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mardi 16 août 2016

Inventaire publicitaire en images


François Bertin, Claude Weill, PUB. Affiches, cartons et objets, Editions Ouest-France, 2015, 384 p. 19,9 €.

Ouvrage de collectionneur plutôt que d'historien, ce gros volume donne à voir "de" la publicité, beaucoup d'images de publicité. Toutes sortes de publicités, des affiches et des objets conçus pour les points de vente (PLV) : plaques émaillées, calendriers (dont vide-poches), statuettes, panneaux décoratifs, cartons découpés, présentoirs, tôles imprimées, buvards, calendriers, thermomètres, automates pour les comptoirs, les vitrines... Tout ce sur quoi tente aujourd'hui de mordre le DOOH.

Le livre compte plusieurs centaines de reproductions montrant de la publicité. De la publicité pour des produits de grande consommation, principalement. Epicerie d'abord : chocolat, petits beurre, biscuits, moutarde, confiture, sucre, tripes, pâtés, Végétaline, confiserie (Pierrot Gourmand), levure, pâtes (Lustucru), fromages (Petits Gervais, La Vache qui rit, "l'amie des enfants"). Produits de soins, pour l'auto-médication : contre l'arthrite, le rhume, les migraines et névralgies, la douleur dentaire, les vers, la toux, le point de côté, les rhumatismes. Produits d'hygiène, de beauté et maquillage : brillantine, teinture pour cheveux blancs, savons, dentifrice, shampooing, crèmes à bronzer, parfums ("BourJois avec un J come Joie"). Boissons : sodas, jus de fruits, bières, chicorée, apéritifs, quinquina, liqueurs. Cigarettes et papiers à cigarettes, cigares. Produits pour l'agriculture et le jardinage : potasse d'Alsace, charrues à pièces mobiles, bottes, engrais, présure. Produits d'entretien : cirage, lessive, savon, teinture, encaustique, amidon. Les vêtements et accessoires, sous-vêtements, pantoufles, tabliers, bas, gants, parapluies. Aujourd'hui, ce quotidien est pour nous exotique.

Notons encore la publicité pour des médias : Le petit journalL'Humanité. Journal des Travailleurs, La Dépêche (Paris, Toulouse : "le plus grand journal de province"), le gramophone pour "la voix de son maître".

Au total, ce livre décrit la vie quotidienne en France avec les marques, il traduit l'évolution récente (moins d'un siècle) de l'entreprise familiale et des techniques du travail domestique, que la division du travail affecte aux femmes (ménagères).
Parfois percent des éléments de luxe chez des consommateurs modestes, économes, qui, tout autant que les riches, veulent se distinguer et paraître (mais on est loin d'une consommation strictement ostentatoire à la Veblen). Une marque de biscuits offre des reproductions de tableaux (biscuits Olibet / tableau de G. Seignac). Le calendrier se veut un élément de la décoration domestique...
Un salon des arts ménagers s'est tenu chaque année à Paris, de 1923 (on parle alors de Salon des appareils ménagers) à 1983. Ce livre dit en images une histoire de la civilisation domestique, de sa première modernisation : l'éclairage au gaz (1914), le poêle à bois à feu continu, le pétrole Electricine pour les lampes, les insecticides, l'aspirateur, le compteur d'eau contre la gaspillage, le balai O-Cedar, la yaourtière (1952), la "machine à lessiver", les assurances "sur la vie", le Corector ("on efface comme on écrit") et la pointe-bille, le rasoir électrique. L'ouvrage témoigne également de l'arrivée de l'automobile, du tourisme, des deux roues.
La publicité est facteur de changement, elle accompagne le changement, l'explique, le diffuse, le justifie. Attendons la aujourd'hui au détour de la domotique (smart home) et l'Internet des objets domestiques : éclairage, détecteurs, énergie, serrures, aspirateurs... Ecrans, interactivité ?

