lundi 28 novembre 2016

Le monde de la publicité : des histoires, toute une histoire



Mark Tungate. A Global History of Advertising, 2d edition, 271 p., 2007, 2013, $19,05 (ebook), index.

Voici encore une histoire de la publicité. Les histoires de la publicité ne manquent pas : la publicité aime bien se donner en histoire. Celle-ci se veut mondiale. Elle est menée du point de vue des agences créatives et des personnalités qui les ont marquées. Histoire du petit monde de la publicité. Histoire souvent people, à la manière journalistique, basée sur de entretiens : qui parle et qui ne parle pas ? Aucune petite main, aucun chargé d'étude, aucun stagiaire...La publicité vue d'en haut, par les mieux payés...
Le livre n'entre pas dans les explications capitalistiques des fusions, ni dans l'économétrie, ni dans la contribution de la publicité à l'économie des entreprises et tout particulièrement des entreprises de presse. Ce n'est pas son propos.

Qu'est-ce que l'auteur a retenu des discours tenus par certains acteurs de la publicité ? D'abord le pouvoir des clients annonceurs, pouvoir peu visble mais omniprésent. La personne qui compte dans l'agence serait celle qui connaît et fréquente l'annonceur, celle qui a son oreille : cette personne s'en targue à tout bout de champ, paradant, tout en se sachant toujours "à trois coups de téléphone du désastre" (budget remis en compétition). Car l'annonceur octroie le budget. Il a l'argent, après ses propres clients. Monarque invisible, il commande la publicité, parfois rudement, souvent de loin. On aurait pu ici évoquer les appels d'offre, la frénésie qui s'empare de l'agence lors des compétitions...

L'histoire de la publicité commence dans ce livre, arbitrairement, avec les lithographies en France : si l'on connaît encore l'œuvre de Lautrec, qui se souvient de Jules Chéret ou d'Alphone Marie Mucha (les biscuits LU, le chocolat Ideal, les cycles Perfecta...) ? Les débuts du livre montrent un secteur économique encore peu structuré où le journal joue un rôle majeur dans la création et la vente d'espace, où se constituent les régies multi-titres. Mais pas un mot sur Emile de Girardin qui invente un modèle économique de la presse fondé sur la publicité. Pourtant, hors affichage, il faut bien un contenu pour supporter l'investissement publicitaire, ses mots, ses images, il faut bien assortir le message et le support...

Mark Turngat est un habile conteur ; il déroule l'histoire adroitement, mettant en avant les évolutions et les campagnes pour des marques remarquables (les chemises Arrow, Cadillac, Bissel, Woodbury's Soap, Schweppes, VW, Marlboro, the green Giant, Apple avec Chiat / Day...). Il en épingle, au passage, les personnages clés (Claude Hopkins, Albert Lasker, James Walter Thompson, Helen Lansdowne, etc.), il signale les métiers et l'émergence des outils de pensée publicitaire : le ROI, l'USP, les coupons et le marketing direct, "the University of Advertising", la recherche avec Gallup, l'arrivée de la photo, des séries et soap operas à la radio puis à la TV. Quelques rappels utile, par exemple, que la publicité américaine se mit au service de l'effort de guerre contre l'Europe nazie.
L'auteur,  commence son histoire par les Etats-Unis puis passe en revue l'Europe et le reste du monde ; d'anecdotes bien choisies en fusions et acquisitions plus ou moins dramatiques, l'histoire publicitaire est déroulée pour le plaisir des lecteurs qui se laissent porter par les histoires (storytelling). Entrent en jeu l'irrésistible mondialisation, la numérisation galopante et déstructurante (disruption !). Les derniers chapitres traitent du Japon, du Brésil, de l'Australie, et, bien trop rapidement, de la Chine car si "le futur s'invente à Beijing ou à Shanghai", l'auteur n'approfondit guère...
Tout cela avec un chapitre sur Cannes où le monde publicitaire va frimer chaque année à ses propres jeux olympiques de la publicité. Auto-célébration à tous les cocktails, admiration mutuelle : et les annonceurs dans tout cela ? Quel rôle, quelle fonction accorder à cette chère célébration ?
Histoire de la publicité comme une chanson douce d'où l'on a gommé presque toute les aspérités ; certes, l'auteur évoque la loi Sapin, par exemple ; en revanche, rien sur cette société masculine accusée récemment de harcellement sexuel (qui toucherait 50% des femmes travaillant dans la publicité, selon The Wall Street Journal, August 11, 2016), rien sur les "Nielsens", sur les noms et les changements de nom des agences...

