lundi 28 août 2017

L'enrichissement : renouvellement conceptuel de la marchandise


Luc Boltanski, Arnaud Esquerre, Enrichissement. Une critique de la marchandise, Paris, Gallimard, 29 €, 2017, 663 p. , Bibliogr., Index des notions et des noms.
En annexe : "Esquisse de formalisation des structures de la marchandise", par Guillaume Couffignal, pp. 503-558. (à partir de la théorie mathématique des catégories).


Cet ouvrage constitue un outil fondamental, indispensable, pour la réforme de l'entendement médiatique et publicitaire. Luc Boltanski est un auteur clef des sciences sociales ; depuis La découverte de la maladie (1968), Un art moyen : essai sur les usages sociaux de la photographie (1965) et Les cadres : formation d'un groupe social (1982), Luc Boltanski renouvelle sans cesse son approche du monde socio-économique et des outils pour l'analyser : Le Nouvel Esprit du capitalisme (1999), La Condition fœtale. Une sociologie de l'avortement et de l'engendrement (2004), De la critique. Précis de sociologie de l'émancipation (2009) et puis, Enigmes et complots : une enquête à propos d'enquêtes (2012) constituent des composantes essentielles de son œuvre. Son plus récent ouvrage, avec Bruno Esquerre, vise le cœur de l'actualité sociale, politique, culturelle qu'il permet de saisir avec rigueur.

"L'âge de l'économie de l'enrichissement", correspond à celui de la désindustrialisation des pays occidentaux. Destruction créatrice ? Pour compenser cette désindustrialisation, tout se passe comme si se mettait en oeuvre une marchandisation de biens jusqu'à présent hors du commerce, sans prix. Pour comprendre la société française contemporaine et ses tensions, les auteurs rapprochent dans leur travail plusieurs manifestations récentes de la marchandise, des domaines généralement séparés : celui des arts et de la culture, celui des musées et des galeries, des objets anciens (antiquités, brocante), du luxe, du tourisme, des collections (grandes et petites). Ces secteurs, notons le, repésentent une partie non négligeable des investissements publicitaires et médiatiques (sites web, magazines, éditions, émissions de télévision, événements, fêtes, commémorations). Leur point commun est "de reposer sur l'exploitation d'un gisement qui n'est autre que le passé", et la production d'un "métaprix". Les interactions entre ces domaines sont nombreuses et cohérentes : les auteurs proposent une systématisation sous la forme de groupes de transformation liant puissance marchande et présentations (analytique ou narrative). Tel est le point de départ d'une "économie de l'enrichissement".

Marché du passé et
de la nostalgie, août 2017
Cet enrichissement est à comprendre comme l'enrichissement de choses déjà là, trouvées donc ; des économistes classiques y verraient sans doute des externalités positives, des aménités, des effets d'agglomération. Ce sont des choses exploitées "surtout en les associant à des récits", d'où le rôle des médias et de la publicité ; il faut aussi y voir des sources supplémentaires d'enrichissement pour les riches qui en font commerce. "Par le terme de marchandise, nous désignons toute chose à laquelle échoit un prix quand elle change de propriétaire". Revenons à Marx (dont la terminologie et l'influence sont sans cesse présentes dans cet ouvrage). L'énorme accumulation (collection : die Sammlung ?) de marchandises (Das Kapital  : "eine ungeheure Warensammlung") que Karl Marx évoque pour caractériser la richesse des sociétés où règne le capitalisme ("der Reichtum der Gesellschaften") s'accroît de l'enrichissement que montre l'analyse de Luc Boltanski et Arnaud Esquerre.
La patrimonalisation est une dimension essentielle de cet enrichissement, peut-être donne-t-elle naissance à une "classse partimoniale" (cf. Luc Boltanski, Arnaud Esquerre, Vers l'extrême. Extension des domaines de la droite, 2014, Editions dehors). La presse et la publicité représentent à la fois un vecteur et un observatoire du développement de cette économie à laquelle elles contribuent par un storytelling (narration) généralisé et renouvelé : presse du tourisme, du terroir, du patrimoine local et régional, des collections de toutes sortes (voir, par exemple, l'important travail de publication du quotidien régional Ouest France). Presse empreinte d'enthousiames, de fierté, de célébration et de nostalgie, guide du savoir vivre (lifestyle), savoir acheter, voyager, presse emplie d'argus et de conseils, voire de trucs.

