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dimanche 2 juillet 2017

Baudelaire, poète de nos disruptions


Antoine Compagnon, Un été avec Baudelaire, 2015, Paris, Equateurs France Inter parallèles, 72 p. 13 €

André Guyaux, Le Paris de Baudelaire, Paris, 2017, Editions Alexandrines, 110 p., Index.

Antoine Compagnon,  Professeur de littérature au Collège de France, avait déjà proposé "un été avec Montaigne". Ce fut un succès inattendu. Il a récidivé avec Charles Baudelaire en 2015.
Travail de vulgarisation. Sans doute : rares ceux qui veulent lire un gros volume sur Charles Baudelaire. En revanche, tout le monde peut reprendre un peu de Baudelaire, oublié peut-être depuis la préparation du baccalauréat de français à la fin de la classe de Première. Et ce n'est pas si saugrenu. Antoine Compagnon parvient à nous donner envie de re/lire Baudelaire : pour cela, il puise dans Les Fleurs du Mal, bien sûr, mais à bien d'autres sources aussi, la correspondance, les articles publiés dans la presse, les critiques, les poèmes en prose, etc.

L'ouvrage se compose de 34 chapitres courts, quelques pages chacun, la ration quotidienne. Parfaite posologie. Quel est l'objectif de ce petit livre qui suit l'émission de radio de l'été 2014, que l'on peut encore écouter (ici) ? Inviter à fréquenter Baudelaire, à parcourir ses textes, "à sauts et à gambades", selon l'expression de Montaigne, pour le plaisir et pour réfléchir et le lire.

L'approche de l'auteur donne à penser un Baudelaire aux prises avec le changement de paradigme culturel : l'urbanisme, les styles de vie, l'éclairage, la photographie. Tout d'abord, on y perçoit que Baudelaire vit -mal - le début de la disruption de la société traditionnelle française, rurale, agricole, monarchiste. Le voici entrant dans une société industrielle, urbaine, qu'installent les grands travaux haussmanniens à Paris, avec ses "rues assourdissantes" qui hurlent, la foule qui s'y presse (cf. Edgar Allan Poe). "Baudelaire n'aimait pas son époque", résume Antoine Compagnon. En effet, Baudelaire refuse "la croyance naïve dans le progrès", ce "fanal obscur", "cette idée grotesque, qui a fleuri sur le terrain pourri de la fatuité moderne" : nouvelles techniques, éclairage au gaz, électricité, machines à vapeur, photographie, suffrage universel (la vérité dans le nombre), colonialisme, militarisme n'annoncent rien de bon et ne constituent certainement pas toujours un progrès. Le peuple n'a-t-il pas élu Napoléon III ! Charles Baudelaire se plaint de la presse certes mais pas de toute presse : "Les journaux à grand format me rendent la vie insupportable" mais, contre la presse de masse qui se développe, il loue "l'utilité du petit journal", celui qui harcèle.
Hors-Série du 29 Juin 2017, 8,5€
Mais, Charles Baudelaire est aussi un classique, qui écrit comme Racine selon le mot de Marcel Proust en 1921, un dandy qui dénonce "le spécialiste", lui préférant l'humaniste, "l'homme de Loisir et d'Education générale". Baudelaire, inclassable, paradoxal, ne cesse d'étonner. Il revendiquait "le droit de se contredire" : il en a usé ! Critique de la presse, il est journaliste à ses heures ; critique de Paris, il s'en éloigne rarement, et il en va ainsi pour lui de la photographie, de Victor Hugo... Homme de son temps, homme de notre temps ; de la révolution industrielle à la révolution numérique, il demeure une fertile fréquentation pour lire les changements. Poète de la disruption, ce qui le rend si proche de nous, qui sommes aux prises, à notre tour, avec une insaisissable disruption. Là où Baudelaire désespère de la modernité, Guillaume Appolinaire et les surréalistes s'en émerveilleront.