Les premières années de cette histoire voient s'établir Madison Avenue ("ad alley") avec BBDO, Y&R, McCann Erikson, J Walter Thomson. Les héros de l'histoire sont évoqués positivement : David Ogilvy, Charles Saatchi, Marcel Bleustein-Blanchet, Jacques Séguéla, Gilbert Gross, Martin Sorrell et d'autres. On suit l'émergence de Young & Rubicam ("Ideas founded on facts"1923), de Léo Burnett (1935), on voit la mondialisation des agences épouser très tôt celle des marques (automobiles, cigarettes). Un style de vie publicitaire se dégage qu'a si bien mis en scène la série "Mad Men", et qu'abolit le numérique, pour y substituer le sien. Fini "the three martini lunch" de Madison Avenue ? Restent la légende de David Ogilvy, la naissance du magazine Campaign, l'arrivée des diplômés dans la publicité (Martin Sorrell : Harvard). De nombreuses petites touches, toujours pertinentes mais à peine évoquées, chacune mériterait sa sociologie.
Aux nouveaux entrants, jeunes venus du numérique, Adland apportera un peu de rêve et le sentiment de poursuivre une saga, mais aussi que cette saga a vieilli, qu'un nouveau monde commence avec des acteurs différents issus de la technologie et de l'intelligence artificielle. Seule la création semble pouvoir en réchapper, elle seule semble capable de résister à la loi d'airain - ou plutôt de silicone - de l'automatisation et des algorithmes. Adland peut constituer un référence constante utile pour lire la presse professionnelle ou saisir les discussions des plus vieux de leurs aînés.

Voici donc un livre pour le plaisir, utile indéniablement, mais un peu superficiel qu'il faut compléter et étoffer par la série "Mad Men" de AMC (cf. "Mad Men et le paradigme publicitaire d'avant" et "Revoir Mad Men") et par des livres d'histoire économique plus robustes, plus roboratifs, que l'auteur cite.

Voir aussi, sur un sujet voisin :

Inventaire publicitaire en images  François Bertin, Claude Weill, PUB. Affiches, cartons et objets, Editions Ouest-France, 2015, 384 p. 19,9 €.

Pionniers de la publicité et des médias  Marc Martin, Les pionniers de la publicité. Aventures et aventuriers de la publicité en France. 1836-1939, Nouveau Monde éditions, Paris, 2012, 368 p. 22 €

mercredi 23 novembre 2016

Homère, maître d'écoles, ciment culturel


A l'école d'Homère. La culture des orateurs et des sophistes, sous la direction de Sandrine Drubel, Anne-Marie Favreau-Linder et Estelle Oudot, Editions Rue d'Ulm, 2015, 298 p., Bibliogr, Index des auteurs et des textes. 19 €

Homère, matière première de la culture inculquée à l'école, "Homère maître de rhétorique", Homère et les médias...
L'ouvrage réunit des travaux d'une vingtaine d'auteurs universitaires qui "explorent la place du modèle homérique dans les pratiques scolaires et rhétoriques ainsi que "dans les rituels sociaux des élites". Donc dans les médias de ces époques.
La période couverte va de Socrate et Platon (5ème siècle avant notre ère à Athène) au 12ème siècle à Byzance. L'espace couvert inclut l'Afrique et l'Egypte.
Etre cultivé, c'est alors savoir citer Homère, mobiliser son autorité, suivre son modèle. L'ouvrage aurait pu aller plus loin dans le temps, jusqu'au 19 ème siècle, toucher l'Europe du Nord, l'Amérique... Que l'on pense à l'omni-présence de Homère dans l'œuvre de Henri-David Thoreau (à Walden, seule l'Iliade lui manque) ou, surtout, dans celle de Friedrich Nietzsche qui fit son cours inaugural sur Homère et la philologie classique à l'Université de Bâle, en 1869 : "Homer und die klassische Philologie".