Bourgogne Magazine,
hors série, juin 2017.
Collection, terroir,
monuments, tourisme...
L'approche des auteurs est à la fois descriptive (analyse de la "dextérité commerciale des acteurs", dextérité inégalement répartie mais indispensable) et historique : la marchandisation se généralise alors que les profits tirés de l'industrie ont tendance à diminuer. Ce livre constitue une réflexion économique hétérodoxe dans son refus de séparer économie, sociologie, histoire sociale et anthropologie (comme le veut la division actuelle du travail universitaire, que les outils numériques pourraient commencer à bousculer). "Structuralisme pragmatique", disent-ils, qui inclut une analyse historique des compétences cognitives. Approche pragmatique, artisanale même, du travail d'enquête, méthodologie rebelle par construction à tout dogmatisme. Révision de la notion de valeur et de mise en valeur. Etudes de cas, démonstrations : examen détaillé de la "forme collection", de la "forme tendance" (qui se caractérise par une probabilité de dévalorisation), illustration convaincante à l'aide d'un travail approfondi sur Laguiole et ses couteaux.

L'ouvrage se compose de 14 chapitres  répartis en quatre grandes parties : la destruction et la création de richesses, prix et formes de mise en valeur, les structures de la marchandise, et enfin, "à qui profite le passé". Pourrait-on ajouter le paysage, la nature (cf. les parcs naturels régionaux) ?

On ne résume pas un tel livre, tellement riche, ne dissimulant pas la complexité de son approche mais nous croyons pouvoir affirmer qu'il apporte beaucoup à l'analyse du fonctionnnement des médias et de la publicité : il permet en effet de relier, "unifier" des catégories et domaines / notions tels que la célébrité, la marque, la collection, le tourisme, le terroir, le patrimoine, le pays, les racines, le luxe, l'événement, le centre d'intérêt. "Le terroir c'est la France", titre le trimestriel Grand seigneur (Technikart) en été 2017. Toutes ces catégories floues sont courantes et évidentes pour les pratiques professionnelles du marketing et de la publicité. Peut-être, les auteurs gagneraient-il à prendre en compte davantage, à un niveau plus élémentaire, concrêt, le travail publicitaire et le rôle des médias, dans l'enrichissement des marchandises, les effets de marque et leur construction (capital de marque, branding), le rôle des people ("influenceurs"). Et, par conséquent, les métiers concernés, leur savoir-faire. La communication, notamment celle des collectivités locales et des régions, semble un facteur essentiel de l'enrichissement (par exemple, le magazine aquitain, le festin, toute la nouvelle aquitaine en revue). Comment prendre en compte cette contribution des médias (journalisme, native advertising) et de la publicité à l'économie, contribution savamment ignorée des calculs économétriques actuels) ?

Hors-série du Bulletin d'Espalion, juin 2017 :
patrimoine et art de vivre
Cet ouvrage éclaire et charpente des phénomènes dont on a professionnellement l'intuition pratique (sur la presse, par exemple), il permet de forger des concepts pour analyser et comprendre l'activité publicitaire et médiatique.
Il faudrait sans doute ajouter à cette description de l'enrichissemment sa dimension plus modeste qui mobilise les loisirs créatifs, le bricolage (récup, vide greniers, Do It Yourself, rénovation) que favorisent des entreprises comme leboncoinEtsyA Little Market, EBay. De même, pourrions-nous attribuer à cet enrichissement la prolifération de magazines (et leurs hors série) consacrés à l'histoire et au rôle du passé car, observent les auteurs, "le présent est toujours commandé par le passé" et les différentes et inégales capacités d'hériter et, notamment, à sa dimension locale (à rapprocher du tourisme, des collections, du patrimoine, du terroir, de la généalogie). Cf. Magazines français : toute une histoire. Analyser aussi le positionnement et l'échec de la chaîne de télévision Campagnes TV (2013 - 2017) qui se voulait "la chaîne où les ruraux et les urbains se retrouvent" : "Campagnes TV. Gardons les pieds sur terre !".

