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lundi 2 décembre 2019

Des artisans du texte en Egypte ancienne


Chloé Ragazzoli, Scribes. Les artisans du texte en Egypte ancienne, Paris, 2019, Les Belles Lettres, 710 p. , Chronologie, Inventaire des manuscrits de miscellanées sur papyrus connus, Table des figures, Index divers (Toponymes et ethnonymes, Divinités, Anthroponymes, Chapelles de tombes, Expressions et mots égyptiens commentés, Titres égyptiens, Res notabiles, Principales sources textuelles traduites).
Préface de Christian Jacob.

C'est un ouvrage de référence, un ouvrage fort savant de recherche égyptologique qui porte sur les scribes. Il reprend le texte d'une thèse soutenue en 2011. Le scribe est en effet incontournable dans la culture égyptienne, à la fois rouage administratif et passeur de la culture lettrée. L'auteur veut redonner au scribe son "autonomie de pensée et de culture". Pour cela, elle rouvre le dossier "en prenant au sérieux ce que les scribes disent et ce qu'ils font". La période de référence s'étend du quinzième au dixième siècle avant notre ère, le Nouvel Empire avec Hatchepsout, Thoutmosis III, Akhénaton, Toutânkhamon ou Ramsès II. C'est une époque de conquête, le royaume s'étend.
L'écriture du scribe est le hiératique, une simplification courante des signes hiéroglyphiques ("écriture monumentale") ; c'est ainsi que sont composés les textes officiels, textes de droit, de savoir et de littérature qui assurent aux scribes un rôle de "contrôleur et de courroies de transmission de l'Etat égyptien". Ce savoir et ce savoir-faire pratique font d'eux une "élite intermédiaire au sens large", les hiéroglyphes étant beaucoup plus rares. L'auteur prend comme source essentielle de son travail les Late Egyptian Miscellanies (1295-1069 avant notre ère) avec les documents d'autoprésentations funéraires (tombes privées) et les inscriptions laissées par les visiteurs des monuments (graffiti, ostraca, etc.).

A cette époque, "l'écriture demeure une corvée" : le travail d'écriture relève des scribes qui en ont le quasi-monopole et assurent le travail de l'Etat et de son administration. Dirigé par le vizir, l'Etat administratif (justice, ressources royales, armée et temples) gère l'économie et l'appareil idéologique de l'Etat : l'inventaire des biens, la collecte des impôts, la surface agricole, la production sont au coeur du travail bureaucratique des scribes. Et c'est ce travail que prend pour objet l'auteur, ou plus exactement, celui de "monde social" des scribes, notion qu'elle emprunte aux travaux de Anselm L. Strauss sur le "monde social". Enfin, notons que Chloé Ragazzoli ne s'en tient pas au strict contenu des miscellanées, à leur épistolarité, elle les examine plus largement pour en dégager "une machine à faire des livres". En fait, son travail conduit le lecteur de la matérialité de l'écriture à la religion des scribes, et donc à une réflexion sur les outils qui permettent l'élaboration d'une pensée abstraite égyptienne, qui, comme l'écrit l'auteur, donne naissance à "une archéologie des savoirs théoriques et pratiques du scribe".