Antoine Compagnon a donc gagné son pari. Nous relirons Baudelaire en nous demandant, comme il le fit en son temps, quel sont aujourd'hui les "fanaux obscurs" qui aveuglent et "jettent des ténèbres" sur nos vies, sur notre monde. Notre représentation du progrès encore : numérisation, écrans, portable, réseaux sociaux, robots ? L'intelligence artificielle est-elle le progrès partout célébré ? A quelles conditions ? Quelles croyances nous font avaler le numérique tout rond, ses pompes et ses ouvrages, sans mâcher, sans ruminer ?

"Un été avec ..." devient un genre littéraire hybride, articulant l'oral de l'émission de radio et l'écrit d'un petit livre de synthèse, comme une brève anthologie. Un été avec Machiavel (Patrick Boucheron), avec Victor Hugo, avec Proust... avec Pavese un jour peut-être !
Allons ! Posons notre smartphone, et prenons notre été en main, avec Charles Baudelaire et Antoine Compagnon (cf. aussi son texte dans le Hors-Série du Monde "Baudelaire. Moderne et anti-moderne").

Le Paris de Baudelaire est consacré à la relation complexe de Baudelaire à la ville capitale ("Je t'aime ô capitale infâme"). Gros plan du "rôdeur parisien" visitant l'Exposition Universelle de 1855 où, sur les quais, l'on peut saisir le triomphe de la révolution industrielle, bateaux à vapeur et locomotives. Le Palais de l'industrie vient d'être construit avec sa galerie des machines. Charles Baudelaire dénoncera dans l'idée de progrès une "invention du philosophisme actuel" et même, lui, l'ami de Nadar, "l'industrie photographique".
André Guyaux montre le rôle de la peinture : Baudelaire perçoit Paris à travers le prisme des "Eaux-fortes sur Paris" de Charles Meryon et des dessins de Constantin Guys, "le peintre de la vie moderne". Des voyants, des phares comme Delacroix, Manet, Courbet.

Comme Un été avec BaudelaireLe Paris de Baudelaire apporte un peu de relativisme à la célébration présente de la modernité numérique et à ses manifestions triomphales et intéressées ("badauderie parisienne", aurait pu dire Baudelaire). La modernité n'est pas une idée neuve.

lundi 22 mai 2017

The Circle, roman, film : une société numérique très romancée


Dave Eggers, The Circle, a novel, Alfred A. Knopf McSweenney's Books, 2013, San Francisco, 497 p., ebook, $7,13
Le Cercle, traduit en français et publié par Gallimard, 576 p., juin 2017 (Folio), 8,2 €

Le roman met en scène une jeune femme qui obtient par piston un emploi dans une superbe entreprise numérique rêvée, The Circle. Roman de science politique fiction.

L'univers décrit, plus qu'imaginé, emprunte à Facebook, à Google et Apple réunis. Le réseau The Circle transcende tous les réseaux, en intègre toutes les fonctionnalités et particulièrement celle de réseau social qui constitue le cœur de l'intrigue. Méta-réseau. Utopie proclamée : rendre le monde meilleur en en connectant en permanence tous ses individus, à tous ses objets. Le rendre commode aussi grâce à l'effet de réseau. Cet effet culmine dans une utopie politique dont l'idée est ancienne : l'agora athénienne et son théâtre (devenue "town hall"), la République de Platon, l'Utopia de Thomas More(1516), La Nouvelle Atlantide de Francis Bacon (1624), la démocratie directe à la Rousseau, voter à tout moment, à propos de tout, mettre l'abstention hors la loi (mais comment déciderait-on, démocratiquement, d'un mode de scrutin ?). Utopie nostalgique d'un suffrage universel, jamais loin de la tentation totalitaire : car qui dirige The Circle ? L'espace public démocratique y est orchestré par le fondateur du réseau social, qui n'est pas élu. "On ne peut imaginer que le peuple reste incessament assemblé pour vaquer aux affaires publiques", notait déjà Jean-Jacques Rousseau (Du contrat social, III, 4).
The Circle, réseau total, met en chantier la consolidation numérique de toutes les données personnelles, leur synchronisation généralisée, la collecte constante de data aussi bien sociales que médicales. Collecte centralisée (cloud), qui les rend immédiatement et partout disponibles, mobilisables, totalisables.