Ajoutons trois remarques (qui ne sont pas des objections, plutôt des questions) :
  • La célébration du terroir, des racines, du patrimoine, des traditions ne va peut-être pas sans risque culturel. "A la découverte du plus beau pays du monde", sous-titre le magazine Partir en France qui souligne d'ailleurs qu'il s'agit d'"un ici qui appartient à tous"Enrichissement idéologique, "Disneylandisation" ? comme dit l'anthropologue Philippe Descola (Cultures).
  • L'information des auteurs, par nécessité, est souvent de seconde main. C'est le drame lancinant de la sociologie de ne pouvoir parler et généraliser qu'à partir de données déjà construites, commodes, accessibles. Faute de données brutes (data ?), il faut toujours se contenter, non sans risques épistémologiques, d'analyses secondaires, de narrations.
  • L'univers des marques, l'observation des tendances (leur prédictibilité) se transforment avec la mise en œuvre des données et du machine learning (classifications, etc.). S'agit-il d'une nouvelle "forme de mise en valeur" ? Faudra-il bientôt parler d'une "forme data", forme incluant la connaissance pratique des prix pratiqués, de la clientèle, des consommateurs et usagers (visites, usages langagiers, etc.) ? Actuellement, cette connaissance (data science) échoue pour l'essentiel dans l'outillage des réseaux sociaux, des moteurs de recherche... autres lieux d'enrichissement (GAFAM).
  • Reste la chanson de George Brassens sur les "imbéciles heureux qui ont nés quelque part"...


C'est une lecture indispensable.


lundi 14 août 2017

Les idées national-socialistes : le passage à l'acte



Johann Chapoutot, La révolution culturelle nazie, Paris, Editions Gallimard, 2017, 282 p.

William Sheridan Allen, The Nazi Seizure of Power. The Experience of a Single German Town 1922-1945, Echo Point Books & Media, 388 p., 23,83 $, Index. Tableaux. Revised edition, 2014.
Paru en français : Une petite ville nazie, 2003, 10/18, 395 p. (on notera la "traduction" à la limite du contre sens, du titre américain).

Voici deux ouvrages de natures différentes mais quelque peu complémentaires : l'un expose la doctrine nazie, l'autre décrit en détail la mise en application de cette doctrine dans une petite ville allemande, le passage à l'acte donc.

Professeur d'histoire contemporaine à l'université de Paris-Sorbonne, Johann Chapoutot s'est donné pour objectif de dégager les grandes lignes de la "révolution culturelle" engagée par les tenants du national-socialisme (ou faut-il préférer, comme Emanuel Lévinas, "hitlérisme" ?).
Les idées majeures de la doctrine nazie sont mises en évidence ; ells se trouvaient énoncées clairement dans le programme du parti nazi en 25 points, dès 1920 (24 février).
  • Selon le nazisme, le principe du droit, c'est le peuple et non la raison : d'où la dénonciation virulente du droit romain et du juriste Hans Kelsen. L'établissement d'une nouvelle normativité (culture "völkisch") légitimera en droit les actions de l'armée allemande, de la police, de la SS, du parti nazi. Les cadres du pays se voient inculqués une formation juridique aux principes nazis, ce "qui rendra plus aisé et plus doux le passage à l'acte" et "vise une acculturation à long terme du peuple allemand". La communauté du peuple transcende la lutte des classes, l'abolit (Volksgemeinschaft).
  • La conquête de "l'espace vital" (Lebensraum), variété de colonialisme, vise à mettre l'esclavage (servage) et le racisme au profit de la "race germanique". Les nazis falsifient à leur avantage les idées grecques (Platon, etc.). Culte omniprésente de la race nordique, germanique.
  • Hostilité à la Révolution française (1789), aux Lumières (Aufklärung).
  • Refus véhément du traité de Versailles (diktat) de juin 19.19
  • Antisémitisme radical et total, "biologique". Cette "idée" fonde la banalisation langagière de l'antisémitisme et l'extermination ("Vernichtung") comme solution finale de la question juive ("Endlösung der Judenfrage"). Le rôle des écoles sera déterminant dans l'inculcation de cette idée (cours sur une pseudo histoire raciale, tableaux didactiques pour l'illustrer).
Rappelons que la dénazification (Entnazifizierung) intellectuelle a été loin d'être totale, même en France. Des théoriciens du nazisme ont survécu au nazisme, brillamment parfois : Martin Heidegger et Carl Schmitt sont au programme des universités françaises, Ernst Jünger est publié en Pléiade (Gallimard)... Pourtant catholique fervent, Carl Schmitt proposa de créer dans les bibliothèques publiques des sections spéciales pour les auteurs juifs (1936, Das Judentum in der deutschen Rechtswissenschaft). Les idées du nazisme ont la vie dure !
Johann Chapoutot conteste la thèse de Hannah Arendt qui ne voulut voir dans Adolf Eichman qu'un fonctionnaire ordinaire ("Schreibtischtäter"), banal et discipliné ("j'ai obéi, c'est tout") : lui, voit plutôt dans Eichman un acteur doué mettant en scène sa banalité au service de sa défense alors qu'il fut un nazi ardent et fier, impérieux et fanatique, revendiquant jusqu'au bout la criminalité nazie.
"Le nazisme fut d'abord un projet", conclut Johann Chapoutot : persuader toute une population et l'amener à se lancer dans le crime et faire valoir "la loi du sang". Un projet de société, un programme politique et culturel, qui a été exécuté, point par point.

