lundi 25 juillet 2016

Apollinaire, les peintres de sa modernité


Apollinaire. Le regard du poète, Paris, 2016, Editions du Muséee d'orsay, Editions Gallimard, Bibliogr., Index, 320 p. 45 €

Catalogue de l'exposition qui s'est tenue à Paris au Musée de l'Orangerie (6 avril -18 juillet 2016).
Guillaume Apollinaire fut, comme Charles Baudelaire, un poète de la modernité : il célébra l'aviation, les tramways, le cinéma, la "rue industrielle", la Tour Eiffel, les phonographes, l'électricité, le machinisme ("sonneries électriques des gares chant des moissonneuses")... et  la publicité. Car "A la fin [dit-il], tu es las de ce monde ancien" ("Zone", Alcools). Louis Aragon (Le Paysan de Paris) et André Breton le suivront dans ces goûts : on pense aussi au tableau de Marc Chagall, "Paris par la fenêtre" (1913) avec la Tour Eiffel et un train du chemin de fer de petite ceinture. Ou encore au tableau de Natalia Gontcharova intitulé "La lampe électrique" (1913). Tous deux présents dans le catalogue. Le débat avec le futurisme n'est jamais loin.

"Je crois avoir trouvé dans le prospectus une source d'inspiration... Il me reste les catalogues, les affiches, les réclame de toutes sortes. Croyez-moi, la poésie de notre époque y est incluse. Je l'en ferai jaillir…" (cité p. 57). Dans le catalogue de l'exposition, figurent quelques reproductions d'images publicitaires qui ont pu séduire Apollinaire : la première pour la ouate thermogène (un diablotin crachant des flammes), une autre pour "Fantômas", film muet de Louis Feuillade (mai 1913) ; Apollinaire est même membre fondateur, avec Max Jacob, de la Société des Amis de Fantômas, la SAF !).
Guillaume Apollinaire aime le cinématographe ("l'art populaire par excellence"), il aime les films de Charlie Chaplin, les Fantômas, les westerns. Il écrira même un cinéma-drame, "La Bréhatine" (1917). Cf. le texte de Carole Aurouet, "Apollinaire et le cinéma", pp. 61-64).

Guillaume Apollinaire fut aussi un admirateur des arts dits premiers (extra-occidentaux, africains surtout, Congo, Dahomey), ce qui était alors une dimension de la modernité, (de la mode ?) occidentale que le colonialisme ne dérange guère . Voir le contribution éclairante de Maureen Murphy : "Apollinaire et l'oiseau du Bénin (Picasso) : le primitivisme en question". pp. 83-96.

L'exposition et le catalogue mettent en évidence, de manière dispersée, le milieu d'Apollinaire, son "cercle" (le champ, dirait Pierre Bourdieu) avec son réseau de relations, peintres, galiéristes, journalistes, collectionneurs, éditeurs grâce auquel il gagne sa vie. Voir le travail de Sylphide de Daranyi "Apollinaire acteur du monde de l'art - Chronologie" (pp. 279-286). Mais la chronologie, minutieuse, indispensable, ne suffit pas à éclairer la structuration même de ce champ, sa polarisation, son efficacité économique, les conflits d'école, de personnes (dont la relation Apollinaire / Picasso ou encore Marie Laurencin / Apollinaire), les bénéfices, les enjeux, les "amis", les transformations du champ (travail engagé par Anna Boschetti, cf.infra). Qui accomplira ce travail de sociologie historique de l'art (cf. celui de Pierre Bourdieu sur Manet et le symbolisme) sans lequel on se perd ?
Guillaume Apollinaire fut un homme de son temps. Comment ne pas l'être ? Pourtant, il en émerge comme une intelligence de son temps... un "homme-époque" ?

Référence :
  • Anna Boschetti, La poésie partout. Apollinaire, homme-époque (1898-1918), Paris, Editions du Seuil, 2001, 347 p. Index.

lundi 18 juillet 2016

Foules, masses, publics et autres multitudes


Elena Bovo et al.,  La foule, 2015, Besançon, Presses Universitaires de Franche-Comté, 151 p.

La notion de foule est intuitive, confuse, floue ; bien qu' appartenant aux expressions d'usage courant, elle est difficile à cerner, encore plus à définir. Pour s'y retrouver, on la pose en l'opposant à celles de masse, de multitude, de classe, de public, de peuple, d'opinion publique, de corps électoral, de série voire même de consommateurs ("foule sentimentale", disait la chanson). Nous ne nous trouvons donc jamais loin des médias, de l'audience... et, désormais, de la data.
L'arrivée des médias électroniques, radio, télévision, Internet, a étendu la notion de publics et d'espace public au virtuel. On ne cesse sur le Web de parler de "crowd" (crowd sourcing, crowd funding, etc.), voire même de "crowd-based capitalism" (Arun Sundararajan). De quelle foule s'agit-il ? Existe-t-il des foules virtuelles que réuniraient les réseaux sociaux par centaines de millions d'utilisateurs ? "Actions à distance", disait Gabriel Tarde, qui croyait pouvoir y déceler le signe distinctif de la civilisation... Optimiste (cf. La radio au service des nazis). "Il n'est pas donné à chacun de prendre un bain de multitude : jouir de la foule est un art", dit Charles Baudelaire (Petits poèmes en prose, XII).

