dimanche 25 novembre 2012

Aragon, journalisme et roman


Daniel Bougnoux, Aragon, la confusion des genres, Paris, Gallimard, 2012, 205 p. , 19,9 €
Aragon, Oeuvres romanesques complètes, Paris, Gallimard, 1537 p., 69 €

Journalisme et roman, théâtre, poésie... Aragon a brouillé systématiquement les genres, comme dans sa vie. Daniel Bougnoux connaît Aragon sur le bout du doigt : il est l'éditeur des oeuvres romanesques en Pléiade (dont le cinqième tome vient de paraître), il est aussi Professeur, spécialiste de communication, auteur de manuels universitaires.
La confusion des genres qui structure son essai sur la vie d'Aragon est aussi celle des sentiments, celle de la vie familiale, de la vie amoureuse et de la vie politique. Drôle de vie : avec cet essai, nous y entrons comme dans un moulin, un peu gênés par ce "mentir-vrai" à tout va. Refermant le livre, on a surtout envie de (re)lire Aragon. Il nous est devenu un peu moins étranger, un peu plus attachant. Qu'avons-nous compris ? La frime, les masques et les fidélités qu'il s'impose, semblent exprimer une constante difficulté de vivre : "Comment, comment pouvons-nous supporter le monde tel qu'il est ? J'ai passé mon temps à l'imaginer autre", avoue-t-il dans Blanche ou l'oubli. Voyons là une clef de lecture. Dire le monde tel qu'il est, travail de journaliste ; dire le monde tel qu'il pourrait être, travail politique ; rêver le monde, oeuvre de poète... Pour Aragon, roman et poésie se nourrissent de journalisme.

Ecole de la rue, école des médias
La relation d'Aragon aux médias est constante. Tout d'abord parce qu'il dirigea successivement trois journaux : Paris-Journal (1923), Ce soir (1937) et Les Lettres Françaises (1953-1972), cela après avoir été rédacteur à L’Humanité en 1933. A l'époque, avec l'affichage (sauvage), la presse était le premier média du Parti communiste qui compta de nombreux titres, quotidiens, magazines, revues. Un groupe de presse majeur appliquant à la propagande et à l'information un marketing précis et une segmentation rigoureuse. 
Daniel Bougnoux note que les surréalistes célébraient en esthètes la vie urbaine et ses bizarreries commerciales : publicité, néons, affiches, passages, music-hall, marchandises de tous ordres offertes à la flânerie et aux déambulations. C'est l'héritage baudelairien. Mais ils n'en dénonçaient pas moins le journalisme, trop quotidien pour eux, trop “au goût du jour”. Aragon, au contraire, aurait éprouvé autant de fascination que de répulsion pour le journalisme, l'actualité et la presse. Goût pour “le déballez-moi ça de l’univers” (L’Année terrible) : Zeitgeist, dit Daniel Bougnoux, mi Google mi-Hegel. Comme Sartre, intellectuel total ? A la différence d'André Breton, Aragon revendique la proximité féconde de la littérature et du journalisme : “S’il est vrai qu’il faut lire la poésie autrement que le journal, il faut savoir aussi la lire comme le journal” (Chronique du Bel Canto). Retenons encore cette question qui donnerait une maxime féconde pour le journalisme : “Comment savoir ce qui se passe sans avoir notion de ce qui ne se passe pas ?” ("Le contraire-dit").

La création littéraire comme anti-dogmatisme ?
Daniel Bougnoux considère que Aragon a été protégé du dogmatisme par le roman et par le travail dans les journaux. Au contraire, l’enseignement, le cours magistral portent au dogmatisme, à la scholastique, au marxisme de la chair : tout le contraire de l’innovation, de l’invention, de la création. Sauf à enseigner en cherchant, ses mots, ses idées au lieu d'asséner des cours et des méthodes. L'un de ses héros de roman déclarera : “C’est curieux d’être un enseignant quand on est sûr de rien” (cité p.195). Cheminements bizarres de la création : “Comment suivre une idée ? Ses chemins sont pleins de farandoles. Des masques apparaissent au balcon”. 
L'auteur rappelle qu'Aragon fut traducteur (cf. l'émission de France Culture, "Aragon traducteur"). Pouchkine, Maïakovski, Shakespeare, Brecht, Lewis Carroll, Rafael Alberti) : toutes ces langues qu'il épousa (il est aidé de son épouse, russophone, Elsa Triolet, pour la traduction de Maïakoski) affecteront sa manière de dire, et, sans doute, sa “chorégraphie mentale”.
Cet essai a pour ambition de dévoiler “comment marche une tête”, celle d’Aragon ; on y suit aussi celle de Daniel Bougnoux lisant Aragon. Livre parfois émouvant, ironique tout le temps, sans insister jamais.  Livre court, d'avoir le bon goût de ne pas conclure.