Du projet à sa réalisation exemplaire
Dans l'ouvrage de l'historien William Sheridan Allen, on peut repérer ce qu'il en fut, en actes, de l'acculturation nazie d'une petite ville allemande : comment les nazis y ont pris le pouvoir, ou, plutôt, comment le nazisme a pris. Lisons ce livre en regard de celui sur la "révolution culturelle nazie". Comment la doctrine et les spéculations juridiques, philosophiques du nazisme s'appliquent et s'inscrivent au jour le jour dans la socialisation des habitants. Les deux ouvrages se répondent, se correspondent.


Pendant les années 1950, William Sheridan Allen a mené une enquête dans la petite ville de Northeim, au cœur de l'Allemagne (Niedersachsen), après la défaite du pouvoir nazi. Il recourt à une méthodologie classique d'historien : analyse de la presse de l'époque, entretiens avec des contemporains et acteurs, etc. (mais quel était le profil des informateurs ?).

Cette petite ville n'avait a priori rien pour devenir nazie. Rien ne l'y préparait, pourtant, en quelques années, sa population a basculé. L'auteur montre, grâce à une analyse détaillée et presque exhaustive de la prise du pouvoir, comment s'est installé le nazisme, d'abord par petites touches, sans trop heurter, prudemment, habilement, insensiblement puis plus violemment, dans la vie quotidienne de ses habitants. La révolution culturelle nazie s'est réalisée de manière continue, insidieuse, par étapes et, pour une part, discrètement, comptant sur des pressions de toutes sortes, pour l'attribution d'emplois, de logements, d'honneurs.

Après quelques années seulement, la prise de pouvoir fut totale, le contrôle de la vie quotidienne, complet (fichage, etc.). Rien n'échappe plus au nazisme. La mobilisation de tous est permanente.
L'auteur montre le rôle des associations nazies, leur proximité, leur insistance militante, leurs demandes incessantes de participation financière. L'installation de l'acceptabilité est progressive : fanfares, défilés, chorales, concerts, parades nocturnes avec torches, décorations (de la rue, des bâtiments, des écoles), tout distille et répète la culture nazie (drapeaux, croix gammées, photos, salut - "Heil Hitler" au lieu de "bonjour", hymne). Rôle préparateur du sport et de son idéologie (uniformes, cris, partialité, nationalisme des fans, etc.). L'auteur décrit le rôle majeur des jeunesses hitlériennes (Hitler-Jugend), la collaboration des églises luthériennes, la prise en main de l'éducation scolaire, conformément aux directives du parti : de nouveaux manuels glorifient nazisme et militarisme, épuration des bibliothèques. Et tout cela débouche sur la désagrégation et le démantèlement du tissu social traditionnel, l'assimilation totalitaire de toute association, club et organisation ("die Gleichshaltung", loi de mars 1933). La vie privée se restreint chaque jour un peu plus, toute vie doit devenir publique. Big brother, c'est la surveillance mutualisée (sorte de crowdsourcing ?) et cela, avant les réseaux sociaux... On ne peut qu'imaginer les moyens dont disposerait aujourd'hui un tel pouvoir quand on assiste au bonheur de suivre (followers) et d'être influencé.

Les nazis sont convaincants, habiles, déterminés et ils tiennent leurs promesses : en moins d'un an, le chômage a disparu de la ville grâce à diverses sortes de travaux publics, donc grâce aux subventions étatiques et à l'impôt (d'où vient l'argent public qui soutient le nazisme, question trop peu évoquée). Construction de bâtiments publics, de logements, remises en état du patrimoine, soupe populaire, entretien de la voirie, développement du tourisme local, création de parcs... Moyennant quoi, le parti nazi (NSDAP) gagnera les élections, et s'emparera des postes clés de l'administration...
Tout au long de cette histoire, on voit la collaboration docile des médias puis leur mise sous contrôle total conformément au § 23 du programme du NSDAP ; finalement, les nazis créeront leur propre presse, l'abonnement y est obligatoire : modèle économique imbattable. Mais, leur média de prédilection reste la rue, l'espace public : défilé, fanfares, affichage, hauts-parleurs, uniformes, emblèmes... La lecture privée est trop incontrôlable.