Il s'agit par conséquent d'un vaste ouvrage, remarquablement illustré où les croquis, les représentations n'ont pas pour objet de faire beau mais de faire comprendre, de mettre en lumière ; le livre est parfaitement composé pour donner à comprendre le travail des scribes et le "monde des invisibles", leur monde social comme l'évoque Christian Jacob dans sa préface. Chloé Ragazzoli lit le travail des scribes sérieusement, rigoureusement, et elle fournit une contribution importante à la recherche égyptologique, d'une part, et à l'histoire des cultures, d'autre part.
Les scribes font appel à d'autres outils intellectuels que ne le feront les Grecs, l'auteur parle des "images-concepts" qui constituent les "catégories épistémiques de la pensée égyptienne" de cette époque. En conclusion, l'auteur note modestement que les notions d'office et de fonction sont omniprésentes dans l'activité des scribes. Mais, quel était le véritable pouvoir des scribes, quelle était leur place ? Pouvoir administratif et institutionnel des activités, certes, mais pouvoir culturel aussi car, comme l'évoque Chloé Ragazzoli, ces miscellanées constituent une véritable machine à lire et à écrire, ils sont plus que des ensembles de textes et constituent également un véritable outil de production littéraire, la "miscellanéité".
Les scribes s'avèrent des acteurs d'un monde lettré que ce travail examine minutieusement, allant des opérations cognitives au contenu littéraire qu'elles régissent. Superbe travail que cette thèse, minutieuse et globalisante qui redonne vie à une époque pour l'essentiel méconnue. Et le livre se lit aisément, il est clair, habilement documenté, bien construit. Même si l'on n'est pas spécialiste, et c'est mon cas, il est passionnant et riche en suggestions pour d'autres domaines de la sociologie de la culture.

mardi 3 avril 2018

Herméneutique et réseaux textuels. Pour comprendre les créations ?


Michel Charles, Composition, Paris, Seuil, 473 p., 26 €

Michel Charles est Professeur de littérature et théorie littéraire ; il est aussi le directeur de la revue Poétique.
"Ce livre propose une réflexion sur l'analyse des textes", sur leur assemblage, leur montage. C'est aussi une réflexion sur l'art de lire. Selon l'auteur, l'analyse doit venir d'abord ; ensuite, et ensuite seulement, peut ou devrait pouvoir commencer l'exploitation des textes pour des études, culturelles, historiques, philosophiques. Et non l'inverse. D'emblée, la question est ainsi posée du rôle primordial de l'analyse littéraire.

La première partie de l'ouvrage est consacrée à des "réflexions sur l'analyse", confrontant lecture et herméneutique puis passant à l'analyse-même (composition et forme). "Qu'est-ce qui rend possible la pluralité des lectures possibles ?" demande Michel Charles. Sa réponse : il y a virtuellement plusieurs textes compris dans le "texte idéal", avéré, texte philologiquement déterminé, texte de référence à un moment donné et reconnu par tout le monde (éditeurs, enseignants, etc.). En revanche, chaque lecture, chaque lecteur actualisent successivement des textes virtuels, suite d'hypothèses sur la suite du texte, interprétations qui sont des anticipations plus ou moins rationnelles (selon un modèle, ici, c'est un modèle littéraire qui guide l'anticipation). "Les textes construits par la lecture sont ce que peut produire l'activité herméneutique" (notons que l'auteur s'en tient à l'hypothèse d'une lecture linéaire : la lecture non linéaire ne faisant que compliquer la construction des textes).