Riche inventaire donc. Belles reproductions, une reliure qui permet un feuilletage confortable. Il n'y manque que des index (des marques, des produits) et parfois la date.
De ce bric à brac d'images, souvent touchant, délibérément sans classement ni organisation, émerge une réflexion tacite sur la place de la publicité entre modes d'emploi et modes de vie, sur l'avenir des illusions du progrès.
Les images publicitaires se révèlent une inépuisable source d'observation des changements techniques et sociaux. On y perçoit aussi des changements langagiers, des créations lexicales ("barannisez vos chaussures") et inversement des mots devenus rares (obsolescence lexicale) comme le mot "busc", qui désignait les baleine de corsets. On peut y observer des changements affectant les techniques du corps, les manières de se tenir (hexis corporelle, Marcel Mauss), la consommation des ménages, la hiérarchie sociale des produits, plus ou moins classants.

Les sciences du social n'ont pas encore, il s'en faut, tiré tout le profit possible des images et produits publicitaires. Cet ouvrage indique ce que pourrait être une science de la publicité étudiant "la vie des signes [publicitaires] au sein de la vie sociale" (une sémiologie donc, cf. F. Saussure).

dimanche 20 janvier 2013

Notions surfaites ou branchées : de quoi parlons-nous ?

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Hans von Trotha, Das Lexikon der überschätzten Dinge, Fischer Taschenbuch Verlag, Frankfurt, 2012, 220 Seiten

Ce livre n'est qu'une liste de mots ; tous ces mots ont en commun, selon l'auteur, de désigner des notions, des objets, des marques, des pratiques qui sont surestimées, glorifiées, idéalisées (overrated), mises en avant sans raison, dont on exagère l'importance (du verbe "überschätzen"). Ce sont des mots à la mode dans l'Europe germanophone (entre autres). Ils constituent une partie du sol commun de la communication en allemand, des "petites mythologies" (Roland Barthes, 1957).
L'exagération est un travers peu perçu de notre style de communication, de notre conversation, de notre bavardage : volonté de briller avec le vocabulaire, de se faire voir, de revendiquer une appartenance, de convaincre aussi (enseigner, n'est-ce pas toujours exagérer).

Le numérique contribue largement à cette liste hétéroclite de mots (dont beaucoup viennent de l'anglais) : par exemple, les emoticons, les call center et le cloud computing, les algorithmes perçus comme la magie du XXIème siècle, etc. La créativité lexicale du virtuel s'exprime en images : chat room, cyber sex, digital natives, Wikipedia. Elle s'exprime aussi dans la multiplication des abréviations (exemple : LG pour Liebe Grüsse omniprésent dans les courriers) et des mots-valise (Kofferworte) sur le modèle de Dokudrama, Dokusoap, Bollywood, Denglish, etc. Surfaits : les émissions culinaires, les points bonus des statégies de fidélisation, les romans historiques, la communication d'Ikea, le vocabulaire de Facebook ("Gefällt mir", "Mag-ich", etc.). L'auteur ironise sur Powerpoint, qui standardise les raisonnements simplifiés en Bullet Points ; il ironise à propos de l'iPhone aussi, objet fétiche, article de mode, et son prix.

Chacune des contributions, d'une page en environ, est caustique et provoquante toujours, allusive souvent, drôle parfois. Mais l'effet principal - qui peut-être n'est pas recherché par l'auteur - naît de la liste, de la succession alphabétique, qui produit des juxtapositions et des collisions inattendues. Par delà cet effet de liste, il y a un effet global qui, progressivement, fait ressentir le ridicule de nos manières de parler, de nos exagérations satisfaites. Ce texte oblige le lecteur à prêter une attention renouvelée aux mots qu'il entend, à ceux qu'il prononce pour ne pas les laisser parler à sa place (séduction du signifiant), à ne pas se laisser aller aux clichés convenus et à leurs connotations non maîtrisées.
Ces textes sont plus ou moins intraduisibles dans une autre langue : car chaque langue a ses mots enflés de fierté et de puissance dont espère profiter celui qui les prononce (acte perlocutionnaire). Ces mots sont produits dans des contextes sociaux et culturels spécifiques, discours autorisés (électoraux par exemple), marketing et publicité (branding), émissions de télévision grand public, grande distribution, etc. La culture de masse depuis qu'elle numérise ses médias, cherche à donner aux clients l'illusion que chacun d'eux est traité comme une personne à part ("Signalisiert wird dem Kunden das Gefühl, etwas Besonderes zu sein", à propos de Ikea, p. 93).

