mardi 26 août 2014

Expo télé à Paris


Catalogue de l'exposition. L'appli iPad.
"Culture TV. Saga de la télévision française" Exposition jusqu'au 8 mars 2015,
Musée des arts et métiers / CNAM, 60 rue Réaumur, 5,5 €

Exposition consacrée à l'histoire de la télévision française. Histoire des techniques d'abord, de la télévision mécanique à la numérique : transmission, réception, production. On peut, par exemple suivre l'évolution des appareils domestiques (réception) .
Histoire événementielle et politicienne ensuite : les grandes dates de 80 années de la télévision épousent celles du spectacle politique. Télévision performative parfois : débats électoraux, petites phrases d'élus et de candidats, etc. De Gaulle, Marchais, quels talents télévisuels !
Histoire people : la robe de mariage de Diana ! Histoire du spectacle sportif que la télévision achète, amplifie et construit. Peut-on imaginer Zidane sans la télé ?
Télévision miroir, cette anthologie télévisuelle réunit beaucoup d'extraits d'émissions choisis pour leur notoriété. Ces émissions représentent des terrains, de véritables traces pour les ethnologues, elles font voir combien ont changé les manières de se tenir, de se présenter, de parler, de se vêtir.
Télévision nostalgie (voir le Hors Série de télé 7 Jours sur le Petit Nicolas) : les anciens enfants téléspectateurs retrouvent le petit train des charades d'Interlude, Pimprenelle, Dorothée, les speakerines...
L'exposition a des ambitions didactiques et s'accompagne de conférences, de visites guidées, d'ateliers pédagogiques pour des publics scolaires ou familiaux, de documents.

Une exposition ne pouvait pas tout dire, tout montrer, d'autant que tout n'est pas spectacle. Il fallait donc assumer des renoncements ; certains de ceux-ci étonnent pourtant : on ne trouve pas trace dans l'exposition de l'économie de la télévision, rien sur la publicité et les régies des chaînes, très peu sur l'audience. Qui paie la télé ? On parle de l'influence politique, mais quid de des influences économiques ? Pour l'essentiel, l'exposition met l'accent sur une télévision de journalistes et d'animateurs, pas celle des gestionnaires, le hors champ de la télévision. La télévision a un coût très élevé, emploie des milliers de personnes et cela n'apparaît pas. Rien non plus sur la presse magazine (Télé 7jours), pilier majeur du multitasking télévisuel, plus que le smartphone ou la tablette, mais que l'on omet, faute de savoir l' évaluer.

Toutefois, beaucoup de ces lacunes apparentes sont comblées par une application gratuite accessible sur l'App Store. Les principales thématiques sont reprises en "chapitres" dans l'appli, illustrées de documents photos et vidéo, accompagnées des texte de synthèse, clairs et justes (notamment Géraldine Poels, Antonio Grogolini, Agnès Chauveau, Valérie Sacriste, Isabelle Veyrat-Masson sur les Publics).

Plus qu'un catalogue, l'appli s'avère désormais un complément indispensable à toute exposition physique. L'appli "Culture TV" constitue un outil propédeutique, agréable et commode, pour celles et ceux qui doivent approfondir l'histoire de la télévision française avant d'étudier les techniques, les modèles économiques, le financement de la télévision.


Sur l'histoire de la télévision française :

Service public TV. François Mauriac téléspectateur


Début de la frise chronologique placée au début de l'exposition qui - c'est rare - n'omet pas la période nazie

dimanche 24 août 2014

Service public TV. François Mauriac téléspectateur




François Mauriac, On n'est jamais sûr de rien avec la télévision. Chroniques 1959-1964, Edition établie par Jean Touzot avec la collaboration de Merryl Moneghetti, 2008, Paris, éditions Bertillat, 653 p. Index

Mauriac, prix Nobel de littérature (1952), a tenu une chronique TV, sorte de blog hebdomadaire, dans L'Express puis dans Le Figaro Littéraire. Toutes ces chroniques viennent d'être réunies en un volume, elles commencent avec la Cinquième République (1959) et s'achèvent fin novembre 1964 ; cet "enfant de la télé", consciencieux et enthousiaste, a 80 ans.
L'ouvrage séduit par la fraicheur des points de vue, la lisibilité : pas de langue de bois, de clichés ; pas de soumission aux modes intellectuelles, pas de complaisance pour les pouvoirs. Discrètement iconoclaste. La télé couverte par les "téléchroniques" est celle des débuts : noir et blanc, une chaîne (la seconde est inaugurée en avril 1964, six mois avant la dernière chronique). Peu de foyers possèdent alors un "poste" : 10% en 1959, 40% en 1964. En 1959, cette télévision diffuse 52 heures de programmes chaque semaine, dont une moitié en directe. 1959, c'est l'année de naissance de Télérama et de Télé 7 jours. Un média de masse s'invente et segmente.

