lundi 17 décembre 2018

Les startups de Pascal, ingénieur et entrepreneur



Anne Frostin, Les machines de Pascal. Du bon usage des ressorts, Paris, Editions Apogées, 82 p., Bibliogr., 11 €

De l’oeuvre de Pascal, on connaît surtout les Pensées et, dans une moindre mesure, les Provinciales. Bien sûr, grâce au cours de physique on a entendu parler du pascal, unité de mesure de pression ; grâce au professeur de mathématique, on a étudié le triangle de Pascal. Mais, on passe généralement sous silence le côté entrepreneur et ingénieur de Pascal. Pascal est surtout présent dans les manuels de littérature où l'on s'en tient aux textes à teneur religieuse. Erreur pédagogique endémique qui participe de l'euphémisation courante de l'économique dans les études littéraires ou philosophiques traditionnelles...

Or Pascal invente et met au point l’une des premières machines à calculer, la "pascaline" (1645). Plus tard, il concevra et organisera la première ligne de transport public parisien, les "Carrosses à cinq sols" (1662) dont la modernité du slogan publicitaire laisse rêveur : "pour aller de partout à partout". Smart city ? Pascal est l'auteur des affiches rédigées pour faire connaître le service, horaires, itinéraires, arrêts. Le modèle économique de la machine arithmétique était insuffisant, elle était trop chère, et, faute d'investisseurs, cette invention prémonitoire n’a pu décoller. En revanche, les "Carrosses à cinq sols", premier service de transport public urbain, semblent avoir connu un certain succès. On ne parlait pas alors de startup, seulement d’invention mais les difficultés et les soucis de Pascal évoquent irrésistiblement les startups contemporaines.

Faut-il séparer les travaux scientifiques et techniques de l'oeuvre philosophique ? Certainement pas. Anne Fostin souligne à quel point la Machine (la majuscule est de Pascal) est présente dans les Pensées où l’homme est décrit comme une machine, comme une mécanique ; des ressorts le font fonctionner, il y a des touches qui activent l’automate et déclenchent des automatismes en nous ("Nous sommes automates autant qu'esprit", Pensées, 821).
On entrevoit Turing... La "pascaline" est une “machine pensante” puisqu’elle calcule. Conçue en combinant "les lumières de la géométrie, de la physique et de la mécanique", ce robot premier “secourt l’esprit” comme l'intelligence artificielle secourt aujourd'hui l'intelligence humaine. Pascal ne se contente pas de la conception des plans de la machine ; entrepreneur, il est présent à l’atelier, participe au prototypage avec les artisans qui manient la lime, le tour, le marteau. Sa science est science appliquée, théorie matérialisée. Entrepreneur, Pascal se plaint de la contrefaçon, concurrence déloyale et médiocre mais la protection des inventions n'arrivera en France qu'avec la Révolution (1791, patente, brevet d'artiste-inventeur).
Pour le marketing, Pascal cherchera l'appui de Roberval, Professeur au Collège de France, autorité scientifique légitime et légitimante, il offre un exemplaire de la "pascaline" à Christine de Suède, reine savante et célèbre, dont il escompte le parrainage...
Pour l’expérimentation scientifique concernant le vide et la pression atmosphérique, Pascal collabore à nouveau avec des artisans pour la fabrication des appareils indispensables aux expérimentations : seringues, tuyaux, soufflets, siphons, tubes de verre (réalisés par les maîtres verriers de Rouen). Phénoméno-technique, aurait dit Gaston Bachelard qui aurait pu compter Pascal parmi les “travailleurs de la preuve”. Pascal, bachelardien jusqu'au bout, va même jusqu'à dénoncer "l’obstacle verbal" que représente l’usage courant du mot "vide".

L’ouvrage de Anne Frostin est d'abord une invitation à lire des textes de Pascal, méconnus et peu lus, qui sont d'une modernité époustouflante. On les trouvera, entre autres dans les Oeuvres complètes de Pascal dans la Bibliothèque de la Pléiade :
  • Privilège pour la machine d'arithmétique (1645)
  • Le récit de la grand expérience de l’équilibre des liqueurs (1648)
  • Préface sur le Traité du vide (1651, publiée en 1779)
  • Traité de l'équilibre des liqueurs et de la pesanteur de la masse d'air (1654) 
  • Les Carrosses à cinq sols (1662)
L’ouvrage de Anne Frostin est utile pour mieux appréhender l’oeuvre scientifique et technique de Pascal et de penser cette oeuvre en relations avec le champ de bataille scientifique de l'époque : Descartes, Galilée, Torricelli, Leibniz et Mersenne, l’anatomiste Vésale aussi, le géomètre Desargues... Randall Collins dans son ouvrage d'histoire sociale de la philosophie, évoquant la proximité des champs scientifique et philosophique au XVIIème siècle mentionne Pascal comme une "scientific star" de l'époque. Le travail d'Anne Frostin permet de mieux lire les Pensées et d'en percevoir l'assise scientifique et technique ainsi que la dimension épistémologique. L'ouvrage est clair et convaincant, bref à souhait ; il peut contribuer à rééquilibrer l'image de Pascal, dont les travaux scientifiques, mathématiques voire socio-économiques et techniques ont été quelque peu laissé de côté (euphémisé ?) au profit de sa réflexion religieuse, mise au devant de la scène par l'hagiographie en forme de légende rédigée par sa soeur, Gillberte Périer, et par sa participation éloquent à la querelle théologique opposant jansénistes et jésuites.

Références
  • Blaise Pascal, Oeuvres complètes, 2 tomes, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 
  • Gabriel Galvez-Behar,  ”L’État et les brevets d’invention (1791-1922) : une relation embarrassée” : Colloque ”Concurrence et marchés : droit et institutions du Moyen Âge à nos jours”, Comité d’histoire économique et financière de la France, 10-11 décembre 2009.
  • Pierre Bourdieu, Méditations pascaliennes, Paris, Seuil, 1997, 318 p.
  • Pierre Macherey, "Pascal et l’idée de science moderne : la Préface pour un Traité du vide de 1651", 2005.
  • Gilberte Périer, La vie de Monsieur Pascal (écrite en 1662, publiée en 1684), Préface de Sylvie Robic, Paris, 2017, Rivages poche, 184 p.
  • Gaston Bachelard, Le Nouvel esprit scientifique, Paris, PUF, 1963, 181 p.
  • Randall Collins, The sociology of philosophies. A global theory of intellectual change, Harvard University Press, 1998, 1098 p.