dimanche 15 avril 2018

Faire son chemin, sans médias


Jacques Lacarrière, Chemin faisant. Suivi de la mémoire des routes, Paris Fayard, 1977, La Table Ronde, 2017, 347 p.

Le livre de Jacques Lacarrière parle d'un monde sans média. Ce n'est pas son intention, il ne s'occupe ni ne se préoccupe de médias. Il raconte au jour le jour son voyage à pied, sac à dos, sac de couchage et Pataugas, avec, pour tout casse-croûte, du lait concentré en tube, des portions deVache qui rit et une flasque de rhum. A pied, il évite les routes goudronnées ; ses chemins, repérés sur les cartes d'état-major, sont faits de rencontres, de petits cafés, de "petits chemins"... Il a aussi un appareil photo et un carnet où il note ses impressions (comme Jack Kerouac pour On the Road, 1957).

Journaliste et écrivain - comment distinguer ? -, Jacques Lacarrière a publié de nombreux récits de voyage et d'errances concernant la Grèce (il traduit Hérodote : En cheminant avec Hérodote, 1981). En 1976, la publication de L'été grec. Une Grèce quotidienne de 4000 dans la collection Terres Humaines, est un succès inattendu. Son genre littéraire, c'est l'ethnographie par le voyage.

Son odyssée française, qui traverse l'hexagone du Nord-Est au Sud de la France, s'achève entre Méditerranée et Pyrénées ; elle le conduit des Vosges aux Corbières. Son carnet de route mélange des descriptions bucoliques et des réflexions sur le changement socio-économique ; loin de toute théorie, loin des sentiers battus, il s'en tient à des observations directes, attentif aux données du temps qui passe comme du temps qu'il fait. Jacques Lacarrière rencontre l'exode rural, les villages déserts, les gares désaffectées ; il se plaint de la civilisation automobile avec ses routes (l'asphalte) et ses garages, son goût de la vitesse et du bruit, le massacre de la faune et de la flore. Nostalgique mais réaliste, il dit, non sans amertume, son regret d'un monde sinistré, en cours de disparition, monde de chemins plutôt que de routes à plusieurs voies. Errance au ras de la terre, monde vu de près, lentement, Jacques Lacarrière parle des arbres, des fleurs, des insectes ; il goûte l'eau des sources. De tout ce monde, il connaît et savoure les noms, leur coloration régionale, les accents, les toponymes. Philosophie qu'il partagerait avec Jean-Jacques Rousseau et Henri Thoreau. Nature dont,  sans la connaître, les citadins ont une nostalgie confuse.
A la différence du livre de Christophe Bailly, il n'est pas ici question de patrimoine dans Chemin faisant. De Langres, où il s'arrête, il ne dit rien des remparts et retient les H.L.M... La marche est une manière d'apprendre et de connaître le monde, de se connaître et réfléchir aussi, les randonneurs le savent. On ne vit pas le monde de la même manière à pied, à cheval ou à ski, en voiture, à bicyclette ou à moto : le véhicule est une médiation qui déforme le monde perçu. Loin des chemins, la route a engendré un monde, un genre littéraire (Jack Kerouac), des cultures qui la célèbrent : "Highway 61 revisited" ou "Nationale 7" (voir Références, ci-dessous), de nombreux magazines, des émissions de radio ("les routiers sont sympa" sur RTL avec Max Meynier, 1972-1983).

Ce qui frappe à la lecture de cet ouvrage, c'est l'absence de médias, hors quelques quotidiens régionaux parcourus lors de ses haltes dans les petits cafés, buvettes et restaurants. Le média le plus souvent évoqué par l'auteur, au sens de Marshall MacLuhan, c'est l'automobile.
Comment mieux percevoir les effets des médias que lorsqu'on les met entre parenthèses. Un monde sans média, c'est un monde sans bruit, sans image artificielle, restreint aux images et aux bruits de la nature. L'abondance de bruits, de musique, tels que nous les entendons maintenant, nuit-elle ? Quelles sont les conséquences de ce multitasking involontaire ?
Exercice salutaire que de rencontrer ce monde sans médias, sans smartphone. Sans le vouloir, Jacques Lacarrière a écrit un livre d'histoire. Comment peut-on aujourd'hui imaginer encore un monde sans médias ? Les médias sont par défaut la forme a priori de notre sensibilité interne et externe. Reprendre Kant et son "esthétique transcendantale" ?


Références
  • On songe à "Ce petit chemin" que chantaient, dans les années 1930, Mireille et Jean Sablon, ici et ., à Nationale 7 de Charles Trenet (1955) ou "Highway 61 revisited" de Bob Dylan (1965). Le genre littéraire de la route est posé par Jack Kerouac, On the Road (1957).
  • Kant, Immanuel, Critique de la raison pure, Première partie, L'esthétique transcendantale (1781)
  • MediaMediorum, Media 0.0. "Rien moins que rien"

mardi 3 avril 2018

Herméneutique et réseaux textuels. Pour comprendre les créations ?


Michel Charles, Composition, Paris, Seuil, 473 p., 26 €

Michel Charles est Professeur de littérature et théorie littéraire ; il est aussi le directeur de la revue Poétique.
"Ce livre propose une réflexion sur l'analyse des textes", sur leur assemblage, leur montage. C'est aussi une réflexion sur l'art de lire. Selon l'auteur, l'analyse doit venir d'abord ; ensuite, et ensuite seulement, peut ou devrait pouvoir commencer l'exploitation des textes pour des études, culturelles, historiques, philosophiques. Et non l'inverse. D'emblée, la question est ainsi posée du rôle primordial de l'analyse littéraire.