De nombreux exemples sont développés à l'appui de cette thèse empruntant tous à la littérature, à la poésie, aux romans, au théâtre. Toutefois, ce qui est exposé par Michel Charles vaut sans doute pour la composition des narrations en général, des séries télévisées et des films, notamment, et de leur consommation : ainsi, ce qui fait le suspense, dans une série ou un roman policiers, naît du sentiment de l'incertitude quant à la suite, de la fragilité des textes virtuels actualisés, l'imprévisibilité (relative : l'écart au modèle) des éléments et de la fin, le dénouement. Le téléspectateur n'en finit pas de dénouer provisoirement des intrigues, de se tromper avec plaisir, sans cesse.
L'auteur décrit en virtuose ces textes virtuels multiples auxquels donne naissance la lecture du texte idéal (i.e. réel). En fait, ce "texte idéal" n'existe pas, il n'est que la somme des textes virtuels, des lectures inégalement probables ; il constitue un réseau, il est "en attente" : "Le texte, ou ce qu'on nomme communément le "texte", sera donc ultimement un réseau textuel qui se monnaie en détail pour donner une multitude de textes possibles qu'actualisent (ou non) des lecteurs".
Michel Charles poursuit et complique la construction de l'édifice des textes : ainsi, une bibliothèque personnelle constitue un réseau, puisque le lecteur établit des liens, des connexions entre divers textes qu'il a lus, son capital littéraire ou cinématographique. Un Grand texte, réseau de texte virtuels, est également produit par les références, les citations, les allusions : l'auteur évoque alors l'exemple de la "librairie" de Montaigne, véritable réseau, matérialisé, de textes (dont les citations sur les poutres). Sur ce plan, Internet peut être considéré comme une gigantesque librairie ; pensons-aussi aux situations de binge-reading et aux type de lectures qu'elles permettent, comparons à la lecture des œuvres de Balzac quand elles étaient publiées en feuilleton périodique et à la lecture d'un lecteur qui dispose de toute La Comédie Humaine...
Un réseau, entendu de cette manière, est donc un ensemble organisable de fragments textuels, de formes ou thèmes, ni citables ni lisibles. La forme la plus élémentaire est le mot : l'analyse lexicologique met les mots en relation, mais les occurrences des mots diffèrent par leur contexte ; c'est la mise en relation des mots qui peut faire passer de l'analyse lexicale, pure description statistique, pur comptage, au sémantique. On le voit, le travail d'analyse des textes, de leur composition, pourrait déborder, par ses applications, les études littéraires classiques et aborder le terrain plus neuf du traitement automatique des discours (TAL) avec ses clusters, ses cooccurrences, ses liens, et approcher la création qui est composition...
Comment ne pas penser au travail de Henri Meschonnic sur le latin de Spinoza et la composition en apparence si abstraite des textes du philosophe ("more geometrico") ? Henri Meschonnic dénonce "la surdité des philosophes au langage", leur ignorance du lien entre affect et concept, là où se trouvent les traces d'émotion qui président à la composition de ses textes (modèle tacite ?).

Après une première partie où l'auteur expose sa théorie, ses principes méthodologiques, sont développés, en détail, à fin d'illustration et de démonstration, de nombreux exemples : c'est "l'épreuve des textes". Le corpus mobilisé pour les démonstrations emprunte à François Villon et Joachim Du Bellay (thème ubi sunt), à Honoré de Balzac, à Prévost, Madame de Lafayette, Stendhal, Gustave Flaubert et Marcel Proust.

Travail brillant, très stimulant auquel il ne reste qu'à associer des exemples de textes provenant d'autres champs créatifs : partitions musicales, séries TV, articles scientifiques, journalisme... Est-ce opérationalisable ? Comment ?
Peut-on raisonnablement concilier et combiner la notion "micro" de composition, telle que l'expose Michel Charles, avec celle d'anticipation rationelle développée par la macro-économie classique (Robert Lucas) ? Lecteurs rationnels et consommateurs rationnels ont en commun des modèles d'anticipation, un raisonnement probabiliste et sans doute des biais émotionnels. Et la possibilité de corriger et composer leurs attentes. L'homologie conceptuelle est en tout cas intéressante et peut s'avérer féconde dans les deux champs, puisque, dans l'un comme dans l'autre, on se raconte des histoires, les change, s'adapte...


Références

Henri Meschonnic, Spinoza. Poème de la pensée, Paris, CNRS Editions, 2002 - 2017,  447 p., Index.

Alain Legros, Essais sur les poutres. Peintures et inscription chez Montaigne, Paris, Klincsieck, 548 p, bibliog., index

mardi 26 décembre 2017

Homère, pour repenser nos médias


Pierre Judet de la Combe, Homère, Paris, 2017, Folio Gallimard, 370 pages, 9,3€. Repères chronologiques, repères géographiques, références bibiographiques. Cahier hors texte (21 illustrations)

Ce livre de poche, inédit, est consacré à une paradoxale et impossible biographie d'Homère, "quelque chose comme une vie". Paradoxale car Homère, s'il a existé, n'est pas "l'auteur" de l'Iliade et de l'Odyssée. Biographie, terme maladroit, presque faux dans ce cas. S'il peut être dit auteur, Homère n'a pas écrit les textes, fixés sur papyrus bien longtemps après leur création, à Athènes (Pisistrate, six siècles avant notre ère) puis Alexandrie (Zénodote d'Ephèse qui en dirige la bibliothèque, trois siècles avant notre ère).

