samedi 26 octobre 2013

Gestion du divertissement : la stratégie du blockbuster

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Anita Elberse, Blockbusters. Hit-making, Risk-taking, and the Big Business of Entertainment, Henry Hol & Company, New-York, $ 12,74, 320 p., 2013, Index.

Professeur de marketing à Harvard, Anita Elberse étudie et expose - et raconte aussi - les raisons de l'efficacité des blockbusters. Elle montre que le passage de l'analogique au numérique ne change rien à la logique des grands succès dans l'économie et la gestion du divertissement. Au contraire : de plus en plus de produits (musique, DVD sur Netflix, vidéos sur YouTube, livres, jeux vidéo) sont consommés à un faible nombre d'exemplaires tandis que les ventes se concentrent sur quelques titres, sur quelques personnes : c'est le contraire de l'effet escompté de la "longue traîne" qui devait faire vendre moins d'unités de beaucoup plus de titres : Chris Anderson, The long tail. Why the Future of Business is Selling Less of More, 2006.

Pour sa démonstration, Anita Elberse s'intéresse au cinéma, au show-business (Lady Gaga, Tom Cruise, Maroon 5, Jay-Z), à l'édition et même à la distribution numérique des opéras (le Met de New York) ; elle traite aussi beaucoup du sport : du football (Real Madrid, Beckham, NFL), du tennis (Shaparova), du basket (LeBron), du baseball (MLB), etc. De ses nombreuses et diverses observations, elle conclut qu'il vaut mieux tout miser sur un film ou un livre dans l'espoir de produire un énorme succès - quitte à risquer de tout perdre - plutôt que répartir son investissement entre divers projets de moindre ampleur (i.e. diversifier son portefeuille). Dépenser davantage sur moins de produits : la stratégie marketing du blockbuster (tente-pole strategy) s'oppose à celle dite de gestion pour les marges (managing-for-marges) qui a vu échouer lourdement le network NBC ; elle s'avère toujours la plus efficace dans la gestion du divertissement. Cette proposition est issue d'observations réalisées sur les dix dernières années, et vérifiées sur des cas plus récents ; elle va à l'encontre des clichés du marché : plus de canaux de télévision ont provoqué, non pas une fragmentation de l'audience, comme l'on s'y attendait mais une concentration. De même, iTunes qui met à disposition largement vend étroitement. Netflix suit le même modèle, Hulu aussi...

Les économies d'échelle, au travers de l'achat d'espace publicitaire nécessaire au lancement des produits de divertissement, accentuent l'intérêt des blockbusters, de même que l'internationalisation des marchés du divertissement ou, sur un autre plan, celle des réseaux sociaux mondiaux. L'économie des blockbusters favorise la répétition et les positions acquises : genres de films (vampires, super-héros masculins), acteurs, sportifs ou chanteurs à succès... Stars à temps plein, people, "celebrities" ! Ce conservatisme rencontre et renforce le conformisme des spectateurs, téléspectateurs, lecteurs...

L'auteur semble prendre peu de distance avec le milieu qu'elle analyse, sa culture, son idiome, ses valeurs. Elle éprouve sympathie et admiration pour le monde qu'elle observe, qui constitue son terrain (field) ; elle n'est certes pas "en colère contre l'air du temps". Elle décrit sans intention de dénoncer, approfondit des cas. On n'est pas loin d'une approche ethnologique.
Au plan épistémologique, l'ouvrage n'évoque pas, et c'est regrettable, les effets induits par la quantification, la comptabilisation continue du succès où s'illustrent notamment les réseaux sociaux (nombre de fans, de suiveurs, etc.) et les médias (Billboard, Variety, etc.). On attendrait ici des références à Gabriel Tarde, ni évoqué ni cité (ethnocentrisme des sciences de gestion américaines ?) : Tarde réclamait une science des "intérêts passionnés", une psychologie économique des loisirs, soulignant que "dans l'emploi de ses loisirs, comme dans l'exercice de son travail, l'homme est imitatif." (Psychologie économique, Tome premier, 1902). Cette psychologie économique et la logique de réduction des coûts de transaction convergent dans le sens des blockbusters. Pourquoi ?

