palace of Matteo Ricci) : la mémorisation était l'une des clés de la culture des lettrés chinois et de la réussite aux examens impériaux.

Matteo Ricci avait été envoyé pour convertir la Chine, la Chine l'a converti. Sur ce fond de lenteur et de patience, d'échanges et d'apprentissages réciproques se sont développées, il y a quatre siècles, une pensée et une pratique humanistes. Pour les occidentaux, comprendre la Chine moderne suppose sans doute la même vertu de patience, les mêmes détours. Récemment, l'apparente mondialisation semble avoir réduit les distances culturelles ; en fait, elle les a seulement rendues moins perceptibles. Elles n'en sont que plus solides : toute acquisition culturelle demande du temps. Même à l'époque du Web, il n'y a pas de raccourcis. Le tourisme repose sur une illusion culturelle et la fréqentation du Web s'y apparente, si l'on n'y prend garde.

N.B.
  • Les Belles Lettres ont publié en 2013 la traduction en français de l'ouvrage religieux de Matteo Ricci, Le sens réel de "Seigneur du ciel" (天主實義, 1603), Paris, Index, 650 pages, édition bilingue français / chinois
  • Sur la place du "fait chinois" dans les débats religieux et philosophiques qui suivirent l'œuvre de Matteo Ricci, voir l'ouvrage de Olivier Roy, Leibniz et la Chine, Paris, 1972, 176 p., Bibliogr.

mercredi 6 février 2013

Aux origines de la culture numérique : Neuman, Turing et Leibnitz

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Georges Dyson, Turing's Cathedral. The Origins of the Digital Universe, 2012, Pantheon Books, New York, 432 p. Index, Illustrations

Voici un livre d'historien des sciences et des techniques. Il concerne la période qui va des années 1940 à 1950. Cette époque est marquée aux Etats-Unis par deux programmes scientifiques indissociables, la construction de bombes atomiques et la construction d'ordinateurs puissants.
Le programme nucléaire aboutit à la capitulation du Japon ; il se poursuit durant la Guerre Froide. Les ordinateurs sont indispensables au programme nucléaire, lequel finance le programme informatique développé à l'Institute for Advanced Study (IAS, Princeton).

Plusieurs points peuvent être retenus de cet excellent travail d'historien.
  • Tout d'abord, la liberté de la recherche et de l'innovation permise par le mode de financement. Paradoxalement, le financement par l'Etat américain affranchit le travail des chercheurs des contraintes imposées habituellement par l'industrie et ses actionnaires mais aussi par la bureaucratie universitaire. L'IAS a ainsi constitué durant ces années un refuge favorable à la recherche, à l'abri des réunions et des comités stériles que secrètent les universités et les entreprises. 
  • Tout au long de l'ouvrage, l'auteur souligne l'aveuglement des organisations universitaires en proie au carriérisme, au formalisme et à la bureaucratie, leur difficulté à transcender les disciplines universitaires qui divisent et séparent le travail intellectuel en silos alors qu'il faut tant d'indiscipline et d'interdisciplinarité pour innover (cf. l'opposition entre castes, celle des ingénieurs et celle des mathématiciens, par exemple). Le mélange disciplinaire est stimulant et fécond : libre, n'ayant de contrainte que la nécessité de réussir, John von Neuman a pu réunir à l'IAS des talents provenant de toute l'Europe, de toutes les disciplines : Turing, Gödel, Zworykin, Barricelli, Veblen (Oskar), Fermi, Mandelbrot, Ulam, etc. A Princeton, ces savants bénéficient d'excellentes conditions de travail : priorité absolue est donnée à la recherche (il faut gagner la guerre). On pense à l'abbaye de Thélème ou, non sans appréhension, au Googleplex, à la culture professionnelle de Facebook...
  • Cette période voit émerger ce qui sous-tend désormais l'économie numérique : les ordinateurs, l'intelligence artificielle (Turing préférait dire "mechanical intelligence"), l'algorithmique, les réseaux neuronaux, etc. Chaque chapitre est éclairé de manière rétrospective par notre présent : les allusions et références à Google, au smartphone, par exemple, sont fréquentes. L'auteur entretisse avec plaisir, et talent, les portraits, les anecdotes, les citations et les illustrations. L'interaction des spécialités scientifiques, même et surtout les plus abstraites, comme les mathématiques et la logique, n'est jamais désincarnée. 
  • L'histoire non scientifique pèse lourd dans le développement des sciences, jamais autonomes : l'émigration européenne pour fuir l'hégémonie nazie, la demande militaire, qu'il s'agisse de mettre en place des armements ou de déchiffrer les communications de l'ennemi (Enigma) ont joué un rôle essentiel dans l'émergence du numérique.

