mardi 20 septembre 2011

Sur les traces des traces de Big Brother

.
Alain Levy, Sur les traces de Big Brother. La vie privée à l'ère numérique, Paris, L'Editeur, 2010, 263 pages.

Emprunter au roman d'Orwell pour évoquer les dispositifs permettant de "connaître" les comportements des internautes est une rude métaphore venant du Président d'une entreprise, Weborama, dont le métier est de vendre aux entreprises une connaissance efficace du Web. Les données médiates de la conscience numérique permettent de cibler au plus juste les activités sur le Web. Activités commerciales ou non. Alain Levy prend le parti de dire ce qui va sans dire et d'établir le syllogisme constitutif du Web : pas d'économie publicitaire sans ciblage (majeure), pas de ciblage sans cookies (mineure). Voilà pour les prémisses. Pas de Web sans cookies, voilà pour la conclusion du syllogisme (en attendant mieux).
Les cookies sont au principe du fonctionnement du Web et de son économie : sans cookies, sans identifiant unique, pas de réseaux sociaux, pas de moteurs de recherche, pas de vente en ligne, rien, ni Google, ni Facebook, ni Yahoo! Ni Weborama ? Les cookies sont des traces que laissent les internautes de passage sur des sites. Le médiaplanneur, sur le Web, fait, à sa manière, oeuvre automatisée d'enquêteur et d'historien (cf. Carlo Ginzburg), pour aller du passé (chercher les traces) au futur proche. Le Web comme la ville est un média de passants.

Sur les traces de Big Brother est un livre d'économie sans économétrie visible : il montre comment fonctionne Internet. Un livre de droit sans arrêts : comment maintenir Internet "dans les simples limites de la raison" morale. Le livre se lit dans les variations de la distance entre économie et droit : de zéro, pour le chef d'entreprise tout à son résultat, à l'infini pour l'humaniste, tout à la morale. Quelle est la juste distance ? Débat kantien : avoir des mains mais sales, ou n'avoir pas de mains, mais si pures ! Alain Lévy ne récuserait sans doute pas les termes du dilemme de Charles Péguy.

Cet essai, qualifié modestement et exactement de "document", couvre quatre domaines : la connaissance des comportements numériques, la place de la publicité dans l'économie numérique, ce que changent à la vie privée les moteurs de recherche et les réseaux sociaux,  les moyens de protéger la vie privée sur le Web. Tout cela est énoncé et "documenté" clairement, distinctement. De plus, Alain Levy prend parti, il dit "je", évoque sa "conviction". Tant mieux. Le danger, qu'il voit bien venir et veut prévenir, est celui de la globalisation : "à force de globaliser, on mélange tout" (p. 131). Danger qui donne sa valeur à la double approche de l'auteur, tantôt chef d'entreprise et ingénieur, tantôt mari et père de famille, qui ne globalise jamais.

"Big Brother" dans 1984 incarnait les penchants criminels de la surveillance totalitaire. Aujourd'hui, "Big Brother" est l'expression qui revient le plus fréquemment pour situer Google et Facebook. Passage à la limite... Paradoxe : alors que Orwell visait une société particulière (stalinienne) qui s'est effondrée depuis, certains voient désormais une menace totalitaire dans toute société qui se numérise. Parfois, pour mieux faire valoir que notre époque est à la surveillance, Alain Levy embellit le passé. Comme si les administrations, depuis toujours, ne traquaient les richesses, pour lever l'impôt, comme si elles ne recensaient pas les hommes, pour les envoyer à la guerre. Fouiller, dénoncer, classer : toutes les sociétés le font. La Sainte Inquisition fouillait les maisons et les consciences pour convertir et assassiner ; plus près de nous, le maccarthysme ne reculait devant rien. Tout cela s'est déroulé sans cookies, sans informatique. Les régimes les plus totalitaires ont organisé l'espionnage et la dénonciation de tous par tous, sans technologie de pointe. Voyez Pétain, voyez Franco, voyez la DDR... Certes, les nazis ont pu profiter d'IBM pour établir des listes de personnes à déporter (cf. E. Black, IBM and the Holocaust, 2001) mais, en général, la police politique de la pensée n'a pas attendu les écrans et les caméras, elle a toujours et partout pu compter sur des hommes de sinistre volonté, et même sur des enfants, pour effectuer les pires des tâches criminelles. Qu'importe les technologies, c'est de morale qu'il s'agit : sans morale, sans droit, toute technologie peut devenir criminelle. 