La première partie de l'ouvrage est consacrée à des "réflexions sur l'analyse", confrontant lecture et herméneutique puis passant à l'analyse-même (composition et forme). "Qu'est-ce qui rend possible la pluralité des lectures possibles ?" demande Michel Charles. Sa réponse : il y a virtuellement plusieurs textes compris dans le "texte idéal", avéré, texte philologiquement déterminé, texte de référence à un moment donné et reconnu par tout le monde (éditeurs, enseignants, etc.). En revanche, chaque lecture, chaque lecteur actualisent successivement des textes virtuels, suite d'hypothèses sur la suite du texte, interprétations qui sont des anticipations plus ou moins rationnelles (selon un modèle, ici, c'est un modèle littéraire qui guide l'anticipation). "Les textes construits par la lecture sont ce que peut produire l'activité herméneutique" (notons que l'auteur s'en tient à l'hypothèse d'une lecture linéaire : la lecture non linéaire ne faisant que compliquer la construction des textes).

De nombreux exemples sont développés à l'appui de cette thèse empruntant tous à la littérature, à la poésie, aux romans, au théâtre. Toutefois, ce qui est exposé par Michel Charles vaut sans doute pour la composition des narrations en général, des séries télévisées et des films, notamment, et de leur consommation : ainsi, ce qui fait le suspense, dans une série ou un roman policiers, naît du sentiment de l'incertitude quant à la suite, de la fragilité des textes virtuels actualisés, l'imprévisibilité (relative : l'écart au modèle) des éléments et de la fin, le dénouement. Le téléspectateur n'en finit pas de dénouer provisoirement des intrigues, de se tromper avec plaisir, sans cesse.
L'auteur décrit en virtuose ces textes virtuels multiples auxquels donne naissance la lecture du texte idéal (i.e. réel). En fait, ce "texte idéal" n'existe pas, il n'est que la somme des textes virtuels, des lectures inégalement probables ; il constitue un réseau, il est "en attente" : "Le texte, ou ce qu'on nomme communément le "texte", sera donc ultimement un réseau textuel qui se monnaie en détail pour donner une multitude de textes possibles qu'actualisent (ou non) des lecteurs".
Michel Charles poursuit et complique la construction de l'édifice des textes : ainsi, une bibliothèque personnelle constitue un réseau, puisque le lecteur établit des liens, des connexions entre divers textes qu'il a lus, son capital littéraire ou cinématographique. Un Grand texte, réseau de texte virtuels, est également produit par les références, les citations, les allusions : l'auteur évoque alors l'exemple de la "librairie" de Montaigne, véritable réseau, matérialisé, de textes (dont les citations sur les poutres). Sur ce plan, Internet peut être considéré comme une gigantesque librairie ; pensons-aussi aux situations de binge-reading et aux type de lectures qu'elles permettent, comparons à la lecture des œuvres de Balzac quand elles étaient publiées en feuilleton périodique et à la lecture d'un lecteur qui dispose de toute La Comédie Humaine...
Un réseau, entendu de cette manière, est donc un ensemble organisable de fragments textuels, de formes ou thèmes, ni citables ni lisibles. La forme la plus élémentaire est le mot : l'analyse lexicologique met les mots en relation, mais les occurrences des mots diffèrent par leur contexte ; c'est la mise en relation des mots qui peut faire passer de l'analyse lexicale, pure description statistique, pur comptage, au sémantique. On le voit, le travail d'analyse des textes, de leur composition, pourrait déborder, par ses applications, les études littéraires classiques et aborder le terrain plus neuf du traitement automatique des discours (TAL) avec ses clusters, ses cooccurrences, ses liens, et approcher la création qui est composition...
Comment ne pas penser au travail de Henri Meschonnic sur le latin de Spinoza et la composition en apparence si abstraite des textes du philosophe ("more geometrico") ? Henri Meschonnic dénonce "la surdité des philosophes au langage", leur ignorance du lien entre affect et concept, là où se trouvent les traces d'émotion qui président à la composition de ses textes (modèle tacite ?).

Après une première partie où l'auteur expose sa théorie, ses principes méthodologiques, sont développés, en détail, à fin d'illustration et de démonstration, de nombreux exemples : c'est "l'épreuve des textes". Le corpus mobilisé pour les démonstrations emprunte à François Villon et Joachim Du Bellay (thème ubi sunt), à Honoré de Balzac, à Prévost, Madame de Lafayette, Stendhal, Gustave Flaubert et Marcel Proust.

Travail brillant, très stimulant auquel il ne reste qu'à associer des exemples de textes provenant d'autres champs créatifs : partitions musicales, séries TV, articles scientifiques, journalisme... Est-ce opérationalisable ? Comment ?
Peut-on raisonnablement concilier et combiner la notion "micro" de composition, telle que l'expose Michel Charles, avec celle d'anticipation rationelle développée par la macro-économie classique (Robert Lucas) ? Lecteurs rationnels et consommateurs rationnels ont en commun des modèles d'anticipation, un raisonnement probabiliste et sans doute des biais émotionnels. Et la possibilité de corriger et composer leurs attentes. L'homologie conceptuelle est en tout cas intéressante et peut s'avérer féconde dans les deux champs, puisque, dans l'un comme dans l'autre, on se raconte des histoires, les change, s'adapte...


Références

Henri Meschonnic, Spinoza. Poème de la pensée, Paris, CNRS Editions, 2002 - 2017,  447 p., Index.

Alain Legros, Essais sur les poutres. Peintures et inscription chez Montaigne, Paris, Klincsieck, 548 p, bibliog., index