Affichage des articles dont le libellé est portabilité. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est portabilité. Afficher tous les articles

mardi 23 avril 2019

D'Alexandrie au RPA : que peut-on apprendre des lieux de savoir ?

Christian Jacob, Des mondes lettrés aux lieux de savoir, Paris, Les Belles Lettres, 2018, 462 p. Bibliogr., Index. 35 €

Cet ouvrage rassemble divers textes écrits par Christian Jacob, spécialiste universitaire de géographie et d'ethnographie antiques. Son domaine est l'histoire comparée des pratiques lettrées et ce livre parcourt deux mille ans de cette histoire, allant de la bibliothèque d'Alexandrie aux digital humanities et Wikipedia. Christian Jacob observe nos humanités numériques à partir de lieux de savoir anciens, lieux d'accumulation de capital culturel autant que de diffusion : le scriptorium médiéval, l'atelier des imprimeurs de la Renaissance et, bien sûr, la bibliothèque d'Alexandrie.
C'est par elle que commence l'ouvrage : "Alexandrie, IIe siècle avant J.-C.". Alexandrie est un projet, un rêve de ville intelligente, ville de géomètres et d'ingénieurs, avec ses canaux, ses larges rues, son phare, son agora, ses jardins, ses gymnases et sa bibliothèque : "métissage des pierres et des écritures, des couleurs et des formes, des dieux et des rois, des symboles et des esthétiques". Au coeur de la ville, se trouve le Musée (pour le culte des Muses) où sont recueillis, pour commencer, "les hommes et les livres venus de l'école d'Aristote",  point de départ d'une ambition universelle. C'est à Alexandrie que sera effectuée la traduction de la Torah en grec (la Septante) puisque Démétrios de Phalère, son bibliothécaire et fondateur, voulait rassembler tous les supports de la culture universelle ("paidéia"), grecque ou non, tous les livres de la terre en langue originale ou en traduction (la bibliothèque comptera 490 000 rouleaux de papyrus). La bibliothèque n'est pas que le lieu d'une accumulation matérielle, un entrepôt de stockage, elle suppose un classement, une taxonomie, une organisation encyclopédique des savoirs, des métadata, des catalogues (120 rouleaux)... Fonctionnaires, les savants qui administrent et animent la bibliothèque sont entretenus par le roi. La bibliothèque d'Alexandrie sera bientôt imitée, à Rome, à Pergame, à Antioche... Alexandrie devient "Ville-laboratoire" ; la bibliothèque a des airs de campus. Le chapitre se poursuit avec une "histoire des bibliothèques antiques".

Un chapitre est consacré à deux lecteurs - auteurs particuliers, Aulu-Gelle et Athénée de Naucratis. Tous deux prennent des notes au cours de leurs lectures, et les résument. Ainsi, Aulu-Gelle, dans les Nuits attiques, a constitué, au hasard de ses lectures, ordo fortuitus, un véritable journal de lectures, en grec ou latin. Ces compilations sont de véritables "bibliothèques portables", explique Christian Jacob qui évoque aussi, parmi d'autres, Pline l'Ancien qui aurait vendu fort cher ses notes de lectures (160 rouleaux).

Les "lieux de savoir" qu'étudie Christian Jacob sont divers modes de construction d'un savoir : les encyclopédies, les fiches ("mortifications nécessaires" qui n'ont pas disparu avec l'informatique), les "questions et réponses", les échanges épistolaires. D'analyse en analyse, le travail intellectuel se révèle aussi travail manuel ("les gestes de la pensée"). On en est amené à interroger la validité de la division, couramment admise, entre travail intellectuel et travail manuel.

Les “lieux de savoir” et les "mondes lettrés" désignent la manière dont se constituent les savoirs. Non pas les savoirs eux-mêmes mais leur mode de constitution, leur élaboration (modus operandi). Tout savoir est une pratique qui s’apprend et s’acquiert en faisant et reste dépendant de cette pratique d’apprentissage : c’est ce qui coud ensemble les différentes parties de ce livre en apparence décousu. Faire, et, en faisant, se faire, disait-on. C’est en forgeant, etc.… Mais on ne devient pas que forgeron. Les outils du travail intellectuel varient selon les époques et les contrées. La bibliothèque d’Alexandrie n’est pas Wikipedia : en quoi un lieu de savoir affecte-t-il, par exemple, le théorème de Thalès pour celui ou celle qui l’apprend ? Quel est le degré d’indépendance, d’autonomie, d’un savoir par rapport à ses outils d’acquisition, de transmission, de pratique ? C’est ce qu'engage la confrontation des différents thèmes de cet ouvrage, et leur variation même.
Lorsque l’on “fait” des fiches manuscrites pour apprendre de la géométrie, la médecine ou de la grammaire, qu’apprend-t-on qui n’est pas la géométrie, la médecine ou la grammaire ? On apprend à classer, trier, ordonner, résumer, hiérarchiser, analyser, programmer, recopier (i.e. copier /coller), modéliser, mémoriser. Quel habitus s'inculque alors dont profitera l'activité professionnelle ? En quoi est-il différent d’apprendre seulement en lisant ? En quoi ceci affecte-t-il la géométrie ou la grammaire acquise ? Un savoir peut-il être dissocié du média qui le communique et l’inculque ? L’habitus acquis, capital culturel incorporé, est-il transférable ou reste-il une dimension inséparable du capital culturel de son porteur ? Notons que beaucoup de ces savoir faire sont développés aujourd’hui par des logiciels et incorporés dans des tours de main, des doigtés, pour un clavier ou un pavé numérique.
Appliquons cette réflexion à autre domaine: un film est-il indépendant de son support, smartphone ou écran d’une salle ? En quoi Homère, récité et chanté par un rhapsode à la fin d’un banquet, est-il différent d'Homère ânonné en cours de grec ou parcouru en BD ?

