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mercredi 2 mai 2018

Des médias piégés par leurs contenus, tirés par leurs compléments ?


Bahrat Anand, The Content Trap. A Strategist's Guide to Digital Change, 2016, 464 p., $ 15.76 (ebook), Bibliogr.

L'auteur est Professeur de gestion (Business Administration) à Harvard Business School. Ph.D. en Economics, c'est un observateur - "dégagé" - des stratégies d'entreprises, au sens où Raymond Aron se disait "spectateur engagé". Comme observateur, son travail est remarquablement riche et diversifié : tout l'histoire du Web est présente dans le livre, sous forme de cas, d'exemples, d'anecdotes aussi, notamment,  puisés dans l'histoire récente des médias, de la presse (Newsweek, The Economist, Schibsted, etc.) et de la télévision surtout. L'ouvrage se termine par une longue réflexion sur l'éducation dans un univers de savoirs numérisés.
The Content Trap est de lecture agréable et utile parce qu'il remet les faits de l'histoire récente du marketing et des médias en perspective, ou, du moins ce que l'on estime être les faits, ceux que l'on a faits et que l'auteur continue à faire et à propager. Mais comment ces faits sociaux sont-ils faits?

Résumons brutalement l'originalité de l'ouvrage. On connaît la dichotomie classique qui oppose contenus et tuyaux et le dicton courant affirmant que le contenu est roi. Bahrat Anand semble en prendre hardiment le contrepied : le roi n'est pas le contenu, au contraire, ce qui règne désormais, c'est la connexion mais surtout le complément du média, son contexte. L'auteur dénonce dans le marketing et les médias la présence d'un état d'esprit centré sur le produit, sur le contenu ("a product or a content-oriented mindset") ; il propose de lui substituer un état d'esprit centré sur les compléments ("complements mindset"). Dans le même ordre d'idée, il suppose de renoncer à une mentalité d'assiégé ("citadel mentality") : au lieu de protéger le produit à tout prix, il faut plutôt en développer et en travailler les connections, le laisser déborder (spillover), évoluer, s'adapter, changer.

Bahrat Anand met l'accent sur la notion de complément. Ce qui fait le succès de l'iPhone vendu fort cher, avec une marge élevée, est son complément, iTunes ; l'appareil ne vaut que parce qu'il donne accès à la musique et à des applications innombrables, ses compléments, le tout de manière simple et commode. Toutefois, il importe de ne pas se mettre en situation de dépendance vis à vis de certains compléments stratégiques : c'est ce qui a conduit Apple à développer sa propre appli pour remplacer Google Maps, à l'origine offert par défaut avec l'iPhone (comme la météo et la bourse). La notion de complément est ancienne, dont le modèle canonique est la dialectique du rasoir que Gillette commercialise fois une à bas prix pour ensuite vendre des lames, cher et souvent. L'auteur évoque la relation entre les pneus et le Guide Michelin, moins convaincante. Qu'en serait-il, pour Nespresso, de la relation machine à café / capsules ? La visibilité du papier, livre ou magazine, sur les linéaires, fait vendre le numérique, note l'auteur : le réseau de distribution en dur est-il le complément du numérique, ou l'inverse ? Quel rôle assigne Apple à ses Apple Stores ? Compléments ?

A l'appui de sa thèse, l'auteur accumule les exemples : la presse et la concurrence des petites annonces en ligne, le marketing du sport, la vente de la musique ; il observe le déclin du CD, le maintien des concerts et les lancinantes lamentations à propos du piratage. L'impact du piratage sur la vente de musique ou de films est d'ailleurs devenu un sport de combat pour universitaires ("contact sport among academics"), ironise-t-il ; cela vaut maintenant pour le cord-cutting et le développement de la télévision connectée (unbundling, OTT, Direct-To-Consumer TV). Corrélation ou causation ? Les stratégies de conservation, de préservation du CD, de la vidéo-cassette, des salle de cinéma relèvent-elles du même combat, perdu d'avance, combat qui en appelle systématiquement au droit et à l'Etat pour faire régner l'ordre menacé, et rétablir le status quo ante bellum (en France la loi Hadopi, 2009 ; aux Etats-Unis, le "Betamax case", Suprem Court, 1984, Sony vs Universal, par exemple). Erreur de diagnostic, souvent fatale, note l'auteur. L'histoire montre que les médias dominants s'opposent toujours aux nouveautés : ils furent contre la radio (aux Etats-Unis), contre la télévision par câble et satellite (aux Etats-Unis, le piratage déjà !), contre la FM (en France, 1980), contre le magnétoscope (l'inénarrable bataille de Poitiers, 1982), contre Internet... A qui le tour ? Pourquoi cette inertie entêtée ?
La notion de complément est au cœur de l'analyse, même si elle est confuse, elle permet de dépasser celle de disruption ("from disruption to complement"). Ne doit-on pas prendre en compte, au titre du complément, l'accès, la commodité, l'ergonomie ? La télévision par câble ou satellite est peu commode ; en revanche, Netflix est simple, d'usage facile, la presse en ligne est commode (sauf pay-wall, refus des adblocks... On a parlé d'âge de l'accès et du service supplantant un âge de la propriété (Jeremy Rifkin, The Age of Access, 2001) : est-ce si nouveau (cf. l'histoire du livre et des bibliothèques, du manuscrit à l'imprimé) ? Le recours utile à l'histoire s'avère décapant : la radio, tout comme MTV ensuite, n'ont pas concurrencé la vente de disques, au contraire, elles en ont fait la promotion, de même que YouTube, SiriusXM ou Pandora...
Et la publicité ? Pour Bahrat Anand, elle est encore obsédée par l'audience au lieu de privilégier le partage et les communautés ("it is not about eyeballs; it's about sharing, networks, and communities"). La mesure des audiences, telle qu'elle est encore pratiquée (GRP) appauvrit les médias mesurés. La publicité est-elle un complément des médias mesurés, ou est-elle complétée par les médias ?

Autant le livre de Bahrat Anand est agréable, cultivé, touffu toutefois, autant la thèse telle que l'énonce un titre provocateur, "le piège du contenu", semble exagérée et non démontrable malgré la multiplication des exemples que l'auteur n'a pas vécus en direct (privilège et limite du travail de chercheur "dégagé").
Publié en automne 2016, donc écrit il y a au moins trois ans, l'ouvrage semble déjà un livre d'histoire. Peut-on aujourd'hui affirmer que le contenu est un piège pour Netflix qui commet une erreur en mettant l'accent sur les créations, notamment originales (la responsable des créations originales de YouTube déclare que Netflix est trop loin devant ("too far ahead") pour que YouTube puisse le concurrencer. Or Netflix investira 8 millards en nouveaux contenus en 2018. La bataille pour l'acquisition de Fox que se livrent Disney et Comcast n'a-t-elle pas pour enjeu les contenus des studios de Fox (Comcast a déjà acquis Universal) ? Apple ne s'oriente-t-il pas vers les contenus  lorsqu'il annonce un chiffre d'affaires de 9,2 milliards de $ pour sa partie Services (T1, 2018) ? Et YouTube avec ses "influenceurs", ne s'agit-il pas de contenu ? Et la bataille pour les droits sportifs ?
Enfin, si l'on suit la thèse de Bahrat Anand, de quel média ou de quel appareil, les données sont-elles le complément ? Ou, quel est leur complément ? Quel est leur statut, de quel modèle économique relèvent-elles ?

