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dimanche 22 mars 2015

Camus, journaliste de combats


Albert Camus, le Journalisme engagé, film de Joël Calmettes, Chiloe Productions, 2012, DVD (52 mn de film + 60 mn d'entretiens avec Françoise Seligmann et Yves-Marc Ajchenbaum)

Le film est un documentaire, un montage conçu sous la forme d'une lettre en voix off. Sont assemblés divers documents, des témoignages, des images d'actualités et des textes de Camus. Comment faire voir, faire comprendre le journalisme en un film ? Difficile. Qu'est-ce que le métier de journaliste, que peut-on en montrer en dehors de quelques Unes bien senties ?

La notion de métier apparaît peu tandis que l'on entrevoit les petits prophètes de l'époque, intellectuels et écrivains, qui prennent des positions, défendent des opinions. Le métier de journaliste est réduit à l'écriture, au style, à la rhétorique, à la manifestation des opinions. Comment sont effectuées les enquêtes, comment sont produites les positions, les idées mises en avant par Albert Camus ? Tombent-elles du ciel ? En a-t-il hérité ? Quelle relation établir entre l'écriture des romans et celle des articles de journaux ? Toutes deux ne sont-elles, au même titre, qu'"un miroir que l'on promène au bord d'un chemin" (Stendhal) ? Le film ne répond pas à ces questions. Le pourrait-il ? On en doute. C'est un film d'histoire, et surtout une biographie d'Albert Camus centrée sur son activité journalistique. Notons l'humour caustique et désabusé de Françoise Seligmann, héroïne discrète de la Résistance.

La carrière de journaliste d'Albert Camus a connu trois étapes essentielles. D'abord, il devient journaliste par hasard ; tuberculeux, il n'est pas admis à concourir pour être enseignant, alors il prend des piges. Son premier travail commence à Alger Républicain ; dans une série d'articles intitulée "La misère de la Kabylie" (juin 1939), il attire l'attention des lecteurs sur la situation économique effroyable des Kabyles (conclusion publiée ici). Témoignages et appels au changement que nul n'entendra. L'ordre colonial règne. Avec Combat, il entre dans la Résistance active à l'occupation nazie de la France : travail d'éditorialiste. Avec L'Express, il soutient Pierre Mendès-France (1955) et son projet de décolonisation. Une constante unit ces trois moments : un engagement humaniste pour la justice.

Le film et les entretiens constituent un rappel historique ; ce monde n'est pas si loin. On est frappé, devant ces discours et ces images, non pas de la lucidité d'Albert Camus, mais de la morgue, de l'aveuglement des Français et des politiques de l'époque. Les populations algériennes et françaises continuent aujourd'hui d'en payer le prix. Les questions de morale politique, lancinantes, sont posées à tout moment par Albert Camus, laissant au spectateur le soin de s'en débrouiller.

mardi 21 janvier 2014

Victor Hugo, journaliste ?


Hugo journaliste. Articles et chroniques, choisis et présentés par Marieke Stein, Paris, GF Flammarion, 2014, 463 p., Bibliogr., Index.

Quelle fut la relation de Victor Hugo à la presse au cours de sa très longue carrière politique et littéraire ?
Le titre de l'ouvrage est quelque peu trompeur car si Victor Hugo recourt à la presse pour faire connaître ses opinions, il n'a pas été journaliste, encore moins directeur de journal. D'ailleurs, il n'a pas tiré de revenus directs de la presse (feuilletons, comme Zola ou Baudelaire). Il utilise la presse comme tribune politique pour faire connaître et propager ses opinions : proclamations, adresses, lettres aux éditeurs. Pourtant, Victor Hugo a effectué un discret travail de journaliste, observant et notant des faits au jour le jour ; mais ce travail journalistique (Choses vues) ne sera pas publié de son vivant (aujourd'hui chez Gallimard, Paris, 2002, 1421 p.).