Cet ouvrage, qui comprend lui aussi des notes de lecture, s'avère fécond en suggestions d'interrogations : comment l'ordinateur, le smartphone et plus généralement l'intelligence artificielle transforment-ils la recherche et l'exposé de ses résultats, le travail intellectuel en général ? Que sont devenus les fiches, les résumés, les courriers (et leur stockage, leur organisation, leur partage), les listes ? Les applications de productivité sont innombrables qui proposent d'organiser toutes sortes de documents (Evernote, Feedly, Dropbox, Pocket, ScreenFlow, Trello, Atlassian, Google Keep, etc.), de traduire, de collaborer et communiquer mieux (Slack, Skype for Business, etc.), plus vite, de lire et analyser autrement (cf. BigFish de Weborama, Quid, etc.)...
Ces techniques de production (autant de gestes, manières de penser, logiques métiers i.e. "back office functions", etc.) peuvent être imitées par des machines et automatisées, robotisées : c'est le domaine des software robots  (Robotic Process Automation, RPA). L'objectif constant de ces techniques est de réduire les coûts de transaction (répétitions, paperasse, saisies multiples, etc.) tout en augmentant la qualité et la rapidité des transactions.

Pour penser nos actuels "lieux de savoir" et leurs effets sociaux et culturels, le livre de Christian Jacob est précieux et passionnant ; pour son domaine, ce livre est un véritable "lieu de savoir" en miniature qui ne demande qu'à être extrapolé à la culture numérique actuelle.

Références sur Media Mediorum
Petite histoire des bibliothèques
De l'hébreu au grec : la Septante, philosophie d'une traduction
Portabilité : anthologies et playlists littéraires
Ego sum res googlans

mardi 7 novembre 2017

La machine à écrire le chinois ne manquait pas de caractères


Thomas S. Mullaney, The Chinese Typewriter. A History, Cambridge, 2017, The MIT Press, 504 pages,  $ 25,84 (ebook), Bibliogr., Sources en anglais, chinois, japonais, français, italien), Glossaire, Index.

L'ouvrage traite d'abord de l'histoire de la machine à écrire confrontée à la diversité des langues. La machine à écrire a été conçue pour la langue anglaise. Avec une volonté d'expansion mondiale, les grandes marques (Remington, Underwood, Olympia, Olivetti) rencontrent des problèmes d'ingénierie, de technolinguistique. Par rapport à l'anglais, chaque langue apporte sa différence : l'hébreu s'écrit de droite à gauche, l'arabe en cursive, le français avec des signes diacritiques (accents, etc.), mais toutes usent d'un alphabet et de signes de ponctuation. Les machines et leur mécanique peuvent être adaptées sans trop de difficulté à ces variations alphabétiques, somme toute, mineures. En 1958, la publicité d'Olivetti ne proclama-t-elle pas que ses machines écrivaient dans toutes les langues ("le macchine Olivetti scrivono in tutte la lingue") !

Mais le chinois n'a pas d'alphabet
La "monoculture Remington", selon l'expression de Thomas S. Mullaney, se heurte avec le chinois à un problème sérieux. Traditionnellement, depuis le XVIIIème siècle et le premier dictionnaire chinois (字汇, zihui, établi par Mei Yingzuo 梅膺祚), on admet que les sinogrammes peuvent être décomposés en 214 clés (部首, bu shou). Ces clés (ou radicaux) sont elles-mêmes décomposables en traits (on distingue 8 types de traits, 笔画, bihua). Cette structure n'a aucun rapport avec la structure alphabétique des langues occidentales et avec ce qu'elle produira, l'homme de l'imprimerie, "ABC minded" ("the typographic man"). De ce fait, on a longtemps considéré en Occident que l'écriture chinoise faisait obstacle à la pensée rationnelle et scientifique (Hegel), et en Chine même qu'elle constituait un handicap pour l'éducation de tous et la démocratie, point de vue défendu par l'écrivain révolutionnaire Lu Xun, 鲁迅 (1881-1936). D'où l'idée d'imposer l'alphabet à la langue chinoise pour moderniser radicalement une société chinoise empêtrée dans la tradition. La Révolution chinoise et Mao Zedong (1949) s'y opposèrent ; une réforme de l'écriture fut décidée comprenant, d'une part, une simplification des sinogrammes (汉字, hànzì) et, d'autre part, une romanisation standard avec un alphabet phonétique, le pinyin (拼音), l'ensemble permettant une unification linguistique de la Chine (1958). La voie du tout alphabétique fut donc écartée ; pourtant, la modernisation de l'administration, l'industrialisation, le commerce requièrent le développement d'une machine à écrire...

Combiner mécaniquement des clés et des traits s'avéra impossible. Concevant le trait comme équivalant à la lettre, un savant fançais, Jean-Pierre Guillaume Pauthier dès le début du XIXème siècle, fit graver des traits en métal : triomphe de l'esprit d'analyse cartésien que cette hypothèse combinatoire ("modular rationality") ! Mais cela ne pouvait pas fonctionner parce que les clés changent de place et de taille en fonction du sinogramme qui les incorpore. Le même type d'atomisation du chinois sera tenté pour la télégraphie. En vain.
Thomas S. Mullaney parcourt les principales tentatives pour sortir du modèle remingtonien qui s'imposait hors de la Chine, depuis 1873 ("The Type Writer"). Une voie qui parut féconde consistait à dégager, à l'aide d'une description statistique, les sinogrammes les plus fréquents, le "chinois fondamental" en quelque sorte, si l'on peut reprendre ici l'expression de Georges Gougenheim pour décrire ce "minimum Chinese". La machine à écrire de Zhou Houkun (XIXème siècle) mobilisait 4000 sinogrammes ; petit à petit, on réduisit, le nombre de caractères que la machine devait proposer, la vitesse d'écriture augmenta mais elle restait incomparable à celle des machines alphabétiques.
En 1920, la production industrielle de machines pour écrire le chinois commence. Le livre de Thomas S. Mullaney recense et expose la plupart des tentatives chinoises ou japonaises qui se succèdent jusque dans les années 1970, comparant les technologies linguistiques mises en œuvre.