La stratégie des marques s'accomplit à coup de petites décisions empiriques difficiles à saisir (l'auteur s'y essaie toutefois lucidement) plus que d'orientations théoriques claires, plus faciles à exposer, a posteriori, du moins. Malgré toute l'argumentation déployée par cet ouvrage, le contenu nous semble régner, encore et toujours, même si les effets de complément, de connection et de contexte que pointe Bahrat Anand jouent un rôle essentiel. Les médias vivent dans un régime de "monarchie républicaine", de despotisme éclairé ! Le contenu règne, mais gouverne-t-il ?

jeudi 22 février 2018

La traduction, média premier : Babel à Genève


Les Routes de la traduction. Babel à Genève. Exposition consacrée à la traduction à Genève (11 novembre- 25 mars 2018).

Traduire vient du latin "traduco" qui signifiait "conduire au-delà, faire passer, traverser" (Gaffiot, N.B. il y a une excellente appli pour cela). La traduction transporte, conduit ailleurs. Elle nous a mené à Genève, au bout de la rampe de Coligny, surplombant le lac Léman, à la Fondation Bodmer qui exposait des éléments de la collection de son fondateur.
Le vecteur primordial d'une création, au-delà de sa langue d'origine, c'est la traduction, média premier : elle mène au-delà. Rien ne saurait mieux résumer l'ambition de l'exposition et de son catalogue.  Si elle inclut toutes sortes d'ouvrages, de toutes les cultures, de toutes les époques, la collection Bodmer entend privilégier cinq directions : les traductions d'Homère, de la Bible (incluant la Torah et les Evangiles chrétiens), Shakespeare, Dante et Goethe.
L'exposition juxtaposait des textes, des images de textes mettant en valeur traductions et traducteurs, si souvent oubliés par l'analyse littéraire et les médias : belle exposition, confortable pour les yeux et la déambulation, sur un discret fond musical de jazz (Jazz & Lettres est la seconde exposition de cette fondation).

Un livre-catalogue accompagne l'exposition, un audio-guide ainsi qu'un cycle de conférences et de débats, etc. Heureusement, le catalogue de l'exposition (éditions Gallimard, Fondation Bodmer, 335 pages, 39 €), publié sous la direction de Barbara Cassin et Nicolas Ducimetière, reprend les éléments essentiels de l'exposition et propose des textes interprétant les thèmes couverts par l'exposition. "Beau livre", comme l'on dit, mais il s'agit surtout d'un ouvrage remarquable pour le dialogue stimulant qu'il organise entre les analyses de spécialistes et les riches illustrations issues de l'exposition. Divisé en cinq parties, l'ouvrage se compose de 18 chapitres examinant, à partir d'exemples choisis, la place de la traduction dans l'histoire littéraire.
Evoquons quelques unes, quelques unes seulement, des remarquables études réunies par cet ouvrage.
  • Cela commence par un commentaire des neuf versets du texte biblique de Babel (Genèse 11) que Marc de Launay analyse ligne par ligne, depuis l'hébreu. Lecture rigoureuse et rafraichissante qui rompt avec les simplifications courantes sans cesse répétées.
  • Ensuite, vient un entretien avec Michel Vallogia, égyptologue, à propos des "5000 ans de langues en Egypte", des hiéroglyphes au hiératique puis au démotique et au copte : on notera, dans cette évolution, l'importance des usages administratifs et comptables dans le développement de l'écrit pour la mémorisation, l'archivage bureaucratique et aussi le rôle des supports de l'écriture (le média). 
  • Florence Dupont, Professeur à Paris-Diderot et elle-même traductrice, confronte Virgile à Homère, l'Enéide à L'Iliade et à l'Odyssée, sujet classique s'il en est mais mais traité ici par une historienne de la civilisation latine. Superbe analyse des problèmes de traduction de l'hexamètre dactylique (le vers d'Homère), explication de Virgile comme réponse à la demande d'Auguste pour un public bilingue (latin, grec qui comprend sans difficulté les nombreuses allusions à Homère). 
  • Ensuite vient une histoire de la comédie, suivant les voies qui mènent de Ménandre (IVème siècle avant notre ère) à Molière, via Plaute et Térence : la première édition d'une comédie complète de Ménandre, Dyscolos, est tirée de papyrus de la Fondation Bodmer, acquis en 1956. L'auteur, Pierre Letessier (Sorbonne Nouvelle, Paris III) analyse les modalités de la transmission, le rôle de l'imprimerie, des traductions et des premières éditions de Plaute qui vont donner la fausse impression d'une proximité avec les pièces de Molière (découpage en actes et en scènes, absence des morceaux musicaux, canticum). Ainsi nous trouvons-nous, jusqu'à aujourd'hui, en présence d'une influence paradoxale, rétro-active, de Molière sur Plaute (auteur du IIIème sièce avant notre ère). Impressionnante démonstration sur le monologue d'Harpagon.
  • Line Cottegnies (Paris-Sorbonne) étudie la diffusion des traductions de Shakespeare en Europe. Elle rappelle d'abord que Shakespeare est un best-seller mondial de la traduction, derrière Agatha Christie et Jules Verne seulement. L'importance de Shakespeare est lente à s'installer. Voltaire, qui découvre le théâtre de Shakespeare lors de son séjour forcé à Londres (1724-1726), le jugeait toutefois injouable en France ; d'ailleurs, on le traduisait en prose, translitérée en quelque sorte, traductions qui faisaient alterner dialogues et passages narratifs (à la manière des descriptions de l'action, comme dans les audio-descriptions) : avec une traduction édulcorée qui ne gardait que ce qui était, en France et à l'époque, de bon goût, il fallait de Shakespeare faire un classique français. Penser à la traduction du De Rerum Natura (Lucrèce) en prosimètre français par Molière.
  • "Goethe et la traduction" de Jacques Berchtold montre un Goethe polyglotte traduisant des extraits du Cantique des cantiques de l'hébreu alors qu'il n'a que 21 ans. On doit à Goethe également la traduction de Satire seconde de Denis Diderot, titrée par lui Rameaus Neffe et qui deviendra célèbre en français sous un tire traduit de l'allemand, Le Neveu de Rameau. Goethe traduit Corneille (Le Menteur), Racine (Athalie), Voltaire, etc. Il accorde à la traduction une importance primordiale : elle constitue à ses yeux une étape essentielle de la formation et la clé du "commerce de l'esprit" (il voit les traducteurs comme des "entremetteurs d'affaires"). L'allemand parce que l'on y trouve beaucoup de traduction aurait pu selon lui devenir une langue carrefour, au départ d'une littérature universelle (ébauche d'une littérature mondiale -Weltliteratur - chère au projet de Martin Bodmer). Et pour percevoir les effets spécifiques d'un alphabet, lui qui a appris l'hébreu et le grec s'entraîne à la calligraphie arabe.Voilà qui aurait plu à Marshall McLuhan !
  • Avec "le cas Luther", Pierre Bühler (Université Zurich) expose le cheminement intellectuel de la réforme luthérienne dont la traduction s'avère un moyen essentiel, servie à point par l'imprimerie naissante. 
  • Martin Rueff, de l'Université de Genève confrontent les traductions d'Edgar Poe par Charles Baudelaire puis Stéphane Mallarmé. Charles Baudelaire se vante de sa traduction "servilement attachée à la lettre". Stéphane Mallarmé traduit les poèmes d'Edgar Poe en prose (illustrations d'Edouard Manet). Décisions mûries de traducteurs qui sont en réalité des thèses littéraires quant à la poésie et aux langues. Martin Rueff a la bonne idée de juxtaposer ces traductions à celle que donne Google Translate. No comment.
  • Dans "Babel à la Bodmeriana. Un voyage en polyglossie", Nicolas Ducimetière de la Fondation Bodmer conclut le voyage avec les ouvrages multilingues : de tels ouvrages représentent travail de traduction visuelle, un "exercice typographique et éditorial complexe" qui ne peut que retenir l'attention des spécialistes des médias. Après l'Hexaplès (Origène), la bible espagnole d'Alcala (1502) affiche simultanément quatre langues (hébreu, chaldéen, grec et latin), la "Polyglotte de Londres" en affiche neuf. L'auteur évoque encore le petit livre à succès de Jan Amos Komensky, précurseur de la didactique des langues, qui publie des guides de conversation plurilingues (Janua linguarum reservata, 1631, "la Porte des langues déverroulliée") puis Orbim sensualium pictus (1666, latin, français, allemand, italien). Sait-on que "Lettres provinciales " de Pascal (1656) ont été publiées dans un ouvrage confrontant quatre langues (traductions en latin, espagnol et italien)...
Revoir les œuvres et leur histoire par l'intermédiaire de l'histoire de leurs traductions s'avère un  indispensable travail d'histoire littéraire. Que l'on pense aux traductions des Sonnets de Shakespeare par Paul Celan, Karl Kraus, Stefan George, Pierre Jean-Jouve, etc. A chaque langue, à chaque époque son Shakespeare, son Goethe, son Dante... Toute œuvre est le produit, la somme (l'intégrale) à un moment donné d'un contenu structuré (texte source) et de lectures-traductions historiques (ajustées, inintentionnellement, à des cibles).
Le traducteur comme auteur ? En tout cas, l'exposition et le catalogue démontrent qu'il importe de montrer le rôle des traductions dans l'élaboration des œuvres telles que nous les connaissons aujourd'hui. Toutes les routes littéraires, philosophiques mènent à la traduction.

