dimanche 30 avril 2017

Vialatte, journalisme et littérature


Alexandre Vialatte, Résumons-nous, Paris, Editions Robert Laffont, 1326 p. Préface de Pierre Jourde, 2017, 32 €

Contrairement à ce que laisse augurer le titre, il est presque impossible de résumer l'œuvre journalistique d'Alexandre Vialatte. A côté de ses romans et surtout de ses nombreuses traductions de l'allemand : Franz Kafka notamment, en commençant par La Métamorphose (1928), puis Friedrich Nietzsche (Ecce HomoLe Gai Savoir, 1950), Bertolt Brecht (Tambours dans la nuit, 1936), etc. Alexandre Vialatte a, sa vie durant, multiplié les collaborations dans la presse, notamment dans La Montagne (1952-1971), le quotidien régional de Clermont-Ferrand (près de 900 chroniques publiées en deux tomes dans Rubriques de La Montagne, chez Laffont en 2000) ; il collaborera aussi à Télé 7Jours, à la Revue du tiercé, Réalités, Elle, Arts Ménagers, au Courrier des Messageries maritimes, aux Nouvelles Littéraires, à la N.R.F., au Spectacle du Monde, aux Lettres françaises, au Crapouillot... étrange mélange de populaire et de littéraire, qui à lui seul dit tout le personnage attachant d'Alexandre Vialatte.

Résumons-nous est un très gros volume qui réunit des articles parus dans toutes sortes de revues, journaux et magazines. Les articles sont répartis en cinq grandes parties suivant l'ordre chronologique. Chacune est située en quelques pages.
  • D'abord, l'époque allemande, Mayence puis Berlin (1922-1949) : des articles écrits pour La Revue rhénane suivis de "cartes postales". Ecœuré, Alexandre Vialatte observe et énonce la montée du nazisme, en vain : on ne le croit pas ... en 1945, militaire, il assistera, sidéré, au procès des gestionnaires national-socialistes du camp de concentration de Bergen-Belsen. Tous ces textes sont regroupés sous le titre Bananes de Königsberg.
  •  Puis vient une partie intitulée "Journalismes", recueil d'articles parus dans Le Petit Dauphinois (1932-1944). Comme pour les chroniques de La Montagne, c'est la presse du quotidien réfléchi. Moments choisis d'histoire sociale, sculpture de l'éphémère, ironie et poésie. 
  • Ensuite, c'est "l'Almanach des quatre saisons" rédigé pour Marie-Claire (1960-1966), texte imitant les almanachs populaires de la France rurale, truffés de saillies surréalistes et de conseils fantaisistes. 
  • La partie intitulée "Lanterne magique" reprend des chroniques cinématographiques (1950) parues dans l'hebdomadaire familial Bel Amour du Foyer. 
  • Enfin, viennent, sous la rubrique "Promenade littéraire", des articles parus dans Le Spectacle du Monde (1962-1971), magazine mensuel.
Difficile de décrire le style d'Alexandre Vialatte, style fait d'humour, de mélancolie et de critique, de modernité et de tradition. Drôle et désopilant. En fait, ce que l'on retient de cette immense œuvre journalistique, c'est la féroce et désespérante actualité, sans concession, de la plupart de ses longs posts.
Le journalisme populaire est un genre littéraire à part entière, qui reste à caractériser notamment la chronique. On pense à Henri Calet, par exemple, dans un genre proche : Combat, Le Parisien Libéré, Elle, chroniques radiophoniques...
Belle préface, tendre et néanmoins iconoclaste, de Pierre Jourde. Ouvrage à parcourir, à picorer, pour le plaisir, l'inspiration... La presse, décidément, est de son temps et de tout temps. Quand elle est servie par un tel talent.

dimanche 23 avril 2017

Nietzsche mis en dictionnaire


Dictionnaire Nietzsche, sous la direction de Dorian Astor,
Editions Robert Laffont, collection Bouquins, 989 p, repères chronologiques, bibliographiques, 32 €.

Que peut un dictionnaire pour la connaissance de la philosophie ? Peut-on sans risque passer une philosophie à la moulinette d'un dictionnaire ?

Changer de mode de présentation, de porte d'entrée dans les pensées rédigées par Nietzsche. En multipliant les auteurs, en diversifiant les styles, en juxtaposant les approches, le dictionnaire, invite à lire autrement, à se dégager des manuels et des cours linéarisants, des interprétations canoniques - et il n'en manque pas dans le cas de Nietzsche. Tant de commentateurs se sont fait leur Nietzsche, sans respect, parfois aux dépens mêmes de l'œuvre de Nietzsche. Le dictionnaire ne force pas la cohérence, laisse intactes les contradictions, introduit des anecdotes, des paysages, des personnages révélateurs dans les textes. Met fin sans discussion à l'image d'un philosophe antisémite, précurseur du nazisme, lui qui se vantait d'avoir "supprimé Wilhelm Bismark et tous les antimsémites" de la culture allemande.