Après la Révolution chinoise, la demande de machines et de dactylographes professionnels explose ; des employés vont améliorer le système la disposition des sinogrammes sur leur clavier selon une organisation sémantique adaptée à la langue de l'époque, à ses clichés politiques, au domaine de spécialité. Il s'agit, pour accélérer la frappe, d'anticiper au mieux les proximités probables entre sinogrammes comme le fera, en quelque sorte la saisie prédictive pour les smartphones (saisie intuitive, T9, autocorrection, etc.). L'initiative sera confiée aux utilisateurs de machines à écrire de disposer les signes sur leur clavier à leur convenance, de le personnaliser, selon le lexique principal de leur domaine, selon la taille et la position de l'utilisateur : c'est une sorte de crowdsourcing qui se met en place, l'expérience individuelle, la personnalisation l'emportant. Par ailleurs, des écoles de formation professionnelle à la dactylographie se créent, des manuels d'utilisation sont publiés : un secteur économique se développe.

Et puis, l'ordinateur vint. La solution qui triomphe alors recourt au clavier classique (QWERTY) sur les touches duquel on tape du pinyin pour ensuite choisir le sinogramme pertinent parmi ceux qui s'affichent. Un deus ex machina sauve les caractères chinois : le logiciel dit "Input Method Editor" (IME). Il en existe aujourd'hui de nombreux exemples, Google propose le sienApple, QQ, Sogou, Microsoft, etc. aussi. L'IME concilie le clavier alphabétique et les sinogrammes grâce à un détour par le pinyin et l'alphabet anglais.

Thomas S. Mullaney a réalisé un travail historique minutieux qui s'avère également une réflexion linguistique. La confection d'une machine à écrire en chinois a imposé d'en passer par de nombreuses analyses de la langue chinoise, de sa logique, de sa morphologie, de son lexique, de sa grammaire. La machine à écrire requiert une analyse linguistique en acte en même temps qu'elle sollicite des solutions empiriques de la part des utilisateurs. Dans l'élaboration des multiples modèles de machine à écrire, on peut voir se développer, en suivant Gaston Bachelard, une véritable phénoménotechnique, une "théorie matérialiséé" comme en sont les instruments en physique : "dès qu’on passe de l’observation à l’expérimentation, le caractère polémique de de la connaissance devient plus net encore. Alors il faut que le phénomène soit trié, filtré, épuré, coulé dans le moule des instruments, produit sur le plan des instruments. »*
L'ouvrage est muni de notes nombreuses, précises, souvent en anglais et en chinois (pinyin et sinogrammes), d'illustrations. On perçoit chez l'auteur une véritable passion et il la fait partager aux lecteurs. De plus, le livre se lit agréablement. Et l'on peut lire dans cette histoire, illustré précisément, le passage du mécanique au numérique, de la "Galaxie Gutenberg" à la galaxie Turing. Quels points communs entre l'ordinateur et la machine à écrire ? La langue, bien sûr, et le clavier (si l'on met de côté la dictée et la reconnaissance vocale). A part cela, la rupture semble totale.


Références

Viviane Alleton, L'écriture chinoise. Le défi de la modernité, Paris, Albin Michel, 2008, 239 p.

Edoardo Fazzioli, Caractères chinois. Du dessin à l'idée, 214 clés pour comprendre la Chine, Paris, 1987, Flammarion, 252 p. Index (chinois, pinyin)

Georges Gougenheim, René Michea, Aurélien Sauvageot, Paul Rivenc, L’Élaboration du Français fondamental, Paris, 1964, Editions Didier

Friedrich Kittler, Aufschreibesysteme 1800/1900, München, 1985

Li Xuiqin, Evolution de l'écriture chinoise, 1991, Paris, Librairie You Feng, 98 p.

Lu Xun, Sur la langue et l"écriture chinoises, Paris Aubier Montaigne, 1979, 134 p.

Constantin Milsky, Préparation de  la réforme de l'écriture en République populaire de Chine 1949-1954, Paris, Mouton & C°, 1974, 507 p. , glossaire.

Wieger, L, Chinese characters. Their origin, etymology, history, classification and signification, New York, Paragon Book, 1965, 819 p.

A Glosssary of Political Terms of the People's Republic of China, 1994, Hong Kong, 639 p.

* Gaston Bachelard, Le Nouvel esprit scientifique, Paris, PUF, 1934, 181 p.

lundi 23 octobre 2017

Retour vers le papier : les cathédrales, ces livres de pierre


Auguste Rodin, Les cathédrales de France (édition 1914, Librairie Armand Colin), 164 p., Paris, Hachette Livre / BNF, 24,8 €. Introduction par Charles Morice (qui fut le secrétaire de Rodin).

Voici une réimpression effectuée à la demande de Hachette Livre en partenariat avec la Bibliothèque nationale de France (BnF). Il s'agit de l'ouvrage consacré par Auguste Rodin aux cathédrales en France. Le livre est dans le domaine public. Sa version numérique gratuite est disponible dans Gallica, la Bibliothèque numérique de la BNF depuis 1997, il a été mis en ligne en mai 2014, à l'adresse suivante : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k65835520