En conclusion, voici un livre remarquable en tout point, dans son ensemble et dans chacune de ses contributions : il faut suivre et lire ces "routes de la traduction", pas à pas. Il s'agit certes d'histoire de la littérature et d'histoire des idées mais, bien au-delà, il s'agit aussi d'une réflexion subtile mais fondamentale sur les médias. Cet ouvrage devrait conduire les enseignements de langue et de littérature à intégrer l'histoire et les problématiques de la traduction. Une didactique appropriée est à construire...
Pour ceux qui s'intéressent aux médias, la traduction invite à penser les œuvres audio-visuelles comme des traductions : quand Netflix co-produit avec la BBC et diffuse avec BBC1 la série "Troy: Fall of a City" (février 2018), ne s'agit-il pas d'une traduction nouvelle qui conduit de l'Iliade homérique à une nouvelle narration ? En quoi est-elle différente de la traduction de Virgile (L'Enéide, cf. supra, l'article de Florence Dupont), ou de celle de Jacques Offenbach ("La Belle Hélène", opéra bouffe, 1864) ? Traductions polymorphes de texte en images et musique, du grec ancien en anglais, en français, etc. Traductions plus ciblistes que sourcières (sur ces notions voir Martin Luther, traducteur). Que diront à leurs élèves les professeurs de latin-grec à propos de "Troy: Fall of a City" ? Qu'il faut le regarder - horresco referens - ?  N. B. Nous nous autorisons pour cette question de l'ouvrage iconoclaste de Florence Dupont, Homère et Dallas, Introduction à une critique anthropologique, Paris, Hachette 1991, et pour oser ces rapprochements.


Références, dans MediaMediorum

dimanche 6 novembre 2016

Economie et déséconomies de l'attention


Tim Wu, The Attention Merchants: The Epic Scramble to get inside our heads, Borzoï Book (Alfred A. Knopf), 416 p., 2016, 15,59$ (ebook)

Tim Wu, diplômé de Harvard Law School, est Professeur de droit à Columbia University. On lui doit d'avoir forgé et développé la notion cruciale de neutralité du Net.
Son ouvrage parcourt l'histoire de la publicité et des médias. Sa thèse est simple : la publicité vole l'attention des internautes, entre autres, pour financer les médias. Les médias revendent à des annonceurs l'attention qu'ils captent. Entreprises bifaces donc (cf. Jean Tirole). Les consommateurs prêtent attention...
L'attention correspond-t-elle à l'engagement, notion vague et floue. Consommer les médias, c'est vendre son attention, son âme aux diables publicitaires ou acheter un service, un produit, une série, un magazine avec son attention. En fait, l'attention ne peut guère se mesurer que comme de la durée de contact (completion rate). Troc donc ("to pay attention", dit-on en anglais). Encore que désormais, l'internaute peut bloquer la publicité, ce qui est depuis toujours possible pour le lecteur de journal, de magazine, le téléspectateur, l'auditeur de la radio ou le passant dans la rue. Ne faut-il pas faire attention pour ne pas faire attention à la publicité ! Contre l'inattention, il y a le placement (du message, du produit) et surtout la création qui cherche se faire remarquer. Si la création est bonne, il faut peu de répétition et il n'est point n'est besoin de bloquer la publicité.

Ce livre fourmille d'anecdotes, certaines peu connues, racontées de manière journalistique (storytelling pour retenir l'attention ?). Mais Tim Wu n'est pas historien et il ne donne guère d'interprétation historique approfondie de ces anecdotes. D'autant que l'attention est une notion confuse, qui se laisse mal saisir. Elle est l'objet de discours flous de philosophes, de psychologues, mais l'on y reste dans les convictions, les spéculations, les généralités... William James décrit l'attention comme le contraire de la distraction, ce qui ne nous avance guère. Même la position des yeux  (ou de la tête) ne nous aide pas toujours (limitant l'intérêt du eye tracking). Que signifie "faire attention" ? Tim Wu reste, lui aussi, dans le vague : que revendent donc, exactement, les marchands d'attention qu'il dénonce ? Quelle valeur ajoutée ? Le livre parcourt et raconte l'histoire des médias, pas leur économie mais les aventures de l'attention : le prime time, le clickbait, The Huffington Post, AOL, Facebook, Kim Kardashian, etc. Probabilités d'attention. Et Netflix et HBO que l'on ne paie pas avec de l'attention ? Et Apple qui se vante de ne pas vendre à des annonceurs les données privées que l'entreprise collecte ? Dommage que Tim Wu n'analyse pas plus plus profondément l'opposition entre les modèles économiques de Google (qui achète et revend de l'attention) et de Apple qui n'en fait pas commerce (coût de renoncement ?) ou encore ceux de Facebook et de Uber. Ecoutons le responsable du design de Uber : "Think of Facebook, Twitter, or Netflix; they take the time and sell the time. Uber is in a different business – we want to give time back. We want to be respectful of your time and get you on your way as fast as possible.” (cf. "Snapchat, Uber, and the Implications of Machine Learning" in Streetfight, Nov. 8, 2016).

Que serait devenu le web sans l'argent des "marchands d'atttention" ? Sommes-nous en présence d'un marché de la croyance ? Quel est le retour sur investissement de l'acheteur d'attention - et d'intentions - (contacts, durée de consommation, data) ? Notoriété (branding, brand equity) et ventes de produits. Le consommateur de médias aura pris conscience et connaissance d'un produit, d'une idée, en échange de l'attention qu'il a prêtée, intentionnellement à un message. Peut-être a-t-il été convaincu d'acheter un appareil, un livre, de changer d'idée, de tester un nouveau parfum... Ce n'est certainement pas un marché de dupes : quelle condescendence souvent dans la dénonciation des effets de la publicité ! 
Le livre s'achève en regrettant la commercialisation du web, la fin d'une utopie ; en moins de 20 ans, le web est devenu commercial ("thoroughly overrun by commercial junk"). Mais qu'est-ce qui n'est pas commercial, l'auteur ne semble pas cracher sur la commercialisation de son livre ?
Tim Wu dénonce la publicité, il faut l'énoncer d'abord. Son livre est de lecture agréable mais on y apprend peu. En revanche, et c'est salutaire, on y retrouve de lancinantes questions sans réponse : pourquoi la publicité plait-elle (parfois) ? Pourquoi aucune marque ne prend-t-elle le risque de ne pas investir dans la publicité (rique que ne prennent ni Netflix, ni Apple, ni... Tim Wu) ? Pourquoi regarde-t-on la publicité pour un produit que l'on a déjà acheté ?