Comme c'est le trentième anniversaire de la mort d'Aragon, le pseudo-événement nous vaut des présences dans les médias (cf. supra, le Hors Série de L'Humanité, les interventions de France Culture, etc.). Les hasards du marketing de Gallimard nous apportent aussi le Tome 5 des oeuvres romanesques d'Aragon. On y trouve, entre autre, "La mise à mort", "Blanche ou l'oubli", "Le contraire-dit". Illustrations des énoncés et hypothèses de Daniel Bougnoux.
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mercredi 21 novembre 2012

Economie de la télévision en France

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L'économie de la télévision. Financements, audiences, programmes, septembre 2012, 45 p. Index des tableaux et graphiques.

La direction des études du CNC publie un tableau synthétique de la télévision en France au cours de la précédente décennie (2002-2011) : financements, dépenses et diffusion des programmes, audience (mesurée, i.e. vendable). Excellent outil de travail, indispensable pour établir un bilan de l'économie télévisuelle selon les critères courants de la télévision commerciale et publique et de la législation en cours.
On y perçoit aussi l'identité remarquable des télévisions européennes, toutes développées dans un marché et une culture issus du secteur public : par rapport au marché télévisuel américain, la part des financements publics (impôt) est plus élevée en Europe et celle des abonnements y est plus faible. Les Américains paient leur télévision. En revanche, la part globale de la publicité est comparable dans les deux continents.
Ce qui n'apparaît pas dans ce tableau de la télévision par le CNC est l'indigence des financements locaux en Europe et notamment en France. D'ailleurs, le local n'est évoqué qu'à l'occasion d'un agrégat attrape-tout dit "autres chaînes" : "chaînes TNT, thématiques, locales, régionales, interactives, étrangères et non signées" ! Agrégat qui, depuis quatre ans, réunit la plus grande part d'audience et désigne, de facto, le périmètre flou de la télévision non connue (plus du tiers, cf. p. 19).
Comparée à la télévision américaine, la télévision européenne, privée de sa dimension locale, s'appuie sur un marché publicitaire restreint.

Sur le plan des programmes, certains indicateurs sont alarmants : par exemple, la fiction française est, depuis 2009, absente des meilleures audiences, elle y est remplacée par la fiction américaine. Les chaînes de la TNT semblent d'ailleurs avoir facilité l'implantation télévisuelle des films américains. Logique : toute extension de l'offre globale de télévision qui ne s'accompagne pas d'une extension comparable de la production de fiction française augmente mécaniquement la place des productions de la télévision américaine.

En tant qu'institution d'Etat, le CNC ne peut que suivre les taxonomies en cours servant à la gestion de l'Eat ;  toutefois, certaines catégories commencent à sentir le renfermé ("chaînes historiques", décomposition en "genres de programmes", etc.). D'autres catégories mériteraient une sévère remise en chantier (le "coût de grille", par exemple). Enfin, pourquoi comparer les médias selon leurs volumes d'investissements publicitaires "bruts" alors que chacun sait que les écarts entre brut et net varient considérablement selon les médias : 1 million d'euros brut en TV vaut bien plus en net que la même somme en affichage papier. Un agrégat "Europe" est désormais indispensable.

Ce tableau de la télévision omet volontairement les extensions hors télévision traditionnelle de l'économie télévisuelle : rien sur les performances des chaînes sur le Web notamment (sites, réseaux sociaux, applis de  télévision sociale, multiscreentaskingetc.) ; rien sur la diffusion de la vidéo en ligne, rien sur YouTube qui pourtant est en passe de devenir le principal conconcurrent des chaînes françaises ; un tableau comparatif complet des performances et des obligations respectives des diffusions serait bienvenu. Rien non plus sur la définition de l'audience mesurée, la seule qui compte pour la compréhension du marché. On le voit : c'est l'extension et la définition même de la notion de télévision qui doivent être repensées.
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lundi 5 novembre 2012

Face à face et numérique : Face-to-Facebook


Ed. Keller, Brad Fay, The Face-to-Face Book. Why Real Relationships Rule in a Digital Marketplace, Free Press, 2012, Index. 12,99 $ (édition numérique).

