lundi 16 novembre 2015

L'intelligence artificielle des passions de l'âme



Rosalind W. Picard, Affective Computing, Cambridge, The MIT Press, 292 p. 2000, Bibliogr, Index

Descartes voyait dans les émotions des "passions de l'âme" (1649), les effets de l'action du corps sur l'âme. Avec l'analyse des émotions et le "calcul affectif" (affective computing), l'analyse des expressions du visage est devenue une discipline scientifique recourant à l'intelligence artificielle pour déterminer l'humeur, les sentiments d'une personne.
Une telle connaissance, si elle est rigoureuse, peut donner lieu à de nombreuses exploitations commerciales, médicales, éducatives. L'humeur, bonne ou mauvaise, est-elle une variable discriminante du comportement du consommateur, de l'élève, des décideurs, des politiciens ? Que révèle-t-elle de la santé d'une personne, des risques de maladie, de son intention d'acheter ?

Pour celui qui s'émeut, l'émotion, disait Jean-Paul Sartre, est une "transformation du monde" (Esquisse d'une théorie de l'émotion, 1938) : en effet, dans l'émotion tout se mêle et se confond, la pensée (cognition), le corps et la conscience ; aussi l'émotion fait-elle l'objet d'une approche nécessairement interdisciplinaire, combinant à l'anthropologie les sciences cognitives, la robotique, le machine learning, l'oculométrie (eye-tracking ou gaze-tracking) et, bien sûr, la psycho-physiologie, où Jean-Paul Sartre situait le "sérieux de l'émotion" (observation des états physiologiques).
L'analyse de l'émotion fait l'objet d'un projet du MediaLab au MIT (Cambridge) au point de départ duquel se trouvent les recherches de Rosalind Picard, où elle est Professeur. Son ouvrage fondateur, Affective Computing, déclare un objectif que l'on peut résumer en quelques mots : pour les rendre plus intelligents, doter les ordinateurs des moyens de comprendre les émotions pour qu'ils puissent "avoir le sentiment de", voire même, "faire du sentiment". "Computers that recognize and express affect". Avec quels types de données faut-il les alimenter ? Quel rôle peut jouer l'internet des choses que l'on porte sur soi (capteurs, affective wearables) dans cette perspective ?

L'intelligence artificielle peut permettre d'approfondir la compréhension des émotions et des sentiments (feelings). Rosalind Picard met en avant de son travail la déclaration de Marvin Minsky (comme elle, Professeur au MIT auteur de The Emotion Machine et de The society of Mind) : il ne s'agit pas de savoir si une machine intelligente peut avoir des émotions mais si une machine peut être intelligente sans avoir d'émotions. On devine sa réponse.

L'ouvrage commence par l'étude du cadre intellectuel général de l'"affective computing", la description des émotions ; il débouche en seconde partie sur l'ingénierie propre à son développement, aux conditions de la reconnaissance automatique des émotions par un ordinateur.
L'analyse des visages et des émotions exprimées ("emotion recognition") repose sur quelques opérations essentielles à partir d'une base de données de visages, détection des visages, codage des expressions faciales ("facial coding"), catégorisation des émotions de base. Notons que cette catégorisation est sans cesse reprise depuis Descartes qui en distinguait, intuitivement, "six simples et primitives" (art. 69 du Traité des passions : admiration, amour, haine, désir, joie, tristesse), les autres émotions n'en étant que des compositions ou des espèces. L'affective computing devrait rendre possible une analyse plus objective, passive des émotions. Quid de la détection des sarcasmes ?
Le diagnostic final, l'identification d'une émotion, d'une humeur (mood) combine l'analyse de la voix et de celle des expressions du visage.
Science fiction ? On pense au film Ex Machina dont le personnage est un robot, alimenté par toutes données du Web, dont les photos des réseaux sociaux (micro-expressions mémorisées), capable de décoder les émotions humaines. Comprendre des émotions est une étape clé sur le chemin du test de Turing.