lundi 14 décembre 2015

Histoire improbable de la télévision par câble aux Etats-Unis


Larry Satkowiak, The cable industry. A short history through three generations, The Cable Center, 2015, $ 9,91 (Kindle Edition)

Dédié à l'apologie de l'industrie du câble, ce livre suit un strict découpage historique en trois parties. La première traite la période 1948-1973. L'histoire du câble aux Etats-Unis commence alors modestement, simplement ; d'habiles bricoleurs ont l'idée de tirer un câble coaxial connectant les téléviseurs à des émetteurs distants afin d'importer les programmes des stations locales voisines, situées à plus de 50 miles. Paradoxalement, cette innovation élémentaire résoud un problème primordial pour de nombreux foyers américains : comment recevoir la télévision locale qui retransmet aussi la télévision nationale, les fameux networks. La technologie est rudimentaire, tout comme le modèle économique : il réussit et, en 1973, on compte 2 991 réseaux câblés (cable systems). Parmi eux, Comcast Corporation, créé en 1963 avec 2200 abonnés, entre en bourse en 1972.
Confrontée à ce développement que rien ne laissait entrevoir, la FCC met en place une réglementation, qui a été maintenue depuis, limitant la distance d'importation de signal et instaurant l'obligation de transport par le réseau câblé, de toute station locale de sa zone de couverure (Must carry rule) ce qui confortera le localisme de la télévision américaine et instituera son double tissage de réseaux et de stations. En 1968, la Cour Suprême est saisie et elle accorde à la FCC un pouvoir de juridiction sur le câble (United States v. Southwestern Cable Co.).

Dans les années1970, les satellites prennent le relais des réseaux câblés et permettent le développement de chaînes thématiques nationales du câble ; c'est la deuxième étape. Alors commence l'époque faste de Home Box Office (racheté en 1973 par Time Inc.), suivi de Nickelodeon (1977), ESPN (1979), et finalement de CNN (1980) et MTV (1981). Le modèle économique de ces chaînes combine les possibilités du satellite et du câble (on a oublié le sens original de CNN = Cable News Network), de la publicité nationale et de l'abonnement. Le câble est une industrie ("a facilities based company", dira le président de Comcast). A la fin des années 1990, les câblo-opérateurs peuvent confectionner leur offre à partir d'une centaine de chaînes. La plupart des villes amériaines sont câblées (11 218 résaux). En 1995, 63% des foyers TV américains reçoivent le télévision par le câble.
Dans les années 1980, on vit pendant quelques années des antennes de un à tois mètres de diamètre devant les maisons, dans les jardins captant gratuitement les chaînes payantes, et d'abord HBO. Le satellite de diffusion directe (DBS), légal, avec des petites antennes deviendra d'ailleurs un concurrent du câble pour la  distribution de la télévision nationale puis locale, donnant naissance à des MPVD comme DirecTV (racheté récemment par AT&T) et Dish Networks.

La troisième étape commence avec la loi de 1996 qui ouvre la concurrence entre câble et télécoms. Suscitée par des innovations technologiques, la loi rend possible l'arrivée du haut débit et d'Internet dans le câble. L'an 2000 voit d'ailleurs la fusion complexe, visionnaire mais ingérable - de Time Warner avec AOL ; leur divorce sera prononcé dès 2003. Le marché se stabilise et continue de se concentrer : concentration des founisseurs de programmes (chaînes), concentration des distributeurs (MPVD, qui culminera avec l'abandon de la fusion Time Warner Cable / Comcast ; grâce à des opérations de remembrement (clustering), on ne compte plus que 4 155 réseaux en 2015). Le câble s'avère alors le principal distributeur de télévision soit via le câble soit via le haut débit (OTT). Mais les opérations de concentration restent à l'ordre du jour de MSO comme Cablevision, Charter...

Cette histoire est appelée à se poursuivre avec l'entrée sur le marché du câble d'acteurs très puissants, armés d'un immense capital scientifique et de beaucoup de cash (Netflix, Google, Apple). Des projets d'adaptations réglementaires (neutralité du Net) par le Congrès et la FCC sont en gestation. Parlera-t-on encore de "câble" dans la période à venir, le terme ne risque-t-il pas de devenir un obstacle linguistique (cf. Gaston Bachelard) à la compréhension de l'économie télévisuelle ?

Le travail de synthèse historique de Larry Satkowiak met en évidence les transformations de la télévision au cours de ses 70 premières années. C'est une utile mise en perspective pour imaginer l'avenir et ne pas s'enliser dans des représentations et des modèles économiques surannés. C'est aussi l'ébauche d'une réflexion sur l'innovation : le câble inaugura un nouveau paradigme télévisuel qui en avalera et digérera des innovations secondaires (au sens de Thomas Kuhn) comme le satellite ou les set-top boxes) ainsi que les dispositifs d'accompagnement réglementaire.
Quid du haut débit ? Relève-t-il encore de ce paradigme ou bien va-t-il le faire exploser ? Prudent, l'auteur n'aborde pas la question des désabonnements (cord-cutting) et du streaming (OTT), il élude aussi la question de la mesure (commerialisation des data), de l'interactivité ou des MVNO.

jeudi 15 octobre 2015

Le magasin de vidéo, modèle économique d'un média, nostalgie de cinéphiles


Tom Roston, I Lost it at the Video Store. A Filmmakers' Oral History of a Vanished Era, 2015, $9,81 (eBook), illustré de photos noir et blanc

Les boutiques de location de vidéo furent, pour les cinéastes et cinéphiles de tous âges, des espaces de découvertes et d'apprentissage, elles ont connu leurs heures de gloire durant les années 1980-1990, celles du VHS avant celles du DVD.
Ce livre est une apologie nostalgique des boutiques de quartier, "mom-and-pop video stores", antres où l'on louait des films, où s'effectuait la lente maturation des choix, avec les files d'attente pour louer les films les plus récents. Où les passionnés traînaient des heures, échangeant avec les vendeurs, eux-même passsionés. Des lieux de socialisation cinématographique. Un peu comme Strand pour les livres d'occasion, écrira l'auteur dans le New York Times (article de 2014, repris en fin d'ouvrage, "Passing of a Videostore and a Downtown Esthetic").

L'auteur, journaliste spécialisé dans le cinéma (PremiereLA TimesNY TimesHollywood Reporter, etc.), fait partager aux lecteurs sa nostalgie. Car non seulement les boutiques ont disparu mais aussi les chaînes de commerce de masse qui les avaient menées au dépôt de bilan.
Blockbuster, ouvert en 1985, a fermé en janvier 2014 : du DVD à la VOD, la dématérialisation de la distribution de la vidéo s'accomplit, tout comme s'accomplit maintenant celle du livre. Toute transformation des médias s'accompagne d'une transformation de l'urbanisme commercial. Ainsi de la disparition des librairies : Barnes & Noble ferme ses magasins hors campus universitaires et Borders a déposé son bilan. "Dernières séances", les cinémas de quartier aussi ont presque tous fermé... Restent encore les distributeurs automatiques de DVD Redbox qui se veut "Americas's destination" (cf.infra). Mais l'automate est sans âme. Le passage de la presse au numérique entraînera la fin des magasins de presse, comme la musique en ligne entraîna celle des disquaires ... Inévitable nostalgie générationnelle que ne connaissent pas les Millenials. Charles Baudelaire déjà : "(la forme d'une ville // Change plus vite, hélas ! que le cœur d'un mortel)".