Phalanstère aussi, car il y du Charles Fourier dans l'utopie des "Circlers". Apologie de la transparence totale qui permet à toute vie privée de devenir publique ("privacy is theft", "All that happens must be known"). L'architecture dit et répète cette transparence, tout mur de verre étant aussi un écran où défilent des messages, des photos... panopticon absolu où chacun peut observer tout le monde, connaître le passé de chacun. Pas de secret ("secrets are lies", les secrets sont des mensonges). A terme, chacun portera sur soi à tout moment une caméra ("to go clear"), les e-mails seront publics, toute communication étant partagée par tout le monde ; il y aura des capteurs partout, pour tout, y compris certains que l'on avale ("Yeah, everything's on sensors") pour révéler l'état de santé mais aussi les émotions, la fatigue, la tristesse... L'Internet des choses est systématisé. Rien n'est perdu, rien n'est oublié, rien n'est effacé, tout est émietté, réagrégeable à volonté. Univers dans lequel il faut tout partager (sharing is caring), où il faut participer sans cesse, en toute hâte (l'isolement est un péché) sans même que les visages ne se rencontrent. Aucun droit à l'oubli. Impératif catégorique ultime : "Get social with us", comme l'intime une appli médicale de Withings/Nokia.

Affiche du film dans une salle REGAL
Mai 2017 (photo fjm)
Certains autour de nous semblent déjà vivre partiellement dans un tel monde : partageant leur emploi du temps, leurs activités et leurs émotions sur des réseaux sociaux, des messageries, partageant leurs photos, leurs opinions, leurs votes, leurs vidéo, leurs goûts et dégoûts. "Community first" "Thanks for Sharing !". La vie quotidienne des Circlers, travail et loisirs, est ainsi quantifiée, ordonnée, classée, hiérarchisée. Benchmarking incessant et "pression statistique". Wearables (bracelets, colliers), "quantified self" (questionnaires à tout propos). Hyperactivité, Fear of Missing Out (FOMO). A lire avec en tête l'éclairage contraire de l'abbaye de Thélème (François Rabelais, Gargantua, Chapitre LVII) et l'idée de volonté (générale, divine ou simple caprice). La réflexion pratique de The Circle et des Circlers aboutit à la remise en question de la critique de la communication politique et des élections, à l'exigence d'une transparence complète de la vie politique et de la démocratie, à l'interdiction de l'abstention...
Les événements récents, illustrés par les taux d'abstention, les fake news et les errances du programmatique, en confirment les attentes et les risques. Réminiscences de 1984 (Georges Orwell). En fait, le début du roman n'exagère guère, ce n'est déjà plus de la fiction ; parfois, le roman semble même en retard sur le présent. En tout cas, les problèmes posés, dont celui de la propension naturelle d'un réseau social au monopole, sont indéniables...

Le roman a été porté à l'écran par James Ponsold ; le film, sorti dans les salles aux Etats-Unis en avril 2017, est servi par Emma Watson, dans le rôle de l'héroïne, et Tom Hanks dans celui du fondateur. Le film calque plus ou moins le roman. Mais une fiction peut-elle rendre compte des réseaux sociaux, de leur rôle social et culturel, politique sans tomber dans les clichés et les simplifications outrancières (cf. The Social Network, 2010) ? Quels sont les chemins de la liberté numérique ? Quelle morale pour une société numérisée, société sans visages (revenir à Emmanuel Lévinas) ?

L'actualité de ce thème est certaine : le partage des photos avec telle ou telle de nos relations, le partage de toute activité, des déplacements, des calendriers sont déjà proposés par Facebook et Google. Chaque appli croit bon de proposer le partage... Nielsen travaille à une mesure portable des audiences radio et TV (wearable PPM)... La vie privée est-elle compatible avec le numérique, et-elle soluble dans la société numérique ?
L'ambition totalisante (et non totalitaire) s'exprime ainsi dans le discours du P-DG de Google, Sundar Pichai, lors de la conférence annuelle des développeurs en mai 2017, Google I/0 : “We are focused on our core mission of organising the world’s information for everyone and approach this by applying deep computer science and technical insights to solve problems at scale”. Ambition a priori différente de celle des réseaux sociaux et des messageries : s'il s'agit d'organiser l'information et non les personnes...