Pourquoi s'intéresser à Homère aujourd'hui ?
Quand nous lisons Homère, nous attribuons spontanément nos modes de consommation culturelle à un objet d'une nature différente de celle de nos livres modernes, produits d'auteurs (et de droits d'auteur), d'éditeurs, de marketing.
Maintenant, nous pouvons lire Homère, à notre manière, dans le texte, dans des traductions en langues modernes. Il y a des manuels, des cours, des éditions bilingues, des annotations... Notre Homère à nous est bien différent de celui des Grecs d'il y a trois mille ans !
Il a été assimilé par nos habitudes et nos outils culturels : Homère n'était pas lu, mais récité, chanté, avait été appris par cœur par les rhapsodes qui cousaient ensemble les vers, les chants. Le rhapsode cousait ensemble des chants (c'est l'étymologie, ῥαψῳδός) comme l'on coud un patchwork, il les récitait pour des publics choisis, "récitation, avec improvisation ou recomposition", lors de festivals ou de banquets. On peut se faire une idée de cette "performance" à partir de l'Hymne homérique à Apollon (cité longuement par Pierre Judet de la Combe).

Dans une sorte de prologue dialogué avec l'éditeur, Pierre Judet de la Combe décrit ainsi son ambition : "Essayer de repérer une énergie, qui pourrait venir de quelqu'un mais qui, en tout cas, était partagée par beaucoup, voulue, une envie qu'il y ait ces poèmes, qu'ils réussissent, une envie de les écouter, qu'ils soient repris, redits, sauvés, transcrits et connus de tous". Homère comme "ensemble de représentations forgées par les anciens", saisi dans l'ensemble de ses variantes (comme le dit Claude Lévi-Strauss à propos des mythes). Car, souligne Pierre Judet de la Combe, "un mythe n'est pas fait pour expliquer, pour clarifier, mais pour faire penser et imaginer" : d'où les bénéfices de l'opaque, de l'énigmatique.
Homère n'a rien dit de lui-même (à la différence d'Hésiode), donc il n'y a pas grand chose à dire d'Homère, pas de biographie possible. Le nom Homère (Homêros, ὅμηρος) signifie l'assembleur (ajointeur, médiateur) mais aussi l'otage (celui qui accompagne). Il y a eu de nombreux Homère, l'auteur en mentionne les lieux de naissance revendiqués par différentes villes, Homère aveugle (la cécité fait le voyant) ou pas. "Le nom Homère désigne une individualité historique, sans  doute collective, une référence", des textes légendaires qui forment "le mythe d'Homère". C'est ce mythe que raconte
Pierre Judet de la Combe. Il confronte les histoires d'Homère à celles d'Hésiode, d'Archiloque, d'Orphée mais aussi du Rāmāyana de Vālmīki (certains schémas narratifs étaient déjà présents en sanscrit). Il invite à dépasser l'opposition canonique entre auteur / poète individuel et tradition. Le poète est instrument de la tradition qu'il faut comprendre comme une suite, comme une somme (intégrale ?) d'événements, mêlée à l'humour aussi, à la distance pour que se "dessine en creux, le lieu possible d'un auteur - non pas un, plusieurs, dans la continuité d'une même entreprise. Superbes développements sur le matériau poétique employé dans Homère, sur l'hexamètre dactylique, asymétrique, sur le langage comme média...
Début d'un devoir du cours moyen, école élémentaire, au début des années 2000.
L'ouvrage se décompose en trois grandes parties : après une introduction riche et efficace, vient "le mythe d'Homère" (les sources, etc.) puis un chapitre intitulé "Quand la poésie parle de son mythe". L'ouvrage est servi par de riches annexes et de nombreuses notes. Dommage que l'on ne dispose du grec que via les translittérations.
Formidable livre pour le plaisir des analyses, de l'histoire aussi et des histoires car Pierre Judet de la Combe les raconte bien. On ne s'ennuie jamais. Mais au-delà de ces plaisirs, non négligeables, cet ouvrage, souvent iconoclaste, engage en fait une réflexion sur ce qu'est un média, sa relation à la tradition (tradere, transmettre), sur le storytelling, sur ce qu'est un livre aujourd'hui, sur ce qu'il n'est pas, sur ce qu'est l'écrit comme mémoire et stockage, comme organisation et fixation donc comme force de conservation, de répétition et d'inertie. Au détriment de l'improvisation créatrice ?
Pierre Judet de la Combe rend la question d'Homère passionnante. L'érudition est discrète, mise avec humour au service de la réflexion, du doute. Agréable à lire et parcourir, ce livre peut aussi se déguster par petites doses. Le format de poche le rend très maniable, et il est bon marché. Indispensable aux étudiant en lettres, je le recommande à ceux qui étudient les médias pour qui il peut constituer une occasion de se rafraîchir les idées.
Après avoir lu cet Homère, on (re)lira l'Iliade et l'Odyssée autrement. A nous de penser les médias avec ce remarquable travail. Et l'on attend sa traduction que l'auteur a promise de l'Iliade.