Revenons au livre de Tom Roston. Il s'agit d'histoire orale, une histoire construite à partir d'entretiens réalisés avec une vingtaine de cinéastes, interviews découpées, analysées en fines tranches, par thèmes : Quentin Tarantino, Kevin Smith, Luc Besson, David O. Russell, Larry Estes, Allison Anders, Ira Deutchman, John Pierson, Joe Swanberg, Darren Aronofsky, Nicole Holofcener, Richard Gladstein... tous ont leur mot à dire sur la boutique de location de vidéo d'autrefois (beaucoup y ont travaillé), sur les productions de l'époque et sur le modèle économique des films tournés pour la vidéo, films à petits budgets, innovants souvent.
La cassette vidéo VHS et le magnétoscope firent une place primordiale au cinéma indépendant dont elles favorisèrent le développement : il fallait à tout prix meubler les rayons des boutiques de location (Ted Hope : "There wouldn't be an American independent film business unless there had been a scarcity of content available for the American video shelf. Period". Ira Deutchman parle à propos de cette époque d'une "independent bubble". L'ouvrage évoque "Reservoir Dogs" (Quentin Tarantino, 1992), "Sex, Lies, and Videotape" (Steven Soderbergh, 1989), "Pulp Fiction" (Quentin Tarantino, 1994), entre autres... Sur les rayons, ce cinéma rejoint les films d'horreur, le porno, les films de série B et d'art et d'essai (highbrow art films).

Le cinéma en VHS, regardé sur écran de télévision a provoqué une nouvelle sensibilité des cinéastes et des cinéphiles. Sensibilisation au montage, au gros plan : répétition, arrêts sur images, ralentis pour analyser, comprendre, se délecter, apprendre. Le cinéma chez soi, sur petit écran, au lieu du grand écran en salles. La vidéo comme école de perception. Sensibilisation à l'histoire du cinéma aussi : "What video stores and the proliferation of videos did was to democratize access to movies and to film history", dit un acteur à l'auteur. La cassette suscitera la collection. Penser à la fin de Walkman à cassette (2010).

Aujourd'hui, le streaming et Netflix (qui commença avec le DVD) construisent un nouveau goût cinématographique, sans boutique, sans relation matérielle à l'étui et à sa jacquette ("And there was the tactile nature of the whole experience" (Nicole Holofcener). Cinéma chez soi. Changement social, changement culturel profond. Laissons à Quentin Tarantino le mot de la fin : "Progress is not leaving the house? That's progress? I like eating at home, but I like eating in a restaurant, too, even though I have a kitchen at home". Le streaming est certes une technologie et un modèle économique mais il représente aussi un facteur de changement social renforçant l'assignation à domicile que provoque le passage de nombreuses activités au numérique : commerce, livraisons, administration, banque, documentation, éducation...

Sur le site de Redbox, octobre 2015 :"Not on Netflix for years".

mercredi 19 août 2015

Philosophie américaine des médias : Stanley Cavell et le cinéma



Sandra Laugier, Recommencer la philosophie. Stanley Cavell et la philosophie en Amérique, Paris, 1999-2014, éditions Vrin, 321 p., Bibliogr., Index, 19 €.

Sandra Laugier, Marc Cerisuelo (éditeurs), Stanley Cavell. Cinéma et philosophie, Paris, 2001, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 294 p. + cahier photographique

Sandra Laugier est Professeure de philosophie ; elle a traduit en français de nombreux ouvrages de Stanley Cavell. Lisons son travail comme une tentative de réponse à la question : existe-t-il une philosophie typiquement américaine, qui serait une philosophie de l'immigration, de migrants, philosophie strictement non-heideggerienne, "Song of the open road" (Walt Whitman) ?
A la question d'une philosophie américaine, les spécialistes universitaires apportent généralement deux réponses : les Etats-Unis ont importé, puis développé à leur manière, plutôt restrictive, la philosophie analytique d'origine européenne (Ludwig Wittgenstein, Moritz Schlick, Rudolph Carnap) mais, auparavant, ils ont produit une philosophie orginale avec Ralph Waldo Emerson (1803-1882), "père fondateur refoulé", dira Sandra Laugier, et surtout Henri David Thoreau (1817-1862).
Cette philosophie américaine apporta un certain nombre de concepts neufs et originaux, qui se sont propagés au-delà des Etats-Unis et au-delà de la philosophie : le droit et le devoir civiques de se révolter (civil disobedience), la confiance en soi, ne compter que sur soi-même, être capable de se débrouiller tout seul, auto-suffisance (self-reliance), le respect de la nature et de l'environnement, l'attention à l'expérience, à l'ordinaire... Ces concepts établissent les bases du transcendantalisme. Emerson revendiquait, pour la culture américaine, une philosophie populaire, simple, originale. "The literature of the poor, the feelings of the child,  the philosophy of the street, the meaning of the household life, are topics of the time" [...] I embrace the common, I explore and sit at the feet of the familiar, the low". (The American Scholar, 1837). A confronter, pour voir, avec la philosophie vécue, spontanée, des notations de Jean-Michel Maulpoix qui vit l'Amérique en poète.

Ainsi entendue, la philosophie américaine est "une philosophie qui sort de l'ordinaire", souligne Sandra Laugier en un beau jeu de mots. Une philosophie qui veut penser l'ordinaire, le quotidien ne peut que s'intéresser au cinéma hollywoodien, cinéma populaire, mass media par excellence.
Sandra Laugier expose méthodiquement l'œuvre de Stanley Cavell, héritier des deux composantes premières de la philosophie américaine. Longtemps Professeur à l'université de Harvard, on lui doit de nombreux travaux et réflexions sur la langue et la communication, sur l'ordinaire (In Quest of the Ordinary, recueil de conférences, 1988) et sur Thoreau, sévère objecteur de médias (The Senses of Walden, 1972-1981). Stanley Cavell a contribué à restaurer - ou instaurer - la place et l'importance des transcendantalistes dans la philosophie. Le domaine primordial d'application de ses idées est le cinéma.

L'approche du cinéma par Stanley Cavell se distingue radicalement de la critique et du travail universitaire à l'européenne, prétentieux et condescendants, bien souvent. Pour lui, il y a autant de réflexion philosophique dans un film de Frank Capra que dans les textes de Kant. Egales légitimités.
Stanley Cavell met l'accent sur l'expérience cinématographique populaire, le moviegoing. Pourquoi aime-t-on le cinéma ? Surtout,  quel souvenir les films laissent-ils en nous ? Pour répondre à ces questions, Stanley Cavell analyse minutieusement le cinéma hollywoodien.
Sandra Laugier explique que, dans l'optique de Stanley Cavell, "Le cinéma, en tant que culture ordinaire, a à voir avec l'autobiographie plus qu'avec l'esthétique". Ce n'est pas l'essence de l'art qui compte aux yeux de Stanley Cavell, c'est son importance personnelle. Le cinéma vit en nous comme les souvenirs d'enfance. D'où émerge une question sociologique fondamentale, souvent éludée avec désinvolture : "Comment le cinéma commercial a pu produire des films qui comptent autant pour nous ?" et, ajouterons-nous, si peu pour les milieux culturels autorisés. Problème de la hiérarchie des objets de recherche.