L'auteur a lu et utilise Victor Klemperer et son LTI ; on pressent l'émergence inquiétante d'un langage totalitaire déjà à l'oeuvre derrière les usages qu'il épingle : exagération qui marche et enrôle. Passé le plaisir d'un humour omniprésent, la lecture nous met mal à l'aise, ridiculisant notre communication et son côté Bouvart et Pécuchet : eux aussi étaient avides de mots à la mode.
Cet ouvrage, qui jamais ne jargonne, illustre l'idée d'une sémiologie au sens où l'entend Saussure : "science qui étudie la vie des signes au sein de la vie sociale". Sauf que l'on ne sait pas qui emploie ces mots, quelle est leur fréquence d'emploi, leur contexte d'emploi.


Version chinoise
Véronique Michel, La Chine branchée, Editions Sépia, Paris, 2012, 109 pages, biblio., 12 €

Véronique Michel illustre les évolutions de la société chinoise à partir des expressions nouvelles qu'elles installent dans la communication. Elle a repéré et décortiqué des expressions chinoises courantes, plus ou moins à la mode. Sans aucune prétention d'analyse, l'auteur réussit à épingler des jeux de mots révélateurs du changement social en cours. Les typologies que produisent à foison les études sont révélatrices : les tribus (族) ont des noms drôles : "insectes d'entreprise" (ceux qui restent au bureau faute de vie personnelle), les "zéro Pascal" (pas de stress), les "étudiants d'outre-mer" (tortues de mer), la tribu du pouce (les damnés du texto, 拇指族), etc. Cette créativité lexicale est favorisée par les jeux sur les prononciations du chinois (changements de tons). Le livre ne manque pas d'humour et plaira à ceux qui aiment le chinois.

mercredi 18 janvier 2012

Linéarité de notre culture

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Tim Ingold, Lines, a brief history, second edition, 2007, Routledge, London, bibliogr., Index, 28 $ (eBook) ; l'ouvrage vient d'être traduit en français par Sophie Renaut, Une brève histoire des lignes, éditions Zones sensibles, 256 p., 2011, 22 €

La ligne n'est pas un objet d'étude anthropologique courant. Pourtant, à lire cet ouvrage, on ferait bien d'y regarder de plus près. Des lignes, il y en a partout, sur les routes, sur nos cahiers d'écoliers ("allez à la ligne, tirez un trait"), dans les champs labourés (agri-culture) et nos potagers tirés au cordeau, nous en suivons partout, qu'il s'agisse de partitions de musique, de défilés, de navigation sur mer, dans la neige, d'itinéraires de métro ou de bus. Se déplacer, raconter des histoires, chanter, écrire (à la main), lire, tant d'activités relèvent des lignes. N'oublions pas quand même aussi que "aligner" c'est punir : aligner pour contrôler, dominer, surveiller (cf. la logique de colonisation. in Pierre Bourdieu, Images d'Algérie, Actes Sud, 2003), dépersonnaliser (ne voir qu'une tête)...

 Anthropologue, Tim Ingold poursuit la ligne dans de nombreuses cultures pour dégager son rôle, son arbitraire, la repérer dans les cartes, dans l’écriture et la calligraphie, dans la musique, dans les arbres généalogiques et dans ceux qui exposent l’évolution des espèces (la ligne comme outil d'exposition). Il analyse la place du tissage, du fil et de la broderie, des filets (network), la distinction entre écrire et dessiner, la relation aux gestes, aux mouvements (donc à la danse).
L'une des articulations majeures de l'analyse de Tim Ingold est l'opposition entre les ligne que l'on trace, que l'on invente en marchant, en parlant, en improvisant, en naviguant, en dessinant et celles que l'on suit, en écrivant, en brodant, lignes faites de points (pointillés) qui, ramenée à une suite de moments, n'est plus une ligne (la ligne du métro, l'itinéraire touristique, par exemple) ? Depuis Saussure, on perçoit combien la linéarité du signifiant phonique, la musique des discours est déterminante. Tim Ingold rappelle que la phrase est un découpage grammatical artificiel de cette ligne sonore. Il traque une opposition semblable dans l'évolution de la musique vocale.

