mardi 28 novembre 2017

Le panthéon moderne des super-héros



Vincent Brunner, Les super-héros. Un panthéon moderne, Paris, 2017, Editions Robert Laffont, 156 p., glossaire, bibiogr., 10 €.

Chaque religion polythéiste a eu son panthéon, lieu commun à tous les dieux d'Athènes ou de Rome, un monument donc. Les religions nordiques célébraient aussi un ensemble de déesses et dieux, leur panthéon, la religion égyptienne et l'hindouiste aussi. Mythologies, récits. Mais alors, les héros n'étaient pas des dieux.

Vincent Bruner panthéonise les super-héros de nos médias.
Depuis près de quatre-vingts ans, les super-héros sont parmi nous : un Panthéon virtuel les accueille, de comics en séries, de séries en films. Vincent Brunner en a reconstitué la généalogie, inventoriant leurs super-pouvoirs, les filiations ;  il expose cette généalogie en un tableau synoptique de quatre pages, clair et précis (où manquent toutefois les éditeurs). Beaucoup de super-héros, telle Wonder Woman qui a grandi parmi les Amazones, sont issus de mythologies anciennes, grecques, viking (Thor), égyptiennes....
Dans son essai, l'auteur décrit également les rituels des fans (on pense aux personnages de la série  "The Big Bang Theory") avec les collectionneurs, ceux qui se déguisent (concours de cosplayers). Il rappelle le rôle dans la narration des contextes historiques militaires successifs (seconde guerre mondiale, guerre du Viet-Nam, en Irak, 11 septembre...). Intervient également le contexte socio-politique. Les super-héros sont de notre monde.

Les comics, c'est d'abord aux Etats-Unis une immense production, des librairies spécialisées et un public immense multiplié par le cinéma et la télévision.
Bien sûr, des démangeaisons moralisatrices, aux Etats-Unis comme en France (loi du 16 juillet 1949), ont voulu limiter la diffusion voire interdire les comics. Tant de ridicule incorrigible enveloppé de prétendues bonnes intentions : la protection de l'enfance (comme s'il n'y avait pas d'occasions plus sérieuses de se soucier du bien des enfants !). Des autodafés auront même lieu aux Etats-Unis, au nom de la répression de la délinquance juvénile (1948-49) et une Comics Code Authority sera mise en place en 1954 ! De plus, la conception populaire des comics qui sont publiés sur du papier bon marché, leur production industrialisée et standardisée attirent le mépris des milieux "intellectuels". Plus tard les comics seront publiés en albums, supports de meilleure qualité (graphic novel).
Malgré le succès de leurs créations, les auteurs de comics sont longtemps mal payés, mal connus tandis que les diffusions peuvent atteindre des sommets (7 millions pour le premier numéro de X-Men, par exemple). Le lectorat est mixte et les comics épousent les tendances du moment : arrivée de héros afro-américains, présence de l'homosexualité, etc. Le genre s'internationalise, on assiste à des cross-overs, un super-héros passant d'un univers à un autre. Le développement des effets spéciaux donne de l'ampleur et du réalisme aux super-héros. Les films se multiplient (cfcomics, télévision et cinéma, voir également le classement, aussi objectivé que possible, des meilleurs films de super-héros par The Ringer).

Vincent Brunner évoque la place du Zarathustra de Friedrich Nietzsche dans la culture des comics ("Je vous enseigne le surhomme" : des enseignants de philosophie ne veulent pas en entendre parler !) Il n'évoque par l'univers d'Homère non plus, dommage : Ulysse n'est-il pas, à sa manière, un super-héros ? Les super-héros étaient des personnages de la culture grecque ancienne ("la forme humaine que les Grecs leur prêtaient volontiers tient aussi à [cette] immanence du divin", rappellera Vinciane Pirenne-Delforge au Collège de France en 2018).
Les super-héros, malgré les apparences, semblent "humains, trop humains", ce sont des personnages doubles : dans la vie courante, Wonder Woman est infirmière, Superman est journaliste...
Ce panthéon constitue une approche sympathique et convaincante, concentrée des super-héros et de leur place dans la culture contemporaine, nul n'était besoin d'y accrocher des petits bouts de vulgarisation philosophique pour le légitimer. Ne boudons pas notre plaisir : ce livre donne envie de lire ou relire des comics (leur place est toujours importante chez les marchands de journaux). Et puis pourrait venir s'y greffer une réflexion sociologico-philosophique : pourquoi crée-t-on des super-héros ? Quel est le statut de Roland, de Jeanne d'Arc, d'Edmond Dantès, comte de Monte-Cristo, de Fantômette, de Mère Courage, des champions sportifs ?