Le concept central des travaux de Stanley Cavell sur le cinéma est la notion de genre qu'il dégage d'une analyse des films : cf. l'ouvrage consacré à l'étude de sept films parlants des années 1930-40 (Pursuits of Happiness. The Hollywood Comedy of Remarriage, Harvard Film Studies, 1981). En va-t-il des genres cinématographiques comme il est des genres littéraires, journalistiques, télévisuels ? Le genre définit un principe générateur de production cinématographique fait de règles professionnelles et techniques transmissibles, incorporées dans les métiers du cinéma. Caractérisant une industrie qui suppose des investissements importants et risqués, le genre permet de rompre avec l'idée d'œuvres nées mystérieusement de l'inspiration ou de la vocation géniale d'un auteur (sur le genre cinématographique, voir le texte d'Emmanuel Bourdieu dans Cinéma et philosophie). Faut-il aujourd'hui rattacher à ces métiers le marketing du cinéma avec l'analyse de données massives (cf. Netflix) ? Le marketing, et son aversion au risque ne font pas bon ménage avec les mystères de l'intuition...

De ses analyses, Stanley Cavell dégage aussi la notion de star, acteur type, transcendant chacun des personnages qu'il interprète (cf. The World Viewed: Reflections on the Ontology of Film, 1971, traduction en français : La projection du monde, et l'analyse d'Emmanuel Bourdieu (o.c.). Les spectateurs ordinaires aiment les stars, les critiques aiment plutôt les réalisateurs qui eux comptent sur les stars pour atteindre les spectateurs (la star est une complice rassurante pour le marketing).

Jusqu'à quel point ce qui est dit du cinéma par Stanley Cavell peut-il être adapté aux séries télévisuelles et à l'art naissant du côté de YouTube (cf. "Zoella : de YouTube au roman") ? Sandra Laugier n'hésite pas à étendre ses analyses aux séries télévisées ("Buffy", "How I met your mother", etc. ).
La réédition "revue et augmentée" de l'ouvrage de Sandra Laugier par la Librairie Philosophique Vrin est bienvenue. Sa notoriété est encore trop faible dans le domaine des médias. Cet ouvrage, copieux et commode, sensibilise à l'importance de l'oeuvre de Stanley Cavell. Au même titre que celle de Walter Benjamin, cette œuvre fait partie des travaux fondateurs pour la compréhension des médias et de leurs publics. Sandra Laugier invite de manière convaincante à sa lecture.


lundi 12 janvier 2015

Du DVD au streaming : genèse de Netflix


Gina Keating, Netflixed. The Epic Battle for America's Eyeballs, Portfolio / Penguin, New York, 2012, 304 p., $10,99 (version Kindle), Bibliography, Index

Netflix compte aujourd'hui plus de 36 millions d'abonnés aux Etat-Unis, plus de 50 millions dans le monde. Cette entreprise de télévision annonce un nouveau paradigme dans les médias : la télévision s'est netflixée (netflixed).
L'ouvrage arrête l'histoire de Netflix en 2012 juste avant une étape nouvelle, essentielle, du développement de l'entreprise : les productions originales ("House of Cards", "Marco Polo").

Netflix représente la mise en place difficile d'un modèle économique nouveau qui s'accompagne d'une rupture culturelle dans la consommation (binge viewing) et dans la distribution des émissions de télévisision et des films.
La genèse de Netflix est indissociable d'un tournant : la fin du magnétoscope et du VHS, d'une part, la fin de la distribution vidéo en magasin, d'autre part. La chute de Blockbuster, longuement détaillée par Gina Keating, est symptomatique de cette révolution. L'auteur pointe d'ailleurs les erreurs stratégiques qui ont précipité la chute de Blockbuster et dont la principale est d'avoir tergiversé et tardé à passer au streaming. Lors d'un changement de paradigme, l'indécision ne pardonne pas.

Le livre est édifiant : il souligne les détours, les erreurs, les hésitations que doivent surmonter la création d'une entreprise, la mise en place d'un nouveau modèle d'affaires. Le désenchantement succède bientôt à l'enthousiasme, les créateurs cèdent la place à la rigueur financière : c'est l'histoire cruelle de nombreuses startups.
L'auteur parcourt chronologiquement chacune des batailles de Netflix, l'échec des négociations avec Amazon, Blockbuster, Comcast, Amazon. L'entrée du Group Arnault au capital, l'invention continue, douloureuse du modèle économique dans ses détails : la prise en compte des délais de livraison (one-day delivery), l'importance du moteur de recommandations fort de la richesse des données collectées auprès des clients, la gestion des files d'attentes pour les films demandés, l'équilibre périlleux entre le marketing ("The customer as a hero") et la gestion froide de l'ingénieur...
On voit poindre les dangers de la gestion pure, les conflits d'égo, les licenciements pour habiller l'entrée en bourse. Ce n'est pas shakespearien, mais comme on dit, la vie de l'entreprise "n'est pas un dîner de gala".

Se détache de cette histoire, comme un moment heureux, la formation d'une équipe scientifique, ingénieurs et mathématiciens, travaillant à l'optimisation de l'algorithme de Cinematch, le moteur de recommandation et la mise en place d'un concours (doté de 1 million de dollars de prix) concernant le comportement des consommateurs. Moment symptomatique de la culture de gestion qui émerge.
Le président de Netflix voit "Netflix, Facebook, and YouTube as forerunners of television for the Internet generation". Un paradigme épuisé vend cher sa peau. Le livre est basé sur les travaux de journaliste effectués par l'auteur pour Reuters (analyses financières et stratégiques surtout). Il se lit comme un roman.

lundi 28 juillet 2014

Empires et impérialismes : règles, force et consensus


Harold James, The Roman Predicament. How the Rules of International Order Create the Politics of Empire, Princeton University Press, 176 p. , 2008, Index, $ 21,05

La réflexion sur les médias et l'économie numérique mobilise fréquemment les notions de globalisation et de mondialisation pour rendre compte de l'interconnection au niveau mondial et de la domination des grandes entreprises américaines. Déjà Marshall McLuhan avec l'idée d'un "global village" ("War and Peace in the Global Village", 1968) montrait un lien entre médias et mondialisation. Depuis la publication de cet ouvrage, le développement d'entreprises à portée et à ambition mondiales comme Apple, Google, Facebook, Microsoft, Netflix ou Amazon renforce le besoin de penser leur relation à "l'empire américain", à la globalisation et à la déglobalisation. Impérialisme combinant la force (menace), les règles (lois, traités) et consensus (aides, financements) : ces sociétés jouent sur les trois.
Bientôt, peut-être, se posera la même question pour un empire chinois avec des entreprises puissantes, en voie de mondialisation telles que Baidu, Alibaba, Tencent, etc.

Harold James analyse la constitution de l'empire américain, sa nécessité et ses limites (N.B. les Etats-Unis naissent de la protestation contre une multinationale, l'East India Company, 1773). Empire commercial, empire militaire : puissance et fragilité sont indissociables, c'est le "Roman predicament", une situation inconfortable, paradoxale. La prospérité des Etats-Unis comme empire, par exemple, repose sur la liberté du commerce et la paix ; celles-ci, pour être maintenues et respectées, demandent l'établissement d'un système de règles mondiales et la mise en œuvre de moyens de rétorsion et de forces militaires pour les faire respecter. De là sourd une contradiction essentielle qui menace sans cesse la paix dans l'empire.

Empires, impérialisme : que peut-on apprendre de l'histoire romaine, de la pax romana ? Pour commencer, l'auteur revient à l'analyse de Edward Gibbon qui écrivit une histoire "du déclin et de la chute de l'empire romain" (1776) et à celle d'Adam Smith ("La richesse des nations", 1776 aussi). Passant à l'histoire contemporaine, l'ouvrage fourmille d'exemples historiques (Grande-Bretagne, Etats-Unis, colonisations, commerce international, etc.), anciens et récents. Sans thèse bonne à tout expliquer, l'auteur mobilise les faits pour provoquer une réflexion.