Pour y voir clair, comprendre, cerner et discerner la notion de foule, Elena Brovo a réuni six spécialistes d'histoire et de philosophie. Sept chapitres pour disséquer et analyser cette notion, chacun s'appuyant sur un ou plusieurs auteurs canoniques : Spinoza, Maximilien Robespierre, Jules Michelet, Karl Marx, Gustave Le Bon, Hippolyte Taine, Gabriel Tarde, Jean-Paul Sartre, pour finir avec Scipio Sighele, disciple de Cesare Lombroso ("La folie des foules"). La juxtaposition de ces textes est étourdissante et, refermant l'ouvrage, on ne sait plus guère à quelle foule se vouer. Doute hyperbolique. Sans compter les foules méconnues : par exemple, les fan zones du football (4 millions de personnes en juillet 2016, en France, cf. infra), la foule des villes, des départs en vacances (cf. infra), des rues et des places publiques (smart city), des manifestations... "οἱ πολλοί" (oi polloi), disait-on en anglais distingué (l'opposant à οἱ ὀλίγοι, oi oligoi, bien sûr).

La référence, explicite ou implicite, à la Révolution française et aux philosophes des Lumières est à l'horizon de la plupart des auteurs évoqués dans ce livre, historiens, politologues, philosophes, psychologues dès lors qu'ils mobilisent la notion de foule. On y cherche avec Michelet et Taine "les origines de la France contemporaine". L'exercice se poursuit aujourd'hui... (cf. la conclusion du chapitre d'Arthur Joyeux). D'autres illustrations historiques, moins françaises, auraient été bienvenues.
Dessin du Canard Enchaîné, 13/07/2016, p. 8
Frédéric Brahami examine le statut de la foule dans la Révolution française, depuis la prise de la Bastille jusqu'aux massacres de septembre 1792 (septembriseurs, spontanéité des masses ?). Aurélien Aramini s'attache à l'œuvre de Jules Michelet pour y épingler une approche contradictoire ; pour l'historien, la foule peut être, sans raison claire, tour à tour révolutionnaire (c'est le peuple en acte) et contre-révolutionnaire...

Gustave Le Bon, en 1895, annonce "l'ère des foules". Sa psychologie des foules, qui connaîtra un succès éphémère, sera détrônée par l'idée d'opinion publique dont la force et la puissance sont inséparables de celle de la presse et des intellectuels (cf. Affaire Dreyfus).
Gabriel Tarde, critique contemporain de Gustave Le Bon (Les lois de l'imitation, 1890), propose de substituer la notion de public à celle de foule : voici venir "l'ère du public ou des publics", le public est "le groupe social de l'avenir". Ce public est un produit des médias, de l'imprimerie et du chemin de fer qui, ensemble, bâtissent la grande presse (manquent l'école obligatoire et la publicité). Tarde ajoute au diagnostic le télégraphe et le téléphone. Chapitre synthétique, éclairant, de Gauthier Autin : "grandeur et décadence de la psychologie des foules".

Karl Marx a-t-il parlé de foule ? Dans "le marxisme et les foules", Arthur Joyeux rappelle d'abord combien l'éloge des foules par Le Bon est réactionnaire, contemporain de l'hostilité aux syndicats, aux bourses du travail, au parlementarisme, à la classe ouvrière. Ensuite, il propose une étude "langagière" de la notion de foule à partir de textes de Marx : "foule" serait en allemand "die Menge" (proche de volume, quantité, ensemble, notion chère aux mathématiciens, Mengenlehre) ou "der Haufen" (le tas), ensembles indistincts, non structurés, que Marx oppose à la masse (die Masse) qui se constitue en classe organisée, consciente (avec un parti, des organisations "de masse"...). Travail de lexicologie séduisant mais frustrant car trop limité dont on attend davantage... Peut-être faudrait-il recourir à des outils plus puissants d'intelligence artificielle des textes (NLP, clusters, etc.). Car enfin Hitler aussi utilise la notion de masse : diriger, affirme-t-il, c'est pouvoir bouger des masses ("Denn führen heisst : Massen bewegen können" (Mein Kampf, Eine Kritische Edition, p. 1473).

De cet ensemble de textes ne ressort, en toute logique, aucune conclusion. La foule comme la masse ou la multitude sont rebelles au concept ; elles ne se laissent pas aisément saisir et enfermer par les outils de classification courants. Pourtant, les problèmes évoqués dans cet ouvrage sont au cœur de l'économie de la communication et des médias et de l'histoire politique récente. De quelle discipline peut-on attendre un début de réponse ?
Fan zone de la Tour Eiffel à Paris, en juillet 2016, pour l'UEFA Euro. Foule ?

