samedi 18 octobre 2014

Gestion : statistiques et benchmarking à tout faire


Isabelle Bruno, Emmanuel Didier, Benchmarking. L'Etat sous pression statistique, Paris, 2013, Editions de la Découverte, 212 p. 18 €

La gestion se nourrit de statistique. Les auteurs s'intéressent à l'exploitation des statistiques d'Etat sous forme de benchmarking. Celui-ci apparaît comme un outil de rationalité des organisations et des choix budgétaires.
"Benchmarker", c'était à l'origine marquer d'un signe faisant référence (bench), pour la mesure des altitudes (point géodésique). De là, la notion de benchmarking s'est étendue à l'établissement d'un standard, d'un point de comparaison (référentiel) pour mesurer, étalonner des pratiques moins objectives que la géodésie dans les domaines économiques, politiques ou sociaux, qu'il s'agisse d'entreprises privées ou publiques. Le benchmarking relève des technologies managériales ; il contribue à la gestion des personnes, au pilotage des entreprises.
Ainsi disposant d'un point de repère, on établit par comparaison et classement les meilleures pratiques (best pratices). Celles-ci acquièrent une fonction d'injonction, de commandement sans chef : tout se passe donc comme si l'on se pliait aux statistiques, à leur "neutralité bienveillante", pas au chef et à son éventuel arbitraire. Du coup, l'analyse de la fabrication de l'objectivité, de la neutralité, devient cruciale. Travail critique de type épistémologique.

Les auteurs passent en revue les composantes du benchmarking : les indicateurs et la quantification, les objectifs, la visualisation (tableaux de bord synoptiques, datavision, etc.). Viennent ensuite les exemples d'utilisation du benchmarking, ses mises en œuvre dans trois secteurs : la police, l'hôpital et l'université.
La gestion des sociétés, les formations diverses génèrent de plus en plus de données, de data ; les évaluations de tous ordres, avec notes et classements, inculquent la légitimité et l'universalité du benchmarking. Omniprésence des analytics que l'on observera dans le marketing des médias et la publicité. L'économie numérique secrète et manipule toujours plus de quantification, de statistique, de benchmark par rapport aux concurrents, par rapport à une période précedente (cfla gestion selon Amazon et, bien sûr, le classement continu des livres selon les ventes, "Amazon Sales Rank). "Big" et "small" data partout. Tout travail, toute activité, toute performance passent par l'observation quantificatrice et ses analyses. De plus, le benchmarking, que permet la profusion de statistiques, alimente le journalisme à partir de données (data journalism). Sur ce plan, le journalisme sportif est un modèle, rendant compte d'un univers de pratiques où l'on mesure tout, compare sans cesse, dans la diachronie comme dans la synchronie.

L'attitude des auteurs envers le benchmarking reste ambigüe : d'une part, ils dénoncent dans le benchmarking, un moyen d'oppression ; d'autre part, ils concluent avec le "statactivisme", travail militant pour "se réapproprier les statistiques comme outil de lutte et moyen d'émancipation" ("œil pour œil, nombre pour nombre"). Car reste une question fondamentale : par quoi remplacer le benchmarking et sa "palette managériale" ? Quelle serait l'antidote ? Les auteurs pour conclure leur critique stigmatisent les échecs de la gestion des services publics d'éducation, santé, sécurité. Mais faut-il incriminer le benchmarking ? Sans doute faut-il chercher ailleurs, à la source des objectifs proclamés.