Qu'apporte la notion d'empire à la réflexion sur les médias ? Depuis Herbert Schiller (Mass Communication and the American Empire, 1969) et Marshall McLuhan, la réflexion n'a guère avancé. Les médias sont à peine évoqués par Harold James, pourtant leur rôle est sans doute central dans la constitution et l'extension des empires, au moins dans le maintien d'un consensus (cf. N. Chomsky, E. S. Herman, Manufacturing Consent. The Political Economy of the Mass Media, 1988) et dans la propagation de leur contestation. L'auteur, en cela iconoclaste, s'en tient plus à l'énoncé des faits qu'à leur dénonciation : l'accumulation y suffit.

Auguste, Catalogue de l'exposition, Réunion des Musées Nationaux, Paris, 2014, 320 p., Bibliogr.  

Les notions d'empire et de politique culturelle étaient au cœur de l'exposition "Moi, Auguste, empereur de Rome..." Dans la catalogue, qui cite d'ailleurs Harold James (Andrea Giardina, "Auguste entre deux bimillénaires", Daniel Roger évoque "l'entreprise de communication" qui s'adresse aux cités hors de Rome, mobilisant statues et monuments, architecture et urbanisme mais aussi instructions officielles ("La prise du pouvoir, les arts, les armes et les mots"). Le monnayage aussi contribue à la diffusion de l'image d'Auguste et à sa mise en scène. La mission des Romains, écrivait Virgile, est de dominer le monde, "de bien régler la paix, d'épargner les soumis, de dompter les superbes" (Enéide) : expansion territoriale, colonisation certes mais en respectant l'essentiel des coutumes politiques et cultures locales (Harold James y verrait l'équivalent de l'actuel multiculturalisme). Assimilation, octroi du statut de citoyen, tandis que monuments et urbanisme indiquent des "lieux du consensus". Pour un exemple de la gestion romaine d'une province, se reporter au texte de Cécile Giroire sur "La province de Gaule narbonnaise créée par Auguste".

Ramsay MacMullen, Romanization in the Time of Augustus, Yale University Press, 2008, 240 p., Bibliogr., Index.

L'auteur, qui fut professeur d'histoire à Yale University, analyse les modalités de le romanisation qui se développe à l'époque d'Auguste : impérialisme culturel ou séduction du "Roman way of life", "push" ou "pull" ?
Examinant les formes prises par la romanisation en Gaule, en Espagne et en Afrique, il évoque la progression du bilinguisme puis l'uniformisation linguistique avec le latin, la généralisation de la nomenclature romaine, de l'art de vivre (vêtement : la toge, techniques du corps, nourriture : de la bière au vin), l'urbanisation avec forum et marché (macellum), aqueducs, bains, murs d'enceinte... Bientôt, les formes des statues sont standardisées (modèles de plâtre), créant une culture de masse.
L'esthétique romaine est diffusée et adoptée, devenant manière de voir le monde. Comme aujourd'hui le supermarché, les multiplexes, les parkings, les autoroutes forment la perception de la ville et son acceptabilité (cf. les travaux de Bruce Bégout).
L'ouvrage contribue à percevoir le rôle des médias dans la vie quotidienne, au service des pouvoirs en place. Longtemps avant la presse et l'affichage, avant la radio et la télévision, comment s'imposait le respect des vainqueurs, comment s'inculquait un consensus culturel et social pour dominer et maintenir la paix civile.

Non seulement la langue, mais aussi la mode, les monnaies, les monuments, les statues, l'architecture et tout l'urbanisme s'avèrent à Rome autant de médias du pouvoir central. Plus que passer ses messages, leur fonction est la légitimation. Les médias légitiment les règles de l'empire, les font acceptables.
Notons que dans ces trois ouvrages courent aussi des réflexions sur le luxe et la consommation ostentatoire liés à l'expansion coloniale des empires et à leurs entreprises commerciales (étoffes, mets, bijoux, etc.). Non invitation aux voyages !

dimanche 3 novembre 2013

Sur "House of Cards"... et le smartphone

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Le plus remarquable de cette série, sur le plan des médias, est l'omniprésence du smartphone.
Le téléphone portable est partout au coeur de l'action, au déclenchement des revirements. Chaque personnage en a son usage, émetteur, récepteur et le brandit parfois comme un sceptre. On l'oublie ostensiblement pour se rendre "injoignable", on le jette dans un caniveau, comme une trace que l'on efface. Tweets à la cantonnade, messages, photos : immédiateté nouvelle, rythme, articulation narrative évidente aux contemporains : storytelling. Pour la mise en scène, le smartphone dispense de l'unité de lieu et de temps. Imaginer le smartphone dans une pièce de Racine, théâtre sans autre technologie de communication que la voix et le geste ! Un messager parfois...
Curieusement, l'espionnage de la vie privée et la localisation grâce au smartphone ne sont pas encore mobilisés par l'intrigue et les services secrets... Prochains épisodes ?

Autant que sur le microcosme politique américain de Washington, D.C., la série porte sur les médias, le journalisme et les lobbies. Une jeune journaliste, Zoe, en est l'un des personnages principaux, tout comme dans la série de la BBC (1990) que copie "House of Cards" américaine, où, déjà, une jeune journaliste jouait un rôle essentiel.
Ce théâtre de la politique américaine fourmille d'allusions à Watergate et au Washington Post (Carl Bernstein, Bob Woodard, All the President's Men, 1974) dont on a d'ailleurs aussi fait un film (1976). Le monde des médias se regarde. Notons encore que le personnage central se "shoote" au jeu vidéo avec une PS Vita (beau placement de produit !).

La répétition du générique, lorsque l'on regarde plusieurs épisodes de suite comme y incite Netflix (Binge viewing), s'avère pour le moins lassante. Les éditeurs qui publient d'un coup leurs séries devraient imaginer une fonctionnalité permettant d'éviter le répétition du générique.


N.B. En février 2015, Sesame Street diffuse "House of Bricks", une parodie de "House of Cards" où l'on voit le loup, avec son smartphone, envoyer des messages aux Trois petits cochons !

samedi 26 octobre 2013

Gestion du divertissement : la stratégie du blockbuster

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Anita Elberse, Blockbusters. Hit-making, Risk-taking, and the Big Business of Entertainment, Henry Hol & Company, New-York, $ 12,74, 320 p., 2013, Index.

Professeur de marketing à Harvard, Anita Elberse étudie et expose - et raconte aussi - les raisons de l'efficacité des blockbusters. Elle montre que le passage de l'analogique au numérique ne change rien à la logique des grands succès dans l'économie et la gestion du divertissement. Au contraire : de plus en plus de produits (musique, DVD sur Netflix, vidéos sur YouTube, livres, jeux vidéo) sont consommés à un faible nombre d'exemplaires tandis que les ventes se concentrent sur quelques titres, sur quelques personnes : c'est le contraire de l'effet escompté de la "longue traîne" qui devait faire vendre moins d'unités de beaucoup plus de titres : Chris Anderson, The long tail. Why the Future of Business is Selling Less of More, 2006.

Pour sa démonstration, Anita Elberse s'intéresse au cinéma, au show-business (Lady Gaga, Tom Cruise, Maroon 5, Jay-Z), à l'édition et même à la distribution numérique des opéras (le Met de New York) ; elle traite aussi beaucoup du sport : du football (Real Madrid, Beckham, NFL), du tennis (Shaparova), du basket (LeBron), du baseball (MLB), etc. De ses nombreuses et diverses observations, elle conclut qu'il vaut mieux tout miser sur un film ou un livre dans l'espoir de produire un énorme succès - quitte à risquer de tout perdre - plutôt que répartir son investissement entre divers projets de moindre ampleur (i.e. diversifier son portefeuille). Dépenser davantage sur moins de produits : la stratégie marketing du blockbuster (tente-pole strategy) s'oppose à celle dite de gestion pour les marges (managing-for-marges) qui a vu échouer lourdement le network NBC ; elle s'avère toujours la plus efficace dans la gestion du divertissement. Cette proposition est issue d'observations réalisées sur les dix dernières années, et vérifiées sur des cas plus récents ; elle va à l'encontre des clichés du marché : plus de canaux de télévision ont provoqué, non pas une fragmentation de l'audience, comme l'on s'y attendait mais une concentration. De même, iTunes qui met à disposition largement vend étroitement. Netflix suit le même modèle, Hulu aussi...