Le travail de Tim Ingold se situe dans la tradition anthropologique de l'étude de la "raison graphique" ; Jack Goody déjà attirait l'attention sur la "domestication" de "l'esprit sauvage" par l'écriture, qui se fait en ligne, qui classe et ordonne. Tim Ingold analyse, à partir d'un ensemble très varié de cas, comment nous sommes liés à des lignes, comment notre esprit est composé de lignes, notre pensée enfantée par des lignes. De l'armée qui ne cesse d'aligner des colonnes et des rangs, à la géométrie, dès Euclide, avec ses points, ses droites, ses plans. De l'urbanisme des rues, des façades aux paysages avec les lignes électriques, du câble, du téléphone où se rassemblent les oiseaux (cf. infra).

Penser en ligne, voir et concevoir en ligne : peut-on faire autrement ? La créativité est-elle au prix de cette rupture ? Le Web, culture en ligne, accusée de délinéariser, systématise et inculque pourtant des modes de pensée et de perception linéaires : de l'usage constant des cartes et des plans, par exemple, jusqu'à la "Timeline" de Facebook. Bientôt, les gestes, pour piloter des jeux, un téléviseur (hand gesture recognition) traceront des lignes en l'air... Gestique du téléspectateur dirigeant ses appareils.

Tant de lignes donnent le vertige d'autant que l'auteur laisse ses lecteurs en plan avec toutes ces lignes et leurs points. Mais il nous a fait toucher du doigt l'étrangeté du quotidien, son exotisme (selon la belle expression de Georges Condominas) et l'un des arbitraires essentiels de notre culture, que nous ne percevons guère. La résistance à la délinéarisation des médias (TV, presse, radio) suffit à montrer à quel point la linéarité passe pour un phénomène naturel dans notre culture média.
Oiseaux en ligne. New York, pont de Brooklyn, janvier 2012 (photo CmM)

mardi 20 septembre 2011

Sur les traces des traces de Big Brother

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Alain Levy, Sur les traces de Big Brother. La vie privée à l'ère numérique, Paris, L'Editeur, 2010, 263 pages.

Emprunter au roman d'Orwell pour évoquer les dispositifs permettant de "connaître" les comportements des internautes est une rude métaphore venant du Président d'une entreprise, Weborama, dont le métier est de vendre aux entreprises une connaissance efficace du Web. Les données médiates de la conscience numérique permettent de cibler au plus juste les activités sur le Web. Activités commerciales ou non. Alain Levy prend le parti de dire ce qui va sans dire et d'établir le syllogisme constitutif du Web : pas d'économie publicitaire sans ciblage (majeure), pas de ciblage sans cookies (mineure). Voilà pour les prémisses. Pas de Web sans cookies, voilà pour la conclusion du syllogisme (en attendant mieux).
Les cookies sont au principe du fonctionnement du Web et de son économie : sans cookies, sans identifiant unique, pas de réseaux sociaux, pas de moteurs de recherche, pas de vente en ligne, rien, ni Google, ni Facebook, ni Yahoo! Ni Weborama ? Les cookies sont des traces que laissent les internautes de passage sur des sites. Le médiaplanneur, sur le Web, fait, à sa manière, oeuvre automatisée d'enquêteur et d'historien (cf. Carlo Ginzburg), pour aller du passé (chercher les traces) au futur proche. Le Web comme la ville est un média de passants.

Sur les traces de Big Brother est un livre d'économie sans économétrie visible : il montre comment fonctionne Internet. Un livre de droit sans arrêts : comment maintenir Internet "dans les simples limites de la raison" morale. Le livre se lit dans les variations de la distance entre économie et droit : de zéro, pour le chef d'entreprise tout à son résultat, à l'infini pour l'humaniste, tout à la morale. Quelle est la juste distance ? Débat kantien : avoir des mains mais sales, ou n'avoir pas de mains, mais si pures ! Alain Lévy ne récuserait sans doute pas les termes du dilemme de Charles Péguy.