Les entrées sont parfaitement choisies, mises à part quelques concessions sans intérêt à l'actualité française. Plus de 500 entrées (avec parfois leur nom d'origine, en allemand). Bien sûr, des entrées classiques correspondant aux œuvres et aux concepts essentiels. Mais surtout de nombreuses entrées qui éclairent des aspects moins connus de Nietzsche.
Citons, à titre d'illustration : Emerson, Heine, Hitler, amor fati, Charles Andler (le biographe), Hölderlin, antisémitisme, bibliothèque de Nietzsche, Paul Bourget, Carmen, Ernst Jünger, Climat, Gabriele D'Annunzio, Pforta, Franz Overbeck, philologue, Pindare, Révolution française, Friedrich Wilhelm Ritschl, Karl Schlechta, Spinoza, Stendhal, Taine, traduction, Turin, journalisme, Voltaire, Enno Von Wilamowitz-Möllendorf, Histoire éditoriale de l'œuvre de Nietzsche, Heidegger, etc. Autant d'éclairages inattendus, aux croisements et proximités fertiles. La valeur du dictionnaire est largement supérieure à celle de ses entrées.


Signalons encore :

  • Dans le même genre, le très classique dictionnaire Kant de Rudolph Eisler, Kant Lexikon (Nachschlaggewerk zu Kants sämtlichen Schriften, Briefen und hanschriftlichen Nachlass), Berlin, repris de l'édition Weidmann de 1930,  642 p.
  • L'édition online des œuvres complètes de Friedrich Nietzsche, gratuite, qui apporte aux lecteurs germanophones un outil de référence complet.

mardi 18 avril 2017

L'espace public, notion clé de l'histoire sociale des médias


Estelle Ferrarese, Ethique et politique de l'espace public. Jürgen Habermas et la discussion, Paris, éditions VRIN, 2015, 220 p. 19€ (pas d'index, hélas !)

La notion d'espace public est souvent mobilisée dans les travaux sur la communication et les médias, qu'il s'agisse de politique, de culture ou d'éducation. Pourtant cette notion reste confuse : cet ouvrage se propose de l'élucider et d'en faire valoir la place dans l'analyse des médias et dans l'œuvre de Jürgen Habermas, son promoteur.
L'auteur est Professeur des Universités à Strasbourg et chercheuse au Centre Marc Bloch à Berlin (Centre franco-allemand de recherches en sciences sociales).

D'abord les mots.
Espace public traduit le terme allemand Öffentlichkeit qui désigne le fait d'être public, substantif de l'adjectif public, öffentlich ("öffentlich machen" signifie rendre public), a pour équivalent publicité, substantif français de public peu fréquent dans ce sens, la publicité comme élément du marketing ayant pris toute la place. L'ouvrage de référence est celui de Jürgen Habermas, Strukturwandel der Öffentlichkeit, publié en 1962, que l'éditeur a rendu en français par "L'espace public" (la traduction de l'édition américaine est plus proche de l'allemand : "The Structural Tranformation of the Public Sphere", MIT Press, 1989). Traduit mot à mot, le titre de l'ouvrage de Jürgen Habermas serait, selon nous : "transformation structurelle de la publicité", entendue comme ce qui est public, ou, mieux, "de la sphère publique" (le traducteur, Marc B. de Launay, utilise cette terminologie dès la traduction de l'introduction). En français, la notion d'espace public est ambigüe et peut  conduire à des contre-sens. L'auteur critique d'ailleurs ce "paradigme spacial" dès la premier chapitre. Le sous-titre du livre de Jürgen Habermas est "recherches sur une catégorie de la société bourgeoise (Untersuchugen zu einer Kategorie der bürgerlichen Gesellschaft).

L'évolution de la notion
Espace public = opinion publique = idéal délibératif. D'embléeEstelle Ferrarese, établit cette équivalence éclairante avant de se livrer à une enquête fouillée dans l'œuvre de Jürgen Habermas afin d'y déceler les "matrices de l'imaginaire politique" auquel cette notion a donné naissance. Elle commence par l'histoire du concept d'espace public, histoire solidaire de l'essor de l'imprimerie, des livres et de la presse. "Rendre public siginifie alors contraindre à justifier". Les médias, dans leur ensemble, réalisent la place publique et  animent le débat (d'où l'inquiétude que fait naître le développement actuel de "fake news" qui faussent le débat public, électoral et politique).
La notion d'espace public comme espace de délibération est issue de la philosophie des Lumières, elle est au "principe de l'Aufklärung politique", pourtant, les Lumières ont débouché sur l'horreur nazie et le colonialisme. Avenirs des illusions de la raison ? "Effacement de la culture" ?
A l'origine de cette sinistre évolution faut-il voir la marchandisation de la culture et de l'information ainsi que le suggère Jürgen Habermas ("die Nachrichten selber werden zu Waren"). "Dégénérescence en mass-médias" qui appauvrissent la discussion publique et la stérilisent ? Ensuite, les idées de  Jürgen Habermas évoluent vers une prise en compte des espaces publics pluriels, enchevêtrés, formant réseaux et tissus, sans centre, les multitudes de l'ère numérique ?
Estelle Ferrarese démonte minutieusement les évolutions de la philosophie de Jürgen Habermas, notamment de sa philosophie politique. Quelle est la place de l'Etat, du droit ? Quelle est la relation entre sphère publique et sphère privée (de quel type d'espace public - virtuel - relèvent les réseaux sociaux et la mobilité, Snapchat, Facebook ou Twitter ?). Au cours de son enquête, Estelle Ferrarese croise Hannah Arendt, Jean-Jacques Rousseau, Adorno, Kant...
Ouvrage très utile à la réflexion média. Qu'il soit parfois un peu ésotérique ne devrait pas décourager les lecteurs : c'est le prix à payer pour des idées et un travail qui peuvent permettre de comprendre notre univers médiatique et ses évolutions, depuis les "nouvelles à la main" jusqu'à Google.

