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mardi 25 juin 2019

Claude Debussy à la plage


On notera que Claude Debussy est en tenue de
ville et tient à la main l'appareil photos
Rémy Campos, Debussy à la plage, Editions Gallimard, Bibliographie et présentation du disque Claude Debussy 2011, hem, Hes.so, Gallimard.

C'est assurément un très beau livre qu'a réussi Gallimard avec cet ouvrage qui suit le musicien en vacances familiales à Houlgate, durant le mois d'aôut 1911. Un mixte est offert aux lecteurs, qui mêle, à de très nombreuses cartes postales de l'époque, des images de Chouchou, la petite Claude-Emma Debussy qui alors a dix ans. Le public et le privé.
Claude Debussy photographie un peu sa famille, sa femme et sa fille. Il n'est pas, semble-t-il, comme le sera Marcel Proust, très intéressé par le cadre socio-démographique ou, du moins, ne le laisse pas deviner. La demande sociologique lui échappe, ou, en tout cas, tout se passe comme s'il ne l'entendait pas.

L'ouvrage se veut historiographique, montrant, de photos en photos, et surtout de cartes postales en cartes postales, la vie quotidienne à la plage et comment la vivent les personnages engagés dans cette vie quotidienne, qui a ses rites et ses usages. La plage met en scène des touristes, elle ne montre pas - ou très peu - ceux qui font la vie de la plage, des restaurants, ceux pour qui elle est est un lieu de travail...

Le plan de l'ouvrage est serré : on commence par la plage puis la digue-promenoir, avant de traiter du casino, puis du grand hôtel. Voilà pour les vacances à Houlgate, et cette plage que Le Figaro décrit comme "si aristocratique et si mondaine". Ensuite, il sera question du retour "à la maison". Les photographies montrent, dans l'un et l'autre cas, une vie classique, banale, et qui omet les moments privés. La vie courante fait place à des poses banales de parents. Surtout, on n'entre pas à l'étage, dans les chambres. Le privé, c'est vraiment privé.
La sociologie qui domine l'ouvrage est discrète mais têtue. L'auteur, Rémy Campos, qui enseigne au Conservatoire National de Paris et à la Haute Ecole de Musique de Genève, se veut précis et met en évidence les limites du genre que pratique le livre. Les lecteurs ont tout à y gagner. Au total : un très beau livre.

Le disque qui accompagne l'ouvrage donne une idée de l'oeuvre musicale du moment. Il est dommage de devoir se contenter de ce CD, qui demande des manipulations de moins en moins efficaces, et qui mérite commentaire.

mercredi 2 mai 2018

Des médias piégés par leurs contenus, tirés par leurs compléments ?


Bahrat Anand, The Content Trap. A Strategist's Guide to Digital Change, 2016, 464 p., $ 15.76 (ebook), Bibliogr.

L'auteur est Professeur de gestion (Business Administration) à Harvard Business School. Ph.D. en Economics, c'est un observateur - "dégagé" - des stratégies d'entreprises, au sens où Raymond Aron se disait "spectateur engagé". Comme observateur, son travail est remarquablement riche et diversifié : tout l'histoire du Web est présente dans le livre, sous forme de cas, d'exemples, d'anecdotes aussi, notamment,  puisés dans l'histoire récente des médias, de la presse (Newsweek, The Economist, Schibsted, etc.) et de la télévision surtout. L'ouvrage se termine par une longue réflexion sur l'éducation dans un univers de savoirs numérisés.
The Content Trap est de lecture agréable et utile parce qu'il remet les faits de l'histoire récente du marketing et des médias en perspective, ou, du moins ce que l'on estime être les faits, ceux que l'on a faits et que l'auteur continue à faire et à propager. Mais comment ces faits sociaux sont-ils faits?

Résumons brutalement l'originalité de l'ouvrage. On connaît la dichotomie classique qui oppose contenus et tuyaux et le dicton courant affirmant que le contenu est roi. Bahrat Anand semble en prendre hardiment le contrepied : le roi n'est pas le contenu, au contraire, ce qui règne désormais, c'est la connexion mais surtout le complément du média, son contexte. L'auteur dénonce dans le marketing et les médias la présence d'un état d'esprit centré sur le produit, sur le contenu ("a product or a content-oriented mindset") ; il propose de lui substituer un état d'esprit centré sur les compléments ("complements mindset"). Dans le même ordre d'idée, il suppose de renoncer à une mentalité d'assiégé ("citadel mentality") : au lieu de protéger le produit à tout prix, il faut plutôt en développer et en travailler les connections, le laisser déborder (spillover), évoluer, s'adapter, changer.

Bahrat Anand met l'accent sur la notion de complément. Ce qui fait le succès de l'iPhone vendu fort cher, avec une marge élevée, est son complément, iTunes ; l'appareil ne vaut que parce qu'il donne accès à la musique et à des applications innombrables, ses compléments, le tout de manière simple et commode. Toutefois, il importe de ne pas se mettre en situation de dépendance vis à vis de certains compléments stratégiques : c'est ce qui a conduit Apple à développer sa propre appli pour remplacer Google Maps, à l'origine offert par défaut avec l'iPhone (comme la météo et la bourse). La notion de complément est ancienne, dont le modèle canonique est la dialectique du rasoir que Gillette commercialise fois une à bas prix pour ensuite vendre des lames, cher et souvent. L'auteur évoque la relation entre les pneus et le Guide Michelin, moins convaincante. Qu'en serait-il, pour Nespresso, de la relation machine à café / capsules ? La visibilité du papier, livre ou magazine, sur les linéaires, fait vendre le numérique, note l'auteur : le réseau de distribution en dur est-il le complément du numérique, ou l'inverse ? Quel rôle assigne Apple à ses Apple Stores ? Compléments ?