Cet essai, qualifié modestement et exactement de "document", couvre quatre domaines : la connaissance des comportements numériques, la place de la publicité dans l'économie numérique, ce que changent à la vie privée les moteurs de recherche et les réseaux sociaux,  les moyens de protéger la vie privée sur le Web. Tout cela est énoncé et "documenté" clairement, distinctement. De plus, Alain Levy prend parti, il dit "je", évoque sa "conviction". Tant mieux. Le danger, qu'il voit bien venir et veut prévenir, est celui de la globalisation : "à force de globaliser, on mélange tout" (p. 131). Danger qui donne sa valeur à la double approche de l'auteur, tantôt chef d'entreprise et ingénieur, tantôt mari et père de famille, qui ne globalise jamais.

"Big Brother" dans 1984 incarnait les penchants criminels de la surveillance totalitaire. Aujourd'hui, "Big Brother" est l'expression qui revient le plus fréquemment pour situer Google et Facebook. Passage à la limite... Paradoxe : alors que Orwell visait une société particulière (stalinienne) qui s'est effondrée depuis, certains voient désormais une menace totalitaire dans toute société qui se numérise. Parfois, pour mieux faire valoir que notre époque est à la surveillance, Alain Levy embellit le passé. Comme si les administrations, depuis toujours, ne traquaient les richesses, pour lever l'impôt, comme si elles ne recensaient pas les hommes, pour les envoyer à la guerre. Fouiller, dénoncer, classer : toutes les sociétés le font. La Sainte Inquisition fouillait les maisons et les consciences pour convertir et assassiner ; plus près de nous, le maccarthysme ne reculait devant rien. Tout cela s'est déroulé sans cookies, sans informatique. Les régimes les plus totalitaires ont organisé l'espionnage et la dénonciation de tous par tous, sans technologie de pointe. Voyez Pétain, voyez Franco, voyez la DDR... Certes, les nazis ont pu profiter d'IBM pour établir des listes de personnes à déporter (cf. E. Black, IBM and the Holocaust, 2001) mais, en général, la police politique de la pensée n'a pas attendu les écrans et les caméras, elle a toujours et partout pu compter sur des hommes de sinistre volonté, et même sur des enfants, pour effectuer les pires des tâches criminelles. Qu'importe les technologies, c'est de morale qu'il s'agit : sans morale, sans droit, toute technologie peut devenir criminelle. 

Chaque paragraphe du livre provoque à la discussion. A chaque paragraphe, on a envie d'objecter et d'anticiper des objections aux réponses que l'on devine. Chacun des énoncés de l'ouvrage, pris un à un, est disputable, mais l'ensemble qu'ils constituent est incontestable. Plusieurs années après sa publication, l'ouvrage suscite toujours le débat.
Des objections ? Retenons en trois.
  • Les internautes sont libres et égaux en droit. Rien ne les oblige à s'afficher sur Facebok comme rien n'obligeait Rousseau à publier d'intimes Confessions. En revanche, les internautes ne sont pas égaux de fait devant les outils numériques (p. 30). On ne naît pas internaute, on le devient. Plus ou moins. Le numérique a ses héritiers, tout comme l'amour de l'art, de la langue et l'école... 
  • Alain Levy défend le droit des personnes privées à l'oubli ; certes, mais je pressens un risque de glissement de ce droit à des exploitations politiques. Or, en politique, le devoir de ne pas oublier s'impose, il me paraît même constitutif de notre culture (cf. notre post récent). 
  • La métaphore des digital natives ("nés avec le Web") est dérivée d'une notion linguistique approximative - mais qui aboutit à la grammaire (cf. Noam Chomsky) ; elle me semble faire obstacle à l'analyse des usages du Web. D'autant que cette notion rejoint, dans le raisonnement d'Alain Levy, la métaphore des abeilles, insectes pollinisateurs (chapitre 5). Certainement, l'auteur met alors le doigt sur un aspect crucial de l'économie du Web, celui de l'exploitation du lexique (plus que de la langue), donc de la production, par la communauté, d'un  "trésor" sémantique (Saussure). Ici, affleure le risque d'érosion de la diversité langagière et culturelle par l'usage d'Internet (cf. la "novlangue", évoquée p. 42). Allons, sans abeilles internautes, tout n'est pas perdu pour le Web, le vent suffit souvent à la pollinisation : les plantes qui ciblent moins distribuent plus largement leur pollen. Alternative constante en marketing : cartes de fidélité ou pas (Every Day Low Price) , affinité ou pas, etc. Les abeilles, insectes totalitaires "dont le travail est joie", s'accordent bien à l'idée de "Big Brother". Victor Hugo déjà leur reprochait de collaborer au manteau impérial et aux tapis du sacre. Le vent, lui, est plus anarchiste, plus lyrique aussi ! Vive le vent, donc, "qui court à travers la campagne".
Voici un livre polémique, à structure "ouverte", dont les problématiques n'ont pas fini d'être actuelles, dont les thèmes valent pour toute communication numérique. Alain Levy fait revisiter le Web, conduisant ses lecteurs loin de leurs bases habituelles, tour à tour dans le cambouis de la gestion des sites, des données (data) et du marketing comportemental mais aussi, chemin faisant, dans les principes d'une morale collective dont le Web est indissociable. Jamais l'un sans l'autre. 