Les textes réunis par Marieke Stein sont répartis en trois catégories : les articles et chroniques (publiés au début de la carrière littéraire de Victor Hugo, alors ultra-royaliste), ensuite les interventions politiques dans la presse et, enfin, les interventions pour la défense de la liberté de la presse et la défense des journalistes.
Le choix de textes réserve des surprises : en effet, les textes à tonalité journalistiques de Victor Hugo (comme ceux d'autres écrivains) sont généralement absents des manuels scolaires et des anthologies littéraires ; leur légitimité culturelle est moindre. A titre d'exemple, je signale le texte intitulé "Les condamnés à mort", publié dans Le Rappel pour défendre des communards : "un homme condamné à mort pour un article de journal, cela ne s'était pas encore vu", ou encore le texte de Victor Hugo prenant la défense de son fils menacé de la prison pour avoir attaqué la peine de mort dans L'Evénement (16 mai 1851).

Liberté de la presse, dénonciation de la peine de mort, éducation pour tous sont les thèmes constants des interventions de Victor Hugo dans la presse à partir de 1848. Victor Hugo défend systématiquement les journalistes condamnés. Il ne cesse de répèter que la presse concourt à la souveraineté du peuple et à l'éducation, qu'elle constitue un "vaste enseignement public et presque gratuit". Sans elle, le suffrage universel est vain. Il soutiendra les initiatives d'Emile de Girardin pour lancer des titres populaires et bon marché (La Presse, 1836).
Finalement, note Marieke Stein, aux faits, Victor Hugo préfère les idées et, au journalisme, la littérature (qu'elle qualifie joliment de "journalisme non périssable"). Les faits sont pour Victor Hugo des "idées à l'état de germe". Dans ce primat accordé aux idées sur les faits, on peut entrevoir le péril qui menace le journalisme : ne pas s'en tenir aux faits, leur préférer le confort des opinions. Doxosophes.

N.B. Dans cette collection, GF Flammarion a publié Balzac, Baudelaire, Gauthier et Zola journalistes.

lundi 18 avril 2011

Trajectoire média d'un romancier fasciste français

Jacques Cantier, Pierre Drieu La Rochelle, Editions Perrin, Paris, 2011, 318 p., Index, Bibliogr.

