Entrer dans la carrière universitaire. Pour n'en plus sortir ? Pierre
Bourdieu
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Victor Collard, *Genèse d'un sociologue*, Paris, CNRS éditions, 2024,
Index, Bibliogr., 447 p.
De son enfance lycéenne aux débuts de sa carrière univers...
lundi 2 décembre 2019
Des artisans du texte en Egypte ancienne
Chloé Ragazzoli, Scribes. Les artisans du texte en Egypte ancienne, Paris, 2019, Les Belles Lettres, 710 p. , Chronologie, Inventaire des manuscrits de miscellanées sur papyrus connus, Table des figures, Index divers (Toponymes et ethnonymes, Divinités, Anthroponymes, Chapelles de tombes, Expressions et mots égyptiens commentés, Titres égyptiens, Res notabiles, Principales sources textuelles traduites).
Préface de Christian Jacob.
C'est un ouvrage de référence, un ouvrage fort savant de recherche égyptologique qui porte sur les scribes. Il reprend le texte d'une thèse soutenue en 2011. Le scribe est en effet incontournable dans la culture égyptienne, à la fois rouage administratif et passeur de la culture lettrée. L'auteur veut redonner au scribe son "autonomie de pensée et de culture". Pour cela, elle rouvre le dossier "en prenant au sérieux ce que les scribes disent et ce qu'ils font". La période de référence s'étend du quinzième au dixième siècle avant notre ère, le Nouvel Empire avec Hatchepsout, Thoutmosis III, Akhénaton, Toutânkhamon ou Ramsès II. C'est une époque de conquête, le royaume s'étend.
L'écriture du scribe est le hiératique, une simplification courante des signes hiéroglyphiques ("écriture monumentale") ; c'est ainsi que sont composés les textes officiels, textes de droit, de savoir et de littérature qui assurent aux scribes un rôle de "contrôleur et de courroies de transmission de l'Etat égyptien". Ce savoir et ce savoir-faire pratique font d'eux une "élite intermédiaire au sens large", les hiéroglyphes étant beaucoup plus rares. L'auteur prend comme source essentielle de son travail les Late Egyptian Miscellanies (1295-1069 avant notre ère) avec les documents d'autoprésentations funéraires (tombes privées) et les inscriptions laissées par les visiteurs des monuments (graffiti, ostraca, etc.).
A cette époque, "l'écriture demeure une corvée" : le travail d'écriture relève des scribes qui en ont le quasi-monopole et assurent le travail de l'Etat et de son administration. Dirigé par le vizir, l'Etat administratif (justice, ressources royales, armée et temples) gère l'économie et l'appareil idéologique de l'Etat : l'inventaire des biens, la collecte des impôts, la surface agricole, la production sont au coeur du travail bureaucratique des scribes. Et c'est ce travail que prend pour objet l'auteur, ou plus exactement, celui de "monde social" des scribes, notion qu'elle emprunte aux travaux de Anselm L. Strauss sur le "monde social". Enfin, notons que Chloé Ragazzoli ne s'en tient pas au strict contenu des miscellanées, à leur épistolarité, elle les examine plus largement pour en dégager "une machine à faire des livres". En fait, son travail conduit le lecteur de la matérialité de l'écriture à la religion des scribes, et donc à une réflexion sur les outils qui permettent l'élaboration d'une pensée abstraite égyptienne, qui, comme l'écrit l'auteur, donne naissance à "une archéologie des savoirs théoriques et pratiques du scribe".
Il s'agit par conséquent d'un vaste ouvrage, remarquablement illustré où les croquis, les représentations n'ont pas pour objet de faire beau mais de faire comprendre, de mettre en lumière ; le livre est parfaitement composé pour donner à comprendre le travail des scribes et le "monde des invisibles", leur monde social comme l'évoque Christian Jacob dans sa préface. Chloé Ragazzoli lit le travail des scribes sérieusement, rigoureusement, et elle fournit une contribution importante à la recherche égyptologique, d'une part, et à l'histoire des cultures, d'autre part.
Les scribes font appel à d'autres outils intellectuels que ne le feront les Grecs, l'auteur parle des "images-concepts" qui constituent les "catégories épistémiques de la pensée égyptienne" de cette époque. En conclusion, l'auteur note modestement que les notions d'office et de fonction sont omniprésentes dans l'activité des scribes. Mais, quel était le véritable pouvoir des scribes, quelle était leur place ? Pouvoir administratif et institutionnel des activités, certes, mais pouvoir culturel aussi car, comme l'évoque Chloé Ragazzoli, ces miscellanées constituent une véritable machine à lire et à écrire, ils sont plus que des ensembles de textes et constituent également un véritable outil de production littéraire, la "miscellanéité".
Les scribes s'avèrent des acteurs d'un monde lettré que ce travail examine minutieusement, allant des opérations cognitives au contenu littéraire qu'elles régissent. Superbe travail que cette thèse, minutieuse et globalisante qui redonne vie à une époque pour l'essentiel méconnue. Et le livre se lit aisément, il est clair, habilement documenté, bien construit. Même si l'on n'est pas spécialiste, et c'est mon cas, il est passionnant et riche en suggestions pour d'autres domaines de la sociologie de la culture.
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