"Le premier des sophistes" dit d'Homère Flore Kimmel-Clauzet ; "vivier de formules, d'histoires, de passages remarquables permettant de s'entraîner à développer une virtuosité oratoire", ajoute Fabrice Robert qui analyse un corpus de textes utilisés par les rhéteurs pour enseigner". Ciment de l'hellénisme", conclut-il, Homère est "l'origine des légendes et des mythes fondant l'identité grecque".

A l'école d'Homère n'est pas un ouvrage facile, il demande une lecture lente, beaucoup d'attention aux démonstrations savantes et subtiles, mais très diverses, des auteurs, une rumination en somme, comme le demandait Nietzsche. Mais ce travail apporte aux non spécialistes un peu de la distance nécessaire pour percevoir comment notre futur proche développe sa culture et ses références.
Le "regard éloigné" que revendique Florence Dupont pour l'hellénisme (cf. méthodologie des écarts) est fécond (y compris scolairement : cf. "Plus de latin, plus de grec : faut-il laisser l'enseignement décliner ?" à propos de Homère, Virgile, indignez-vous). Actualité d'Homère (cf. le numéro du Magazine Littéraire daté d'octobre 2017 : pourquoi a-t-on besoin d'Homère?). On connaît le paradoxe de Charles Péguy : "Homère est nouveau, ce matin, et rien n'est peut-être aussi vieux que la journal d'aujourd'hui".
Septembre 2017

Qu'est-ce qui dans nos sociétés, depuis quelque temps livrées aux moteurs de recherche et aux publications socio-numériques, joue le rôle d'Homère pour les siècles passés, référence implicite ou explicite, contenus que l'on pille, sur lesquels on s'appuiera pour illustrer, enseigner, argumenter, frimer ? Shakespeare, Goethe, Cervantès autrefois ? Victor Hugo ? Mark Twain ? Confucius (孔子) ou la Pérégrination vers l'Ouest (西游记), Tolstoï, le Rāmāyana de Vālmīki ?

Qui aujourd'hui, quelles œuvres en Europe, en Asie, seraient des équivalents du ciment homérique (hors textes religieux) ? Peut-être ce ciment est-il à chercher dans des œuvres audio-visuelles, films, jeux vidéo ou séries "cultes" (Lord of the Rings, La Légende de Zelda) ou la "littérature chantée" de Bob Dylan (performed litterature), à moins que la parcellisation sociale et politique n'en ait terminé avec tout ciment culturel...


Voir aussi :

Pourquoi Bob Dylan est important : surprendre les airs du temps

dimanche 6 novembre 2016

Economie et déséconomies de l'attention


Tim Wu, The Attention Merchants: The Epic Scramble to get inside our heads, Borzoï Book (Alfred A. Knopf), 416 p., 2016, 15,59$ (ebook)

Tim Wu, diplômé de Harvard Law School, est Professeur de droit à Columbia University. On lui doit d'avoir forgé et développé la notion cruciale de neutralité du Net.
Son ouvrage parcourt l'histoire de la publicité et des médias. Sa thèse est simple : la publicité vole l'attention des internautes, entre autres, pour financer les médias. Les médias revendent à des annonceurs l'attention qu'ils captent. Entreprises bifaces donc (cf. Jean Tirole). Les consommateurs prêtent attention...
L'attention correspond-t-elle à l'engagement, notion vague et floue. Consommer les médias, c'est vendre son attention, son âme aux diables publicitaires ou acheter un service, un produit, une série, un magazine avec son attention. En fait, l'attention ne peut guère se mesurer que comme de la durée de contact (completion rate). Troc donc ("to pay attention", dit-on en anglais). Encore que désormais, l'internaute peut bloquer la publicité, ce qui est depuis toujours possible pour le lecteur de journal, de magazine, le téléspectateur, l'auditeur de la radio ou le passant dans la rue. Ne faut-il pas faire attention pour ne pas faire attention à la publicité ! Contre l'inattention, il y a le placement (du message, du produit) et surtout la création qui cherche se faire remarquer. Si la création est bonne, il faut peu de répétition et il n'est point n'est besoin de bloquer la publicité.