Nous nous trouvons donc en présence d'un objet multiple, hybride, double : le document ancien, l'édition de 1914 par la Librairie Armand Colin, rééditée et consultable sur papier et sur écran, combinant et articulant les ergonomies propres à chacun des supports.
  • Au document numérique, l'accessibilité généralisée par le smartphone, la tablette et l'ordinateur, la capacité de chercher dans le document, de zoomer, de marquer la page, d'acheter des reproductions, de sélectionner un mode d'affichage, de télécharger le document (PDF), de le partager, etc. Dans ce cas, le lecteur peut bénéficier de services généraux de la BNF.
  • Au document papier, la portabilité, le feuilletage, le contact, le toucher, la capacité de souligner, d'annoter en marge, de corner une page, d'insérer un signet entre les pages, un marque page, une fleur séchée, de ranger le livre sur une étagère près de livres du même auteur, du même domaine, à portée des yeux, de la main...
Voici l'œuvre d'un artiste, pas d'un érudit, avertissent les éditeurs. Il s'agit plutôt d'un recueil de notes prises par le sculpteur Auguste Rodin au gré de ses visites aux cathédrales : écrits et dessins (101 planches). Rien de systématique donc.
D'emblée, Rodin se désole : "l'architecture ne nous touche plus"... "Les chambres où nous acceptons de vivre n'ont plus de caractère. Ce sont des boîtes remplies de meubles pêle-mêle ; le style Amoncellement règne partout".  Etait-ce mieux avant ? Pour qui, pour quelle partie de la société française, celle qui habitait des châteaux ?
Auguste Rodin replace les cathédrales dans le paysage, le spectacle du ciel et des nuages, des arbres et du vent ; il s'en suit un éloge continu de la France, de ses paysages, de la nature ("l'église est une œuvre d'art dérivée de la nature"). Célébration d'un patrimoine qui a pris depuis des dimensions touristiques. Rodin tonne contre les destructions mais aussi contre les restaurations excessives telles celles de Viollet-le-Duc qui trahissent les bâtisseurs premiers.
A la même époque, Marcel Proust publiait "En mémoire des églises assassinées" (in Pastiches et mélanges (1919, Paris, Gallimard, 1971) à propos des églises désafffectées (suite à la séparation de l'Eglise et de l'Etat) et des églises détruites lors des guerres. Bien sûr, Marcel Proust comme Auguste Rodin ont lu la thèse d'Emile Mâle sur L'art religieux au XIIIème siècle en France (1899, thèse publiée aujourd'hui en Livre de Poche, 768 p, bibliogr., Index). L'art religieux y est évoqué comme une "prédication muette". Paraphrasant Victor Hugo, Emile Mâle admet que la cathédrale peut être perçue comme un livre, un lectionnaire écrit en pierre. Proust et Rodin se reconnaissent dans la conclusion de la thèse : "Quand donc voudrons-nous comprendre que, dans le domaine de l'art, la France n'a jamais rien fait de plus grand". Le patrimoine déjà.
De là, on peut imaginer les églises et cathédrales comme des médias inculquant autrefois des habitudes mentales, ainsi que l'analyse Erwin Panofsky. (Cf. Gothic Architecture and Scholasticism, Meridian, 1951).

lundi 23 janvier 2017

Papyrus et culture mobile en Egypte ancienne



Jean-Luc Fournet, Ces lambeaux, gardiens de la mémoire des hommes, Papyrus et culture de l'antiquité tardive, Paris, College de France, Fayard, 2016, 84 p. , 12 €

Les papyrus sont des médias et la Leçon de Jean-Luc Fournet pourrait être intitulée "Les papyrus : dix siècles de média". A priori, en effet, si l'on s'en tient à son sous-titre, cette Leçon promet d'être quelque peu ésotérique. Pourtant, il s'y trouve des éclairages et des intuitions fécondes pour comprendre les médias d'aujourd'hui. La distance rend les propriétés des médias plus visibles, obvies : Florence Dupont ne parlait-elle pas, à propos de l'antiquité, de "territoire des écarts". En fait, paradoxalement, une leçon savante sur les papyrus peut être riche de suggestions pour l'étude des médias numériques. De plus, le texte de cette leçon, élégamment vulgarisé, est accessible aux non spécialistes et se lit fort bien.

Les papyrus dont il est question dans ce cours inaugural au Collège de France, ont été écrits en grec (langue officielle de l'Egypte après Alexandre), à l'encre ; ils ont été retrouvés dans les sables d'Egypte qui les ont conservés. Ces papyrus sont des supports portables à la différence des inscriptions gravées (sur des monuments, par exemple, sorte d'affichage très longue conservation !) et qui relèvent de l'épigraphie. Les papyrus couvrent une période de plus d'un millénaire, allant d'Alexandre (3 siècles avant notre ère) jusqu'au 8ème siècle après. C'est l'Antiquité tardive, longue période de transition concernant notamment la transmisssion des textes : passage du rouleau au codex, essor des minuscules qui remplacent les lettres capitales.

L'auteur met l'accent sur les décalages que permet d'observer la papyrologie : décalages entre normes et pratiques, entre centre et périphérie, entre innovation et tradition. Le papyrologue sonde "non pas l'homme tel qu'il veut se montrer (épigraphie) mais tel qu'il est". Travail d'analyse qui s'apparente à celui de l'anthropologue.
Jean-Luc Fournet met en question l'opposition tranchée entre les textes littéraires (travaillés longuement) et les textes documentaires qui sont "inscrits dans l'urgence de la vie quotidienne" ; son travail est l'occasion d'une réflexion sur le multilinguisme (contacts entre langues) à partir du développement d'un grec vulgaire par et pour l'administration et la gestion... Autant de problèmes dont l'actualité est indéniable (ainsi de la vulgarisation présente de l'anglais : la langue des business plans ou des tax forms n'est pas celle de Walt Whitman ou F. Scoot Fitzgerald, etc.). Ce qui invite au doute pédagogique...

Avant de conclure l'introduction de son cours, Jean-Luc Fournet souligne l'un des péchés intellectuels que les papyrologues ont en commun les spécialistes des médias contemporains : "obnubilés par le contenu des documents, [ils] oublient souvent le parti qu'ils peuvent tirer de leur forme".

samedi 20 août 2016

Portabilité : anthologies et playlists littéraires


A Loeb Classical Library Reader, Harvard University Press, Cambridge, London, 2006, 234 p., Index, $10,57

Ralph Waldo Emerson, Parnassus, 1874, Boston and New York, 534 p., Index of first lines, Houghton, Mifflin and Company, The Riverside Press, Cambridge

A Loeb Classical Library Reader est une anthologie bilingue de textes classiques grecs et latins ; le texte original, en grec ou latin, est en page de gauche, la traduction en anglais en page de droite. Les textes sont choisis à partir des ouvrages des célèbres éditions Loeb, créées en 1911, reprises par Harvard University Press en 1989. Les extraits choisis vont d'Homère à Jérôme, en un bouquet, un florilège de textes (anthos = fleur) de référence passant par Platon, César, Pline, Horace, Lucrèce, Virgile, Sophocle...