N.B. L'index détaillé est efficace, surtout lorsque l'on utilise l'édition numérique du livre (hyperliens).
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dimanche 27 juin 2010

Ecriture et polyphonie numériques

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Evoquons d'abord l'oeuvre majeure du romancier américain John Dos Passos, USA Trilogy : The 42th Second Parallel, NineTeen NineTeenThe Big Money (1930-1932-1936)Cette trilogie romanesque sur les Etats-Unis entremêle quatre modes narratifs :
  • des récits au style indirect de la vie de douze Américains
  • Newsreels, collages d'extraits de la presse de l'époque (Chicago TribuneNew York World), titres, articles, messages publicitaires, paroles de chansons
  • The Camera Eye qui laisse parler les "états de conscience" ("stream of consciousness"), une "sous-conversation" du narrateur 
  • des biographies de personnages "historiques" (Henri Ford, Thomas Edison, etc.). 
Jean-Paul Sartre célébra Dos Passos (texte repris dans Situation, I, que vient de rééditer Gallimard) et signala cette polyphonie dans laquelle il retrouvait "le point de vue du choeur, de l'opinion publique".

Second exemple. Dans ses Essais de Théodycée, Leibniz imagine des livres munis de liens hypertextes renvoyant à des images de la réalité (zooms). Ce que la déesse Pallas montre à Théodore dans un appartement monde, "le livre des destinées" : "Mettez le doigt sur la ligne qu'il vous plaira [...], et vous verrez représenté effectivement dans tout son détail ce que la ligne marque en gros" [...] "On allait en d'autres chambres, on voyait toujours de nouvelles scènes" (o.c. p. 361). Nous sommes en présence d'une sorte d'iPad avec une interface qui deviendra classique recourant à des métaphores spatiales (appartement, chambre, etc.). Sorte de réalité virtuelle (VR).

Ces deux textes illustrent le besoin, manifeste depuis longtemps, d'un mode de narration polyphonique, plurimédia, mulidimensionnel que rendent aujourd'hui possibles Internet et les tablettes. Aujourd'hui, la trilogie de Dos Passos combinerait interviews audio, liens vers des journaux, vidéo, messages publicitaires, textes, photos, etc. Les biographies qu'imagine Leibniz aussi.
Une nouvelle "écriture" peut naître des nouveaux suppports numériques. Un livre numérique n'est pas le support nouveau de livres anciens conçus pour le papier, selon des normes éditoriales établies il y a quatre siècles ou plus, et numérisés à l'identique. Pour John Dos Passos, écrit Jean-Paul Sartre, "Raconter, c'est faire une addition" (o.c.). Addition multimédia aujourd'hui.
  • Le livre électronique désigne une oeuvre écrite par un auteur numérique (tentons cette expression) pour des supports numériques (eBooks). C'est la possibilité et la promesse d'une nouvelle écriture (et le fondement d'un droit d'auteur). Tel quel, ce livre n'existe guère (ou pas encore). Son droit d'auteur, lorsqu'il se mettra en place, devra-t-il s'inspirer de celui du cinéma (l'oeuvre cinématographique est convergence et synergie de métiers) ?
  • Ce n'est pas seulement un support matériel ("opus mechanicum", "ein körperliches Kunstprodukt", dans les termes de Kant), ce qui regrouperait aujourd'hui un ou plusieurs fichiers lisibles sur un support électronique quelconque (kindle, iPad, PC, iPhone, etc.). 
  • Ne pas commettre l'erreur de confondre en un seul mot les deux notions ("und nun besteht der Irrtum darin, dass beides miteinander verwechselt sind", Kant, o.c.).
  • La notion d'auteur revient à l'ordre du jour, retrouvant des situations connues autrefois par les oeuvres pour le papier (cf. l'illustration par Roger Chartier dans Cardenio entre Cervantès et Shakespeare. Histoire d'une pièce perdue).
Note bibliographique
Kant (Immanuel), "Was ist ein Buch", in Die Metaphysik der Sitten, 1797, (je ne trouve pas de traduction française en librairie !).  En allemand et en gothique
Benoit (Jocelyn), "Qu'est-ce qu'un livre", Textes de Kant et Fichte, PUF Quadrige, 1995
Foucault (Michel), "Qu'est qu'un auteur", 1969, Dits et écrits 1, Gallimard Quarto, pp. 817-849
Leibniz (Gottfried, Whilelm), Essais de Théodycée, 1710, Editions GF-Fammarion, 1969
Chartier (Roger), "Qu'est-ce qu'un livre ?", Les Cahiers de la Librairie, N°7, janvier 2009
Chartier (Roger), Cardenio entre Cervantès et Shakespeare. Histoire d'une pièce perdue, Gallimard, 2011
Macherey (Pierre), "Qu'est-ce qu'un livre", Université de Lille, novembre 2003

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