Ce livre fourmille d'anecdotes, certaines peu connues, racontées de manière journalistique (storytelling pour retenir l'attention ?). Mais Tim Wu n'est pas historien et il ne donne guère d'interprétation historique approfondie de ces anecdotes. D'autant que l'attention est une notion confuse, qui se laisse mal saisir. Elle est l'objet de discours flous de philosophes, de psychologues, mais l'on y reste dans les convictions, les spéculations, les généralités... William James décrit l'attention comme le contraire de la distraction, ce qui ne nous avance guère. Même la position des yeux  (ou de la tête) ne nous aide pas toujours (limitant l'intérêt du eye tracking). Que signifie "faire attention" ? Tim Wu reste, lui aussi, dans le vague : que revendent donc, exactement, les marchands d'attention qu'il dénonce ? Quelle valeur ajoutée ? Le livre parcourt et raconte l'histoire des médias, pas leur économie mais les aventures de l'attention : le prime time, le clickbait, The Huffington Post, AOL, Facebook, Kim Kardashian, etc. Probabilités d'attention. Et Netflix et HBO que l'on ne paie pas avec de l'attention ? Et Apple qui se vante de ne pas vendre à des annonceurs les données privées que l'entreprise collecte ? Dommage que Tim Wu n'analyse pas plus plus profondément l'opposition entre les modèles économiques de Google (qui achète et revend de l'attention) et de Apple qui n'en fait pas commerce (coût de renoncement ?) ou encore ceux de Facebook et de Uber. Ecoutons le responsable du design de Uber : "Think of Facebook, Twitter, or Netflix; they take the time and sell the time. Uber is in a different business – we want to give time back. We want to be respectful of your time and get you on your way as fast as possible.” (cf. "Snapchat, Uber, and the Implications of Machine Learning" in Streetfight, Nov. 8, 2016).

Que serait devenu le web sans l'argent des "marchands d'atttention" ? Sommes-nous en présence d'un marché de la croyance ? Quel est le retour sur investissement de l'acheteur d'attention - et d'intentions - (contacts, durée de consommation, data) ? Notoriété (branding, brand equity) et ventes de produits. Le consommateur de médias aura pris conscience et connaissance d'un produit, d'une idée, en échange de l'attention qu'il a prêtée, intentionnellement à un message. Peut-être a-t-il été convaincu d'acheter un appareil, un livre, de changer d'idée, de tester un nouveau parfum... Ce n'est certainement pas un marché de dupes : quelle condescendence souvent dans la dénonciation des effets de la publicité ! 
Le livre s'achève en regrettant la commercialisation du web, la fin d'une utopie ; en moins de 20 ans, le web est devenu commercial ("thoroughly overrun by commercial junk"). Mais qu'est-ce qui n'est pas commercial, l'auteur ne semble pas cracher sur la commercialisation de son livre ?
Tim Wu dénonce la publicité, il faut l'énoncer d'abord. Son livre est de lecture agréable mais on y apprend peu. En revanche, et c'est salutaire, on y retrouve de lancinantes questions sans réponse : pourquoi la publicité plait-elle (parfois) ? Pourquoi aucune marque ne prend-t-elle le risque de ne pas investir dans la publicité (rique que ne prennent ni Netflix, ni Apple, ni... Tim Wu) ? Pourquoi regarde-t-on la publicité pour un produit que l'on a déjà acheté ?