Les conclusions de cet ouvrage peuvent-elles être étendues à d'autres domaines, aux stratégies marketing d'autres marques ? L'auteur le pense, évoquant le cas d'Apple, de Victoria's Secret ou de Burberry dont la culture commerciale s'apparente à celle des entreprises de loisirs numériques ; cela vaut aussi pour Red Bull, pour Starbucks, etc. Le numérique permet la transformation du business des marques et de leur marketing en show business. Triomphe de la "société du spectacle" (Debord) ou de la "classe de loisir" (Veblen) ? "There is no business like show business..." : la conclusion s'imposait.
Le livre est agréable. On ne s'ennuie pas. Danger ! Ensuite, il faut le relire pour le désenchanter.

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jeudi 10 octobre 2013

Médias de la Bible

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Pierre Monat, Histoire profane de la Bible. Origines, transmission et rayonnement du Livre saint, Paris, Perrrin, 304 p., Bibliogr. 22 €

Cet ouvrage n'a pas d'ambition religieuse : il vise essentiellement l'histoire d'un ensemble de textes rassemblés diversement, à diverses époques, sous le nom de Bible. TaNaK, Ancien Testament, Nouveau Testament, Pentatheuque... De quel(s) texte(s) s'agit-il lorqu'il est question de la Bible ? Derrière ce terme unique se cachent des œuvres différentes variant selon les contenus réunis, les langues d'origine, les époques, les traductions... L'ambition de Pierre Monat est d'exposer et expliquer ces différences. L'enjeu des variations observées est souvent d'ordre confessionnel mais aussi profane : les textes qui forment les "Bibles" nourrissent depuis des siècles les cultures occidentales, religieuses, certes, mais laïques aussi : elles constituent un ensemble commun de références partagées, d'images, de sentences, de formules, de proverbes, de maximes, etc. Car tout le monde pense et s'exprime avec ou contre la Bible, souvent sans le savoir.

"De quelle Bible parlons-nous", demande d'emblée l'auteur. Ajoutons : quelle bible lisons-nous ? La fameuse Septante (traduction de l'hébreu en grec, Alexandrie, vers 260 avant J-C), la Bible d'Erasme (grec et latin, 1516), celle de Lefèvre d'Etaple en français (1523), la Bible de Luther (1545) dont on dit qu'elle a formé la langue allemande, la Vulgate traduite de l'hébreu (veritas hebraica) et du grec en latin, par Jérôme, les "bibles" juives, les bibles chrétiennes (ancien et nouveau testaments avec les Epîtres de Paul et les Evangiles qui annoncent Jésus) où divergent catholiques, protestants et églises d'Orient avant que ne s'instaure, récent, un relatif œcuménisme. Tout d'abord donc des problèmes de textes... Malgré tout le talent de Pierre Monat, il est bien difficile de ne pas s'y perdre.

Pierre Monat rappelle combien la dimension matérielle de l'édition a été déterminante à chaque étape de la "construction" de la Bible (des bibles). Comme pour tous les textes anciens, le passage de l'oral à l'écrit, du rouleau de papyrus au parchemin (codex), à l'imprimerie, chaque étape technologique affecte le texte. Le travail des copistes, des correcteurs, le travail des traducteurs au fur et à mesure du passage de l'hébreu et du grec puis aux langues modernes, affectent également le texte. De plus, l'élaboration des textes bibliques a été scandée par la découverte de documents plus anciens, de références plus sûres (cf. les rouleaux de Qumrân en hébreu, araméen et grec datant du 3ème siècle avant notre ère), par les mouvements culturels (la Renaissance), par les ingérences politiques des rois, des empereurs et des papes qui prétendaient confisquer un texte à leur convenance.

S'y ajoute la difficulté de déchiffrer des documents calligraphiés en onciale, sans espace entre les mots, avec des abréviations, sans ponctuation. L'imprimerie transformera l'économie et la technologie de la Bible : elle permettra le réalisation de bibles polyglottes (suivant le principe de l'Hexaples d'Origène), l'incorporation de commentaires dans les éditions, puis la multiplication des bibles en langues vernaculaires, longtemps interdites par certaines autorités religieuses : il faut que tout le monde puisse lire la bible, y compris les femmes. Certains traducteurs, comme Henri Meschonic, essaient de dégager la langue de la bible de la gangue accumulée dans des traductions "effaçantes", de la "déshelléniser" voire de la "débondieuser" en collant de plus près à l'hébreu, à son rythme, sa prosodie, et en privilégiant une terminologie laïque.
L'ouvrage de Pierre Monat fait entrevoir la difficulté d'une science des textes bibliques. L'exégèse historico-critique contemporaine redonne de la rigueur à l'élaboration du texte (ecdoticiens, linguistes), elle distingue l'approche historique de l'interprétation théologique et confessionnelle et invite à des lectures toujours inachevées, prudentes et, nécessairement, toujours actuelles. Lire la bible est un art vivant.