Que retenir de ce que Mauriac retient de ces premières années télé, comment tirer profit de cette double mise à distance, celle du romancier, celle d'un demi siècle d'histoire télévisuelle ?
  • Télévision sans surprise. Déjà vu. Mauriac s'insurge quand la télévision piétine, ne faisant que redire ce qui a déjà été répété ailleurs ... notamment en matière d'information. Il souligne la rareté des "coups d'éclat" et la routinisation de l'offre de télévision : " Ce qu'on nous donne est honnête, du tout venant, sans surprise..." (p. 565, note de juillet 1964). Comment positionner un média dans un univers d'information continue ? Quel modèle économique pour échapper à la répétition, maîtresse d'opinion et d'indifférence : "Le pire danger de la TV, il faut le dire, c'est l'usure des meilleures émissions" (p. 265). Faut-il surprendre le téléspectateur ? Faut-il tant de télévision ? 
  • Que la télévision s'oublie, comme le reste. Vanité des vaniteux qui s'y bousculent, "people" qui bientôt ne seront  plus personne... "Ex-fan des sixties // Que sont devenues toutes tes idoles"... Et des politiciens qui courtisaient cette télé du pouvoir, à part De Gaulle, il ne reste rien. Des journalistes, rien. Des variétés, quelques uns, quelques unes ...
  • La télé, ce sont des visages, des regards. Comme Emmanuel Lévinas qui parlait d'épiphanie (cf. Totalité et infini, Section III, "Le visage et l'extériorité"), Mauriac souligne la transcendance des visages : ni la caméra ni la télévision ne l'altèrent. Que pensait Lévinas du visage télévisé, object technique, réifié, coupé d'Autrui, dés-interactivé donc ?
  • Que le média est parfois plus déterminant que le message, qu'il faut donc être à l'affût des modes d'usage, plutôt que des modes d'emploi. Que le téléspectateur est libre... McLuhanisme intuitif qui insiste sur les déterminismes techno-logiques souples (flous ?) du média (effet des horaires, des formats d'émissions, de la consommation familiale, etc.).
  • Si l'on n'y prend garde, la télévision "tend vers le bas"... A qui d'allumer des contre feux ? A l'école d'élever ? Comment faire passer des émissions difficiles aux grands publics : pas d'allusions, pas de connivences cultivées, recommande un Mauriac brechtien. Quelle didactique mettre en oeuvre (p.72) qui ne tue l'oeuvre ni ne rebute le téléspectateur ? La télévision publique a une mission culturelle : quels styles correspondent à cette mission ? A ces questions, des réponses manquent encore. 
  • De l'adaptation des oeuvres littéraires à l'écran télévisuel : réflexion sur l'écart pour un même contenu entre les médias, ce que l'on sous-estime toujours (Balzac ne passe guère l'écran, tellement appauvri). Mais s'agit-il des mêmes contenus ? La télé peut aussi raviver les classiques, leur donner une autre vie : Le Cid (Corneille), Les Perses (Eschyle), Musset, Ionesco, Marivaux en profitent. Mais il y faut beaucoup d'innovation. La télé appelle d'autres mises en scène, une autre manière de voir le théâtre (p. 346). "A quoi sert de téléviser des décors ?"
  • Que la relation de la télévision à la durée est incertaine. Risque de saupoudrage, de papillonnage quand il faudrait approfondir, insister. Mauriac dénonce le montage d'interviews en guise de réponse, facile et vide, à une question (p. 344), micro-sondages et micro-trottoirs qui alimentent l'opinion et ne pensent pas. Que le temps de la télévision n'est pas celui du roman ou du théâtre : quelle durée pour quel type de programme ? La question des formats est ouverte depuis cinquante ans ; Web et téléphonie mobile y pataugent à leur tour ...
  • De la difficulté de réunir la famille devant la télé, en une "écoute conjointe" (p. 206), que rassemblaient le spectacle de cirque ("La Piste aux étoiles"), certaines dramatiques, des films. Remarque qui rappelle que le problème de la structure des audiences ne naît pas de l'accroissement de l'offre mais de la logique sociale des consommations.
  • Certains genres sont insupportables à la télévision : "le propre de la télévision serait précisément de tordre le cou à la conférence" (p. 203), et pourtant, les conférenciers n'y manquent pas ! La télé grossit les grimaces des parleurs, et des interprètes (chanteurs, instrumentistes, etc.). Problème encore des visages et du gros plan. Nombreuses remarques de Mauriac sur la caméra qui accable, le maquillage qui enlaidit (problème aggravé par la HD), et les miracles télévisuels parfois. 
  • La télé se laisse aisément aller et flatte les pouvoirs. Exemple : Mauriac évoque une émission littéraire où Papon, alors préfet de police, dissertait de Descartes et de vie intérieure ! A l'époque, Papon, triomphant, n'a pas encore été condamné pour complicité de crimes contre l'humanité : il faudra attendre 1998. Le Canard Enchaîné sauva l'honneur des médias. Pour parler de Descartes, il y avait de grands professeurs, Alquié, Desanti, Guéroult, Lévinas... Dont certains furent aussi Résistants. 
Il y a 50 ans, les notations de Mauriac suscitaient des interrogations sur les principes de gestion propres à un service public de télévision. Quelle stratégie pour maintenir l'exigence d'innovation continue malgré la propension au remplissage, à la répétition, malgré le risque d'usure ? Quelle esthétique pour concilier audiences populaires et programmes de qualité ? Quelle organisation pour digérer les incessantes remises en chantier imposées par les innovations technologiques (taille et format des écrans, définition, interactivité, télécommande, etc.) ?