Comment des habitants ordinaires, des voisins, ont-ils pu être gagnés par le nazisme et sa doctrine d'assassins ? On perçoit peu la répression constante de l'insoumission au nazisme, la terreur continue : arrestations, envois en camp de concentration, journaux dissidents poussés à la faillite, boycott sous surveillance des magasins appartenant à des commerçant juifs...
Plus que de révolution culturelle, ce fut une évolution culturelle. Bertold Brecht avait raison, tout le monde a contribué à la victoire nazie ; sinon, sans cette coopération presque complète, tacite le plus souvent, le nazisme n'aurait pu s'installer. Jusqu'où serait allée cette soumission sans la victoire militaire américano-soviétique ? Histoire sociale édifiante, qui va bien au-delà du nazisme, elle montre la mécanique et la logique de la prise de pouvoir et son approfondissement totalitaire (fusion du parti et de l'Etat).

Avec ces deux ouvrages, se lit l'articulation de la doctrine et de sa mise en œuvre concrète. Hélas, l'ouvrage de William Sheridan Allen, s'arrête en 1935. Peu sur l'entrée en guerre, et l'on n'assiste pas à la mise en place de la relative dénazification par les troupes d'occupation : la dénazification était-elle même réaliste, tant il est évident que la quasi-totalité des Allemands restés en Allemagne ont collaboré ? Que sont devenus les nazis de Northeim, et d'ailleurs ? Ils ont rejoint les nouveaux partis au pouvoir, SPD ou CDU ou parti "communiste" (SED) pour la zone d'occupation soviétique, ils sont entrés dans l'administration fédérale (cf. sur ce thème, le film Der Staat gegen Fritz Bauer, 2015).

Quels traits communs, quels signes avant-coureurs peut-on déceler dans la théorie et les pratiques culturelles des sociétés totalitaires ou des politiques tendant au totalitarisme ? Comment se prémunir ? La vigilance politique s'impose car, ainsi se concluait la parabole de Bertolt Brecht en 1941, "le ventre est fécond encore, d'où ç'est sortit en rampant" ("Der Schoß ist fruchtbar noch, aus dem das kroch"), cité de Der aufhaltsame Aufstieg des Arturo Ui.
L'ascension de Hitler était résistible. Quand aurait-elle pu / dû être stoppée ? Où se situe le point d'inflexion, celui du non retour aux libertés ? Au vu de l'historique dressé par ces deux ouvrages, le point d'inflexion se trouve tout au début : faudrait-il donc stopper le nazisme ab ovo, à ses premières manifestations, même si les signaux en sont faibles ? La lutte doit-elle être permanente. Tolérance zéro ? La puissance de communication du web donne à cette question une actualité croissante...

mardi 8 août 2017

Histoires du papier : technologies et médias


Mark Kurlanski, Paper. Paging Through History, 2017, W.W Norton & Company, New York, 416 p., $14,66 (ebook), Bibliogr., Index, timeline

Lothar Müller, Weisse Magie. Die Epoche des Papiers, Deutscher Taschenbuch Verlag, München, 2014, Bibliographie, Index, 383 p. Illustrations. 17,4€

Le papier dans la Chine impériale. Origine fabrication, usages, Paris, 2017, Les Belles Lettres, Textes chinois présentés, traduits et annotés par Jean-Pierre Drège, glossaire des noms de papier, Index, Bibliogr., cartes, CCVII p + 281 p., 35 €


