dimanche 30 août 2020

L'homme rouge. Un prix Nobel formidable


Svletana Aleksandrovna Alexievitch (Святлана Аляксандраўна Алексіевіч), La Fin de l'homme rouge ou le temps du désenchantement, suivi de A propos d'une bataille perdue (Discours de réception du Prix Nobel de littérature en 2015), texte précédé de Repères chronologiques, Paris, Babel, 2013, 676 p., traduction de Sophie Benech, 12  €. Titre russe : "Время секонд хэнд (Конец красного человека).

  • Derniers témoins, Paris, 10/18, 401p., traduction de Anne Coldefy-Faucard, 8,4 €. Titre russe : Последние свидетели
  • La supplication. Tchernobyl, chronique du monde d'après l'apocalypse, Paris, 1998, Editions Jean-Claude Lattès, 253 p., traduction de Galia Ackerman et Pierre Lorrain, 7,6 €. Titre russe : Чернобыльская молитва. Хроника будущего
  • La guerre n'a pas un visage de femme, Paris, 415 p., traduction de Galia Ackerman et Paul Lequesne, 8,8 €. Titre russe :У войны не женское лицо
  • "Les cercueils de zinc", Titre russe : "Les garçons de zinc", Цинковые мальчики), 2018, Acte Sud, 328 p. Traduction de Bernadette du Crest et de Wladimir Berelowitch

et, sous la direction de Jean-Philippe Jaccard, Annick Morard et Nathalie Piégay, Svletana Alexievitch : la littérature au-delà de la littérature, Genève, Editions de la Baconnière,175 p., 20 €

Voici cinq des cinq principaux ouvrages de l'écrivain russe, ou du moins écrivant en russe ; elle est née d'une mère ukrainienne et d'un père biélorusse. Membre des komsomols (jeunesse communiste), elle est diplômée de journalisme de l'université de Minsk. Svletana Alexievitch conduit ses livres comme des enquêtes, patiemment, écoutant minutieusement les témoins qu'elle rencontre et interroge, ou, plutôt, qu'elle laisse parler. "Nous sommes en train de faire nos adieux à l'époque soviétique. A cette vie qui a été la nôtre. Je m'efforce d'écouter honnêtement tous ceux qui ont participé au drame socialiste..." : ainsi commence "La fin de l'homme rouge" dont le titre complet est "Vremia sekond khend. Konets krasnogo cheloveka", soit «L’époque de seconde main. La fin de l’homme rouge ». Ce qu'elle résume ainsi : "Mon intérêt pour la vie ne se situe pas dans l'événement en soi, pas dans la guerre pour elle-même, pas dans ou pour le suicide. Ce qui m'intéresse est ce qui se passe pour l'être humain, ce qui lui arrive dans notre temps". 

Son genre littéraire, les documents qu'elle produit, transforment la littérature et se situent peut-être bien au-delà des fictions littéraires. Ce que rédige Svletana Alexievitch ce sont des sortes de comptes-rendus sociologiques d'événements vécus. Elle est armée d'un magnétophone, et elle écoute. On lui parle : "Moi, j'écoute... Je me métamorphose de plus en plus en une seule grande oreille sans relâche tournée vers l'autre. Je "lis" les voix..." ou encore, plus loin, "Je n'écris pas sur la guerre, mais sur l'homme dans la guerre. J'écris non pas une histoire de la guerre mais une histoire des sentiments". Il faudrait citer longuement Svletana Alexievitch ; car ses livres prennent les lecteurs et ne les lâchent pas. Aussi, peut-elle écrire, par exemple : "Je recompose une histoire à partir de fragments de destins vécus, et cette histoire est féminine. Je veux connaître la guerre des femmes, et non celle des hommes. Quels souvenirs ont gardé les femmes ? Que racontent-elles ? Personne ne les a écoutées... Les filles de 1941".

"Flaubert a dit de lui-même qu'il était un "homme-plume". Moi, je peux dire que je suis une femme-oreille. Quand je marche dans la rue et que je surprends des mots, des phrases, des exclamations, je me dis toujours : combien de romans qui disparaissent sans laisser de traces !" "On a besoin d'une littérature qui soit au-delà de la littérature. C'est le témoin qui doit parler". "Qu'est-ce que je fais ? Je recueille les sentiments, les pensées, les mots de tous les jours. Je recueille la vie de mon époque. Ce qui m'intéresse, c'est l'histoire de l'âme. La vie quotidienne de l'âme"... "Mais il est difficile de parvenir jusqu'à l'âme d'un homme, elle est encombrée des superstitions, des partis pris et des mensonges de son temps. De ce qu'on entend à la télévision, de ce qu'on lit dans les journaux". Dé-médiatiser l'âme des gens ? "Ce qui m'intéresse, c'est le petit homme. Le grand petit homme, pourrais-je dire, car la souffrance le grandit".

Voilà ce que l'on peut écrire pour donner envie de lire l'oeuvre de Svletana Alexievitch, cette "littérature au-delà de la littérature". Il faut la lire. La littérature n'est pas un divertissement. On peut bien sûr contester l'imperfection de sa méthode dite parfois documentaire, mais cette méthode est efficace.