Biographie, par un historien universitaire, d'un écrivain fasciste, collaborateur actif et délibéré des nazis. Drieu est impardonnable, même s'il se trouve des personnes pour pardonner au nom de son talent d'essayiste, de romancier, de journaliste. Il y a un cas Drieu comme il y a un cas Céline ; ils ont d'ailleurs en commun l'antisémitisme fervent. Durant la première moitié du XXème siècle, les comportements de la classe intellectuelle française ont été particulièrement navrants, et il ya beaucoup de "cas". Drieu, comme beaucoup d'autres, a été, de longue date, manoeuvré par des nazis "francophiles", Otto Abetz, Gehrard Heller, notamment. En 1935, Drieu visite en touriste le camp de concentration de Dachau (ouvert dès 1933, près de Munich) ; en bon hitlérien, il n'y trouve rien à redire : le droit du plus fort s'exerce.
Drieu marque l'histoire littéraire en dirigeant la NRF de Gallimard pendant l'Occupation, installé dans ce poste par les nazis, aboutissement de sa carrière. Les nazis tenaient à laisser aux Français l'illusion d'une vie culturelle normale, conformément aux consignes de Hitler qui l'avait annoncé dans Mein Kampf ! La plupart des intellectuels français joueront ce jeu, continuant de publier, de faire jouer leurs pièces (dont Sartre, Beauvoir, etc.). Cf. posts sur les Médias de la collaboration nazie, et sur Mein Kampf, introuvable best-seller.
Pourquoi évoquer cet ouvrage à propos des médias ? Parce qu'il met en chantier trois notions importantes pour analyser et comprendre les médias : la génération, l'hégémonie culturelle, la carrière.
  • La "génération" est une variable souvent mobilisée par les analyses média (cf. Générations Média). Les historiens ne s'accordent pas sur la valeur du concept : Marc Bloch en admet la pertinence explicative tandis que Lucien Febvre lui dénie tout intérêt. L'auteur, sans prendre parti dans le débat épistémologique, rend parfaitement compte, et il y faut du talent, de l'hégémonie culturelle (Gramsci) qui conduit à l'installation d'une collaboration culturelle avec le nazisme. Long héritage d'antisémitisme, de rancoeur et de ressentiment qui peut s'épanouir. Génération "du feu", les écrivains qui ont eu "vingt ans en 1914" (Drieu, Aragon, Berl, Céline, Guéhenno, etc.) sont revenus du Front désabusés, brisés, désorientés. Assurément, on perçoit dans cette biographie des traits qui constituent la culture d'une génération mais cela ne rend pas compte des comportements opposés qui s'y sont formés. 
  • L'hégémonie culturelle, pour revenir au concept forgé par Antonio Gramsci. Cette hégémonie qui assurera aux nazis une collaboration paisible en France doit beaucoup à la presse, journaux, revues, magazines. L'ouvrage fourmille de références aux titres qui se créent, s'opposent, s'invectivent en un théâtre politique autant que littéraire. Seule une réflexion sur le métier des "clercs", journalistes, écrivains et doxosophes de tout poil permettrait de dégager le rôle de la presse dans l'élaboration de cette hégémonie culturelle... Réflexion entamée par Julien Benda avec La trahison des clercs (1927, publiée par la NRF) et sa "Note sur la Réaction" (1929) mais qu'il faut pousser rigoureusement, bien au-delà, avec la notion de "métier" : qu'est-ce qu'un journaliste ? L'examen des productions journalistiques de cette époque, et en particulier de celles de Drieu, permettrait de distinguer le travail du journaliste (enquêter, vérifier, analyser, exposer) du recyclage introspectif de la vie personnelle et des opinions que sont l'écriture et la vie littéraires. Drieu est dans tous les journaux et revues sans être jamais journaliste. Cette démarche d'analyse différentielle du mode de production journalistique serait plus opérante que la dénonciation d'une "classe politico-médiatique" à la manière de Chomsky et Herman (Manufacturing Consent: The Political economy of Mass Media, 1988). 
  • La carrière. Nous reprenons la notion telle qu'elle a été développée par Raymond Picard (La carrière de Jean Racine, 1956). Drieu n'a jamais travaillé, vivant aux crochets de sa famille, de ses femmes et surtout du "sursalaire" de la représentation politique et médiatique (y compris missions, avantages divers, etc.) pour emprunter l'expression de Milner dans Le Salaire de l'idéal (1997). Pour réussir en travaillant peu, il fallait une ambition, un calcul continu d'optimisation sociale dont sont évacués les freins (principes, fidélités, etc.). Sans faire oeuvre systématique de sociologue, Jacques Cantier montre les sinuosités de la carrière de Drieu. La soumission à la carrière et l'abandon des principes qu'elle nécessite constituent des analyseurs cruciaux pour comprendre les médias plus encore que toute autre entreprise. L'économie numérique des médias, en rénovant le champ fait naître de nouvelles trajectoires, de nouvelles sinuosités. Ce travail d'analyse n'est que rarement effectué : le champ l'interdit. 
Cette biographie littéraire a l'air d'un roman, et c'en est un, des plus réalistes. Mais pour agréable à lire qu'elle soit, c'est aussi un ouvrage d'historien, ouvrage bien construit, clair et méticuleux, documenté. On le referme, après plus de 300 pages, tellement intéressé que l'on regrette que l'auteur n'en ait fait davantage (notamment, sur le "modèle économique" de Drieu, sur l'image de Drieu dans l'après-guerre). Cet ouvrage d'histoire littéraire pourrait constituer un point de départ pour une analyse secondaire du rôle de la presse, de son fonctionnement dans la mise en place de l'hégémonie culturelle qui fait une époque.
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