Voici trois ouvrages sur l'histoire du papier, composante décisive de la transformtion des médias depuis plus de vingt siècles. Chaque livre prend cette histoire à sa manière, rappelant combien le sujet en apparence simple est difficile à saisir pour les spécialistes des médias.
  • Tout d'abord, le roman mondial du papier. Agréable à lire, jamais pédant, semé d'anecdotes surprenantes et édifiantes. En suivant cette longue histoire, de l'Egypte aux Phéniciens, de la Chine à l'Andalousie, des Mayas (Mésoamérique) aux Aztèques (Mexique), de l'Inquisition à l'Encyclopédie, de la Nouvelle Espagne à la Nouvelle Angleterre...
L'histoire du papier recoupe celle de la presse, et celle du livre d'abord. Sa place est centrale dans la transmission culturelle, dans l'administration (documentation comptable, commerciale, etc.). Paper est d'abord une histoire générale des technologies du papier, celle de ses acteurs économiques et sociaux, de ses métiers : c'est aussi celle de ses supports concurrents (bois, terre cuite, os, peau, écorce, etc.), en attendant celle des supports numériques. Mark Kurlanski aborde aussi l'histoire de l'art et, bien sûr, l'histoire politique tant une histoire du papier est inséparable des libertés et de la censure. Il fait percevoir le rôle essentiel joué par les imprimeurs dans l'histoire culturelle (cf. par exemple, Aldus Manutius).

La dimension technologique est bienvenue car, si l'on connaît bien l'histoire de l'imprimerie ("grandes inventions", etc.), on connaît mal celle du papier. Or l'histoire de ces deux industries s'avère difficile à distinguer. On regrettera l'absence dans le livre de présentations systématiques (tableaux) de la succesion des changements technologiques respectifs. L'auteur se disperse par trop, mais cela fait le charme de l'ouvrage...
Paper souligne la place étonnante des chiffons (rags) dans la première économie du papier (collecte et tri) avant que l'on ne sache utiliser le bois. De riches développements sont consacrés au rôle des moulins à eau et à vent, indispensables ; à ne pas séparer des conditions de santé et de la souffrance effroyables des personnes travaillant à la fabrication du papier.
La question des encres, en revanche, est survolée, comme celle des outils d'écriture (pinceaux, crayons, plumes, stylos).

Mais le papier, ce n'est pas que livres et journaux et magazines ; l'ouvrage traite également du papier pour l'art (lithographies, tableaux, gravures diverses), du papier pour la monnaie, pour les emballages, les cartes géographiques. En revanche, les affiches, politiques, publicitaires, sont à peine abordées. Mark Kurlanski évoque aussi des usages moins évidents du papier, allant des bombes transportées par des ballons en papier (utilisées par les Japonais contre les Etats-Unis) aux robes en papier, aux origami... La question écologique n'est pas omise (les forêts menacées, la pollution de l'eau par les usines de pâte à papier, etc.). Sans compter l'arrivée du clavier (Remington, fabricant d'armes), clavier qui sera utilisé par les linotypes ou encore la mise au point de l'offset (1904, Hyppolite Marinoni) et dont on sait l'avenir digital.

Dans cette longue frise, on note l'effet dramatique des diverses rivalités religieuses entraînant, au terme de guerres et d'assassinats, des destructions culturelles irréparables : le besoin de brûler des livres est accablant, d'autant qu'il recoupe celui de brûler des gens, comme Heinrich Heine l'avait prédit.
Bien des points évoqués par Paper mériteraient d'être approfondis, de nombreuses approximations demanderaient d'être rectifiées : l'auteur est journaliste, pas historien, amateur de longues fresques thématiques (il a déjà écrit des livres sur le sel, la morue, les huitres, l'année 1968... L'intérêt de Paper se situe dans l'ampleur du sujet et de la période parcourue ; il y a un effet d'inventaire, parfois décousu qui est fécond, même si cela est frustrant. Si l'on veut entrer dans les détails, il faut nécessairement se reporter aux travaux d'historiens spécialisés (cf. ci-dessous à propos de la Chine). Paper est un ouvrage d'histoire générale, une parfaite sensibilisation.
Dans le "prologue" du livre, Mark Kurlanski dénonce d'emblée le biais technologiste ("the technological fallacy"), inversant le rapport technologie / société : selon lui, c'est la société qui est à l'origine du changement technologique et non la technologie qui est à l'origine du changement social. Il y a là matière à débats complexes, surtout lorsqu'il s'agit des médias (cf. les travaux de Marshall McLuhan, Harold Innis, Elisabeth Eisenstein). L'argumentation de l'auteur n'est pas convaincante mais elle invite à penser. Toutefois, il y manque des études de cas, pour nourrir une démonstration.