N.B. La notion d'espace public sur MediaMediorum

Naissance d'une presse européenne d'information politique

Espace public et communication populaires au XVIIIe siècle

Espace public et publicité au Moyen-Age. Débats

Théâtre et politique à Athènes


dimanche 9 avril 2017

La presse à l'intersection de deux mondes ?


Anne-Marie Couderc, Le meilleur des deux mondes. Virtuel et physique au service de la proximité, Débats Publics,  185p., 18 €

L'ouvrage se compose de trois grandes parties. La première consiste en une réflexion générale sur les changements sociaux imposés par les technologies et l'économie numériques.
La seconde concerne la proximité dans la vie sociale : le postulat et la conclusion disent que la révolution numérique "n'épuise pas le besoin de proximité". Le point de vente presse correspond et répond à ce besoin, comme le bistrot, la boulangerie et le bureau de poste si on ne l'a pas réduit pas à une juxtaposition de distributeurs incompréhensibles. La distribution de la presse est affaire de proximité.

La troisème partie, la plus courte mais aussi la plus neuve, qui nous intéresse davantage, concerne les marchands de presse. Qui pense à eux quand on parle de médias ? D'autant que là est le domaine de prédilection de l'auteur : Anne-Marie Couderc préside Presstalis, première entreprise de distribution de la presse en France et dont le mot clef est proximité ("la proximité va plus loin"). Son idée directrice est énoncée clairement dès l'ouverture de ce chapitre (p. 121) : il appartient aux éditeurs "de ne passer laisser piller leur contenu au bénéfice d'acteurs étrangers à leur écosystème (réseaux sociaux, acteurs de la téléphonie, diffuseurs de contenus numériques. Dit autrement : le défi est de tirer parti de ce qu'offre le numérique sans devenir l'otage de tiers qui, sous couvert de fidéliser des consommateurs ou de leur permettre de découvrir des titres de presse, se refusent à valoriser à son juste prix le travail des journalistes et de l'éditeur". Voilà pour les réseaux sociaux, les opérateurs de télécom...
Le décor ou plutôt, le champ de bataille, est en place. L'auteur expose le cadre constitutionnel et législatif de la liberté de la presse en France, de la Déclaration des droits de l'Homme à la loi Bichet (1947) et l'organisation complexe qui y contribue (messageries, dépositaires, diffuseurs, logistique, MLP, Presstalis).

L'ouvrage évoque ensuite la nécessaire modernisation des points de vente presse et de leur modèle économique, modernisation qui passe par une complémentarité à mettre en œuvre entre distribution numérique (web) et distribution physique (papier) ; cette dernière garde des atouts : elle est politiquement incontrôlable (que l'on se souvienne de la presse clandestine de la Résistance française) alors que la première est vulnérable, aisée à surveiller voire à tromper comme le montre l'actuel problème des fausses informations (fake news).
Or les marchands de presse n'ont pas les moyens d'effectuer les investissements nécessaires. Il faut pourtant, dit l'auteur, réimaginer le point de vente presse en tenant compte de la culture numérique et, pour l'instant, l'on ne voit guère poindre de solution convaincante : l'auteur mentionne l'effort commercial qui devrait y être effectué ("aujourd'hui, la presse ne se vend plus, elle s'achète") et souligne à quel point le marchand de journaux "préserve la richesse du contact physique, de la relation humaine", ajoutons : de l'intelligence naturelle et, surtout, de l'espace public. La presse contribue en effet à l'animation d'un quartier, d'un territoire (cfdéménagement d'un territoire média). N'oublions pas que souvent le point de vente presse dispose aussi d'une vitrine, véritable fenêtre dans la ville, rarement optimisée.

Bien sûr, il y a l'appli Zeens pour trouver le point de vente proche qui distribue le titre que l'on recherche. Certes, il faut diversifier les produits vendus pour accroître le trafic, sans toutefois noyer la presse dans un fouillis hétéroclite de colifichets pour touristes, de friandises, de gadgets... La presse a sans doute plus d'affinité avec la librairie ou la Poste qu'avec le PMU. L'inventaire des solutions envisagées par l'auteur dans ses dernières pages n'est pas convaincant même s'il pourrait déboucher sur une belle formule : l'algorithme plus le sourire. 
L'ouvrage d'Anne-Marie Couderc plaide pour l'harmonie des deux mondes de la presse, réel et virtuel ; il rappelle combien le point de vente presse est primordial pour que cette relation soit harmonieuse : mission accomplie.