Chaque paragraphe du livre provoque à la discussion. A chaque paragraphe, on a envie d'objecter et d'anticiper des objections aux réponses que l'on devine. Chacun des énoncés de l'ouvrage, pris un à un, est disputable, mais l'ensemble qu'ils constituent est incontestable. Plusieurs années après sa publication, l'ouvrage suscite toujours le débat.
Des objections ? Retenons en trois.
  • Les internautes sont libres et égaux en droit. Rien ne les oblige à s'afficher sur Facebok comme rien n'obligeait Rousseau à publier d'intimes Confessions. En revanche, les internautes ne sont pas égaux de fait devant les outils numériques (p. 30). On ne naît pas internaute, on le devient. Plus ou moins. Le numérique a ses héritiers, tout comme l'amour de l'art, de la langue et l'école... 
  • Alain Levy défend le droit des personnes privées à l'oubli ; certes, mais je pressens un risque de glissement de ce droit à des exploitations politiques. Or, en politique, le devoir de ne pas oublier s'impose, il me paraît même constitutif de notre culture (cf. notre post récent). 
  • La métaphore des digital natives ("nés avec le Web") est dérivée d'une notion linguistique approximative - mais qui aboutit à la grammaire (cf. Noam Chomsky) ; elle me semble faire obstacle à l'analyse des usages du Web. D'autant que cette notion rejoint, dans le raisonnement d'Alain Levy, la métaphore des abeilles, insectes pollinisateurs (chapitre 5). Certainement, l'auteur met alors le doigt sur un aspect crucial de l'économie du Web, celui de l'exploitation du lexique (plus que de la langue), donc de la production, par la communauté, d'un  "trésor" sémantique (Saussure). Ici, affleure le risque d'érosion de la diversité langagière et culturelle par l'usage d'Internet (cf. la "novlangue", évoquée p. 42). Allons, sans abeilles internautes, tout n'est pas perdu pour le Web, le vent suffit souvent à la pollinisation : les plantes qui ciblent moins distribuent plus largement leur pollen. Alternative constante en marketing : cartes de fidélité ou pas (Every Day Low Price) , affinité ou pas, etc. Les abeilles, insectes totalitaires "dont le travail est joie", s'accordent bien à l'idée de "Big Brother". Victor Hugo déjà leur reprochait de collaborer au manteau impérial et aux tapis du sacre. Le vent, lui, est plus anarchiste, plus lyrique aussi ! Vive le vent, donc, "qui court à travers la campagne".
Voici un livre polémique, à structure "ouverte", dont les problématiques n'ont pas fini d'être actuelles, dont les thèmes valent pour toute communication numérique. Alain Levy fait revisiter le Web, conduisant ses lecteurs loin de leurs bases habituelles, tour à tour dans le cambouis de la gestion des sites, des données (data) et du marketing comportemental mais aussi, chemin faisant, dans les principes d'une morale collective dont le Web est indissociable. Jamais l'un sans l'autre. 

1 commentaire:

  1. A mon sens, embellir le présent est bien plus dangereux qu’idéaliser le passé !

    Facile, en tant que lecteur, de se rendre compte que la société imaginée par Orwell représente le summum du vice. (Je ne connais pas assez l’auteur pour connaître les éléments sur lesquels il se base pour imaginer « le futur d’alors ». Mais ces idées doivent bien venir de quelque part.). Une fois l’amusement de la lecture du passage où les prolétaires surexcités expriment leur rage envers un personnage qu’ils ne connaissent même pas est passé, l’angoisse s’installe en comprenant à quel point le lavage de cerveau est efficace. Et si, moi aussi, sans le savoir, je faisais ce que l’on m’obligeait de faire ? Si j’amais ce que l’on m’imposait comme « bien », et je détestais ce qui m’était présenté comme « mal » ? Et si, malgré moi, mon goût pour la lecture et pour les vilains mots, je parlais déjà, immanquablement, de toutes façons, obligatoirement, le novlangue ?

    En tout cas, moi, ça m’a fait flipper.

    Et en y réfléchissant, j’ai pensé à toutes les fois où je n’ai pas exprimé mon avis « politiquement incorrect » (et en plus, je ne parle pas souvent de politique.) J’ai pensé à tous les films où les « gentils » foutent une raclée aux « méchants » (en général, non anglophones). J’ai repensé à tous ces mots qui viennent d’un anglais commercial dégueulasse, que personne n’est capable de traduire en français, surtout pas ceux qui se battent pour garder la langue « pure » (mais c’est un autre débat. D’ailleurs, j’adore l’anglais.) Et puis j’ai lu Farenheit 451, bouquin passionnant qui raconte une société où les livres sont brûlés, et parfois les lecteurs avec.

    Il est aisé, en tant que lecteur, de s’imaginer rebelle dans une société totalitariste. Facile de s’imaginer comme Winston Smith bravant l’autorité de la police de la pensée. Mais encore faut-il se rendre compte que l’on y vit.

    Si Alain Lévy embellit le passé, je trouve qu’il a bien raison de mettre en garde ses lecteurs, dans une société que l’on dit libre, mais où tous nos faits et gestes peuvent être suivis. Quelqu’un a dit : "Freedom is a state of mind"

    J’ai hâte de lire son bouquin !

    RépondreSupprimer