  • C'est aussi un essai sur l'histoire du papier que propose Lothar Müller. Depuis débuts en Chine jusqu'aux développements en Egypte (papyrus) et dans la monde arabe, on parcourt les étapes canoniques de cette histoire, pour arriver à "l'époque du papier" et de sa "magie blanche", matière première de la modernité. Le livre empreinte ensuite une direction plus littéraire avec les témoignages tirés de Goethe, Rabelais, de l'Encyclopédie, de Melville, de Balzac et de Zola (le papier journal et la presse de  masse), de Sterne et de Joyce. 
Avec le papier, se développe le métier de secrétaire, celui qui gère les secrets des puissants (les classe dans le meuble du même nom), les consigne dans des registres (res gestae) leurs activités politiques et administratives, commerciales et bancaires.
Le papier garde les traces des mouvements de l'âme, de la confession et de la confusion des sentiments, des savoirs nouveaux... Conservation, conversation. Papier à lettre, mais papier d'emballage aussi. Le papier contribue également à la réduction des distances entre le centre et ses périphéries (outil d'administation), entre les amants séparés (littérature épistolaire)...
Ce livre met en scène l'omniprésence du papier, de l'emballage aux traités de paix. Propagation des nouvelles et des produits. L'approche de Lothar Müller, journaliste et historien est originale et féconde. Son exploitation de l'histoire littéraire est bienvenue et stimulante. En détournant l'attention réservée d'habitude exclusivement aux médias, l'auteur replace le rôle du papier dans un cadre économique et culturel plus large. Cadrage moins conventionnel qui fait mieux voir l'importance du papier.
  • Jean-Pierre Drège propose dans une collection remarquable de précision et d'érudition, un ouvrage fort savant sur l'histoire du papier en Chine. Ce moment chinois, premier et essentiel, est souvent traité superficiellement par les essayistes. L'auteur, qui a dirigé l'Ecole française d'Extrême-Orient, est un spécialiste de l'histoire du livre chinois, jusqu'au XIIème siècle. Son ouvrage est issu d'un séminaire à l'Ecole pratique des haute études. Les 30 extraits de textes bilingues, chinois et français, sont présentés par ordre chronologique (du VIeme au XIXème siècle) ; ils sont commentés et annotés pour établir le bilan de ce que l'on sait et de ce que l'on ignore de l'histoire du papier en Chine (recettes techniques, variétés régionales, etc.).
L'ouvrage commence par une copieuse introduction (160 p.) qui souligne d'abord l'ambiguité de la notion même de papier, en chinois, à son origine. Le mot zhi (紙, en chinois traditionnel) désigne d’abord la soie, à laquelle le papier succédera pour la publication des livres. Pour l’époque de Cai Lun (蔡伦, 50-121), à qui la tradition attribue l’invention du papier en Chine, on connaît mal les techniques premières de fabrication ; dans son introduction, Jean-Pierre Drège dresse un bilan des évolutions techniques successives et de ce l'on sait du rôle aujourd'hui controversé joué par Cai Lun (dynastie des Han orientaux).
Le papier devient primordial dans l’atelier du lettré chinois, l’un de ses quatre "trésors" disait-on (avec l’encre, le pinceau et la pierre à encre : 文房四宝, wenfang sibao). Le papier traditionnel sera progressivement remplacé par du papier importé en Chine par les Occidentaux, papier mieux adapté à l’imprimerie industrielle (typographie, double face). Différents papiers traditionnels sont toutefois toujours fabriqués pour les artistes et les calligraphes.

Ce travail minutieux rappelle combien l'histoire de la technique de fabrication du papier est encore mal connue, combien il est difficile et imprudent d'avoir des idées définitives sur la question. Cette remarque épistémologique devrait être étendue aux autres dimensions des médias et de la communication : par exemple, l'examen des transferts des techniques d'un domaine à un autre (par exemple, la presse qui passe de la fabrication du vin à celle du papier imprimé). L'histoire du papier confirme que l'histoire des médias relève de l'histoire des techniques de fabrication (des encres, des crayons, des meubles, etc.) et des métiers (cf. les planches consacrées à l'imprimerie par l'Encyclopédie, évoquées par Lothar Müller).

vendredi 4 août 2017

De l'hébreu au grec : la Septante, philosophie d'une traduction



Naissance de la Bible grecque, Paris, 2017, Les Belles Lettres, 287 p. Bibliogr., Index. Textes introduits, traduits et annotés par Laurence Vianès

L'ouvrage rassemble plusieurs textes à propos de l'histoire de la Septante : du Pseudo Aristée, la Lettre d'Aristée à Philocrate, du Traité des poids et mesures de Epiphane de Salamine, ainsi que de divers témoignages antiques et médiévaux (traduits de documents arabes, grecs, hébreux, latins, syriaques).
Les textes réunis par Laurence Vianès sont partie prenante de la légende de la Septante (ou plus exactement du Pentateuque grec).