A l'appui de sa thèse, l'auteur accumule les exemples : la presse et la concurrence des petites annonces en ligne, le marketing du sport, la vente de la musique ; il observe le déclin du CD, le maintien des concerts et les lancinantes lamentations à propos du piratage. L'impact du piratage sur la vente de musique ou de films est d'ailleurs devenu un sport de combat pour universitaires ("contact sport among academics"), ironise-t-il ; cela vaut maintenant pour le cord-cutting et le développement de la télévision connectée (unbundling, OTT, Direct-To-Consumer TV). Corrélation ou causation ? Les stratégies de conservation, de préservation du CD, de la vidéo-cassette, des salle de cinéma relèvent-elles du même combat, perdu d'avance, combat qui en appelle systématiquement au droit et à l'Etat pour faire régner l'ordre menacé, et rétablir le status quo ante bellum (en France la loi Hadopi, 2009 ; aux Etats-Unis, le "Betamax case", Suprem Court, 1984, Sony vs Universal, par exemple). Erreur de diagnostic, souvent fatale, note l'auteur. L'histoire montre que les médias dominants s'opposent toujours aux nouveautés : ils furent contre la radio (aux Etats-Unis), contre la télévision par câble et satellite (aux Etats-Unis, le piratage déjà !), contre la FM (en France, 1980), contre le magnétoscope (l'inénarrable bataille de Poitiers, 1982), contre Internet... A qui le tour ? Pourquoi cette inertie entêtée ?
La notion de complément est au cœur de l'analyse, même si elle est confuse, elle permet de dépasser celle de disruption ("from disruption to complement"). Ne doit-on pas prendre en compte, au titre du complément, l'accès, la commodité, l'ergonomie ? La télévision par câble ou satellite est peu commode ; en revanche, Netflix est simple, d'usage facile, la presse en ligne est commode (sauf pay-wall, refus des adblocks... On a parlé d'âge de l'accès et du service supplantant un âge de la propriété (Jeremy Rifkin, The Age of Access, 2001) : est-ce si nouveau (cf. l'histoire du livre et des bibliothèques, du manuscrit à l'imprimé) ? Le recours utile à l'histoire s'avère décapant : la radio, tout comme MTV ensuite, n'ont pas concurrencé la vente de disques, au contraire, elles en ont fait la promotion, de même que YouTube, SiriusXM ou Pandora...
Et la publicité ? Pour Bahrat Anand, elle est encore obsédée par l'audience au lieu de privilégier le partage et les communautés ("it is not about eyeballs; it's about sharing, networks, and communities"). La mesure des audiences, telle qu'elle est encore pratiquée (GRP) appauvrit les médias mesurés. La publicité est-elle un complément des médias mesurés, ou est-elle complétée par les médias ?

Autant le livre de Bahrat Anand est agréable, cultivé, touffu toutefois, autant la thèse telle que l'énonce un titre provocateur, "le piège du contenu", semble exagérée et non démontrable malgré la multiplication des exemples que l'auteur n'a pas vécus en direct (privilège et limite du travail de chercheur "dégagé").
Publié en automne 2016, donc écrit il y a au moins trois ans, l'ouvrage semble déjà un livre d'histoire. Peut-on aujourd'hui affirmer que le contenu est un piège pour Netflix qui commet une erreur en mettant l'accent sur les créations, notamment originales (la responsable des créations originales de YouTube déclare que Netflix est trop loin devant ("too far ahead") pour que YouTube puisse le concurrencer. Or Netflix investira 8 millards en nouveaux contenus en 2018. La bataille pour l'acquisition de Fox que se livrent Disney et Comcast n'a-t-elle pas pour enjeu les contenus des studios de Fox (Comcast a déjà acquis Universal) ? Apple ne s'oriente-t-il pas vers les contenus  lorsqu'il annonce un chiffre d'affaires de 9,2 milliards de $ pour sa partie Services (T1, 2018) ? Et YouTube avec ses "influenceurs", ne s'agit-il pas de contenu ? Et la bataille pour les droits sportifs ?
Enfin, si l'on suit la thèse de Bahrat Anand, de quel média ou de quel appareil, les données sont-elles le complément ? Ou, quel est leur complément ? Quel est leur statut, de quel modèle économique relèvent-elles ?

La stratégie des marques s'accomplit à coup de petites décisions empiriques difficiles à saisir (l'auteur s'y essaie toutefois lucidement) plus que d'orientations théoriques claires, plus faciles à exposer, a posteriori, du moins. Malgré toute l'argumentation déployée par cet ouvrage, le contenu nous semble régner, encore et toujours, même si les effets de complément, de connection et de contexte que pointe Bahrat Anand jouent un rôle essentiel. Les médias vivent dans un régime de "monarchie républicaine", de despotisme éclairé ! Le contenu règne, mais gouverne-t-il ?

lundi 12 février 2018

Pourquoi Bob Dylan est tellement important : surprendre les airs du temps



Richard F. Thomas, Why Bob Dylan matters, e-book 11€35, 368 p., Dey Street Books, 2017, bibliographie, discographie, Index.

