Jacques Lacarrière, Chemin faisant. Suivi de la mémoire des routes, Paris Fayard, 1977, La Table Ronde, 2017, 347 p.
Le livre de Jacques Lacarrière parle d'un monde sans média. Ce n'est pas son intention, il ne s'occupe ni ne se préoccupe de médias. Il raconte au jour le jour son voyage à pied, sac à dos, sac de couchage et Pataugas, avec, pour tout casse-croûte, du lait concentré en tube, des portions deVache qui rit et une flasque de rhum. A pied, il évite les routes goudronnées ; ses chemins, repérés sur les cartes d'état-major, sont faits de rencontres, de petits cafés, de "petits chemins"... Il a aussi un appareil photo et un carnet où il note ses impressions (comme Jack Kerouac pour On the Road, 1957).
Journaliste et écrivain - comment distinguer ? -, Jacques Lacarrière a publié de nombreux récits de voyage et d'errances concernant la Grèce (il traduit Hérodote : En cheminant avec Hérodote, 1981). En 1976, la publication de L'été grec. Une Grèce quotidienne de 4000 dans la collection Terres Humaines, est un succès inattendu. Son genre littéraire, c'est l'ethnographie par le voyage.
Son odyssée française, qui traverse l'hexagone du Nord-Est au Sud de la France, s'achève entre Méditerranée et Pyrénées ; elle le conduit des Vosges aux Corbières. Son carnet de route mélange des descriptions bucoliques et des réflexions sur le changement socio-économique ; loin de toute théorie, loin des sentiers battus, il s'en tient à des observations directes, attentif aux données du temps qui passe comme du temps qu'il fait. Jacques Lacarrière rencontre l'exode rural, les villages déserts, les gares désaffectées ; il se plaint de la civilisation automobile avec ses routes (l'asphalte) et ses garages, son goût de la vitesse et du bruit, le massacre de la faune et de la flore. Nostalgique mais réaliste, il dit, non sans amertume, son regret d'un monde sinistré, en cours de disparition, monde de chemins plutôt que de routes à plusieurs voies. Errance au ras de la terre, monde vu de près, lentement, Jacques Lacarrière parle des arbres, des fleurs, des insectes ; il goûte l'eau des sources. De tout ce monde, il connaît et savoure les noms, leur coloration régionale, les accents, les toponymes. Philosophie qu'il partagerait avec Jean-Jacques Rousseau et Henri Thoreau. Nature dont, sans la connaître, les citadins ont une nostalgie confuse.
A la différence du livre de Christophe Bailly, il n'est pas ici question de patrimoine dans Chemin faisant. De Langres, où il s'arrête, il ne dit rien des remparts et retient les H.L.M... La marche est une manière d'apprendre et de connaître le monde, de se connaître et réfléchir aussi, les randonneurs le savent. On ne vit pas le monde de la même manière à pied, à cheval ou à ski, en voiture, à bicyclette ou à moto : le véhicule est une médiation qui déforme le monde perçu. Loin des chemins, la route a engendré un monde, un genre littéraire (Jack Kerouac), des cultures qui la célèbrent : "Highway 61 revisited" ou "Nationale 7" (voir Références, ci-dessous), de nombreux magazines, des émissions de radio ("les routiers sont sympa" sur RTL avec Max Meynier, 1972-1983).
Ce qui frappe à la lecture de cet ouvrage, c'est l'absence de médias, hors quelques quotidiens régionaux parcourus lors de ses haltes dans les petits cafés, buvettes et restaurants. Le média le plus souvent évoqué par l'auteur, au sens de Marshall MacLuhan, c'est l'automobile.
Comment mieux percevoir les effets des médias que lorsqu'on les met entre parenthèses. Un monde sans média, c'est un monde sans bruit, sans image artificielle, restreint aux images et aux bruits de la nature. L'abondance de bruits, de musique, tels que nous les entendons maintenant, nuit-elle ? Quelles sont les conséquences de ce multitasking involontaire ?
Exercice salutaire que de rencontrer ce monde sans médias, sans smartphone. Sans le vouloir, Jacques Lacarrière a écrit un livre d'histoire. Comment peut-on aujourd'hui imaginer encore un monde sans médias ? Les médias sont par défaut la forme a priori de notre sensibilité interne et externe. Reprendre Kant et son "esthétique transcendantale" ?
Références
- On songe à "Ce petit chemin" que chantaient, dans les années 1930, Mireille et Jean Sablon, ici et là., à Nationale 7 de Charles Trenet (1955) ou "Highway 61 revisited" de Bob Dylan (1965). Le genre littéraire de la route est posé par Jack Kerouac, On the Road (1957).
- Kant, Immanuel, Critique de la raison pure, Première partie, L'esthétique transcendantale (1781)
- MediaMediorum, Media 0.0. "Rien moins que rien"
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