Les économies d'échelle, au travers de l'achat d'espace publicitaire nécessaire au lancement des produits de divertissement, accentuent l'intérêt des blockbusters, de même que l'internationalisation des marchés du divertissement ou, sur un autre plan, celle des réseaux sociaux mondiaux. L'économie des blockbusters favorise la répétition et les positions acquises : genres de films (vampires, super-héros masculins), acteurs, sportifs ou chanteurs à succès... Stars à temps plein, people, "celebrities" ! Ce conservatisme rencontre et renforce le conformisme des spectateurs, téléspectateurs, lecteurs...

L'auteur semble prendre peu de distance avec le milieu qu'elle analyse, sa culture, son idiome, ses valeurs. Elle éprouve sympathie et admiration pour le monde qu'elle observe, qui constitue son terrain (field) ; elle n'est certes pas "en colère contre l'air du temps". Elle décrit sans intention de dénoncer, approfondit des cas. On n'est pas loin d'une approche ethnologique.
Au plan épistémologique, l'ouvrage n'évoque pas, et c'est regrettable, les effets induits par la quantification, la comptabilisation continue du succès où s'illustrent notamment les réseaux sociaux (nombre de fans, de suiveurs, etc.) et les médias (Billboard, Variety, etc.). On attendrait ici des références à Gabriel Tarde, ni évoqué ni cité (ethnocentrisme des sciences de gestion américaines ?) : Tarde réclamait une science des "intérêts passionnés", une psychologie économique des loisirs, soulignant que "dans l'emploi de ses loisirs, comme dans l'exercice de son travail, l'homme est imitatif." (Psychologie économique, Tome premier, 1902). Cette psychologie économique et la logique de réduction des coûts de transaction convergent dans le sens des blockbusters. Pourquoi ?

Les conclusions de cet ouvrage peuvent-elles être étendues à d'autres domaines, aux stratégies marketing d'autres marques ? L'auteur le pense, évoquant le cas d'Apple, de Victoria's Secret ou de Burberry dont la culture commerciale s'apparente à celle des entreprises de loisirs numériques ; cela vaut aussi pour Red Bull, pour Starbucks, etc. Le numérique permet la transformation du business des marques et de leur marketing en show business. Triomphe de la "société du spectacle" (Debord) ou de la "classe de loisir" (Veblen) ? "There is no business like show business..." : la conclusion s'imposait.
Le livre est agréable. On ne s'ennuie pas. Danger ! Ensuite, il faut le relire pour le désenchanter.

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mardi 26 mars 2013

L'avenir numérique des génériques de films

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Pour la télévision, les génériques des films, notamment les génériques de fin, relèvent de l'encombrement (clutter) ; ils appartiennent au non-programme tout comme les messages d'auto-promotions, les écrans publicitaires, les séparateurs, les billboards de parrainage, etc. Une heure de télévision grand public peut comporter plus d'un quart d'heure de non-programme.

Du point de vue de la télévision commerciale, le générique de fin retarde la diffusion de l'écran publicitaire et occasionne fréquemment une fuite d'audience. D'où la tentation d'en réduire la durée grâce à divers subterfuges (diffusion en accéléré, écran divisé, sur-impressions, etc.), ce dont se plaignent les professionnels.
La littérature sur les génériques est riche, principalement historique et descriptive. On ne sait presque rien de l'audience des génériques, de l'attention qu'y accordent les spectateurs en salles ou les téléspectateurs (cette attention est-elle un gage de cinéphilie, de culture cinématographique ?).

Deux ouvrages de référence récents abordent le générique de cinéma.
  • Alexandre Tylski, Le générique de cinéma. Histoire et fonction d'un fragment hybride, Toulouse, Presse Universitaire du Mirail, 2008, 126 p., Bibliogr., Index.
  • Alexandre Tylski (éditeur), Les Cinéastes et leurs génériques, Paris, L'Harmattan, 2008, 276 p. 
Ces deux ouvrages, comme leur déclinaison sur le Web visent un objectif commun : réhabiliter le générique, oeuvre dans l'oeuvre, "petite forme" au service de la grande.
Alexandre Tylski commence par une histoire esthétique et technologique du générique (effets spéciaux, infographie, trucages, dessins animés), du début à la fin du XIXe siècle. Ensuite, il étudie le rôle des génériques dans l'oeuvre cinématographique. Issu d'un travail de thèse réalisé en vue d'un doctorat, l'ouvrage constitue une solide synthèse du sujet et un inventaire des domaines à approfondir (aspects juridiques, etc.).
Le second ouvrage, collectif, approfondit le genre "générique" à partir de l'oeuvre de quelques cinéastes : Pedro Almodovar, Tim Burton, Rainer Fassbinder, Takeshi Kitano, Roman Polanski, Martin Scorsese, etc. La préface de Samuel Blumenfeld est particulièrement tonique (voir les lignes consacrées à Dibbouk, film en yiddish, 1937).

Le générique s'apparente au paratexte de l'oeuvre cinématographique : il "présente" un film, l'introduit (incipit), l'accompagne, tout comme l'affiche, les trailers, les making-of mais aussi comme le titre, les logos, etc. Comme dans le cas du livre, la notion de paratexte, au statut épistémologique bien flou, semble fonctionner davantage comme moyen de description que comme outil d'analyse.
Pour Alexandre Tylski, le générique, "fragment hybride", est bien plus que du paratexte, même si, comme on dit, "il y en a". Né d'une contrainte juridique (droit d'auteur, droit de figurer au générique comme droit de signer, etc. ), le générique contribue à définir et à signer l'appartenance à la profession cinématographique. Il est aussi un genre cinématographique (au sens de Stanley Cavell) avec ses auteurs, ses talents célèbres dans le monde du cinéma : Saul Bass (génériques de films de Hitchcock, de Stanley Kubrick, d'Otto Preminger), Kyle Cooper, Laurent Brett.

Au-delà d'une connaissance d'un genre spécifique, de sa place dans la division du travail cinématographique, la réflexion sur les génériques apporte un éclairage inattendu sur l'industrie cinématographique, sur la structure de son champ et sur ses enjeux (définition des métiers, etc.).
Quelle sera la place des génériques dans un univers cinématographique entièrement numérisé ? A terme, on peut imaginer que les génériques soient diffusés à la demande sur des écrans ancillaires (tablettes, smartphones, etc.) dans le cadre de la télévision sociale et bénéficient de toutes les capacités des supports numériques (interactivité, etc.) multi-écran. Le numérique peut donner au générique une nouvelle dimension, moins formelle, le rapprochant du making-of.
Netflix semble vouloir rendre le générique optionnel dans le cadre du binge-watching en introduisant un bouton pour "sauter" la séquence d'introduction (skip intro). Voici un étape de plus vers la-désagrégation (dé-montage) du produit télévisuel...

Références
  • Gérard Genette, Seuils, Editions du Seuil, Paris, 1987, 430 p. Index.
  • Alexander Böhnke, Paratexte des Films. Über die Grenzen des filmischen Universums, 2007, transcript Verlag, Bielefeld, 192 p.
  • Sur le site du SACD, "Droit d'auteur et copyright" (en France et aux Etats-Unis)