Dans le filigrane des chroniques, circule la question de l'évaluation des auditoires. Mauriac la pose dans les termes du critique, de l'écrivain. Traduisons la en termes techniques. Pour apprécier le service public, le contact / seconde paraît inapproprié.
Pourquoi ne pas recourir à une audience cumulée calculée sur une longue durée (un mois ?) et à partir du quart d'heure (au moins, au lieu de quelques fatidiques secondes).
Doit-on évaluer la télévision choisie comme la "télévision tapisserie", vue en passant, télévision involontaire ?

mercredi 20 août 2014

Médias 0.0. "Rien moins que rien"


Pouvons-nous encore identifier les effets des médias dès lors qu'omni-présents ils affectent tous nos sens et s'interposent toujours, partout, entre le monde et nous ?
Comment sortir des médias pour les percevoir d'abord et les comprendre ? Sortir du monde pour l'appréhender ; telle était l'ambition paradoxale de la phénoménologie : Husserl, Lévinas, Merleau-Ponty...

La poésie peut nous aider, peut-être, qui imagine et retrouve parfois un monde sans médias, ou presque. A la fin du Voyage de Hollande (recueil publié en 1964, chez Seghers), un poème de Louis Aragon évoque une vie restreinte à des sensations élémentaires : "Chants perdus"(o.c. p. 59) peint une vie sans médias, sans mise en scène, sans spectacle, défaite de tout habit médiatique, un monde qui parle à tous les sens, sans médiation. Toucher, entendre, voir, sentir, sans électronique, sans mots, sans nom même, sans mesure ("perdre le temps"), sans concept. Un monde ramené pour quelque temps au plus près du commencement, comme pour établir le zéro absolu des médias, théorique et inaccessible.
Le poète, pour en revenir "aux choses-mêmes" ("zu den Sachen selbst", Edmund Husserl) a mis le monde entre parenthèses, suspendant tout jugement d'existence (époché, ἐποχή) afin de saisir "ce monde avant la connaissance et dont la connaissance parle toujours, et à l'égard duquel toute détermination scientifique est abstraite (...) et dépendante, comme la géographie à l'égard du paysage où nous avons d'abord appris ce que c'est qu'une forêt, une prairie ou une rivière" (Maurice Merleau-Ponty).