Les applications sont nombreuses et des entreprises vendent l'exploitation de l'analyse des émotions. Citons, par exemple, pour le marketing :
  • RealEyes qui se veut "the Google of emotions". Recourant à la reconnaissance faciale, il s'agit d'observer l'effet de stimuli marketing dans les points de vente : produits, agencement des linéaires, PLV. Utilisé par Ipsos.
  • Affectiva (dans laquelle a investi WPP) propose, en temps réel, des emotion analytics issus des travaux du MediaLab (MIT)
  • Innerscope Research (racheté par Nielsen) se réclame de la consumer neuroscience
  • Emotient quantifie l'émotion, l'attention, l'engagement pour prédire le succès d'un message publicitaire, d'une émission. Racheté par Apple en Juin 2016.
  • Virool analyse les émotions des utilisateurs de vidéo sur le Web (eIQ platform)
  • A titre d'exemple, signalons le projet européen de recherche SEMEOTICONS qui vise l'auto-surveillance à l'aide d'un miroir intelligent (wize mirror ou affective mirror) pour l'auto-diagnostic
  • Signalons encore l'analyse des émotions politiques lors des débats électoraux (cf. par exemple, au Canada en septembre 2015 avec le FaceReader du Tech3Lab de Montréal
  • La BBC étudie l'impact émotionnel de la publicité dite "native" avec CrowdEmotion.
  • Vyking recourt à la reconnaissance faciale pour cibler les consommateurs selon les émotions que manifestent les visages.
  • FacioMetrics (née en 2014 de Carnegie Mellon University) a été rachetée en novembre 2016 par Facebook.
L'ouvrage de Rosalind Picard a peu vieilli dans ses principales problématiques. L'hypothèse de l'universalité des émotions de base (cf. les travaux, discutables, de Paul Ekman) qui, pour partie préside à la catégorisation, reste à démontrer. Des travaux d'ethnologie devraient y pourvoir, mais aussi des travaux d'historiens (cf. l'ouvrage de Damien Boquet et Piroska Nagy, Sensible Moyen Âge. Une histoire des émotions dans l'Occident médiéval, 2015, Paris, Seuil, 475 p., Bibiogr., Index) ou celui, plus gloabal, de Jean-Jacques Courtine, Claudine Haroche, Histoire du visage. Exprimer et taire ses émotions (XVIe - début XIXe siècle, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 1988, 2007, 287 p.
Enfin, l'analyse de l'émotion doit être rapprochée de l'analyse de sentiments qui compte sur l'étude des expressions langagières pour déceler la tonalité positive ou négative d'un texte, d'un énoncé. 

dimanche 8 novembre 2015

Aragon, toutes ses vies


Philippe Forest, Aragon, Paris, Gallimard, 2015, 889 p., Index, 29 €.

La vie de Louis Aragon est comme un roman. On dirait du Balzac. Aragon lui-même y taillera des chapitres pour ses romans. D'où naîtront des difficultés majeures pour le biographe : que lui faut-il croire de ce qu'écrit Aragon, lui qui s'est voulu spécialiste du "mentir-vrai", cet art romanesque où se mêle la vie vécue à la fiction ?

L'auteur de cette biographie est romancier, Professeur de littérature et journaliste littéraire. Soucieux d'exhaustivité, il explore la vie et l'œuvre d'Aragon avec prudence, suspendant ses jugements et s'en tenant aux faits quand on les connaît, au doute quand il ne sait pas ; son travail est servi par une documentation impressionnante. Attitude salutaire et agréable au lecteur, ainsi respecté. Car, par exemple, que savons-nous de ce que savait / croyait savoir Aragon du stalinisme, que savons-nous de ses vies amoureuses ? Que croyait-il lui-même de sa famille, comment l'a-t-il vécue, cette famille impensable ? Que savons-nous du couple Louis Aragon / Elsa Kazan ? Entreprise redoutable que de raconter Aragon : heureusement, le biographe ne tente pas, au nom d'une thèse quelconque, de concilier, en une vue unique et artificielle, les différents moments d'une vie, ses constantes contradictions, en proie au "vertige du moderne". Pas de psychologie d'Aragon, pas de "carrière" d'Aragon...