Bob Dylan et les médias ? Paradoxe ?
Le titre de cet essai appartient aux "intraduisibles" qui réjouissent tant les traducteurs : "Bob Dylan matters". Pourquoi Bob Dylan est-il si important ? L'auteur de cet essai est professeur de littérature classique à Harvard, "Professor of the Classics" ; l'éditeur l'annonce en couverture, pour intriguer autant les fans de Bob Dylan que les spécialistes de littérature grecque et latine. Dans l'œuvre de Bob Dylan, Richard F. Thomas découvre les traces de Virgile, d'Homère, de Catulle, les réminiscences d'Ovide (Tristium), de Thucidide, de Plutarque. Bob Dylan conclut d'ailleurs son discours pour le prix Nobel sur Homère : "I return once again to Homer". Lycéen, Bob Dylan aimait le latin ; plus tard, il déclarera : "If I had to do it all over again, I'd be a schoolteacher - probably teaching Roman history or theology".
L'attribution du Prix Nobel à Bob Dylan (2016) a déclenché une réflexion déjà entamée par les historiens de la littérature. Il fallait la double culture de Richard F. Thomas pour mener à bien une telle enquête et expliquer le choix inattendu des jurés du prix Nobel. De son travail, et de l'œuvre primée, retenons quelques dimensions essentielles à une science des médias.
  • De la musique avant toute chose. La justification que donne de son choix l'organisation du Prix est la suivante : "for having created new poetic expressions within the great American song tradition". Le mix poésie / chanson est ancien et courant. La création poétique fut d'abord diffusée sous forme de chant, de récitation lors de festivals : Homère est le modèle occidental de cette diffusion. Les 24 chants (Ραψωδία) de L'Odyssée étaient chantés par des rhapsodes (dont l'étymologie dit qu'ils cousent ensemble des morceaux de création) s'aidant d'une sitar. Bob Dylan rappellera, à propos de Shakespeare, que le spectacle, le théâtre (θεάομαι), ce qui se regarde et s'entend dans un lieu (performing arts, "the show's the thing"), requiert une organisation, une gestion complexes. Shakespeare ne se préoccupait pas trop de littérature, quant à Molière, entrepreneur de spectacles, pas seulement. Malheureusement, l'institution scolaire a confisqué la dimension vivante des œuvres pour s'en tenir au texte, enbaumé. La chanson est un art de la scène, une œuvre d'art totale - Gesamtkunstwerk - : synesthésie des décors, costumes, accessoires, "look and appearance", éclairages,  mise en scène des concerts,  musique,  voix chantée, sélection des musiciensharmonisations et arrangements. La chanson relève aussi des technologies de distribution : enregistrement en studio ou en concert (live), prise de son, publication sous forme de disques, CD,  streams, pochettesde livres - textes, photographies, partitions. Bob Dylan souligne la spécificité médiatique de la chanson dans son discours d'acceptation du Prix Nobel : "Our songs are alive in the land of the living. But songs are unlike literature. They're meant to be sung, not read. The words in Shakespeare's plays were meant to be acted on the stage. Just as lyrics in songs are meant to be sung, not read on a page". Conclusion : "Not once have I ever had the time to ask myself : Are my songs literature?"
  • Créer, c'est voler ? L'œuvre de Bob Dylan, immense (des centaines de chansons et arrangements, une cinquantaine d'albums, des centaines d'enregistrements) est tissée d'emprunts, d'allusions, de citations voire de vols ou de plagiats, diront certains. "Creative reuses", re-créations, intertextualité généralisée insiste Richard F. Thomas. Bob Dylan ne cesse de le revendiquer, dans ses interviews comme dans Chronicles où il détaille la minutie, la précision de ces sortes de montages, de patchworks. "It's called songwriting... You make everything yours". Est-ce ainsi qu'une œuvre devient populaire, en son temps, en d'autres temps. "Virgil was a rock star in his time" provoque notre professeur de littérature classique, iconoclaste. L'écho d'une époque, la synthèse des airs du temps et des poésies du passé : la tradition est transmission (traditio), ce qui est perpétué, le vernaculaire. Elle combine observation et imagination : "you internalize it". L'air du temps, Bob Dylan s'en imprègne (féconde), partout où il peut le respirer, le prendre, aussi bien dans les classiques de la littérature ancienne ou récente (Arthur Rimbaud, Guillaume Apollinaire, Allen Ginsberg) que dans les classiques américains de la chanson du XXème siècle, Woody Guthrie ("This Land is Your Land"), la musique country, Hank Williams, Johnny Cash, le rock'n roll, Chuck Berry, ses solos de guitare, ses déplacements sur scène ("Roll Over Beethoven", "Johnny B. Goode", etc.)... Tous grands guitaristes et interprètes, maîtres de vérité de Bob Dylan. Avec "Shadows in the night" (2015), puis "Fallen Angels" (2016), et "Triplicate" (2017, 3 CD, 30 songs), Bob Dylan reprend des classiques (pop standards) mettant ses pas dans ceux de Frank Sinatra. En près de soixante années de carrière, Bob Dylan a constitué son anthologie. Intégration du passé et actualité dont témoigne, entre autres, le succès d'Adele avec "Make you feel my love", vingt ans après (chanson écrite par Bob Dylan en 1997 : 143 millions de vues sur YouTube, plus 45 millions de son passage dans l'émission de David Letterman... chanson déjà reprise autrefois par Elvis Presley, Neil Diamond, reprise dans la série Glee... Steve Jobs citait Picasso : "les bons artistes copient, les grands artistes volent". Homère était dit l'assembleur, l'ajointeur.
  • Prendre l'air du temps pour se rendre voyant. Concentrer les airs du temps en peu de mots, et laisser faire l'imagination, ne pas tout dire, laisser entendre, telle sera l'une des recettes de Bob Dylan, la concision du "forgeur de mots" pour extraire la quintessence d'une époque qui finit par se laisser oublier : "the folksingers could sing songs like an entire book but only in a few verses" (Chronicles). "Wherever I am, I am a '60s troubadour, a folk-rock relic, a wordsmith from bygone days [...] I'm in the bottomless pit of cultural oblivion" (Chronicles). Pour ce travail créatif, les médias constituent une source essentielle. Bob Dylan reconnaît s'alimenter aux archives de la presse locale (des microfilms de 1855 à 1865) pour y puiser la texture d'une époque ("I wasn't so much interested in the issues as intrigued by the language and rhetoric of the times", Chronicles) ; il écoute la radio, bande son de sa vie ("I was always fishing for something on the radio. Just like trains and bells, it was part of the soundtrack of my life", Chronicles). "Leçon de mots" plutôt que leçon de choses, pour paraphraser d'anciens profs de latin (Michel Bréal, Les mots latins, 1893) ! Récolte de données pour se faire "voyants". La "muse" des poètes condense les airs du temps, Homère, Bob Dylan comme Arthur Rimbaud ou Guillaume Apollinaire, ce qui expliquerait l'étrange lucidité de leur créativité : "I return once again to Homer who says "Sing in me, O muse, and through me tell the story", dit Bob Dylan (1997) qui chante : "And I'll tell it and think it and speak it and breathe it"/ And reflect it from the mountain so all souls can see it" ("A hard rain's a-gonna fall" ). "Travailler à se rendre voyant", écrivait Arthur Rimbaud (1871).
    Carte postale prémonitoire anonyme reçue de Los Angeles
    Merci à l'expéditeur...
  • Intemporalité. L'œuvre poétique ne cesse de  se transformer : même si elle est écrite et imprimée, elle est chantée, reprise, par les uns, par les autres, adaptée à de nouvelles scènes, à de nouvelles instrumentations, transformée, piratée, ré-arrangée... Multiplication des enregistrements, des performances (cf. the Bootleg series collections, 13 volumes). Dans le cas de L'Odyssée, nous l'avons oublié, nous l'avons perdu de vue parce que depuis des siècles le texte en est figé, fixé dans un livre. Or l'Odyssée fut d'abord l'objet de storytelling vivant, interactif (cf. Homère pour repenser nos médias)! "Come gather 'round friends and I'll tell you a tale" : ainsi commence, à la manière homérique, "North Country Blues", (1963) la légende de la désindustrialisation, nostalgie du pays d'enfance, pays de mines de fer qui ferment, pays de chômage).... Daniel Zimmermann alias Bob Dylan, petit-fils d'immigrés, fils d'ouvrier, enfant d'une région ouvrière et d'une communauté juive du Minnesota, décrit déjà, bien avant politologues et économistes ("who prophesize with [their] pen"), une situation dont on perçoit aujourd'hui les conséquences, y compris électorales.  "The times they are a-changing", "A hard rain's a-gonna fall" datent de 1962. Tellement actuels. D'où vient une telle lucidité ? Ni "protest songs", ni "conscience de l'Amérique", Bob Dylan fuit les catégorisations journalistiques : "This here ain't a protest song or anything like that, 'cause i don't write protest songs... I'm just writing it as something to be said for somebody, to somebody". Interrogé, il répondra que toutes ses chansons sont des "protest songs". Comme Homère, Bob Dylan, avec le temps, devient intemporel, timeless. Il faut donc saisir Bob Dylan dans le vaste ensemble de ses variantes, saisir le principe-même qui "permet la réalisation de ses variations" (Pierre Judet de la Combe citant Claude Lévi-Strauss). Une sorte d'habitus ?
Revenons donc à Homère dont Pierre Judet de la Combe se propose d'expliquer le miracle : "Essayer de repérer une énergie, qui pourrait venir de quelqu'un mais qui, en tout cas, était partagée par beaucoup, voulue, une envie qu'il y ait ces poèmes, qu'ils réussissent, une envie de les écouter, qu'ils soient repris, redits, sauvés, transcrits et connus de tous". Cela vaut pour Bob Dylan, poète, chanteur de son temps et de quelques autres.
Avec l'étude de Richard F. Thomas, Why Bob Dylan Matters, la lecture des Chronicles et du discours pour le prix Nobel (nous disposons d'une version orale) alimentent une réflexion sur le développement des médias. Les notions que Richard F. Thomas rassemble autour de celle, encore confuse, d'intertextualité peuvent servir l'analyse de processus créatifs à l'œuvre dans les séries télévisées, les magazines, et, bien sûr, les productions musicales. Les nouveaux processus créatifs que permettent les outils numériques (data science, mash-ups, dés-agrégation) justifient la remise en chantier des notions d'auteur, de droit d'auteur, de plagiat, etc.
Homère, Bob Dylan, mêmes médias ? "The answer, my friend, is blowing in the wind"...


