mercredi 20 novembre 2013

Les médias sociaux d'avant

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Tom Standage, Writing On The Wall. Social Media. The First 2,000 Years, 2013, New York, Bloomsbury, 288 p. Bibliogr.

Avant Facebook, avant Snapchat, avant Twitter et bien d'autres, l'information circulait, des réseaux se constituaient pour l'échange des informations empruntant des médias divers : graffiti sur les murs, lettres et poèmes manuscrits, pamphlets, rumeurs, etc. : l'auteur reprend l'histoire de la communication et la relit à la lumière des réseaux sociaux modernes, retrouvant l'équivalent des like, des courriers, des blogs, des commentaires, des posts... Regarder le passé pour comprendre l'avenir ("Learning from really old media") : méthodologie des écarts. L'auteur dresse un panorama historique des techniques mises successivement en œuvre pour la communication publique, plus ou moins privée. Après avoir résumé les travaux anthropologiques de Robin Dunbar, le livre développe plusieurs exemples historiques. Entre autres :
  • Les médias de l'époque romaine (acta diurna populi Romani, tablettes de cire, graffitimessagers, etc.), le réseau social de Ciceron. 
  • La propagation du christianisme et ses techniques de communication : l'exemple de Paul de Tarse et de ses lettres.
  • La diffusion de la Réforme aussi, de la viralité des 95 thèses de Luther affichées sur les portes du château de Wittenberg en 1517 à la diffusion des bibles imprimées en langue allemande. 
  • La communication sociale à la cour des Tudor avec les poèmes manuscrits comme des posts partagés et commentés par écrit (la circulation remarquable du Devonshire Manuscript, 1534-1539) ; le recours au manuscrit pour se distinguer de l'imprimé si commercial, presque vulgaire dans sa modernité. 
  • Le rôle des cafés à Londres (coffee houses), à Paris (Le Procope, 1686) cafés où lectures et discussions allaient bon train ; cafés thématiques, spécialisés : poésie, divertissement, finance, information, etc. Cafés lieux de culture (penny universities) et d'innovation où se tiennent des débats scientifiques. 
Ensuite, Tom Sandage couvre, de manière traditionnelle, l'histoire de la presse et de l'information, du journalisme aussi : gros plans sur l'indépendance des colonies américaines et le rôle de la presse et de l'imprimerie (cf. la stratégie de diffusion de Common Sense par son auteur, Thomas Paine), gros plan sur la révolution française où l'on voit la presse jouer un rôle ambigu, opprimant autant qu'elle libère. L'auteur accorde une place originale au rôle du télégraphe et des télégraphistes, "première communauté online" (cf. du même auteur, The Victorian Internet, 2009).
Les derniers chapitres, plus classiques, concernent l'histoire récente des médias, de la radio au Web pour en venir aux inévitables clichés sur les réseaux sociaux et l'illusoire émancipation politique (le "printemps arabe").

Au cours des 2000 années parcourues par l'ouvrage, des questions réapparaissent de manière lancinante : l'importance de la copie, d'abord encouragée, pour favoriser la disssémination, l'anonymat qui protège et fait avancer les libertés, le débat vie privée / vie publique, la force structurante des réseaux de personnes, la survie du manuscrit au-delà de l'imprimerie...
Des fonctions presque universelles des médias sociaux se dégagent : copier, partager, bavarder, répéter, afficher, accrocher des commentaires à un texte, etc. Ceci éclaire les médias sociaux actuels et fait voir à la fois leur originalité et leurs différences : par exemple, que sont devenus les cafés (Starbucks) ? On note aussi, jusqu'au milieu du XIXème siècle, l'absence de la publicité comme financement et parasite de la communication publique. La publicité, de plus en plus présente, caractérise manifestement la communication de l'époque moderne, communication qu'elle développe et entretient finissant par toucher la communication privée (réseaux sociaux).
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dimanche 10 novembre 2013

Cartographies du mystère français

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Hervé Le Bras, Emmanuel Todd, Le mystère français, Paris, Le Seuil, 2013, 322 p.

Peut-on comprendre, définir la France ? Pour les auteurs, il n'y a pas de "mystère français" mais un kaléidoscope, une complexité changeante à déconstruire rationnellement à l'aide d'outils démographiques, de sociologie politique, d'anthroplogie. Engagement méthodologique : "l'anthropologie est le contraire de la finance" (p. 302).
L'hypothèse centrale est que l'explication des changements sociaux intervenus entre 1980 et 2010 se trouve dans les sous-bassements anthropologiques et religieux du pays, dans les mentalités conçues comme une sorte d'infrastructure. Hypothèse géographique : la démonstration recourt à des analyses et une méthodologie cartographiques.