"Rien moins que rien" est à comprendre comme le reste d'une opération de soustraction.
Lisons les vers de Louis Aragon :

"A voir un jeune chien courir
Les oiseaux parapher le ciel
Le vent friser le lavoir bleu
Les enfants jouer dans le jour
...

A doucement perdre le temps
Suivre un bras nu dans la lumière
Enter sortir dormir aimer
Aller devant soi sous les arbres

Mille choses douces sans nom
Qu'on fait plus qu'on ne les remarque
Mille nuances d'être humaines
A demi-songe à demi-joie
....
Rien moins que rien pourtant la vie
...
Rien moins que rien Juste on respire
Est-ce un souffle une ombre un plaisir
Je puis marcher je puis m'asseoir
La pierre est fraîche la main tiède"


Peut-t-on encore imaginer, concevoir, parler, ressentir, analyser sans passer par le filtre des médias, par leur média-tion ? Improbable epoché ? Impossible d'atteindre le monde d'avant les médias, le degré zéro de l'écriture du monde. Partout, tout le temps, il y a les médias et leur réclame.
Comment saisir les effets que peuvent avoir sur nous des médias que l'on ne perçoit même plus, qui ont recouvert les choses de mots et d'images, de bruits, de marques au-delà des noms, formant pour nous un habitus perceptif qui travestit le monde perçu et que répète le monde ?
Comment mettre entre parenthèses le tohu-bohu des villes, les images affichées, les écrans qui découpent et rejettent la vie hors-champ, les horloges, les enseignes lumineuses, toute la bande-son du monde... Le monde serait ce qui reste, ce qu'il y a, quand on l'a dépouillé des médias. Mais peut-on encore le dépouiller des médias, ceux dont on pense qu'ils le pourraient ne sont-ils pas endoctrinés par les médias ?

Voir le monde, ce "rien moins que rien", et, du même mouvement, percevoir la carapace médiatique qui entrave notre perception du monde, "The period eye" (Michael Baxandall). Nous sommes tellement pris dans les médias, pétris par eux, que l'on ne peut plus connaître leurs effets sur nous. Comment leur échapper, s'en dessaisir pour voir ce qu'ils font de nous ? Paradoxe, travail de poète ?

Références
  • Louis Aragon, "Chants perdus", in Le Voyage en Hollande, Oeuvres poétiques complètes, II, Bibliothèque de la Pléiade, Paris, Gallimard, 2007, pp. 973-974.
    • Jeant Ferrat l'a mis en musique (ici)
  • Edmund Husserl, Ideen zu einer reinen Phänomenologie und phänomenologischen Philosophie, Felix Meiner Verlag, Hamburg (Idées directrices pour une phénoménologie, Paris, Gallimard, trad. Paul Ricœur, 1950)
  • Emmanuel Lévinas, 
    • De l'existence à l'existant, Paris, Librairie Vrin, 1963
    • L'"Il y a", in Ethique et infini, 1982
  • Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945
  • Michael Baxandall, Painting & Experience in Fifteenth-Century Italy, cf. post ici
  • François Jullien, Un sage est sans idée ou l'autre de la philosophie, Paris, Seuil, 1998

lundi 18 août 2014

Usages des objets dans l'histoire et la littérature


Marta Caraion (sous la direction), Usages de l'objet. Littérature, histoire, arts et techniques. XIX-XXe siècles, Paris, Editions Champ Vallon, 2014, 278 p.

Prendre "le parti des choses" (Francis Ponge), entrer dans la littérature et l'histoire par les objets, fait assurément voir le monde autrement. D'abord en rappelant à quel point l'économie industrielle produit une pléthore d'objets. Sociétés du fétichisme des marchandises (Karl Marx) et de la reproductibilité (Walter Benjamin), les objets sont partout, pour faire (outils), pour décorer, distinguer, fantasmer. La propriété n'est-elle pas ce que l'on possède et ce qui nous définit, et finit par nous posséder ?