Références

Bob Dylan, Chronicles. Volume one, Simon & Schuster, 2014, 293p. £ 16,99

2016 Bob Dylan Nobel Lecture in LiteratureThe Nobel Foundation, lu par Bob Dylan, 2017 ;
en ebook, $12,04

The Definitive Bob Dylan Songbook, (textes et partitions / words and music), New York, Music Sales Corporation, 788 p.

Bob Dylan interviewé par Antoine de Caunes, INA, 30 juin 1984

Arthur Rimbaud, Lettre à Georges Izambard, 13 mai 1871

Florence Dupont et al., La voix actée. Pour une nouvelle ethnopoétique, Paris, Editions Kimé, 2010, 327 p., bibliographies.

Florence Dupont, Homère et Dallas, Introduction à une critique anthropologique, Paris, Hachette, 1991, 168 p.

Pierre Judet de la Combe, Homère, Paris, 2017, Folio Gallimard, 370 pages.

in MediaMediorum,
Martin Scorcese, No Direction Home: Bob Dylan, 2005 (film, 207 mn + 153 mn bonus material) 2DVD White Horse Pictures, 2016

samedi 20 août 2016

Portabilité : anthologies et playlists littéraires


A Loeb Classical Library Reader, Harvard University Press, Cambridge, London, 2006, 234 p., Index, $10,57

Ralph Waldo Emerson, Parnassus, 1874, Boston and New York, 534 p., Index of first lines, Houghton, Mifflin and Company, The Riverside Press, Cambridge

A Loeb Classical Library Reader est une anthologie bilingue de textes classiques grecs et latins ; le texte original, en grec ou latin, est en page de gauche, la traduction en anglais en page de droite. Les textes sont choisis à partir des ouvrages des célèbres éditions Loeb, créées en 1911, reprises par Harvard University Press en 1989. Les extraits choisis vont d'Homère à Jérôme, en un bouquet, un florilège de textes (anthos = fleur) de référence passant par Platon, César, Pline, Horace, Lucrèce, Virgile, Sophocle...

Cette anthologie assure d'abord une fonction de marketing : faire connaître l'entière collection de l'éditeur auprès du public cible des étudiants. Elle se distingue en cela d'un manuel dont elle a toutefois la maniabilité (format poche) et l'autorité mais pas l'accompagnement didactique. Les traductions sont désormais données dans un anglais contemporain, et non plus celui de la King James Bible.

L'anthologie est un genre éditorial ancien, relevant de la compilation, genre déjà connu des Grecs (Anthologie de Méléagre) puis des Latins. Anthologies manuscrites (codex), rassemblant des lieux communs (humanistes, common-place book) et des miscellanées. Bibliothèque portable, l'anthologie avec ses morceaux choisis, s'oppose au livre unitaire d'un seul auteur. Les doxographies regroupent des textes d'auteurs et philosophes, la plus célèbre est celle de Diogène Laërce (troisième siècle de notre ère) : Vies et doctrines des philosophes illustres.
L'anthologie scolaire est une sorte de manuel de lecture complémentaire de la grammaire, notamment. Dispense-t-elle de lire les œuvres entières ou, au contraire, incite-t-elle à s'y reporter ? Et tout cela reste quand même aussi du marketing : pensons aux fameux manuels, à l'anthologie de l'histoire littéraire française de Lagarde et Michard (Editions Bordas, 6 volumes, 1948, repris dans un coffret avec 4 volumes et CD ROM). Dans un autre genre, voir le Livre des citations de Mao Zedong.
Celui qui conçoit et réalise l'anthologie est considéré comme un auteur : il sélectionne, introduit, annote, situe les textes ; à ce titre, il bénéficie du droit d'auteur, tout comme celui qui organise une exposition, la sélection des tableaux, l'accrochage. L'Anthologie de la poésie française (1949) d'André Gide fait partie des œuvres de l'auteur, elle est son choix est personnel (cf. Pléiade, Gallimard). Peut-on en dire autant de celui qui conçoit une émission présentant une anthologie de films, une anthologie de concerts ? (Sur ce point, voir : Bernard Edelman, Nathalie Heinich, L'art en conflits. L'œuvre de l'esprit entre droit et sociologie, Paris, Editions La Découverte, 2002.)

En 1874, Ralph Waldo Emerson publie Parnassus, sa propre anthologie poétique. Le Parnasse, c'est là où habitaient les Muses ; c'est le titre d'une anthologie de poésie, éditée en France quelques années plus tôt, Le Parnasse contemporain, recueil de vers nouveaux (1866) qui publia Théophile Gauthier, Charles Baudelaire, Stéphane Malarmé, entre autres. Emerson explique ainsi la confection de son anthologie : "This volume took its origin from an old habit of copying any poem or lines that interested me into a blank book", déclare-t-il dans sa préface, revendiquant la commodité "the convenience of commanding all my favorites in one album, instead of searching my own or other libraries for a desired song or verse...". Ensuite, l'anthologie devient publique. "S'il la commence pour lui-même, c'est pour d'autres qu'il la termine et la publie", dira Georges Pompidou, futur Président de la République, dans la préface de son Anthologie de la poésie française (1961). Aujourd'hui, chacun peut réaliser et partager sa propre anthologie en recourant à des outils logiciels tels que Evernote, Instapaper ou Pocket (avec liens, tags, outil de recherche, de présentation, d'annotation, reminder, etc.). Curation ? Bookmarking ? Tout comme l'on peut créer et partager ses propre playlistes musicales sur YouTube, Spotify ou iTunes.
"En composant cette anthologie, je n'ai rien voulu renoncer", prévient Paul Eluard (La poésie du passé. De Chrestien de Troyes à Cyrano de Bergerac). De quels renoncements est coupable l'auteur d'une anthologie ? Comme principe de choix, Emerson s'en remettait à la "célébrité" (fame) : "The task of selection is easiest in poetry. What signal convenience is fame !" Comme Google et le page rank ?
Le travail d'anthologie s'apparente à celui du rhapsode grec (ῥαψῳδός) qui cousait ensemble des chants (ραπτω, coudre, et ωδη, chant) ou des morceaux de chants en les récitant : l'Iliade et l'Odyssée n'étaient-elles pas d'abord des anthologies orales ?
Aujourd'hui, l'anthologie littéraire reste un genre important (liste, synthèse) et constitue une catégorie de classement et d'organisation des linéaires en librairie (cf. infra).
Stanford University Bookstore, rayon "Anthology", août 2016 (photo FjM).