Homère sur MediaMediorum :

Homère, maître d'écoles et ciment culturel
Le cas Nietzsche, philologue

lundi 17 juillet 2017

Le cas Nietzsche, philologue


Friedrich Nietzsche, Le cas Homère, Paris, éditions HESS, 2017, 151 p.

La connaissance commune de Nietzsche s'arrête souvent à quelques textes, Ainsi parlait Zarathoustra, La Naissance de la Tragédie, Aurores quand ce n'est pas une pseudo Volonté de puissance. Rarement sont pris en compte les premiers textes, ceux du Professeur Nietzsche, helléniste, sommité ("Wunderkind") de la philologie classique européenne. Lire ces textes premiers, dits philologiques, éclaire les textes ultérieurs, dits philosophiques. En effet, Nietzsche ne cessera de se revendiquer "philologue" ("Wir Philologen", écrira-t-il en 1874). Il se vantera d'être "professeur de la lecture lente" ("Man ist nicht umsonst Philologe gewesen, man ist es vielleicht noch, das will sagen, ein Lehrer des langsamen Lesens", Morgenröte, Vorrede, §5). Il dira détester "ceux qui lisent comme des badauds" ("die lesenden Müßiggänger", "Vom Lesen und schreiben", Also Sprach Zarathustra). Et il n'en manquera pas de ces badauds pour lire Nietzsche !

 Le cas Homère (paraphrase d'un titre de Nietzsche sur Le cas Wagner) réunit deux documents : le texte de deux conférences, "Homère et la philologie classique" (prononcée en mai 1869, à l'Université de Bâle où il est Professeur de langue et littérature grecque) et "Le combat des poètes en Eubée" (prononcée devant la société philologique de Leipzig, en juillet 1867).
Le livre comprend une introduction de Carlotta Santini : "Qui a peur d'Homère ? Pour une apologie du chanteur aveugle" et une postface de Pierre Judet de La Combe : "Futur d'une philologie nietzschéenne". L'introduction et la postface, savantes et claires, sont indispensables aux non spécialistes pour s'y retouver : elles replacent le contexte et les enjeux de l'intervention de Nietzsche dans la question homérique.