En seize contributions, l'ouvrage saisit les usages des objets sous des angles différents : le roman-feuilleton, le roman policier, la poésie, le voyage et les souvenirs, les expositions, les collections, les natures mortes photographiques, les plantes d'appartements, les aquariums, les trophées coloniaux, le commerce (grands magasins)... Les références classiques abondent (Baudelaire, Balzac, Gauthier, Zola, Ponge, Delille, Pérec, Valéry, Simmel) ainsi que la littérature française contemporaine (Pérec, Toussaint, Houellebecq, Le Clézio, Modiano, Quignard). Plus inatttendus et précieux, les développements sur les expositions universelles, sur l'exotisme et sur les "sciences" de l'oppression (cf. l'anthropologie et ses outils de pseudo-mesure, les trophées coloniaux).

Les objets dont parlent ces études sont des objets isolés. L'ouvrage nous laisse bien sûr aux portes des objets connectés et connectants, de l'Internet des objets, de la personnalisation calculée et programmée (data), distinction à la chaîne. L'ouvrage nous laisse aussi trop loin peut-être de l'Encyclopédie et du Larousse, des planches et des objets techniques (objets pour faire des objets). Peu d'allusions et de développements sur les catalogues et les dictionnaires, où se mêlent et se classent "les mots et les choses". Car il n'y a pas d'objets, de choses sans mots. Et peu de choses sans marque sans quoi elles ne se démarqueraient pas.

Partout dans l'ouvrage, court la critique de la matérialité (spiritualité), de la quotidienneté (événement) et de l'utilité (gratuité) qui distinguent les œuvres littéraires et artistiques des œuvres courantes. La critique de la publicité est constante : invasion des objets achetés, achetables (harcélement, tyrannie, désir, "appel publicitaire"). La hiérarchie des objets est socialement construite : les cadeaux, le photographiable, le mémorable et le collectionnable font l'objet de stratégies d'affiliation et de distinction que la publicité reprend à son compte et renforce mais qu'elle n'invente pas. Dans l'activité publicitaire, il y a des objets mais aussi des sujets consommateurs d'objets et de mots.

Ouvrage collectif au meilleur sens du terme : les contributions, pluridisciplinaires, se croisent, se réfléchissent et se complètent, servies par une introduction éclairante. Du point de vue du marketing, cet ouvrage invite à mieux concevoir une socianalyse de la consommation et des équipements (prix, design, etc.), de l'habitation qui les abrite.

mercredi 13 août 2014

Epistémologie de la connaissance photographique : Lévi-Strauss, Jullien, Bourdieu


Le smartphone et ses applis diverses transforment radicalement l'économie de la photographie grand public : celle-ci est devenue gratuite et de bonne qualité (cf. "How the smartphone defeated the point-and-shoot digital camera"). Au service du récit quotidien de la vie quotidienne, récit autobiographique surtout, la photographie est devenue outil de narration (storytelling, narrative intelligence), d'expositions de soi (selfiessexting) plus ou moins éphémères (The Time of Snapchat). La photographie est l'écriture des réseaux sociaux (Snapchat, Instagram, Weibo, Facebook, etc.) : fin 2013, Facebook déclarait collecter, en moyenne, 350 millions de photos par jour. Voir, sur les pratiques du smartphone : PhotoPhone, Smartphoto et phonéographie, ou encore fricote, cuisine de la table au portable.

Tout est occasion de photographie : vacances, assiette au restaurant, prise de notes pendant une réunion professionnelle, un cours, et, bien sûr, plus traditionnellement, tout ce qui relève de la célébration domestique : mariages, naissances, anniversaires, etc.
Les "usages sociaux" de la photographie se sont étendus suivant les capacités de l'appareil, de plus en plus automatique, de plus en plus proche et portable (cf. le cas limite du GoPro : "Wear it. Mount it. Love it"). Le smartphone permet une photographie sans longue préparation, "automatique" presque, mais souvent posée (le sourire rituel s'impose de plus en plus spontanément).

Epistémologie de la connaissance photographique. Occasion de voir ou occasion de ne pas voir ? Photographier pour mieux voir ou pour ne pas voir ? Pour faire ou ne pas faire attention ? La photographie est-elle un outil au service de la connaissance ou fait-elle obstacle à la connaissance ?