La Septante (SeptuagintἩ μετάφρασις τῶν Ἑβδομήκοντα ou LXX) constitue un événement historique dans l'édition et dans la traduction. Trois siècles avant Jésus, la traduction collective (ou plutôt "la mise par écrit") de la Bible (le Pentateuque) est effectuée de l'hébreu en grec à Alexandrie par 70 (ou 72) érudits de religion juive, en 70 jours.  Enfin, de l'hébreu mais sans doute aussi, pour partie de l'araméen (cf. le travail méticuleux d'Alexis Jonas : on ne sait pas précisément ce qu'est la langue source de la Torah). Il s'agit d'une demande du roi d'Egypte, Ptolémée II Philadelphe conseillé, rit-on, par Démétrios de Phalère. Le texte de la Torah ainsi obtenu doit enrichir la bibliothèque royale d'Alexandrie.
La Septante sera utilisée par les Juifs hellénophones et deviendra une référence pour les Chrétiens. Elle fera l'objet de nombreuses reprises dont l'une par Origène dans les Hexapla, édition juxtaposant sur six colonnes les textes hébreux et grecs, dont une colonne pour la Septante.

Au-delà du travail philologique et historique, la Septante invite à une réflexion philosophique, en suivant Emmanuel Lévinas. A plusieurs reprises, dans son œuvre, il a rappelé l'importance de la langue et de la philosophie grecques pour énoncer le judaïsme : "Nous avons la grande tâche d'énoncer en grec les principes que la Grèce ignorait". Il avait déjà  déclaré : "Il n'y a rien à faire, la philosophie se parle en grec [...] Mon souci, c'est de traduire le non-hellénisme de la Bible en termes helléniques". D'où l'importance, à ses yeux, de la Septante ("l'œuvre de la Septante n'est pas terminée", dira-t-il à Salomon Malka). "Qu'est-ce que l'Europe ?", demande encore Emmanuel Levinas : "c'est la Bible et les Grecs". La Septante le met en équivalence. Qu'est-ce que penser grec ? Le grec symbolise à ses yeux l'universalité "surmontant les particularismes locaux du pittoresque ou folklorique ou poétique ou religieux"... "Langage sans prévention, parler qui mord sur le réel, mais sans y laisser de traces et capable, pour dire la vérité, d'effacer les traces laissées, dédire, redire". La Septante renvoie donc à l'émergence de la notion d'universalité et à la coordination de cultures distinctes et essentielles, "la traduction en grec de la sagesse du Talmud".

Occasion d'évoquer aussi, dans un autre registre mais non sans homologies, la confrontation par François Jullien de la culture grecque et de la culture chinoise pour penser la généalogie de nos catégories de pensée et l'universel.

Références

Alexis Léonas, L’aube des traducteurs. De l’hébreu au grec : traducteurs et lecteurs de la Bible des Septante (IIIe s. av. J.-C. - IVe s. apr. J.-C.), Paris, Éditions du Cerf, 2007.

Le quodidien La Croix a consacré un numéro hors-série à "La Bible d'Alexandrie. Quand le judaïsme rencontre le monde grec", 2011.

Emmanuel Lévinas :
  • L'au-delà du verset. Lectures et discours talmudiques, Paris, Editions de Minuit, 1982, Chapitre XIV, "Assimilation et culture nouvelle"
  • A l'heure des nations, Paris, Editions de Minuit, 1988, Chapitre XIV, "La bible et les grecs"
  • Quatre lectures talmudiques, Paris, Editions de Minuit, 1968
Ze'ev Lévy, "L'hébreu et le grec comme métaphores de la pensée juive et de la philosophie dans la pensée d'Emmanuel Lévinas", in Danielle Cohen-Levinas, Shmuel Trigano, Emmanuel Levinas - Philosophie et judaïsme, Paris, 2002, Editions in Press

Salomon Malka, Lire Lévinas, 1984, Paris, Edition du Cerf, 118 p. Voir l'entretien avec Emmanuel Lévinas en fin de volume.