mardi 24 mars 2020

Les choses et les philosophies

On notera la reproduction du tableau de
Giorgio Moretti, "Nature morte" (1919)

Remo Bodei, La vie des choses. Essai, Traduit de l'italien par Patrick Vighetti, Paris, Circé, Bibliogr., 142 p. Traduction par Patrick Vighetti.

Bien sûr, il y a Les choses, le roman de Georges Pérec. Bien sûr, il y a l'article de Martin Heidegger (dans les Essais et conférences) sur "la chose" ("Das Ding"). Bien sûr, il y a "les choses de la vie", le film de Claude Sautet (1970), et, avant, avant tout, le poème de Lucrèce et la nature des choses (De natura rerum). Alors que peut-on encore dire, en philosophant, des choses de nos vies, de la vie des choses, "la vita delle cose" (titre original) ?
Le livre consacre un chapitre, le premier, à l'étymologie des mots choses : "objets et choses". Utile et surprenant. Même si l'auteur s'en tient aux langues européennes. Le chinois aurait été bienvenu avec 东西 (dōngxi, Est - Ouest) et 事物 (shìwù, nourriture, "a thing"). Puis, "Revenir aux choses mêmes" (avec Maurice Merleau-Ponty), ou, ce que suggère le magazine évoqué ici, revenir aux "choses simples", mais pourquoi les compliquer avec ce titre en anglais ? On peut encore et aussi penser à la chanteuse américaine Carole King et ses "simple things " (1977). Avec les choses, on peut penser à toutes sortes de choses !

magazine bimestriel, 5,95€
Et d'ailleurs, le texte de Remo Bodei est tissé de références diverses, multiples et philosophiques : Virgile d'abord, puis Marcel Proust. Mais, voici bientôt Aristote et Hegel, puis en revenir à Edmund Husserl qui voulait en revenir en aux choses mêmes ("zu den Sachen selbst") et Dante, et Euclide, Hésiode, Mandeville, Adam Smith, et Sophocle, et Immanuel Kant... Et cela n'était que le premier chapitre ! Viendront ensuite Pessoa, longuement cité qui dit tellement bien la caducité de toutes les choses rencontrées. Et encore ce texte de Borges ou celui de Neruda. L'auteur donne à voir aussi les chaussures du paysan de Van Gogh que décrit Heidegger. Il pense également à Héraclite qui rappelait que "les dieux sont aussi dans la cuisine" au milieu des choses sans importance philosophique... Plotin définit l'aïon grec comme une "vie en état de quiétude" ("zoè en stasei"), quiétude que donnerait la proximité des choses. Rembrandt, lui, a multiplié les auto-portraits (environ quatre-vingt), et l'on peut y lire dans chacun l'accumulation de passé, toute une succession de moments et d'histoire de choses, ses choses...

Que de références ! Mais on s'y fait et, au bout du livre, on les a oubliées, et l'on comprend qu'il est temps de relire ce petit livre si malin pour comprendre comment chacune donne à voir ce monde dans lequel nous sommes engagés, au milieu de toutes ces choses. Le livre pourrait s'intituler "comment voir les choses", comment se voir dans les  choses qui nous cernent et le livre pourrait être travaillé comme un recueil d'aphorismes.

dimanche 22 mars 2020

Franz Kafka et le procès de son héritage



Benjamin Balint, Le dernier procès de Kafka. Le sionisme et l'héritage de la diaspora, Paris, 2020, La Découverte, traduit de l'anglais par Philippe Pignarre, 320 p., Bibliogr., Index

Voici un fort beau livre consacré à l'héritage littéraire de Kafka. Mais pas seulement, car c'est également et surtout une biographie. D'abord, le livre est habilement construit, faisant alterner avec les années strictement Kafka et Brod avec les pensées de Eva Hoffe, héritière de sa mère qui avait hérité des manuscrits de Franz Kafka que lui avaient transmis Max Brod qui les a sauvés de la disparition qu'avait souhaitée, exigée, en mourant, Kafka. Presque un siècle après donc. Max Brod, que l'auteur décrit joyeux, extraverti, "débordant d'énergie et de joie de vivre, irradiait de vitalité": c'était l'ami de Kafka. Max Brod était pianiste et compositeur, grand amateur de femmes, écrivain prolifique. Franz Kafka, lui, était tout à l'opposé : il n'aimait guère la musique et eut, toute sa vie durant, des relations pour le moins compliquée avec les femmes. Et il publia bien peu de son vivant. L'auteur conclut : l'amitié de Brod et de Kafka fut "une osmose littéraire entre deux personnes que tout opposait".

Une fois Kafka mort, à quarante ans, Max Brod, se garde bien de lui obéir : au contraire, il s'empare des oeuvres de Kafka et fait de son mieux pour en publier des morceaux. Mais qui en devient le propriétaire, une fois Max Brod mort ? C'est la question que posent cet ouvrage... et le tribunal de Jérusalem. Et le lecteur est promené, allant de la vie affectueuse de Kafka et de Brod aux errements respectueux de leurs héritières.
Car l'auteur sait brillamment alterner les événements de notre siècle et ceux du siècle de Kafka qui est mort en juin 1924 avant que le nazisme ne s'impose en Allemagne tandis que ses trois soeurs, elles, mourront, assassinées par les nazis. Le livre nous fait suivre Franz Kafka et ses amitiés, et ses amours. D'abord Max Brod, écrivain tchèque (mort en 1968) qui émigrera en Israël. Ensuite Eva Hoffe (elle joue de son nom en allemand, ich hoffe = j'espère) - qui habite avec ses nombreux chats Rue Spinoza à Tel-Aviv ! - n'est jamais allée en Allemagne ("Pardonner était impossible") ; elle défendra, en vain, son point de vue, pas très clair, quant à l'oeuvre de Franz Kafka devant la Cour Suprême israélienne.
Comment Israël peut-il hériter de Kafka ? C'est une question sous-jacente : mais si ce n'était pas Israël, qui alors en hériterait ? L'Allemagne ? Pourquoi ? Pour la langue ? Dans le livre de Benjamin Balint, on voit Kafka apprendre l'hébreu qu'il parle bien, avec application, et, d'ailleurs, il continua d'apprendre l'hébreu toute sa vie d'adulte ("qu'est-ce que l'hébreu sinon des nouvelles de loin"). De si loin qu'il en parlait sans cesse, sans jamais oser prendre la décision de faire enfin le voyage vers Israël... La République tchèque et Prague qui a aujourd'hui gardé un quartier avec ses synagogues, quartier pour touristes surtout, et où l'on ne parle plus l'allemand ? Alors Israël qui n'est pas très germanophone, certes, mais qui ne trahira pas Kafka. La Cour Suprême tranchera.

La traduction du livre est excellente et rend parfaitement le texte d'origine. Les notes sont bienvenues tout comme les mots dans leur langue d'origine donnés dans le texte avec leur traduction. Le livre, à la fois documentaire (juridique, le procès) et avec ses notations biographiques tellement bien vues, donne envie de lire et de relire Kafka, d'apprendre l'hébreu, l'allemand... Kafka lui-même aurait pu inventer l'incroyable histoire de ses manuscrits.