Cette anthologie assure d'abord une fonction de marketing : faire connaître l'entière collection de l'éditeur auprès du public cible des étudiants. Elle se distingue en cela d'un manuel dont elle a toutefois la maniabilité (format poche) et l'autorité mais pas l'accompagnement didactique. Les traductions sont désormais données dans un anglais contemporain, et non plus celui de la King James Bible.

L'anthologie est un genre éditorial ancien, relevant de la compilation, genre déjà connu des Grecs (Anthologie de Méléagre) puis des Latins. Anthologies manuscrites (codex), rassemblant des lieux communs (humanistes, common-place book) et des miscellanées. Bibliothèque portable, l'anthologie avec ses morceaux choisis, s'oppose au livre unitaire d'un seul auteur. Les doxographies regroupent des textes d'auteurs et philosophes, la plus célèbre est celle de Diogène Laërce (troisième siècle de notre ère) : Vies et doctrines des philosophes illustres.
L'anthologie scolaire est une sorte de manuel de lecture complémentaire de la grammaire, notamment. Dispense-t-elle de lire les œuvres entières ou, au contraire, incite-t-elle à s'y reporter ? Et tout cela reste quand même aussi du marketing : pensons aux fameux manuels, à l'anthologie de l'histoire littéraire française de Lagarde et Michard (Editions Bordas, 6 volumes, 1948, repris dans un coffret avec 4 volumes et CD ROM). Dans un autre genre, voir le Livre des citations de Mao Zedong.
Celui qui conçoit et réalise l'anthologie est considéré comme un auteur : il sélectionne, introduit, annote, situe les textes ; à ce titre, il bénéficie du droit d'auteur, tout comme celui qui organise une exposition, la sélection des tableaux, l'accrochage. L'Anthologie de la poésie française (1949) d'André Gide fait partie des œuvres de l'auteur, elle est son choix est personnel (cf. Pléiade, Gallimard). Peut-on en dire autant de celui qui conçoit une émission présentant une anthologie de films, une anthologie de concerts ? (Sur ce point, voir : Bernard Edelman, Nathalie Heinich, L'art en conflits. L'œuvre de l'esprit entre droit et sociologie, Paris, Editions La Découverte, 2002.)

En 1874, Ralph Waldo Emerson publie Parnassus, sa propre anthologie poétique. Le Parnasse, c'est là où habitaient les Muses ; c'est le titre d'une anthologie de poésie, éditée en France quelques années plus tôt, Le Parnasse contemporain, recueil de vers nouveaux (1866) qui publia Théophile Gauthier, Charles Baudelaire, Stéphane Malarmé, entre autres. Emerson explique ainsi la confection de son anthologie : "This volume took its origin from an old habit of copying any poem or lines that interested me into a blank book", déclare-t-il dans sa préface, revendiquant la commodité "the convenience of commanding all my favorites in one album, instead of searching my own or other libraries for a desired song or verse...". Ensuite, l'anthologie devient publique. "S'il la commence pour lui-même, c'est pour d'autres qu'il la termine et la publie", dira Georges Pompidou, futur Président de la République, dans la préface de son Anthologie de la poésie française (1961). Aujourd'hui, chacun peut réaliser et partager sa propre anthologie en recourant à des outils logiciels tels que Evernote, Instapaper ou Pocket (avec liens, tags, outil de recherche, de présentation, d'annotation, reminder, etc.). Curation ? Bookmarking ? Tout comme l'on peut créer et partager ses propre playlistes musicales sur YouTube, Spotify ou iTunes.
"En composant cette anthologie, je n'ai rien voulu renoncer", prévient Paul Eluard (La poésie du passé. De Chrestien de Troyes à Cyrano de Bergerac). De quels renoncements est coupable l'auteur d'une anthologie ? Comme principe de choix, Emerson s'en remettait à la "célébrité" (fame) : "The task of selection is easiest in poetry. What signal convenience is fame !" Comme Google et le page rank ?
Le travail d'anthologie s'apparente à celui du rhapsode grec (ῥαψῳδός) qui cousait ensemble des chants (ραπτω, coudre, et ωδη, chant) ou des morceaux de chants en les récitant : l'Iliade et l'Odyssée n'étaient-elles pas d'abord des anthologies orales ?
Aujourd'hui, l'anthologie littéraire reste un genre important (liste, synthèse) et constitue une catégorie de classement et d'organisation des linéaires en librairie (cf. infra).
Stanford University Bookstore, rayon "Anthology", août 2016 (photo FjM).

N.B. Signalons le remarquable article de Carole Dornier, "Montesquieu et la tradition des recueils de lieux communs", Revue d'histoire littéraire de la France, 4/2008 (Vol. 108) , pp.809-820.

samedi 26 décembre 2015

L'information visuelle. Regards sur le photojournalisme des magazines



Thierry Gervais, Gaëlle Morel, La fabrique de l'information visuelle. Photographies et magazines d'actualité, éditions textuel, 2015, 239 p. , Bibliogr. Index.

L'écriture photographique saurait-elle être garante de l'objectivité du journaliste, du reporter ou du sociologue ? C'est la question qui ne cesse d'être posée par l'utilisation de la photographie pour couvrir et découvrir l'actualité. La photographie a pris place très tôt dans la presse, dès 1843, avec l'emblématique hebdomadaire L'Illustration (dont les archives, publiées sur Internet, permettent aux lecteurs de "revivre l'histoire au présent").
L'ouvrage de Thierry Gervais et Gaëlle Morel parcourt l'histoire générale du magazine d'actualités pour en dégager les conditions d'efficacité, en décrire les métiers qui organisent et rationalisent la combinaison du texte et de l'illustration en un nouveau genre médiatique.
Les auteurs situent les évolutions techniques : de la gravure à la similigravure qui permet une diffusion massive, la couleur, l'héliogravure, les appareils portatifs (Leica, Rolleiflex). Ces changements permettent une nouvelle rhétorique de l'image de presse et l'apparition du photo-journalisme où le photographe devient acteur et partie prenante du travail journalistique.