Dans le livre de photos consacré au Brésil et à ses séjours d'ethnographe (Saudades do Brazil, Paris, Plon, 1994, 224 p.), Claude Lévi-Strauss souligne le risque inhérent à la photographie : «Durant la première expédition j'avais, en plus du Leica, une petite caméra ovale de format 8 mm dont j'ai oublié la marque. Je ne m'en suis presque pas servi me sentant coupable de garder l'œil collé au viseur au lieu de regarder et d'essayer de comprendre ce qui se passait autour de moi. »
Il reprend cette idée dans un entretien avec Véronique Mortaigne (Loin du Brésil, 2005, republié par les éditions Chandeigne) : «Quand on a l'œil derrière un objectif de caméra, on ne voit pas ce qui se passe et on comprend encore moins ». « Je photographiais parce qu'il le fallait, mais toujours avec le sentiment que cela représentait une perte de temps, une perte d'attention ». Pour Claude Lévi-Strauss, la photographie représente un coût de renoncement élevé.

C'est aussi le point de vue de François Jullien, exprimé dans Philosophie du vivre (Editions Gallimard, 2011, Paris). François Julien évoque les touristes qui, sitôt arrivés « repèrent d'un coup d'œil ce qu'ils pourront photographier, le mettent dans la boîte ». « Prendre une photographie, dit-il, c'est se mettre à couvert, interposer ».
Effet de la technique ? François Jullien reprend et commente la formule d'Héraclite : "présents, ils sont absents" (cfson cours sur France Culture et la BNF). « La technique, en multipliant la présence, l'atrophie. En étendant de toute part son appareillage, elle met à l'abri et prémunit. Elle prémunit de l'assaut du présent ». L'enregistrement distrait de l'immédiat, dispense d'être attentif parce qu'il met en conserve, compte sur l'avenir pour voir ou écouter (enregistrement audio ou vidéo). Procrastination, remettre à demain, sorte de multitasking différé, improbable.

S'il a écrit sur sur la photographie comme pratique (Pierre Bourdieu et al. Un art moyen. Essai sur les usages sociaux de la photographie, Paris, Les Editions de Minuit, 1965), - recherche financée par Kodak-Pathé, ouvrage dédié à Raymond Aron -, Pierre Bourdieu a utilisé la photographie comme outil de son travail d'ethnographe. Les photos prises au cours de ses enquêtes, de ses observations, seront publiées beaucoup plus tard. (cfImages d'Algérie. Une affinité élective, éditions Actes Sud, 2003, 222 pages). Epistémologue du regard "armé" de l'ethnologue, Pierre Bourdieu attend surtout de la photographie un moyen, un instrument d'observation différée.
Pour lui, la photographie provoque «  une conversion du regard », « une manifestation de la distance de l'observateur qui enregistre et qui n'oublie pas qu'il enregistre". La photographie enrichit l'observation : "elle suppose aussi toute la proximité du familier, attentif et sensible aux détails imperceptibles que la familiarité lui permet et lui enjoint d'appréhender d'interpréter sur-le-champ... à tout cet infiniment petit de la pratique qui échappe souvent à l'ethnologue le plus attentif ». Toutefois, le regard de l'ethnologue, lorsqu'il photographie, est déjà éduqué, prévenu ("familier") : il n'est pas neutre, il cadre, classe, met dans des boîtes, dirait François Jullien.
Comme tout enregistrement, la photographie présente les bénéfices du différé : observation à retardement, quand on a tout son temps, loin de l'urgence du moment. « Les photos que l'on peut revoir à loisir, comme les enregistrements que l'on peut réécouter...  permettent de découvrir des détails inaperçus au premier regard et qu'on ne peut lourdement observer, par discrétion, pendant l'enquête ».

Pour l'ethnographe, l'appareil photo est un instrument d'observation ; l'ethnographe se trouve dans la même situation scientifique que d'autres chercheurs qui doivent dépasser "l'observation simple".  Ce que soulignait déjà Claude Bernard : « L'homme ne peut observer les phénomènes qui l'entourent que dans des limites très restreintes ; le plus grand nombre échappe naturellement à ses sens, et l'observation simple ne lui suffit pas. Pour étendre ses connaissances, il a dû amplifier, à l'aide d'appareils spéciaux, la puissance de ses organes en même temps qu'il s'est armé d'instruments divers qui lui ont servi à pénétrer dans l'intérieur des corps pour les décomposer et en étudier les parties cachées » (Introduction à l'étude de la médecine expérimentale, 1865).