L'ouvrage s'inscrit dans la longue durée pour décrire les dynamiques de la société française. Les présentations cartographiques, lumineuses, provoquent des explications nouvelles, souvent inattendues, hors des typologies rebattues.
Les auteurs retiennent plusieurs axes d'analyse, mobilisés et convoqués en permanence, conjugués et croisés pour démystifier.
  • Le décollage éducatif. La force explicative donnée à l'éducation est quantifiée à partir de critères qui sont souvent simplificateurs, mais ce sont les seuls disponibles : ainsi du baccalauréat dont le nominal recouvre tant réalités inégales. Si sa pénétration est si élevée, c'est parce que l'on a reporté ailleurs les inégalités (mentions, options, sections, établissements, appréciation des enseignants, des chefs d'établissement, etc.). Tout le monde sait cela. De plus, inévitablement, comme dans toute sociologie historique, le niveau d'éducation met sur le même plan des formations touchant des générations éloignées ; comment confronter le baccalauréat de 1930 et celui de 2010 ?
  • L'émancipation des femmes. Quels critères ? Contraception, fécondité, emploi, certes. De là à en avoir fini avec "l'infini servage de la femme" (Rimbaud)... L'écart avec les hommes pour les formations scientifiques et techniques, l'accès aux postes de directions dans les entreprises, la durée du travail, l'exposition à la violence : cette libération n'est pas terminée. Peut-on l'escompter sans que ne soit affectée à son tour la "culture masculine" inculquée par la société française, partie prenante de ses mentalités ? Quid d'une émancipation masculine ?
  • La place du catholicisme. C'est sans doute l'aspect le plus convaincant de l'ouvrage. La religion des pratiquants a fait place à un catholicisme quelque peu laïcisé, invisible mais prégnant, implicite comme une sorte d'habitus culturel inscrit dans la sensibilité générale et qui s'avère "agent de structuration des comportements éducatifs ou politiques". Les "valeurs organisatrices du catholicisme" subsistent une fois la religion visible s'est effacée : le catholicisme est ainsi corrélé aux études longues, au travail à temps partiel, à la fécondité, à la famille nucléaire... La religion vaincue s'est emparée de ses vainqueurs ! Le catholicisme constitue une "couche protectrice", concept que les auteurs empruntent à Joseph Schumpeter ("protecting strata" / "protective frame").
  • La structure familiale : famille nucléaire / famille complexe / famille souche, en partie liées à l'habitat, définissent un "système anthropologique".
Ces variables fondamentales rendent compte de faits sociaux divers tels que la désindustrialisation, la gentrification (reconquête des quartiers populaires par les plus riches), la nouvelle pauvreté urbaine, la spacialisation intermédiaire des populations intermédiaires, l'immigration, le Parti communiste, le mariage... Au fil des pages émerge, complexe et multiple, une géographie de la France et des changements en cours. Ce livre met en oeuvre une méthodologie empirique, tissée de grandes hypothèses et de bricolages conceptuels. Les démonstrations sont parfois incertaines et limitées, mais toujours fécondes. L'ouvrage n'apporte pas un savoir catégorique et définitif que l'on pourrait importer tout prêt pour des travaux de marketing mais un mode de penser stimulant, des questions, des doutes. Et c'est tant mieux : l'analyse de données socio-culturelles (big data) requiert flexibilité et pragmatisme ; elle s'accomode mal des dogmatismes.

Insistons sur la méthode cartographique mise en œuvre. Alors que la géographie entre en force dans le marketing, il est indispensable de pouvoir combiner le micro-géographique de la localisation (adresse IP, code postal, aires urbaines, etc.) au macro-géographique tellement éloigné d'une géographie administrative si commode (départements, régions INSEE, etc.). De la même manière, il est indispensable de pouvoir raccorder des thèmes-cibles (mots clefs, clustersetc.) à des ensembles plus larges où ils peuvent trouver leur sens et leur cohérence. A leur analyse géographique, les auteurs ajoutent une dimension diachronique qui manque souvent aux analyses du marketing : pourtant, toute géographie a son histoire, une dynamique. Imaginons ce que cette méthodologie permettrait avec la richesse des données cartographiques maintenant disponibles grâce à la numérisation de la géographie humaine.
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dimanche 3 novembre 2013

Sur "House of Cards"... et le smartphone

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Le plus remarquable de cette série, sur le plan des médias, est l'omniprésence du smartphone.
Le téléphone portable est partout au coeur de l'action, au déclenchement des revirements. Chaque personnage en a son usage, émetteur, récepteur et le brandit parfois comme un sceptre. On l'oublie ostensiblement pour se rendre "injoignable", on le jette dans un caniveau, comme une trace que l'on efface. Tweets à la cantonnade, messages, photos : immédiateté nouvelle, rythme, articulation narrative évidente aux contemporains : storytelling. Pour la mise en scène, le smartphone dispense de l'unité de lieu et de temps. Imaginer le smartphone dans une pièce de Racine, théâtre sans autre technologie de communication que la voix et le geste ! Un messager parfois...
Curieusement, l'espionnage de la vie privée et la localisation grâce au smartphone ne sont pas encore mobilisés par l'intrigue et les services secrets... Prochains épisodes ?

Autant que sur le microcosme politique américain de Washington, D.C., la série porte sur les médias, le journalisme et les lobbies. Une jeune journaliste, Zoe, en est l'un des personnages principaux, tout comme dans la série de la BBC (1990) que copie "House of Cards" américaine, où, déjà, une jeune journaliste jouait un rôle essentiel.
Ce théâtre de la politique américaine fourmille d'allusions à Watergate et au Washington Post (Carl Bernstein, Bob Woodard, All the President's Men, 1974) dont on a d'ailleurs aussi fait un film (1976). Le monde des médias se regarde. Notons encore que le personnage central se "shoote" au jeu vidéo avec une PS Vita (beau placement de produit !).

La répétition du générique, lorsque l'on regarde plusieurs épisodes de suite comme y incite Netflix (Binge viewing), s'avère pour le moins lassante. Les éditeurs qui publient d'un coup leurs séries devraient imaginer une fonctionnalité permettant d'éviter le répétition du générique.


N.B. En février 2015, Sesame Street diffuse "House of Bricks", une parodie de "House of Cards" où l'on voit le loup, avec son smartphone, envoyer des messages aux Trois petits cochons !