Trois grandes parties divisent le livre. La première est consacrée à l'invention du magazine (1843 - 1918) et de l'illustration ; elle s'achève avec le développement du reportage de guerre (bataille de San Juan à Cuba, conflit russo-japonais, guerre de 1914-18 etc.) et le reportage sportif. Bientôt, on voit arriver dans la presse les photographies d'amateurs, les photomontages aussi, et les retouches, les recadrages déjà.
La seconde partie traite des magazines d'actualité générale en Europe (1919-1936) : parmi les titres retenus, le Berliner Illustrierte Zeitung, l'Arbeiter Illustrierte Zeitung (magazine du Parti communiste, tout comme Regards en France), ou de VU qui, parmi les premiers, intègre la publicité.
La troisième partie décrit la standardisation progressive des magazines d'actualité et la création d'un genre pour lequel Life (1936) jouera un rôle emblématique. Les journalistes allemands quittent l'Allemagne nazie emportant avec eux aux Etats-Unis les talents qui ont fait la réputation de magazines comme la Berliner Illustrierte Zeitung. Life inaugure une conception du  magazine d'actualité qui influencera Paris Match, Stern, Look, Picture Post (1938), etc. Voici le moment des photographes stars (Robert Capa, Henri Cartier- Bresson...) et de l'agence photo (Magnum Photos, créé à New York en 1947). La publicité suit et prend une place importante : 50% des pages de Life en 1942, début du context planning.

La fabrique de l'information visuelle approfondit utilement l'histoire de la presse et des genres journalistiques. C'est un travail important pour comprendre comment la presse pourra évoluer sur le Web avec la généralisation de la photo et vidéo amateur alors que les médias sociaux accueillent des milliards de photos d'amateurs et que la question se pose de leur analyse automatique par l'intelligence artificielle (repérage des sentiments exprimés dans une image, détection des objets présents dans une image, image recognition, reconnaissance faciale, mesure de la mémorabilité, etc.). Quelle place peut occuper le photo-journalisme dans ce nouveau monde de l'information (de la sociologie et de l'histoire aussi) ? La photographie a bouleversé les techniques de narration (storytelling) et l'horizon d'attentes des "lecteurs" : a-t-elle, au-delà, sans qu'on le perçoive encore, bouleversé les idées et l'information ? Qu'en sera-t-il des changements introduits par le smartphone et les tablettes qui généralisent la vidéo, le partage et la portabilité ? Une nouvelle révolution de l'image est-elle en cours ?

Sur la photographie et les médias :

jeudi 27 novembre 2014

Le livre des citations de Mao : un mass-média politique


Alexander C. Cook (edited by), Mao's Little Red Book. A Global History, Cambridge University Press, 2014, 287 p., Index, $ 25,19.

François Marmor, Le petit Livre rouge. Mao Tsé-Toung, Hatier, 1977, 78p. Bibliogr., réédition numérique par FeniXX, 2019.

Le livre des Citations du Président Mao Tse-Toung (毛主席语录) a 50 ans. Distribué à des centaines de millions d'exemplaires à la fin des années 1960, ce fut un succès d'édition forcé. Son genre littéraire - compilation de citations - évoque les Analectes (论语de Confucius, référence fondamentale de la culture chinoise. Son format de poche (format de la poche d'uniforme !) et sa couverture de plastique rouge en faisaient non seulement un outil d'éducation politique passe-partout mais aussi, surtout peut-être, un drapeau commode, porté et visible comme une décoration, brandi dans des manifestations de masse.
Avec le dazibao (大字报), journal manuscrit en grands caractères affiché dans les rues, le Livre des citations fut l'innovation médiatique de la "révolution culturelle" chinoise. Ce recueil trouve son origine dans le travail de propagande mené au sein de l'armée chinoise (sous la direction de Lin Piao) où il était lu oralement et commenté en groupe, comme un catéchisme.

Malgré sa popularité et sa notoriété, le Livre des citations de Mao a été peu étudié en tant que moyen de communication politique et média de masse. Passée la célébration euphorique des années 1960, on s'est contenté paresseusement de stigmatiser le symptôme et le symbole du culte de la personnalité (démarche s'apparentant au people). Quant à ses effets, son efficacité ou inefficacité éventuelles, on ne les connaît pas, pas plus que son rôle dans les exactions de cette période où c'était comme le sceptre des Gardes Rouges maoïstes qu'ils brandissaient pour se donner tous les droits. Comme souvent, les sciences sociales ont privilégié l'analyse du contenu à celle de sa réception.
Des fameuses citations dont certaines ont la forme des proverbes traditionnels (chengyu成语) et qui se sont propagées jusqu'en Occident, aujourd'hui, il ne reste presque rien, sinon des expressions mémorables : "l'impérialisme est un tigre en papier" (sans doute, aujourd'hui, est-ce un tigre numérique), "sans enquête pas de droit à la parole" (maxime qui aurait dû faire fortune dans le journalisme et les sciences sociales), "sans armée populaire, le peuple n'aurait rien" (qu'est-ce qu'une démocratie sans service militaire ?), "la révolution n'est pas un dîner de gala"...

L'ouvrage collectif, coordonné par Alexander C. Cook qui enseigne l'histoire chinoise à l'Université de Berkeley, a pour objectif une étude globale du Livre des citations. Pour une approche mondiale, Alexander C. Cook a rassemblé 15 contributions universitaires couvrant la diffusion du livre en Chine mais également hors de Chine : Tanzanie, Inde, Pérou, Union soviétique, Albanie, Italie, Yougoslavie, Allemagne, France... L'ouvrage traite d'abord de la philosophie politique et militaire de Mao et des modalités de réalisation et de dissémination de l'ouvrage en Chine. Ensuite, viennent les parties consacrées à la carrière du maoïsme et du livre à l'étranger.
Le Livre des citations a connu une carrière musicale inattendue, les citations étant mises en musique, chantées et dansées (cf. Andrew F. Jones, "Quotation songs: portable media and the Maoist pop song") ; l'auteur évoque à cette occasion le développement de la radio (transistors) et des hauts-parleurs dans les villages chinois.
Hors de Chine, le livre a connoté la provocation, la jeunesse, la modernité, la révolte... En Europe, récupéré par la mode, l'édition, la presse, le cinéma, la décoration, le maoïsme a contribué à une esthétique exotique. Le plus emblématique de cette célébrité paradoxale restera le film de Jean-Luc Godard, "La Chinoise" (1967), avec sa chanson tissée de citations du "petit livre rouge". Cf. le film sur Jean -Luc Godard en 1968, "Le Redoutable" (2017).