Références
Vinciane Pirenne-Delforge, Le polythéisme grec comme objet d'histoire, Collège de France, Fayard, 2018, 63 p.

Dans une librairie spécialisée américaine, Harvard Square, Cambridge (Mass.) en octobre 2017

mardi 7 novembre 2017

La machine à écrire le chinois ne manquait pas de caractères


Thomas S. Mullaney, The Chinese Typewriter. A History, Cambridge, 2017, The MIT Press, 504 pages,  $ 25,84 (ebook), Bibliogr., Sources en anglais, chinois, japonais, français, italien), Glossaire, Index.

L'ouvrage traite d'abord de l'histoire de la machine à écrire confrontée à la diversité des langues. La machine à écrire a été conçue pour la langue anglaise. Avec une volonté d'expansion mondiale, les grandes marques (Remington, Underwood, Olympia, Olivetti) rencontrent des problèmes d'ingénierie, de technolinguistique. Par rapport à l'anglais, chaque langue apporte sa différence : l'hébreu s'écrit de droite à gauche, l'arabe en cursive, le français avec des signes diacritiques (accents, etc.), mais toutes usent d'un alphabet et de signes de ponctuation. Les machines et leur mécanique peuvent être adaptées sans trop de difficulté à ces variations alphabétiques, somme toute, mineures. En 1958, la publicité d'Olivetti ne proclama-t-elle pas que ses machines écrivaient dans toutes les langues ("le macchine Olivetti scrivono in tutte la lingue") !

Mais le chinois n'a pas d'alphabet
La "monoculture Remington", selon l'expression de Thomas S. Mullaney, se heurte avec le chinois à un problème sérieux. Traditionnellement, depuis le XVIIIème siècle et le premier dictionnaire chinois (字汇, zihui, établi par Mei Yingzuo 梅膺祚), on admet que les sinogrammes peuvent être décomposés en 214 clés (部首, bu shou). Ces clés (ou radicaux) sont elles-mêmes décomposables en traits (on distingue 8 types de traits, 笔画, bihua). Cette structure n'a aucun rapport avec la structure alphabétique des langues occidentales et avec ce qu'elle produira, l'homme de l'imprimerie, "ABC minded" ("the typographic man"). De ce fait, on a longtemps considéré en Occident que l'écriture chinoise faisait obstacle à la pensée rationnelle et scientifique (Hegel), et en Chine même qu'elle constituait un handicap pour l'éducation de tous et la démocratie, point de vue défendu par l'écrivain révolutionnaire Lu Xun, 鲁迅 (1881-1936). D'où l'idée d'imposer l'alphabet à la langue chinoise pour moderniser radicalement une société chinoise empêtrée dans la tradition. La Révolution chinoise et Mao Zedong (1949) s'y opposèrent ; une réforme de l'écriture fut décidée comprenant, d'une part, une simplification des sinogrammes (汉字, hànzì) et, d'autre part, une romanisation standard avec un alphabet phonétique, le pinyin (拼音), l'ensemble permettant une unification linguistique de la Chine (1958). La voie du tout alphabétique fut donc écartée ; pourtant, la modernisation de l'administration, l'industrialisation, le commerce requièrent le développement d'une machine à écrire...

Combiner mécaniquement des clés et des traits s'avéra impossible. Concevant le trait comme équivalant à la lettre, un savant fançais, Jean-Pierre Guillaume Pauthier dès le début du XIXème siècle, fit graver des traits en métal : triomphe de l'esprit d'analyse cartésien que cette hypothèse combinatoire ("modular rationality") ! Mais cela ne pouvait pas fonctionner parce que les clés changent de place et de taille en fonction du sinogramme qui les incorpore. Le même type d'atomisation du chinois sera tenté pour la télégraphie. En vain.
Thomas S. Mullaney parcourt les principales tentatives pour sortir du modèle remingtonien qui s'imposait hors de la Chine, depuis 1873 ("The Type Writer"). Une voie qui parut féconde consistait à dégager, à l'aide d'une description statistique, les sinogrammes les plus fréquents, le "chinois fondamental" en quelque sorte, si l'on peut reprendre ici l'expression de Georges Gougenheim pour décrire ce "minimum Chinese". La machine à écrire de Zhou Houkun (XIXème siècle) mobilisait 4000 sinogrammes ; petit à petit, on réduisit, le nombre de caractères que la machine devait proposer, la vitesse d'écriture augmenta mais elle restait incomparable à celle des machines alphabétiques.
En 1920, la production industrielle de machines pour écrire le chinois commence. Le livre de Thomas S. Mullaney recense et expose la plupart des tentatives chinoises ou japonaises qui se succèdent jusque dans les années 1970, comparant les technologies linguistiques mises en œuvre.