La question homérique peut être ramenée à une question-clé : y a-t-il un seul Homère (comme on le dit, à partir d'Aristote, Aristarque) ou bien Homère, tel que nous le connaissons, que nous l'avons appris, n'est-il qu'une construction par des médias successsifs : récitations d'aèdes, collages de rhapsodes, effet de la transmission orale d'avant l'écriture (mémorisation, versification) ; effet des dispositions des auditeurs, du public (attention), du spectacle ? En somme, Nietzsche veut reconstituer "l'histoire de l'idée d'Homère", observe Carlotta Santini. Prendre et traiter Homère comme un concept qui s'est personnifié. L'abondance diverse de textes de l'Iliade et de l'Odyssée pose problème : textes des grammairiens d'Alexandrie, de Pergame, manuscrits byzantins, papyrus égyptiens, etc. Quel est le bon texte ? Cette question n'a pas de sens. Homère, dira Pierre Judet de La Combe, est "à prendre comme un long processus", il n'est pas de texte originaire.
Aujourd'hui, la question homérique semble épuisée (cf. Jean Bollack, "Ulysse chez les philologues" in La Grèce de personne. Les mots sous le mythe, 1997), elle relève désormais des sciences sociales. On en a écarté la question de l'auteur, aporétique, on a dé-philosophé la lecture des œuvres pour les philologiser.
Résumons ce qu'apporte cet ouvrage pour la réflexion sur les médias : la remise en question de la notion d'auteur et de la notion de texte. Cette remise en question s'oppose aux notions, intuitives, installées dans les esprits, depuis des siècles, par l'enseignement de la littérature. Cette remise en question se propage vers le droit d'auteur, vers le droit collectif de l'entreprise média au titre de la création de valeur (cf. la notion de marque éditoriale pour le droit voisin des médias et notamment de la presse).

N° du 20 juillet 2017. Actualité...
Bien sûr, la remise en question du texte (originaire, canonique) peut être appliquée à l'œuvre de Nietzsche. Mise à mal par les falsifications antisémites de sa sœur, par les traductions, l'œuvre de Nietzsche est rendue difficile à délimiter par son histoire éditoriale, par l'importante correspondance, par les écrits posthumes ("nachlass") et les écrits de jeunesse (autobiographiques).


Références

Nietzsche mis en dictionnaire
Nietzsche (F), Wir Philologen, 1874
Nietzsche (F),  Der Fall Wagner, 1888
Jean-François Balaudé, Patrick Wotling, "L'art de  bien lire". Nietzsche et la philosophie, VRIN, 2012
Mazzino Montinari, "La volonté de puissance" n'existe pas, L'éclat,1996
Mazzino Montinari, Nietzsche lesen, 1982, Walter de Gruyter

Milman Perry, The Making of Homeric Verse, 1971, Oxford University Press
Gregory Nagy, Homeric Questions, 1996, University of Texas Press
Gregory Nagy, Homer's Text and Language, 2004, University of Illinois Press
Gregory Nagy, Homeric Responses, 2003, University of Texas Press
Gregory Nagy,  Homer the Preclassic, 2010, University of California Press
Alain Ballabriga, Les fictions d'Homère. L'invention mythologique et cosmographique dans l'Odyssée, 1998, PUF

Sur Mediamediorum
Homère, maître d'écoles et ciment culturel
Le texte original n'existe pas. L'écriture et ses technologies
Ecriture et lecture numériques

mardi 20 juin 2017

Lexicologie élémentaire : ce qu'elle apporte à la lecture et à l'écriture



Ben Blatt, Nabokov's Favorite Word Is Mauve. What the numbers reveal about the classics, bestsellers, and our own writing, New York, Simon & Schuster, 2017, 272 p. , $25.

Cet ouvrage est consacré aux résultats d'analyses lexicales d'œuvres littéraires : le corpus étudié compte 1500 ouvrages sans compter ceux qui sont publiés uniquement sur le web (romans de fanfiction et literotica). Les titres et auteurs sont cités en note de fin d'ouvrage.
Ben Blatt est journaliste, il écrit notamment pour Slate. La méthodologie qu'il mobilise dans cet ouvrage est de strict comptage statistique : compter et caractériser les mots (fréquence, statut grammatical). Pour cela, l'auteur recourt au Natural Language Toolkit (NLTK), une bibliothèque de programmes en PYTHON qui permet de réaliser différentes opérations courantes : classification, parsing, stemming, tagging, tokenisation... Pour certaines analyses, l'auteur a également effectué des opérations manuelles (mesurer la hauteur des titres sur les couvertures, la surface occupée par le nom de l'auteur sur les couvertures, par exemple).