Dans le chapitre sur l'internationalisation et la traduction, Lanjun Xu expose l'organisation de la traduction des œuvres choisies, organisation reprise pour la traduction du Livre des citations en petits groupes : 20 traducteurs par langue, soumettant les difficultés rencontrées à des experts politiques (inquiry group).
Citée par Julian Bourg dans sa contribution sur le maoïsme en France, la brève étude de science politique publiée par François Marmor chez Hatier en 1977 (Paris, 78 p., Bibliogr., Index) situe le Livre des citations parmi les outils d'éducation politique et de propagande, tout en le replaçant dans l'histoire de la Révolution chinoise.
Signalons aussi la réédition bilingue (chinois / français) des Citations par la Librairie You Feng (Paris, 1998, 437 p., 12 €).
Au cours de ses cinq années d'existence politique, le Livre des citations a illustré le pouvoir, alors incontesté, massif, des livres de papier, des anthologies. Les usages politiques du Livre des citations ne sont pas imaginables en version numérique : on ne brandira sans doute plus jamais de livres dans la rue.
Cela dit, on ne saurait manquer de signaler la publication d'une compilation de discours et interviews du Président de la République chinoise, Xi Jinping, The Governance of China en octobre 2014 (Beijing, Foreign Language Press). C'est un gros livre de 515 p. pesant 1,2 kg. Il s'accompagne désormais d'une application "学习中国" disponible dans l'App Store.

L'ouvrage des discours de Xi Jinping dans une vitrine de Londres.
Le livre est proposé par Marc Zuckerberg à ses collaborateurs de Facebook

lundi 2 décembre 2013

La révolution symbolique selon Bourdieu : le cas Manet

.
Pierre Bourdieu, Manet. Une révolution symbolique. Cours au Collège de France (1998-2000), Paris, Raisons d'agir / Seuil, 2013, 774 p., Index (dont un index des tableaux cités).

Voici le second tome des cours de Bourdieu au Collège de France ; il traite de Manet, de sa peinture et de sa carrière, de sa place dans l'histoire de l'art ; le premier volume des cours portait Sur L'Etat (1989-1992). Les textes sont des enregistrements transcrits, corrigés par les éditeurs et "mis en forme" (découpage, ponctuation, intertitres, notes). Cette mise en forme laisse heureusement passer les réflexions de Bourdieu sur son propre enseignement mais ausssi sur les grandes écoles, sur le journalisme ("le journalisme étant évidemment la tête de turc spontanée du sociologue, car c'est un lieu de production de bêtises à la fois triomphantes et relativement faciles à démolir"), sur l'enseignement aussi ("Nous sommes dans un enseignement du français qui est un enseignement de la contemplation...").
Vestiges d'oralité, les digressions rapportées, souvent pleines d'humour et de modestie scientifique ont autant d'importance, parfois plus, que les développements des cours. Alors, on a l'occasion de voir Pierre Bourdieu au travail, hésiter, citer pour confirmer, corriger ce qu'il vient de dire, s'en moquer, recommencer, approfondir pour mieux se faire comprendre : un cours vivant n'est-il pas un travail, une gestation lucide plutôt qu'une exposition finie, figée puis projetée dans un Power Point ?

Au principe de cet ouvrage se trouve un paradoxe : les révolutions, notamment symboliques, se font imperceptibles au fur et à mesure qu'elles réussissent car "la révolution symbolique produit les structures à travers lesquelles nous la percevons". La révolution symbolique qu'instaure Manet dans la peinture est idéal-typique, aussi les résultats du travail réalisé par Pierre Bourdieu peuvent sans doute être transférés à d'autres révolutions culturelles, problématique et méthode comprises : je crois que les révolutions dans les médias relèvent d'un même travail d'analyse.
Par exemple, Pierre Bourdieu évoque le travail des chercheurs qui ont méticuleusement montré le rôle, dans le marché de la peinture, des petits formats de tableaux, des toiles toutes préparées, de la peinture chimique, transportable dans des tubes : on pense aux changements intervenus dans les médias numériques, à la miniaturisation, à la portabilité des outils de production et de réception (smartphone), par exemple. Œuvres, structuration du marché, changements technologiques et révolution symbolique vont-ils de pair, avançant en même temps, d'un même pas, toutes causes mêlées, ou bien l'un détermine-t-il, structure-t-il les autres (la relation infrastructure / superstructure, la "dernière instance" hantent ces réflexions) ? A confronter avec l'histoire du développement de l'informatique, de l'intelligence artificielle "aux origines de la culture numérique".

Pierre Bourdieu parle de subversion à propos de l'oeuvre de Manet, tout en l'étudiant comme le produit d'une "relation entre un habitus socialement constitué et un champ historiquement constitué". La détermination sociale de la transgression peut-elle s'étudier comme la détermination de la banalité qu'elle transgresse ? Comme toujours chez Bourdieu les analyses sont parsemées d'incises épistémologiques sur la production du savoir sociologique, historique et sur le rôle des médias : structuration et extension du champ, opposition de la vraie vie et du spectacle (Guy Debord n'est peut-être pas si loin).
Cet ouvrage d'histoire sociale de l'art constitue aussi, en chemin, un excellent manuel de sociologie de l'art et des médias : tous les concepts clés de Bourdieu y sont mis en oeuvre, discutés et illustrés : champ, habitus, capital social, hexis corporelle, etc.