N.B. Signalons le remarquable article de Carole Dornier, "Montesquieu et la tradition des recueils de lieux communs", Revue d'histoire littéraire de la France, 4/2008 (Vol. 108) , pp.809-820.

dimanche 8 février 2015

Les machines et la naissance du bruit


Luigi Russolo, L'art des bruits. Manifeste futuriste 1913, Paris, Editions Allia, 2014, 46 pages, 6,2 €

Voici la réédition d'un document classique, vieux d'un siècle. Le futurisme y célèbre et revendique l'introduction du bruit dans la musique pour "enrichir le domaine des sons". Ou, plutôt, c'est la musique qui est intégrée dans l'univers sonore global ; dans cet univers, les machines sont, elles aussi, aussi des instruments de musique sur lesquels on joue, des "bruiteurs".

Au début du manifeste, est posé le constat, comme un postulat : « La vie antique ne fut que silence. C'est au XIXe siècle seulement, avec le bruit des machines, que naquit le bruit. » Certes, il y avait déjà les bruits de la rue ("Les cris de Paris", "Les embarras de Paris"), le bruit des batailles ("La guerre") mais, avec les usines et les machines, avec les moteurs, l'univers sonore change de dimension. Les usines et leurs machines mécanisent et multiplient les types de bruits ; ce sont les retombées inattendues du travail industriel. Puis viendront les transports, le haut-parleur, les sonneries...

Les futuristes découvraient et aimaient le bruit des moteurs, des automobiles, des avions. En 1912, Guillaume Apollinaire (Alcools) avait déjà célébré la "grâce" d'une "rue indutrielle", la poésie de la ville moderne, électrique :

"Les tramways feux verts sur l’échine
Musiquent au long des portées
De rails leur folie de machines"

Détournant les machines de leur rôle premier, Luigi Russolo invente des instruments dont le fameux russolophone qui inspirera à John Cage ses pianos préparés. Il s'agit, avec des "orchestres de bruits", de "rénover la musique par l'art des bruits". Ainsi, Edgar Varese, qui mêlera les bruits à la musique pour composer "Déserts" (1954), sirènes des péniches, moteurs de bateaux, et le fameux do dièse du sifflet d'une locomotive. Mais Edgar Varese était plus ambitieux que les bruitistes dont il tint à se distinguer dès 1917.

La place des médias dans le bruit ? Les médias ont achevé le silence, de plus en plus introuvable. Ils ont introduit le bruit dans l'habitation : la radio, la télé chez soi sont aussi du bruit pour les voisins, sans compter le capharnaüm sonore des magasins bruyant de promotions... Ces bruits de média font désormais partie de l'environnement (bande-son de nos sociétés) et parfois deviennent musique à leur tour (cf. Les médias et les bruits du silence). Les mots peuvent être des bruits aussi, conversations devenant le fond sonore de la vie sociale, une matière première musicale, une basse continue (cf. Bruits de mots, musiques).

Ce manifeste est une publication suggestive qui anticipe l'évolution de l'histoire musicale, c'est aussi une réflexion sur l'environnement sonore des sociétés industrielles naissantes. Depuis, nos sociétés font de plus en plus de bruit, par médias interposés, entre autres.

dimanche 16 mars 2014

Siegfried Kracauer, journaliste et sociologue des médias


Martin Jay, Krakauer l'exilé, traduit de l'anglais et de l'allemand, Editions Le Bord de l'eau, 2014, 247 p. Index, 22 €

Les articles de Martin Jay, professeur à l'université de Berkeley, réunis dans cet ouvrage constituent une contribution importante à la biographie intellectuelle de Siegfried Krakauer. La vie de Krakauer y est analysée comme une "vie d'exilé" permanent, une "vie extra-territoriale". En effet, par de nombreux aspects de sa vie et de sa carrière, Krakauer apparaît toujours en marge, jamais pleinement intégré. En marge de l'école de Francfort (Institut für Sozialforschung créé à l'université de Franfort en 1923, transférée à New York et reconstituée à Francfort en 1950) ; en marge du judaisme (cf. l'article sur la traduction de la Bible par Martin Buber et Rozenzweig) ; en marge du marxisme, en marge de la sociologie, de la philosophie (jamais hegelien), en marge de l'émigration (intégré), en marge de l'Allemagne... Tellement en marge de tout qu'on le retrouve aujourd'hui au cœur de tout : de la sociologie de la culture et des médias, de la modernité et du changement social, tout comme Walter Benjamin, et ceci, de manière plus centrale qu'Adorno ou Horkheimer qui ont longtemps tenu le haut du pavé philosophique en Allemagne.

Né à Franfort en 1889, Siegfried Krakauer mœurt à New York en 1966. Après l'incendie du Reichstag, en 1933, il quitte l'Allemagne en proie au nazisme, pour s'installer d'abord en France ; puis, la France passant sous administration nazie, il réussit à fuir en 1941 aux Etats-Unis. Il y restera jusqu'à sa mort, tandis que d'autres, comme son ami Theodor W. Adorno, reprenaient une carrière universitaire en Allemagne de l'Ouest. Comme Erwin Panofsy, Herbert Marcuse ou Hannah Arendt, une fois aux Etats-Unis, Krakauer publie en anglais.

A la différence de la plupart des autres membres de l'Ecole de Francfort, Siegried Krakauer n'est pas universitaire de formation mais ingénieur et architecte. Devenu journaliste (Publizist), de 1922 à 1933, il tient une rubrique culturelle célèbre dans le prestigieux quotidien, la Frankfurter Zeitung (FZ) : sa connaissance des médias est donc aussi une connaissance pratique et de première main. Certains de ses articles rédigés pour la FZ seront rassemblés dans L'ornement de la masse en 1963 (Das Ornament der Masse), ouvrage dédié à Adorno. Le recueil traite de pratiques culturelles modernes, dont celles issues de la "reproductibilité mécanique" (cf. Walter Benjamin), comme la photographie ou le cinéma qui intéressent particulièrement l'ingénieur ; Krakauer évoque les effets psychologiques du cinéma, de la vie urbaine (Paris, Berlin), du voyage. Parmi la diversité des objets et notions abordés : la distraction ("Kult der Zerstreuung"), l'ennui, la biographie, le roman policier, l'opérette (Jacques Offenbach), la danse, le sport, la musique de jazz, etc. L'Allemagne de la République de Weimar, qui fut à la fois le creuset de cette modernité culturelle et du nazisme (corrélation qu'il faudrait interroger), est l'objet principal des analyses de Krakauer. "Aus dem neuesten Deutschland" est le sous-titre de son livre sur Les employés (1930) qui traduit une perception aigüe de la fragilité sociale, la vulnérabilité politique de cette nouvelle classe d'employés à col blanc, classe qui ne cessera de se distinguer à tout prix de la classe ouvrière. On entrevoit, en creux, la difficulté de la bourgeoisie intellectuelle européenne à penser la culture de masse autrement qu'avec condescendance et mépris.