Comme toute analyse utilisant des data élémentaires, ce travail fait voir de l'invisible dans le texte, manifeste ce que ne voit pas et ne peut voir le lecteur. Le texte, ainsi que l'énonce l'étymologie du mot, est un tissage (latin texere, tisser, ourdir) et c'est ce tissage que défait l'analyse.
Un long développement est consacré aux adverbes : les lauréats (livres ayant obtenu un prix, best sellers) mobilisent moins d'adverbes que les livres d'auteurs moins distingués et encore beaucoup moins que les textes d'amateurs (comme fanfiction.net). Il y a beaucoup moins d'adverbes formés avec le suffixe ly ajoutés à un adjectif dans les romans d'Ernest Hemingway que dans ceux de J.K. Rowlings (Harry Potter). De telles analyses peuvent êtres utiles pour l'enseignement de la littérature, la compréhension du style. Ernest Hemingway réclamait un style sobre, dépouillé, concis ; selon lui, les lois de la prose sont immuables (immutable), comme celles des mathématiques ou de la physique. Il n'est dépassée pour la concision que par Toni Morrison (76 adverbes pour 10 000 mots contre 80 chez Ernest Hemingway, mais 140 chez J.K. Rowling, cf. tableau infra) : "I never says -she says softly. If it's not already soft, you know, I have to leave a lot of space around it so a reader can hear that it's soft" explique Toni Morrison.

L'ouvrage se poursuit en analysant la fréquence des marqueurs masculins et féminins selon que les auteurs sont des femmes ou des hommes, ce chapitre est beaucoup moins convaincant. La fréquence d'utilisation des points d'exclamation, faible chez Ernest Hemingway (59/100 000 mots, élevée chez James Joyce 1105/100 000mots, 2102 pour Finneganswake)... Et ainsi de suite avec la fréquence des répétitions et des clichés, l'étude les premières phrases d'un livre (incipit), la mention de la météo dans cette première phrase... Difficile de comparer The State of the Union prononcé devant le Congrès en 1769 avec le même discours diffusé à toute la nation par les médias (radio et télévision) maintenant : en conclure de l'affaiblissement culturel de la population américaine est un peu simplificateur.

Lire autrement, écrire autrement surtout?  En comptant. Questions qui dérivent de ce travail. Des logiciels d'aide à l'écriture (productivité) et peut-être à la lectures ont à imaginer.

Ouvrage passionnant : toutefois, on voudrait en savoir davantage, dépasser le stade des curiosités et de l'intelligence naturelle.
Hélas, nous sommes en présence d'une sorte d'inventaire d'objets langagiers séparés, isolés. Nulle relation n'est dégagée entre les mots (corrélations, co-occurrences, etc.). Pour cela, il faudrait aller plus loin, mobiliser des clusters et le machine learning... et l'intelligence artificielle.

o.c. p. 13

lundi 23 avril 2012

La voix de Bossuet à la radio

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Elle était célèbre, la voix de Bossuet, elle résonnait devant Louis XIV et sa cour. Retransmission à la radio, par France Musique (un peu après 1H58mn), du Carême du Louvre, le 5 mars 1662 (Bossuet a 35 ans, Louis XIV, 24). Grâce à Geoffroy Jourdain et Benjamin Lazare, nous pouvons écouter une partie du "Sermon du nouveau riche". Ce sermon, ainsi que les Oraisons funèbres de Bossuet, nous les avons peut-être lus au lycée, mais nous ne les avons jamais entendus, jamais écoutés. Ces chefs d'oeuvre d'oralité sont lettre morte lorsque l'on ne fait que les lire.