Bon, il m'en reste encore un à lire : "Les cercueils de zinc" (en russe, "les garçons de zinc", Цинковые мальчики), sur la guerre en Afghanistan. C'est pour bientôt  (c'est fait ; voir Les cercueils d'Afghanistan) !

lundi 17 août 2020

Celan, repassé par le présent de Heidegger

Hans-Peter Kunisch, Todtnauberg. Die Geschichte von Paul Celan, Martin Heidegger und ihrer unmöglichen Begegnung, dtv Verlagsgesellschaft, München, 2020, 350 p. 

L'ouvrage comprend une bibliogaphie classée (Literaturverzeichnis) et un Index nominum (Register).

L'auteur est un journaliste suisse, né en 1962 ; Docteur en philosophie, il décrit l'évolution et le parcours de Paul Celan qui chercha à rencontrer Martin Heidegger. Rencontre pourtant difficile que celle que tente Paul Celan, dont les parents, parce que juifs, ont été assassinés par les nazis dans un camp de concentration. Paul Celan veut rencontrer Martin Heidegger, qui a participé dès 1933 au pouvoir des nazis en Allemagne. Martin Heidegger, lui, n'a d'ailleurs jamais remis en question sa propre participation au pouvoir nazi alors que, Professeur, il fut nommé, par les nazis, Recteur de l'Université de Freiburg, et ce, dès la prise du pouvoir par les nazis, en 1933. Martin Heidegger fut également membre du parti nazi (NDSAP) de 1933 à 1945. Son directeur de thèse, Edmund Husserl, était juif et sera donc exclu de l'université allemande par l'administration nazie et sera "oublié" alors par Martin Heidegger qui lui avait pourtant quelques années auparavant, en 1927, dédicacé sa thèse. On peut raconter l'histoire bien plus longuement et interpréter plus finement telle ou telle déclaration fumeuse et emberlificotée du philosophe : les faits sont faits, et têtus. Et ils sont a priori impardonnables. Emmanuel Lévinas qui fut, très jeune, un lecteur et un  auditeur attentif du Heidegger de Sein und Zeit, n'a jamais pardonné, quand tant d'autres, et non des moindres, ont tenté de comprendre, entre autres Hannah Arendt, amante de Martin Heidegger, Karl Jaspers, Karl Löwith, Herbert Marcuse, Hans-Georg Gadamer, et ont, diversement, contribué à la gloire posthume de Martin Heidegger.

Qu'allait donc faire Paul Celan, le poète, dans cette histoire ? Tel est l'objet de cet ouvrage qui reprend la question depuis les débuts qui mènent à la rencontre de Paul Celan et Martin Heidegger. Paul Celan espérait que Martin Heidegger dirait quelques phrases de regrets sur l'extermination des juifs, par les nazis et leurs collaborateurs. Phrases qu'il n'aura, semble-t-il, pas obtenues. 

Le lecteur suit la vie de Paul Celan, et un peu aussi celle de Heidegger. On les suit entre autres dans le voyage à Todnauberg, village en Forêt Noire, où Heidegger possède une petite maison en bois ("eine Hütte", une sorte de chalet) que lui fit construire pour lui son épouse, en 1922. Paul Celan donnera une soirée de lectures à l'Université de Freiburg où il lira "Die Todesfuge"... Dans le livre des visiteurs ("das Hüttenbuch"), Paul Celan écrivit, au terme de sa visite : "Ins Hüttenbuch, mit dem Blick auf den Brunnenstern, mit einer Hoffnung auf ein kommendes Wort im Herzen. Am 25. Juli 1967" (mot à mot : "dans le livre du chalet, avec un regard sur l'étoile de la fontaine, avec l'espoir d'une parole à venir dans le coeur". Parole de regret qui ne viendra jamais...

Cette histoire s'achève par le suicide Paul Celan qui se jette dans la Seine, du pont Mirabeau. Mais auparavant, l'auteur conduit ses lecteurs par les amours de Paul Celan, Ingeborg Bachman d'abord qui rédigea une dissertation sur Heidegger (1949), et pour finir, par son séjour à Tel Aviv avec Liane Schindler. Ainsi va l'ouvrage, mêlant à des moments de vie de Paul Celan, des vers extraits de ses poèmes, comme des preuves, des témoignages. En refermant le livre, le lecteur est mal à l'aise...

Pour celles et ceux qui veulent approfondir la question, la bibliographie donnée par l'auteur est importante. J'y ajouterai néanmoins trois ouvrages. L'un, fondamental, sur les Cahiers noirs de Heidegger, l'autre, sociologique, de Pierre Bourdieu qui dénonçait déjà les supercheries heideggeriennes, il y a plus de quarante années, et finalement celui, méticuleux, de Hadrien France-Lanord.

- Nicolas Weill, Heidegger et les Cahiers noirs. Mystique du ressentiment, Paris, 2018, CNRS Editions, 208 p, Index.

- Pierre Bourdieu, L'ontologie politique de martin heidegger, Paris, Editions de Minuit, 1988, Index. 125 p.  Cet ouvrage reprend et développe les éléments d'une publication de 1975 dans Actes de la recherche en sciences sociales.

- Hadrien France-Lanord, Paul Celan et Martin Heidegger. Le sens d'un dialogue, Paris, Fayard, 313 p., 2004, Index des noms, Documents.