La lucidité de Krakauer fait de lui un "étrange réaliste" ("wunderliche"), selon le mot d'Adorno. L'ouvrage de Martin Jay en dresse un portait sensible, dégageant son originalité en prenant en compte toute son oeuvre, aussi bien ses romans (Ginster, Georg), son travail sur le cinéma (De Caligari à Hitler, Théorie du film) que son travail de journaliste.
Cette série d'articles fait percevoir l'effort multiple de Krakauer pour comprendre tout ce que par la suite on tentera de penser au travers de notions comme la culture de masse, la civilisation des loisirs, les mass-médias : de Simmel à McLuhan.
Ouvrage souvent difficile mais indispensable pour s'orienter dans le labyrinthe intellectuel de l'Ecole de Francfort et de la théorie critique. Ouvrage qui souligne combien Siegried Krakauer mérite une place primordiale dans la constitution d'une science des médias.

samedi 31 août 2013

Une appli totale pour la 9ème Symphonie de Beethoven

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Beethoven's 9th symphony, Touch Press / Deutsche Grammophon, 2013, sur iTunes, $13.99

Toutes les possibilités multimédia et interactives de l'iPad ont été mobilisées par cette appli. L'ergonomie a été calculée et l'on se trouve devant un véritable tableau de bord des fonctionnalités présentant l'œuvre parmi lesquelles on peut choisir selon ses propores objectifs. Il faut toutefois quelque temps pour se familiariser avec les possibilités de l'appli ; l'interface n'est pas entièrement intuitive. Ainsi peut-on choisir le mouvement travaillé, l'interprétation écoutée et regardée, la version de la partition, les commentaires techniques (tempi, instruments d'époque, etc.).
L'ensemble a été conçu comme une totalité autonome, fermée, coupée du Web : elle est pensée pour être "consommée" hors connexion Web, si possible avec écouteurs. Structurellement, l'accent est mis sur la simultanéité des utilisations et leur enrichissement mutuel : la musique savante peut être comprise comme une illustration de compétences multi-tâches (multitasking). Cela laisse imaginer des évolutions pour l'interactivité au service de la compréhension et de la didactique.
Que trouve-t-on dans cette appli qui se veut totale, multipliant les angles et les approches, les moyens et les techniques ? Voici un inventaire, non exhaustif.
  • La vidéo des quatre concerts (Fricsay, 1958 ; Karajan, 1962 ; Bernstein, 1979; Gardiner 1992)*. 
  • La partition dans plusieurs versions dont la version de référence (Urtext) et le manuscrit de 1825. La présentation de la partition synchronisée est didactique : l'armature de clef reste visible constamment, les parties des différents instruments et voix peuvent être sélectionnées, etc
  • L'approche musicologique est riche : points de vue et analyses par des chefs, interprètes, compositeur, journalistes, chef de chœur. En V.O., espagnol, allemand, japonais, sous-titré en anglais. Commentaires oraux simultanés durant l'écoute.
  • On peut lire des commentaires musicologiques écrits, passage par passage, tout en suivant l'interprétation et la partition.
  • Des textes sur Beethoven, sur la 9ème
  • Le texte en allemand de l'"Ode à la joie" (F. Schiller) et sa traduction en anglais défilent au-dessous lorsque le chœur chante
  • La répartition des instruments de l'orchestre dans l'espace tout au long du concert (cf. infra) ; les points de couleurs représentant les différentes sections instrumentales clignotent lorsque les instruments jouent.
Une telle appli apporte une manière nouvelle d'écouter, voir, lire la musique ; elle remet en perspective le travail de présentation radiophonique ou télévisuelle, pour laquelle l'auditeur / téléspectateur est toujours passif (mais peut-être attentif) hors quelques jeux et concours ridicules qui desservent l'émission. Sans doute s'agit-il aussi d'un outil pédagogique remarquable (auto-didaxie) par sa diversité, ses techniques de visualisation, tant pour l'analyse de l'œuvre, la préparation au concert, l'histoire de l'art, etc. Cette appli laisse imaginer ce que pourrait être des médias consacrés à la musique savante et au jazz ; elle pourrait délivrer les auditeurs des bavardages pompeux et des clichés des rédios musicales.
Le marketing de l'appli est classique : 2 minutes d'écoutes gratuite puis il faut payer (freemium).
Touch Press a produit deux autres applis concernant la musique, l'une sur l'orchestre et une sur la sonate pour piano en si mineur de Liszt. Toutes trois exploitent les mêmes ergonomies, les mêmes structures d'exposition.

De haut en bas : disposition de l'orchestre, intervention des différents instruments.
Commentaire musicologique simultané.
Tout en bas : partition manuscrite ouverte à la page jouée.
* Note : pour cette œuvre, qui est un hymne à la fraternité, que vient faire ici Karajan qui, on aile l'oublier, fut nazi ? : "Seid umschlungen, Millionen. Diesen Kuss der ganzen Welt!", dit l'Ode à la joie (An die Freude).
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mercredi 18 janvier 2012

Linéarité de notre culture

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Tim Ingold, Lines, a brief history, second edition, 2007, Routledge, London, bibliogr., Index, 28 $ (eBook) ; l'ouvrage vient d'être traduit en français par Sophie Renaut, Une brève histoire des lignes, éditions Zones sensibles, 256 p., 2011, 22 €

La ligne n'est pas un objet d'étude anthropologique courant. Pourtant, à lire cet ouvrage, on ferait bien d'y regarder de plus près. Des lignes, il y en a partout, sur les routes, sur nos cahiers d'écoliers ("allez à la ligne, tirez un trait"), dans les champs labourés (agri-culture) et nos potagers tirés au cordeau, nous en suivons partout, qu'il s'agisse de partitions de musique, de défilés, de navigation sur mer, dans la neige, d'itinéraires de métro ou de bus. Se déplacer, raconter des histoires, chanter, écrire (à la main), lire, tant d'activités relèvent des lignes. N'oublions pas quand même aussi que "aligner" c'est punir : aligner pour contrôler, dominer, surveiller (cf. la logique de colonisation. in Pierre Bourdieu, Images d'Algérie, Actes Sud, 2003), dépersonnaliser (ne voir qu'une tête)...