Références
Ajoutons quelques références à la bibliographie de Pierre Monat.
  • Die Schrift, 4 volumes, de Martin Buber et Franz Rosenzweig. Ce n'est pas exactement une traduction : les auteurs ont rendu le texte en allemand ("verdeutscht"), Deutsche BibelGesellschaft, Stuttgart, 1976. Avec un texte de Martin Buber, "Zu einer neuen Verdeutschung der Schrift".
  • Die Tora nach der Übersetzung von Moses Mendelsohn, 2001, Jüdische Verlagsanstalt, Berlin, glossaire et cartes
  • Jacob ben Isaac Achkenazi de Janow, Le Commentaire sur la Torah- Tseenah ureenah, Traduit du yidish par Jean Baumgarten, Paris, Verdier Poche, 1987.
  • Etz Hayim, Torah and commentary, New York, 2001 (bilingue hébreu / anglais). Il existe une édition de "poche" (Travel Size Edition)
  • La Voix de la Thora, commentaire du Pentateuque, textes hébreu et français, par Elie Munk, Paris, 1992, Fondation Samuel et Odette Lévy
  • La Bible, Ancien et Nouveau Testament, traduction de Louis-Isaac Lemaître de Sacy, préface et textes d'introduction établis par Philippe Sellier, Editions Robert Laffont, 1990, Chronologie, cartes, lexique
  • Martin Luther, Ecrits sur la traduction, Paris, 2017, Belles Lettres
  • Naissance de la Bible grecque, Paris, 2017, Les Belles Lettres, et ici ; sur la Septante.
Pour les savants polyglottes, rappelons le site recommandé par Pierre Monat : Lexilogos.

mercredi 2 octobre 2013

Capteurs et mobile : l'économie du contexte numérique

Robert Scoble, Shel Israel, Age of context. Mobile, Sensors, Data and the Future of Privacy, Patrick Brewster Press, 2013, $9.99 (version numérique)

Ce livre relève du genre journalistique. Ce n'est ni un livre d'ingénieurs, ni un livre de praticiens. Il ne s'agit pour les auteurs, au terme d'une enquête documentaire et d'interviews, que de repérer, présenter et vulgariser des idées générales sur les évolutions sociales du numérique.
L'enquête s'en tientt à quelques directions technologiques clés : la mobilité, les réseaux sociaux, le big data, les capteurs (sensors), la cartographie et la localisation (pinpoint marketing, geo-fencing). Internet des choses, robots assurant des travaux domestiques, une assistance pour toutes sortes de tâches... S'y ajoute surtout le wearable computing : l'intelligence informatique de ce tout ce que l'on porte, bracelet, montre, lunettes, vêtements.

Les auteurs perçoivent dans cet inventaire quelque peu hétéroclite un point crucial, commun : la prise en compte et l'analyse du contexte par les technologies. Ceci affecte bien sûr le commerce et les lieux publics (stades, taxis, etc.), l'automobile et les déplacements, la vie urbaine, les transports, la pollution, la santé, l'hygiène. Ces secteurs convergent, grâce au cloud computing, dans l'analyse et l'exploitation des données issues des multiples dimensions de l'environnement immédiat, ce dont rend compte la notion unifiante de contexte - qui n'est sans doute pas le meilleur terme pour désigner de ce qui se trouve tout autour de nous, à proximité active, ce qui nous marque et est susceptible de nous interpeler. Umwelt ? Smart city ?

L'ouvrage est délibérément enthousiaste, optimiste. Il inventorie des utopies réalistes, réalisables, déjà presque réalisées pour certaines, science fiction à faible portée et qui fait d'autant plus rêver. Le numérique aurait-il réponse à tout ? Chemin faisant, cette économie du contexte développe une économie de l'intention, qui est aussi une inquiétante économie de la vie privée et qui pose en retour bien des questions, plus morales que technologiques. Manque peut-être une description, qui rassurerait, des moyens de résistance à cette invasion de la vie privée, lorsqu'elle n'est pas voulue, souhaitée.
Notons que l'ouvrage est parrainé par quatre marques (dont Microsoft) : voici le nouveau modèle économique de l'édition numérique, copié sur la presse magazine...