dimanche 10 juillet 2016

Numérisez vos souvenirs ! Linéarité brisée : la dernière bande du magnétophone


La technologie change le statut de la mémoire (écriture, imprimerie, photographie, vidéo). Pour la photo, voir le mode de travail d'Annie Ernaux, s'aidant de photos, les siennes, celles publiées sur les réseaux sociaux, pour reconstituer son passé. La généralisation de la photographie par le smartphone modifie le rapport au présent ; la vidéo lui ajoute une bande-son : cinéma pour tous, par tous.
Mémoire assistée, externalisée. La technologie est prolongement de l'homme selon l'expression de Marshall McLuhan. Prolongement de la mémoire, notre musée personnel, intime. Contre l'oubli, dit un tracte commercial distribué dans la rue, "numérisez vos souvenirs".
Tract commercial sur un pare-brise, Paris, juillet 2016

Pour illuster cet effet de la généralisation des médias numériques personnels, une représention théâtrale est bienvenue : "La Dernière bande", pièce en un acte de Samuel Beckett ("short stage monologue"). La pièce met en scène le rôle de l'enregistrement sonore dans la confrontation d'un vieil homme (69 ans) avec son passé, avec ce qu'il fut, lui, avec sa voix, avec ses idées et ses sensations d'alors, trente ans plus tôt. La pièce a d'abord été écrite en anglais pour la radio anglaise ("Krapp's Last Tape", 1958). Traduite en français par l'auteur lui-même avec Pierre Leiris, le monodrame  est publié aux Editions de Minuit.

A la différence de la photo, l'enregistrement sonore, la voix, comme le téléphone, sont des médias froids (cool) selon la typologie macluhanienne. Leur pauvre définition provoque une forte participation, l'imagination de l'auditeur mobilisant plusieurs sens. Plus qu'un vestige, le passé est présentifié. Le viel homme dialogue avec le jeune homme qu'il fut, il évoque - retouve - une émotion amoureuse, qui date de trente ans auparavant. Soliloque, auto-dérision, déception : "Just been listening to that stupid bastard I took myself for thirty years ago, hard to believe I was ever as bad as that" ("Viens d'écouter ce pauvre petit crétin pour qui je me prenais il y a trente ans, difficile de croire que j'aie jamais été con à ce point-là"). Dépouillement du viel homme ?
Identité ? On n'est plus le même, affublé constamment de son passé. La technologie dissuade de toute illusion à propos de son propre passé. Inutile de l'embellir comme lorsque l'on raconte. Elle altère la linéarité de l'existence, brise la ligne de vie. "Quand vous serez bien vieille..."
Les futures dernières bandes, généralisées, seront les réseaux sociaux et leurs "snaps", "Snapchat memories" après que l'éphémère "everything disappears" ait disparu.

Jacques Weber au Théâtre de l'Œuvre (Paris, 2016)

jeudi 7 juillet 2016

Naissance d'une presse européenne d'information politique


Marion Brétéché, Les compagnons de Mercure. Journalisme et politique dans l'Europe de Louis XIV, 2015, Paris, Champ Vallon, 356 p., Bibliogr., Index, 27 €.

Le siècle de Louis XIV fut un siècle d'intolérance religieuse : la désastreuse Révocation de l'édit de Nantes (octobre 1685) déclenche des persécutions contre les protestants.
En Europe, les Provinces Unies constituent, en revanche, un pôle de résistance au monarque français ; les libertés politiques et religieuses y permettent l'édition et la publication de périodiques d'actualité écrits en français, alors langue internationale, koiné des élites européennes. Ces périodiques, qui sont bien sûr interdits en France, bénéficient d'une circulation internationale ; ils font de l'information politique européenne un objet d'analyse et de publication.

Ces périodiques nouveaux, qui comptent une centaine de pages par numéro, traitent d'informations politiques européennes : acteurs des gouvernements, guerres en cours, négociations, traités, événements européens, actualité... Naissance de la presse, bien sûr, mais on pourrait y voir aussi la naissance de ce que Alfred Grosser appellera "l'explication politique" (cf. "une introduction à l'analyse comparative", 1972) et, dans le sillage de l'explication, la naissance d'une science politique qui rompt avec la philosophie politique.
L'ouvrage  de Marion Brétéché se présente comme une contribution à "une histoire sociale du journalisme" et de la "vision du politique". L'auteure étudie l'activité de la douzaine de journalistes qui rédigent les "mercures" ; ils se distinguent des gazetiers. Exilés, anonymes, ils donnent "une publicité nouvelle à la politique" : ils se veulent des experts de l'histoire politique du temps présent : ils "constituent la politique en savoir", dégagent la construction des faits politiques et d'un "espace public"pour en débattre (cf. J. Habermas).
L'auteure analyse d'abord le dispositif éditorial de ces "mercures", puis les configuations socio-professionnelles de leur production : fonctions politiques, pratiques d'écritures et formes éditoriales (narrations, épistolarité, fictionnalisation, compilation, réécriture, traductions, republications). Enfin, le travail se tourne vers les lecteurs, les publics du politique au-delà de ses acteurs. Mais, à cette époque, il n'y a pas encore de politique de communication des gouvernements.

L'ouvrage constitue une contribution essentielle, méticuleuse à l'histoire du journalisme politique, à son autonomisation comme métier. C'est aussi une réflexion sur les relations internationales en Europe, la constitution de disciplines internationales (droit, politique).