 Anthropologue, Tim Ingold poursuit la ligne dans de nombreuses cultures pour dégager son rôle, son arbitraire, la repérer dans les cartes, dans l’écriture et la calligraphie, dans la musique, dans les arbres généalogiques et dans ceux qui exposent l’évolution des espèces (la ligne comme outil d'exposition). Il analyse la place du tissage, du fil et de la broderie, des filets (network), la distinction entre écrire et dessiner, la relation aux gestes, aux mouvements (donc à la danse).
L'une des articulations majeures de l'analyse de Tim Ingold est l'opposition entre les ligne que l'on trace, que l'on invente en marchant, en parlant, en improvisant, en naviguant, en dessinant et celles que l'on suit, en écrivant, en brodant, lignes faites de points (pointillés) qui, ramenée à une suite de moments, n'est plus une ligne (la ligne du métro, l'itinéraire touristique, par exemple) ? Depuis Saussure, on perçoit combien la linéarité du signifiant phonique, la musique des discours est déterminante. Tim Ingold rappelle que la phrase est un découpage grammatical artificiel de cette ligne sonore. Il traque une opposition semblable dans l'évolution de la musique vocale.

Le travail de Tim Ingold se situe dans la tradition anthropologique de l'étude de la "raison graphique" ; Jack Goody déjà attirait l'attention sur la "domestication" de "l'esprit sauvage" par l'écriture, qui se fait en ligne, qui classe et ordonne. Tim Ingold analyse, à partir d'un ensemble très varié de cas, comment nous sommes liés à des lignes, comment notre esprit est composé de lignes, notre pensée enfantée par des lignes. De l'armée qui ne cesse d'aligner des colonnes et des rangs, à la géométrie, dès Euclide, avec ses points, ses droites, ses plans. De l'urbanisme des rues, des façades aux paysages avec les lignes électriques, du câble, du téléphone où se rassemblent les oiseaux (cf. infra).

Penser en ligne, voir et concevoir en ligne : peut-on faire autrement ? La créativité est-elle au prix de cette rupture ? Le Web, culture en ligne, accusée de délinéariser, systématise et inculque pourtant des modes de pensée et de perception linéaires : de l'usage constant des cartes et des plans, par exemple, jusqu'à la "Timeline" de Facebook. Bientôt, les gestes, pour piloter des jeux, un téléviseur (hand gesture recognition) traceront des lignes en l'air... Gestique du téléspectateur dirigeant ses appareils.

Tant de lignes donnent le vertige d'autant que l'auteur laisse ses lecteurs en plan avec toutes ces lignes et leurs points. Mais il nous a fait toucher du doigt l'étrangeté du quotidien, son exotisme (selon la belle expression de Georges Condominas) et l'un des arbitraires essentiels de notre culture, que nous ne percevons guère. La résistance à la délinéarisation des médias (TV, presse, radio) suffit à montrer à quel point la linéarité passe pour un phénomène naturel dans notre culture média.
Oiseaux en ligne. New York, pont de Brooklyn, janvier 2012 (photo CmM)

samedi 26 novembre 2011

Don Quijote et Montserrat Figueras


Capture d'écran iPhone
Miguel de Cervantes, Don Quijote de la Mancha : Romances y Musicas
Alia Vox, 2005, texte en plusieurs langues dont espagnol, anglais, français, allemand et japonais
Montserrat Figueras (Soprano), Jordi Savall, La Capella Reial de Catalunya
Téléchargement : 14,99 €

Voici un objet esthétique et culturel de grande valeur, que je découvre bien tard, à l'occasion de la mort de Montserrat Figueras, à qui la musique vocale doit tant. Sur ces fichiers (ou CD) sont intertissés, subtilement, exactement, récitations du Quijote et environnements musicaux en parfaite affinité culturelle (historique, linguistique, etc.).
L'ensemble est époustouflant, qui ouvre une mise en scène éclairante du livre, une autre manière de l'écouter, de le (re) lire, de faire vivre la musique de l'époque d'un grand livre. Mettre le lecteur du Quijote dans l'ambiance musicale de Cervantes, l'aider à mieux imaginer, à entendre plus justement l'époque (important pour les non hispanophones). Autant de synergies créatives qui relancent et rénovent la question canonique : Qu'est-ce qu'un livre ?

Et l'on n'écoute jamais, jamais assez Montserrat Figueras.

Indications bibliographiques sur ce genre polyphonique à base de livre
Herta Müller : Je ne crois pas à la langue
Albert Camus, René Char : Média oubliés lus à haute voix
Du côté de Proust
Qu'est-ce qu'un livre : écriture numérique et livres électroniques
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jeudi 6 octobre 2011

Bruit des mots, musiques : la sous-conversation des médias


Anne-James Chaton, Evénements 09, CD ou téléchargement sur iTunes,

Drôle de musique que cette musique et pourtant familière, mixage de mots issus d'informations rabachées du matin au soir. Anne-James Chaton, musicien poète rend compte de l'univers langagier, sonore et visuel, obsessionnel dans lequel nous enferment les médias, si l'on n'y prend garde. Soundscape, paysages de mots, éclats de phrases recréés en studio, rythmés, légèrement accélérés pour les mettre en scène.
Fond de mots automatiques sur lequel se détachent, obstinées, nos paroles, fond dans lesquelles elles se mêlent et se noient. Anne-James Chaton découpe, monte et colle des éléments d'information pour n'en faire que des bruits. La vie quotidienne et lancinante des mots de la vie. Sprechgesang. Mots des tickets de bus, des tickets de caisse, des cours de la bourse, des courses de chevaux, des adresses, des listes, des chiffres, des affichages, des journaux, des étiquettes, des modes d'emploi, mots de pubs, mots promo... Les uns forment une basse continue, ostinato, les autres, énoncés par une voix monocorde, les accompagnent et complètent l'harmonie. Psalmodie. Louis Aragon déjà, évoquant les infos à la radio : "Et c'est comme un essaim de mouches / Ces vocables d'aucune bouche" (Les Yeux et la Mémoire, 1954).

Cette "poésie sonore" est-elle l'inverse de la poésie, un bavardage (Gerede), ou bien sa matière première même, bruit ou signal ? Freud interpète l'étoffe des rêves, et de la rêverie (Tagtraum), en termes de condensation (Verdichtung), terme où l'on reconnaît poésie (Dichtung). Lacan commente et décrit ce travail du rêve dans "L'instance de la lettre dans l'inconscient" (1957) comme "structure littérante (autrement dit phonématique)". La phrase de Hölderlin qui dit l'homme habitant poétiquement la Terre ("Dichterisch wohnet der Mensch auf dieser Erde") prend tout son sens...