jeudi 9 septembre 2010

Les mots qui nous manquent

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"Uns fehlen die Worte", avant d'être un livre, fut d'abord une émission de la chaîne germanophone 3sat qui réunit des programmes des télévisions des secteurs publics de langue allemande (Allemagne, Autriche, Suisse). Le principe de l'émission consiste à faire appel au peuple des téléspectateurs germanophones pour trouver "les paroles/expressions qui manquent" pour s'exprimer et communiquer dans la vie quotidienne, et proposer des solutions. Mais la langue se change-t-elle par décret ? Revenons au Cours de linguisique générale de Saussure (1906-1911) : "La langue est de toutes les institutions sociales celle qui offre le moins de prise aux initiatives" ou encore "le signe linguistique échappe à notre volonté".
Les nombreuses réponses recueillies par l'émission peuvent-elles contribuer à l'enrichissement de la langue ? Cette créativité sur commande, à la demande, de type crowd sourcing, diffère radicalement de l'enrichissement spontané, involontaire, collectif, de la langue par ceux qui la parlent, la "masse parlante" (Saussure). Enrichissement déborde le strict lexique pour développer et entériner de nouvelles tournures.
Deutscher Taschenbuch Verlag (DTV), 10,6 €

Quels mots manquent ? Exemple.
Les germanophones n'ont pas de mot pour désigner la partie à l'intérieure d'un petit pain ("das leckere, weiche innere eines Brötchens") ; les francophones disposent d'un nom évident ("la mie"), en revanche, ils n'ont pas de mot pour "das Brötchen" (qui n'est pas un "petit pain"...). Situation identique en anglais où les traducteurs, "At a loss for words", diront "soft part of bred". Google translate, qui traduit le mot "mie" par "crumbs" (miettes) et "das Brötchen" par "rouleau", est fortement déconseillé, aux boulangers et aux examens !

Le marché des mots
Cet ouvrage renvoie de manière parfois spectaculaire, souvent humoristique, à la créativité langagière dans des sociétés où les médias numériques accélèrent la circulation des mots (de l'invention à l'imitation), étendent leur couverture et multiplient leur fréquence (puissance du buzz numérique, des copiés/collés, retwitt, RP, agrégateurs, partages, mash-up, etc.).
La notoriété d'une création langagière peut être acquise plus rapidement, et son obsolescence aussi : on pourrait estimer le GRP d'un mot, évaluer son image (de marque) voire même son bêta et leurs évolutions (mémo / démémo). Avec Internet, tout mot est une marque, et toute marque n'est qu'un mot (comme l'indique la possibilité d'acheter des noms de marque aux enchères dans Ad Words. Cf. le communiqué hostile de l'UDA). Les mots des noms de domaine ou de d'applis constituent également un marché des mots (cf. les problèmes de "name squatting" et de découvrabilité quand le nombre des applis d'Apple croît, dépassant 250 000). Problèmes voisins pour Twitter (usurpation de nom, d'identité, de marque).
Internet devient le dictionnaire des dictionnaires d'usage (c'est manifestement l'une des ambitions de Google), là où s'observent le plus aisément, mais pas exclusivement, les mouvements de la norme.