Louis Aragon au cours de sa longue vie (1897-1982) a beaucoup changé de fidélités, il les a parfois cumulées. Surréaliste, intime d'André Breton, proche quelque temps de Dada, il fut sans cesse révolté. Il y a du Guy Debord chez le jeune Aragon, célébrant les déambulations dans Paris, pestant contre "l'idole du travail", insultant le bourgeois et les puissances du moment, y compris "Moscou la gâteuse". Communiste, par calcul, peut-être, mais fidèle jusqu'à la fin ; son image sert le parti... dont il avale et fait avaler les couleuvres staliniennes mais il soutient et aide Rostropovitch, déchu de sa citoyenneté soviétique.
Résistant par la plume... mais pas par le fusil, resté en France alors que beaucoup d'intellectuels se sont réfugiés aux Etats-Unis. Soutenant les Républicains espagnols que la France du Front populaire délaissa quand Hitler bombardait Guernica. Ce pacifiste fut mobilisé dans les deux guerres dont il revint chaque fois glorieusement décoré. Médecin au front, il y a fréquenté de tout près l'horreur, la douleur, les souffrances.

Poète de l'amour courtois pour Elsa, Louis Aragon, féministe, déclare prendre le "parti des midinettes". Ses modèles féminins empruntent à la fois au personnage d'Aliénor d'Aquitaine et à celui de Clara Zetkin, communiste allemande.
Germaniste, germanophile, il doit participer à l'occupation de l'Allemagne. Polyglotte, il traduit, à l'occasion, de l'allemand, de l'anglais, du russe, de l'espagnol : Bertold Brecht, Lewis Carrol, Maïakowski, Rafael Alberti. Il se veut d'abord du parti des poètes, des troubadours à Hölderlin.

Professionnellement, Louis Aragon fut d'abord un homme de presse. C'est avec la presse qu'il gagnera sa vie, qu'il accumulera du pouvoir, du capital social.
Toute sa vie, il fut journaliste, directeur de journaux et de revues, de la presse quotidienne, Ce Soir (1937-1939), à la presse littéraire, les Lettres françaises (1941-1972). Il écrit dans L'Humanité où il commence par couvrir des faits divers, des grèves, des accidents avant de donner des éditos politiques. Louis Aragon ne crachera jamais dans la soupe des médias et il revendiquera même cette dure école : « La plupart des écrivains considèrent le journalisme comme un obstacle à leur art, ses obligations comme desséchantes pour leur génie. Moi, je dois tout à ce stage aux travaux forcés. À la pauvreté d'alors. À l'absence de complaisance des gens. A leur cruauté même. Merci. ». André Breton, en revanche, dénonçait le journalisme mais s'abonnait quand même à l'Argus pour collecter les coupures de presse le concernant.
Tout au long du livre, l'auteur effectue une description peu ragoûtante du champ littéraire français, description que Paul Nizan, avec qui il travailla dans la presse, n'aurait pas reniée. La littérature aussi a ses "chiens de garde" : mesquineries, méchancetés, coups bas, jalousies... "Hypocrisie" y est reine, là aussi. En observateur lucide, Louis Aragon, du cœur du champ littéraire, anticipe dans Clarté, dès 1926, la formation d'un "prolétariat de l'esprit" et "l'inféodation de l'esprit au capital".

Sur la vie d'Aragon, le biographe n'a pas de thèse à défendre, il raconte, sans prendre parti, sans donner de leçon.
Désormais ouvrage de référence, son gros livre suscitera diverses lectures : lectures de sociologues et d'historiens de la littérature et des médias, lecture de science politique, mais aussi, tout simplement, lecture d'un vaste roman à la manière des œuvres d'Aragon. On peut le lire comme un feuilleton, d'épisode en épisode, ou dans le désordre, comme un manuel universitaire, comme une anthologie... Toujours avec profit, toujours avec plaisir.


Sur Louis Aragon :