Anne-James Chaton donne à percevoir ce dont nous n'avons pas conscience, la relation entre poésie - création et invention langagière - et bavardage / bruit des médias. Poésie des mots qui courent, "sous-conversation" banale faite d'expressions assénées à longueur de journées par les médias, clichés, mots sans auteurs, phrases sans sujet, passivation, inculcation, acceptation. Nous sommes parlés.
Alors que les mots sont devenus la base des outils de recherche et de marketing sur le Web, et que tout va et échoue sur le Web, une réflexion sur l'incorporation et la re-création des mots quotidiens semble utile. Les travaux conduits sur les réseaux sociaux pour déterminer les "sentiments" des locuteurs ("analyse conversationnelle", cf. semantiweb, Viralheat, etc.) rendent cette réflexion encore plus nécessaire.

A écouter. Après, on n'entend plus le fond sonore de notre environnement langagier de la même manière : on l'écoute : fascinant. Google nous réduit à "nos" mots, Lacan aussi : pour l'un comme pour l'autre, nous habitons les signifiants, et ils nous habitent. Anne-James Chaton les tisse.

Exemples :   "L'échec de l'empire"    "The King of Pop is Dead"     "Washington déraille en Irak"

jeudi 14 juillet 2011

Sociologie des réseaux sociaux. L'ancienne et la moderne

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Pierre Mercklé, Sociologie des réseaux sociaux, Paris, La Découverte, 2ème édition 2011, 125 p. Biblio.

La notion de réseau social n'a pas attendu MySpace, Facebook, Foursquare, Twitter, YouTube ou Google+. C'est la première leçon de ce manuel qui nous renvoie aux auteurs clés de ce domaine : Georg Simmel (géométrie du monde social), Jacobs Levy Moreno (sociométrie), Stanley Milgram. Il nous renvoie aux approches sociologiques et ethnologiques (trop peu) des réseaux sociaux. De là, on passe aux ressources qu'apportent à l'analyse des réseaux la théorie des graphes (dont est issue la notion de social graph) et le calcul matriciel (Katz, Festinger). Etapes indispensables, peut-être les plus prometteuses. Ensuite, l'auteur traite de la sociabilité et du capital social, de l'amitié, de la réputation, notions exploitées plus ou moins rigoureusement par la pratique publicitaire. Exposition claire, rigoureuse, sans charabia, servie par des illustrations également claires et une bibliographie choisie, riche mais qui devrait être hiérarchisée pour être tout à fait utile.
      • N.B. La bibliographie des ouvrages de sciences sociales - et des thèses, qui sont le modèle - s'en tiennent à des modalités d'exposition anachroniques, selon l'ordre alphabétique, alors qu'il faudrait, au moins, y ajouter une présentation sous forme graphique, indiquant des itinéraires de lecture. La bibliographie n'a pas encore intégré l'existence du Web et des moteurs de recherche. Patience !
Quinze pages sont consacrées aux réseaux sociaux en ligne actuels mais elles cernent le problème plutôt qu'elles ne l'abordent, avec les notions de sociabilité, endogamie, démocratie 2.0, présentation de soi, etc.
  • Le fonctionnement de ces réseaux, leur évolution  ("implicit social graph", social CRMFacebook connect, etc.) ne sont qu'à peine effleurés, leur diversité et leurs interactions non expliquées (quel rapport entre Facebook, Twitter, Linkedin, YouTube, etc.). 
  • L'exploitation publicitaire et la place des marques ne sont pas évoquées, or elles jouent un rôle primordial dans les valorisations boursières, les levées de fonds, le financement même de ces réseaux. Comment comprendre sans cela la bataille technologico-économique formidable où s'affrontent, notamment, Google et Facebook ? 
  • Comment comprendre l'échec de réseaux fondés sur la musique (MySpace, Ping) malgré le soutien de groupes puissants (News Corp., Apple) ? En quoi YouTube est-il un réseau social ? Pandora, Shazam ? 
  • Quel rôle joue le mobile dans ces réseaux (qu'il s'agisse d'applis ou de fonctionalités comme Unsocial) ?
  • Quel est le métier de "community manager", au sens où l'on a parlé de "métier de sociologue" ?
  • Que se passe-t-il, et comment, dans ce domaine en Asie ? Notre sociologie est entièrement dédiée à l'univers occidental, dominé par la culture de recherche développée par les universités américaines. Dommage, pour une discipline qui a souvent fait de l'ethnocentrisme l'objet de ses recherches et de ses dénonciations.
Manifestement, la sociologie est plus à l'aise dans l'histoire que dans la compréhension du présent en train de se faire. Faut-il toujours traiter les faits sociaux comme des choses, qu'est-ce qu'une sociologie qui n'est pas une économie ? Tout se passe comme si la recherche universitaire se trouvait, vis à vis des réseaux sociaux numériques et des entreprises qui les développent, dans la même situation que les agences de publicité : démunies devant des entreprises totales, protéiformes qui détiennent, par construction, le monopole des données et, les analysant en continu, dévaluent toutes tentatives d'analyses exogènes, analyses toujours déjà en retard, condamnées à ne comprendre le changement social qu'à son crépuscule. Un peu d'épistémologie pourrait-il éclairer ces questions ? La sociologie décidément a bien du mal avec les médias. Absence de pratique ?

En conclusion, malgré ses inévitables limites (l'auteur en pointe plusieurs lui-même), cet ouvrage constitue une indispensable propédeutique à la compréhension des réseaux sociaux issus du Web. C'est un bon outil pour qui travaille sur le marché publicitaire des données personnelles : il contrebalancera, par son rappel des concepts premiers, les approximations qu'imposent l'urgence de la pratique et du commerce, et les changements incessants de ces domaines.
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dimanche 14 novembre 2010

La fin du walkman à cassette

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Belle et brêve émission de France Musique : "Le Mot du jour", de Pierre Charvet (dispo en podcast). Celle du 8 novembre 2010 portait sur la fin du walkman, lancé par Sony en 1979. Tellement populaire, le nom propre est devenu nom commun. Antonomase : qui prend la place du nom. Succès pour le produit générique, pas toujours pour la marque. Le nom s'efface, comme se sont effacés les mots gramophone, théâtrophone, électrophone... L'iPod ne va pas très bien non plus menacé par le smatphone multi-usage. Obsolescence programmable ?

Et de rappeler la scène irrésistible de "La Boum" (1980) où Sophie Marceau succombe à la bulle de tendresse qu'apporte le walkman dans le vacarme de la sono. Quelle réalité n'aurait-on échangée contre ce slow de rêve... "Dreams are my reality".
Et déjà, des médias s'en remettaient à la psychiatrie pour dénoncer l'isolement provoqué par le walkman. Mieux aurait valu s'interroger sur les raisons de s'isoler. Sans doute plus compliqué, moins démagogique !
En fin d'émission, un peu de la Neuvième dirigée par Karl Böhm. Merci, Monsieur Charvet.

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