La question de la créativité langagière renvoie à la place des mots (Wörter) et paroles (Worte) dans les moteurs de recherche, à leur efficacité socio-linguistique pour le ciblage comportemental. A la place - presque vide - du sémantique aussi. La logique traditionnelle du marché des mots est dynamisée par l'évolution des moteurs de recherche (cf. Google Instant et la vitesse d'apparition des mots-syntagmes / suggestions-résultats).
Etant donné un besoin de communication, quels sont "les mots [qui] pour le dire arrivent aisément" ?
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mercredi 27 janvier 2010

Albert Camus - René Char. Médias oubliés lus à voix haute

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Albert Camus, La postérité du soleil. Photographies de Henriette Grindat, Itinéraire par René Char, Paris, Editions Gallimard, 2009, 79 pages.

Les étudiants du Magistère des sciences de gestion de l'Université et la Fondation Dauphine ont organisé en avant-première parisienne la lecture de la correspondance Albert Camus - René Char par deux acteurs, Jean-Paul Schintu et Bruno Rafaelli. L'amphi de 300 personnes était complet pour cette "Postérité du Soleil".
A cette occasion, dans cette salle bourrrée de téléphones portables, on a pu voir à l'oeuvre des médias oubliés, retrouver des strates de médias occultés par les agrégations successives.
  • Le discours, oralisé au micro, sur fond de photographies noir et blanc d'Henriette Grindat, projetées au mur. Dialogue d'images. La voix des acteurs porte les messages, elle est message aussi qui fait parler un texte comme s'il s'adressait à nous. Poésie et beauté performatives.
  • Le texte mis en son et en scène, sobrement, est issu d'une correspondance. Quel mot singulier pour dire à la fois le pluriel d'un dialogue continué, la concordance de deux pensées et l'accord tenu pendant treize années ! On imagine les auteurs postant leurs lettres, on les imagine décachetant les enveloppes, découvrant puis relisant les lettres. Courrier manuscrit, média muet, personnalisé à l'extrême : choix du papier, de l'encre, du stylo, de la mise en page, de l'enveloppe.
  • Ces textes, d'abord intimes et privés, qu'un éditeur a imprimés et publiés, que les acteurs ont montés, redeviennent vivants, sonores, écoutés dans la situation ritualisée d'un théâtre public (un amphi-théâtre, en l'occurence) et son silence bruyant de chuchotements et toussotements, ses applaudissements.
  • Cette correspondance s'étend sur treize années, elle est série, tissage de textes, tissage de tissages.

Tout ceci doit rappeler un degré zéro du média. Penser que l'Illiade et l'Odyssée, ce furent d'abord des vers récités, cousus par le rhapsode (celui qui coud les chants, ῥαψῳδεῖν), dont le support d'improvisation fut la mémoire organisée (texte, versification, formules. Cf. les travaux de Milman Parry sur l'épithète homérique, 1928). Et, derrière le texte, ce tissage (textus), la langue, les mots qu'agrègent les locuteurs et les poètes, selon des règles d'invention et des clichés.
Le média est mis à nu par la représentation théâtrale de la correspondance : le langage, puis la parole (Saussure), puis ses supports. Le rhapsode coud les morceaux, premier agrégateur, et les porte aux publics (tradition orale). Plus tard, au sixième siècle avant notre ère (Pisistrate), le texte homérique sera fixé et commencera l'ère des bibliothèques. Alexandrie est déjà une étape très avancée dans l'histoire des médias.
A vivre au jour le jour dans des médias qui sans cesse se revendiquent comme médias (télévision, radio, presse, Web, etc.) et refoulent le passé (cf. les productions de Disney), nous en oublions les degrés élémentaires (parole, manuscrits, images, etc.) dont ces médias ne sont que des agrégations créatives, médias de médias (media mediorum).
C'est l'autre leçon réussie de cette performance théâtrale que de laisser entrevoir, derrière les talents des poètes, la pâte si feuilletée des médias. Un média bien agrégé est comme un mille-feuilles réussi : on ne perçoit plus les feuilles pliées qui fondent sous la langue.
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