A en croire les réseaux sociaux et ceux qui prônent leur utilisation publicitaire, il n'y aurait plus de conversation que numérique. Facebook aurait avalé toute la conversation du monde (du latin conversatio : commerce, intimité, fréquentation).
Les transports, les bistrots, le fameux Café du commerce, la machine à café s'avèrent pourtant des lieux essentiels de conversation. Les opinions, les décisions d'achat, de vote, s'y forment ; les opinions "individuelles", les goûts et les dégoûts, les centres d'intérêt s'y mettent en place ; arguments et rationalisation.

L'ouvrage est basé sur une enquête continue par interviews menée sur les conversations, le bouche à oreille (word-of-mouth, WOM, une expression qui viendrait de Ernest Dichter) Aux Etats-Unis l'enquête, TalkTrack, repose sur des échantillons représentatifs de 700 interviewés de 13 à 69 ans  par semaine. Il en ressort que les Américains parlent chaque jour en moyenne de dix marques, pendant 3 à 10 minutes chacune. 90% des conversations ont lieu off-line (14% au téléphone, 76 % en face à face), 8% on-line (cf. graphique ci-dessous). Sur quoi roulent ces conversations ? On-line, les marques de divertissement, les marques d'automobile, de technologies, de télécoms et de sport représentent plus de 80% des conversations ; off-line, la dispersion est plus large (ces mêmes catégories représentant moins de 50 des conversations). La richesse des données produites laisse rêveur.
Les résultats de TalkTrack replacent les conversations en ligne dans une perspective stimulante. Ils remettent les réseaux sociaux à leurs place. Les auteurs font l'hypothèse que l'abondance d'informations, l'encombrement informationnel conduisent les consommateurs à se réfugier dans les avis, les conseils de personnes en qui ils ont confiance, les proches, "the influencer next door" : plus il y a d'information commerciale (clutter), plus le bouche à oreille est nécessaire et décisif, plus il est réconfortant.
Les résultats de cette enquête sont particulièrement importants pour la publicité : comment concevoir et planifier les actions publicitaires pour qu'elles déclenchent le bouche à oreille, une sorte de rumeur, une émotion, en un mot, un engagement? Par exemple, la télévision regardée en groupe dans les bars (celle qui échappe aux audimètres), engage plus que celle regardée à la maison. Peut-on étendre une telle observation / conclusion à la télévision sociale ? Le livre fourmille d'exemples semblables, plus ou moins iconoclastes.

Au plan théorique, les auteurs partent des principes établis par Elihu Katz et Paul Lazarsfeld dans Personal Influence en 1955 (the "two-step flow of communication") et confirmés par Ed Keller et Jon Berry en 2003 : The Influentials: One American in Ten Tells the Other Nine How to Vote, Where to Eat and What to Buy. Les données empiriques dont disposent Ed Keller et Brad Fay leur permettent de remettre en chantier certaines des conclusions de toute cette école.

Pratiquement, les auteurs plaident pour plus d'équilibre dans les plans de communication faisant appel aux réseaux sociaux : à côté, et peut-être avant les relations virtuelles, on-line, il faut exploiter les relations réelles qui s'établissent dans le vrai monde (in real life). Car les réseaux sociaux réels l'emportent sur les réseaux sociaux virtuels, et de loin. Ce livre constitue une forte invitation à penser et à repenser les réseaux sociaux dans leur ensemble, off- et on-line. A propos, rien n'indique que les réseaux virtuels remplacent ou prolongent les réseaux réels ; un fossé infranchissable les sépare peut-être, et même, peut-être sont-ils non-substituables. Penser à la définition que donne parfois Sheryl Sandberg du marketing avec Facebook : “word of mouth at scale".

Conversation on-line et off-line selon l'enquête TalkTrack (juillet 2010-juin 2011). Groupe Keller Fay (o.c.).

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