Les voici, lus, déclamés par Benjamin Lazar, avec l'accent bourguignon de l'époque, avec les "R" qui roulent et tonnent et vibrent, avec les silences que ne marque pas l'imprimé, avec les "s" du pluriel, tous prononcés, qui sifflent à la fin des mots dans le silence de l'écoute. Tout à coup, on "perçoit" la partition de ce sermon au lieu d'un espace uniforme, linéaire ; la ponctuation et la mise en page s'avèrent de faible secours pour rendre compte de la musique du texte. De l'orateur, on perçoit la volonté d'expliquer, de convaincre, les menaces aussi : ne s'agit-il pas de convertir ? On "perçoit" la structure fixe propre au genre du sermon (texte, exordes, péroraison). On l'entend penser, argumenter. Eloquence à propos de laquelle Christine Noille-Clauzade évoque une "machine démonstrative".

Les textes des sermons de Bossuet sont incertains, Christine Noille-Clauzade parle même de "texte en ruines" (cf. infra, Références). Les sermons n'étaient pas entièrement écrits, encore moins préparés pour être imprimés. Nous ne disposons que de versions manifestement approximatives, réécrites, complétées à partir des ébauches, des brouillons, raturées : les préparations. Le sermon prononcé était différent du texte le préparant, "inachevé" qui laissait, et prévoyait, une large part à l'improvisation. L'édition dont nous disposons relève quelque peu de la doxographie.

A cette occasion, on peut imaginer ce qu'impose à un document oral sa reconstitution écrite, ce que l'écrit fait aux oeuvres anciennes (cf. Homère standardisé, fixé...). Beaucoup des "grands textes" que nous étudions à l'école (notamment pour le baccalauréat) étaient conçus pour l'oral, pour être récités, dits et joués. Ainsi, la volonté de transmettre, l'enseignement réduisent-ils le théâtre, qui est conçu pour être vu, écouté, entendu, à de l'écrit. Plus de voix, plus de costume, plus de décors, plus de lumières : du texte, une typographie spécifique et quelques didascalies. Et des élèves s'ennuient...
Penser aux discours politiques d'André Malraux ou de Charles de Gaulle et ce dont nous prive une version imprimée. Penser aux cours publiés. Penser à ce qu'il pourrait résulter du passage à l'écrit d'un débat télévisuel !

Un changement de média n'est jamais neutre pour son contenu.
C'est toujours une sorte de transcription : à titre d'illustration, pour percevoir ce que cela signifie, que l'on pense, par exemple, à la transcription pour piano de La Symphonie fantastique de Berlioz par Liszt. L'oeuvre, ainsi réduite, y gagnera en diffusion. (cf. ci-dessous : la symphonie dirigée par Leonard Bernstein puis sa "réduction" pour piano avec la partition de Franz Liszt, "arrangée).
Mais on peut également, par exemple, imaginer une arrivée d'étape du Tour de France suivie à la radio et la comparer à la même arrivée regardé à la télévision.



Références

Yvonne Champailler, Présentation des sermons dans les Oeuvres de Bossuet publiées en Pléiade, Paris, Gallimard, 1961 (où ne figure pas le "Sermon du nouveau riche"), pp. 1031-1033.

Christine Noille-Clauzade, "A la recherche du texte écrit : enquête rhétorique sur les sermons de Bossuet", paru dans Lectures de Bossuet : Le Carême du Louvre, Presses Universitaires de Rennes, pp. 89-109.

Olivier Millet, "Le sermon comme événement. Stratégies éditoriales de Jean Calvin dans ses publications imprimées de sermons, entre oralité, art oratoire et impression", in Greta Komu-Thilloy, Anne Réach-Ngô, L'Ecrit à l'épreuve des médias. Du Moyen Age à l'ère électronique, Paris, Classiques Garnier, 2012, pp. 93-106.
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