Après la Révolution chinoise, la demande de machines et de dactylographes professionnels explose ; des employés vont améliorer le système la disposition des sinogrammes sur leur clavier selon une organisation sémantique adaptée à la langue de l'époque, à ses clichés politiques, au domaine de spécialité. Il s'agit, pour accélérer la frappe, d'anticiper au mieux les proximités probables entre sinogrammes comme le fera, en quelque sorte la saisie prédictive pour les smartphones (saisie intuitive, T9, autocorrection, etc.). L'initiative sera confiée aux utilisateurs de machines à écrire de disposer les signes sur leur clavier à leur convenance, de le personnaliser, selon le lexique principal de leur domaine, selon la taille et la position de l'utilisateur : c'est une sorte de crowdsourcing qui se met en place, l'expérience individuelle, la personnalisation l'emportant. Par ailleurs, des écoles de formation professionnelle à la dactylographie se créent, des manuels d'utilisation sont publiés : un secteur économique se développe.

Et puis, l'ordinateur vint. La solution qui triomphe alors recourt au clavier classique (QWERTY) sur les touches duquel on tape du pinyin pour ensuite choisir le sinogramme pertinent parmi ceux qui s'affichent. Un deus ex machina sauve les caractères chinois : le logiciel dit "Input Method Editor" (IME). Il en existe aujourd'hui de nombreux exemples, Google propose le sienApple, QQ, Sogou, Microsoft, etc. aussi. L'IME concilie le clavier alphabétique et les sinogrammes grâce à un détour par le pinyin et l'alphabet anglais.

Thomas S. Mullaney a réalisé un travail historique minutieux qui s'avère également une réflexion linguistique. La confection d'une machine à écrire en chinois a imposé d'en passer par de nombreuses analyses de la langue chinoise, de sa logique, de sa morphologie, de son lexique, de sa grammaire. La machine à écrire requiert une analyse linguistique en acte en même temps qu'elle sollicite des solutions empiriques de la part des utilisateurs. Dans l'élaboration des multiples modèles de machine à écrire, on peut voir se développer, en suivant Gaston Bachelard, une véritable phénoménotechnique, une "théorie matérialiséé" comme en sont les instruments en physique : "dès qu’on passe de l’observation à l’expérimentation, le caractère polémique de de la connaissance devient plus net encore. Alors il faut que le phénomène soit trié, filtré, épuré, coulé dans le moule des instruments, produit sur le plan des instruments. »*
L'ouvrage est muni de notes nombreuses, précises, souvent en anglais et en chinois (pinyin et sinogrammes), d'illustrations. On perçoit chez l'auteur une véritable passion et il la fait partager aux lecteurs. De plus, le livre se lit agréablement. Et l'on peut lire dans cette histoire, illustré précisément, le passage du mécanique au numérique, de la "Galaxie Gutenberg" à la galaxie Turing. Quels points communs entre l'ordinateur et la machine à écrire ? La langue, bien sûr, et le clavier (si l'on met de côté la dictée et la reconnaissance vocale). A part cela, la rupture semble totale.


Références

Viviane Alleton, L'écriture chinoise. Le défi de la modernité, Paris, Albin Michel, 2008, 239 p.

Edoardo Fazzioli, Caractères chinois. Du dessin à l'idée, 214 clés pour comprendre la Chine, Paris, 1987, Flammarion, 252 p. Index (chinois, pinyin)

Georges Gougenheim, René Michea, Aurélien Sauvageot, Paul Rivenc, L’Élaboration du Français fondamental, Paris, 1964, Editions Didier

Friedrich Kittler, Aufschreibesysteme 1800/1900, München, 1985

Li Xuiqin, Evolution de l'écriture chinoise, 1991, Paris, Librairie You Feng, 98 p.

Lu Xun, Sur la langue et l"écriture chinoises, Paris Aubier Montaigne, 1979, 134 p.

Constantin Milsky, Préparation de  la réforme de l'écriture en République populaire de Chine 1949-1954, Paris, Mouton & C°, 1974, 507 p. , glossaire.

Wieger, L, Chinese characters. Their origin, etymology, history, classification and signification, New York, Paragon Book, 1965, 819 p.

A Glosssary of Political Terms of the People's Republic of China, 1994, Hong Kong, 639 p.

* Gaston Bachelard, Le Nouvel esprit scientifique, Paris, PUF, 1934, 181 p.