dimanche 14 mars 2010

Le peuple des livres et l'imprimerie d'ouvrages en yiddish

.
Jean Baumgarten, Le peuple des livres. Les ouvrages populaires dans la société ashkénaze 16e-18e siècle, Paris, Albin Michel, 570 p. Bibliogr. Index, 25 €

Les premiers livres imprimés de la culture juive sont d'abord des livres en hébreu, conçus pour les lecteurs savants ; les incunables (ouvrages de l'imprimerie débutante, 15e siècle) sont donc en hébreu. Ensuite, seulement, l'imprimerie touche progressivement les publications en yiddish, langue populaire (comme l'allemand ou le français étaient les langues vulgaires du latin, langue savante).
Analysant le développement de l'impression d'ouvrages en yiddish, Jean Baumgarten expose dans le détail la fabrication de ces ouvrages et, en marche, ce qui se passe quand une culture populaire européenne passe de l'oral à l'écrit. Le travail d'édition réunit de nombreuses collaborations et métiers d'écritures : traductions, compilations d'anthologies, réécritures (à partir de textes originaux en hébreu), adaptations, ajouts de commentaires... Il s'agit certes d'améliorer le texte mais surtout de l'adapter, par des variantes, aux diverses aires de diffusion géographiques européennes, aux divers lectorats. Les imprimeurs pratiquent donc un marketing, plus ou moins tacite, de segmentation et de ciblage.

On y voit à l'oeuvre toutes sortes d'auteurs agrégateurs, copiant des textes, y mêlant leurs propres commentaires. Certains seront accusés de plagiat : Jean Baumgarten évoque la remise en question de la notion d'auteur au profit de celle - non moins confuse - de "passeur" (p. 50). Mais comment dégager l'originalité d'un contenu qui fait l'auctor et le distingue comme tel Des problèmes émergent alors que l'on retrouve avec l'édition sur le Web, problèmes embarrassants, loin d'être réglés par le droit actuel : propriété intellectuelle, droit moral et patrimonial.
Les ouvrages de vulgarisation trouvent leur marché et leurs lecteurs en mettant à la portée de ceux qui sont moins instruits, et notamment les femmes (frume vayber), des textes édifiants pour compléter la parasha de la semaine, à lire pour l'étude pendant shabbat. Textes rendus accessibles à ceux qui ne lisaient pas, ou mal, l'hébreu, aux personnes humbles (gemeyne volk), "culture des pauvres". Jean Baumagarten évoque notemment "Le Commentaire sur la Torah" ("Tseenah Ureenah", "Sortez et regardez") qui a connu 250 éditions depuis sa première publication en Pologne, vers 1610. Cet ouvrage, traduit en français par Jean Baumgarten, est désormais aaccessible en livre de poche (Editions Verdier, 1 000 p., 24,8 €). La préface du traducteur, remarquable, souligne la structure originale de cet ouvrage, structure orale, qui semble un montage hétérogène : l'auteur, prêcheur itinérant (maggid), compose son texte, le découpe et le monte selon le rythme hebdomadaire de la parasha.
Circulation dans toute l'Europe de la main d'oeuvre compétente, éditions au format de poche, plus commodes pour les pauvres, pour les voyageurs (portables), finesse des modèles d'affaires : le travail de Jean Baumgarten démonte et montre dans toute sa complexité, l'économie du livre qui a permis la formation et la diffusion de ce capital culturel en yiddish.

On y entrevoit aussi un marketing naissant : par exemple, à la fin d'un livre pieux (1712), comme il reste quelques pages blanches, un auteur publie un conte, en teasing pour annoncer la publication prochaine d'un volume complet de tels contes (p. 59). La page de titre comporte parfois des éléments de marketing et d'autopromotion.
Des normes de lisibilité propres au livre imprimé se dégagent qui l'émancipent progressivement du manuscrit (codex) et de l'incunable. Le chapitre 3 décrit le rôle de la stabilisation des normes de production du texte facilitant la mémorisation, l'autodidaxie. Ce "conditionnement mental", l'efficacité de cette inculcation résultent d'une relation dialectique entre régularité et règles, entre imprimerie et normes religieuses, entre composition et lectures. Plus loin, l'auteur décrit la progression de la lecture individuelle, solitaire, mettant le lecteur hors de portée des érudits et des maîtres, lorsque la culture passe d'une lecture oralisée, socialisée, contrôlable, à une lecture silencieuse et autonome (p. 510). Un habitus nouveau et un partage du savoir différent se mettent en place.

Cet ouvrage érudit fait connaître un grand pan de l'histoire des médias dont les problématiques recoupent nombre de celles que nous rencontrons aujourd'hui : format et portabilité (cf. tablettes, smartphones, ebooks), choix des caractères pour la micro-lisibilité (polices de caractères, lettrines, balisages), organisation du rythme visuel de la page selon les types et la hiérarchie des objets à lire (texte, prières, commentaires, explications), rôles du paratexte scripto-visuel (péritextes, lexiques, illustrations à fin didactique). Toutes ces stratégies textuelles qu'Internet est encore bien loin de dominer (usability).
Signalons encore le chapitre 15 sur la censure. Interdiction, confiscation, brûlements... On brûlera - déjà ! - des livres de culture juive sans que les populations européennes s'en offusquent, témoignage lugubre d'une acceptabilité criminelle en cours de constitution.

Beaucoup des observations média effectuées par l'auteur recoupent celles déjà rencontrées dans l'étude de l'imprimerie des ouvrages chrétiens, dans l'histoire du passage du latin aux langues vulgaires (beaucoup d'imprimeurs, juifs ou chrétiens, travaillaient d'ailleurs ensemble à l'impression des deux types d'ouvrages). La "galaxie Gutenberg" était amputée ; avec l'ouvrage de Jean Baumgarten, le tableau du passage des cultures manuscrites et orales européennes à des cultures d'imprimés avec leurs livres innombrables et leurs lectures silencieuses est désormais plus complet.
On perçoit à cette occasion tout ce que manque la transmission scolaire de l'histoire des cultures de l'Europe moderne, de la Renaissance aux Lumières (Haskala). Il faut mettre à jour les manuels européens d'histoire !
.