Voici un ouvrage précieux, conçu dans l'esprit des travaux d'Alain Desrosières à qui il est dédié. Précieux car le benchmarking se propage à la gestion de toute activité humaine : sport, loisir, santé, hygiène, commerce, vie sociale... et se construit en temps réel. Grâce à une économie des contextes, aux wearables et autres outils dits de quantified self, chacun peut communiquer ses exploits à ses amis, à ses connaissances, les rendre publics. La compétition personnelle est continue et le stakhanovisme partout, d'ou l'envie de "disparaître de soi".  Et les réseaux sociaux contribuent à généraliser cette culture, distribuant et comptant des like et des retweet à tout va ; le langage en est contaminé...

mercredi 15 octobre 2014

La gestion selon Amazon, "the Unstore"


John Rossman, The Amazon Way. 14 Leadership Principles behind the World 's Most Disruptive Company, 2014, publié par Amazon, 10,09 $ (kindle)

John Rossman est un ancien cadre de Amazon et, assurément, un fan de son président et fondateur. De son expérience chez Amazon, il a retenu quelques principes de gestion qu'il expose dans ce livre : 14 principes soit 14 chapitres qui constituent le credo quotidien, le vade-mecum des employés et des cadres d'Amazon, voire, au-delà, peut-être un discours de la méthode, des règles pour la direction de l'entreprise numérique (ces 14 principes font allusion aux 14 "Points for Management" de Edward Demings, énoncés dans Out of the Crisis, 1986).
En annexes de l'ouvrage, certains aspects de ces principes sont détaillés et approfondis.

Le principe primordial pour Amazon se traduit par l'obsession du consommateur, du client, ce qui aboutit à l'importance du self-service conçu et préparé pour le client, aux interfaces client, et donc à l'innovation et à la simplification.
La culture de gestion d'Amazon accorde beaucoup d'importances aux décisions instinctives (gut) plutôt que calculées et pesées trop longuement ("bias for action"). Il faut y voir la crainte chez Amazon de la bureaucratie, de la hiérarchie, de la paralysie par l'analyse.
En termes d'intéressement et de motivation, cette culture Amazon favorise la participation (ownership principle), donc des stock options qui sont gages de longue durée plutôt que des primes et augmentations de salaire.

Amazon, comme la plupart des très grandes entreprises issues du numérique, a le culte des métriques, des analytics et du benchmarking, du suivi automatisé et quantifié des actions, des décisions : data et audit en continu, "accountability" d'abord, suivant le slogan fameux de Edwards Deming : "In God We Trust, All Others Must Bring Data". L'auteur parle de direction par les nombres ("leadership-by-the-numbers").
Parmi les grands principes, retenons encore la frugalité, l'auto-critique publique, la modestie en cas de réussite, l'insistance sur l'invention mais aussi l'obligation de discuter et tenir bon en cas de désaccord (challenge).
Soulignons encore l'importance accordée aux détails ("deep dive into the details") conjuguée à l'ambition presque démesurée ("Thing Big"). Chaque principe d'action semble ainsi contrebalancé, rééquilibré par un autre, opposé.

A noter, dans le chapitre 4, un développement sur le style de travail en entreprise. L'auteur y évoque notamment les textes préparant aux décisions chez Amazon ; ces textes doivent être rédigés complètement, avec phrases et paragraphes (narratives) pour pouvoir être lus en silence, en début de réunion, par chacun des participants. Donc pas de listes (bullet points) présentées selon un modèle PowerPoint. Pour réfléchir et se préparer à décider, pour expliquer, justifier et convaincre, rien ne vaut l'écrit. PowerPoint, dit Jeff Bezos, dont l'auteur cite souvent les maximes ("jeffisms"), stérilise la discussion : "reliance on PowerPoint presentations dumbs down the conversation".

Ces 14 principes forment ensemble un ouvrage clair, concis, qui suscite la réflexion : plus que de sciences de gestion, il s'agit de techniques, de pratiques, de recettes même, parfois. Beaucoup de bon sens dans ces principes illustrés d'anecdotes et d'exemples. Peu de théorie générale.
Un point essentiel n'est pas abordé toutefois : comment, pour Amazon, concilier "l'obsession du client" et le souci des salariés (cf. les conditions de travail sur les plateformes de logistique) ; comment concilier la qualité du service rendu aux clients et la qualité de vie de celles et ceux qui y travaillent ?

Pour compléter cet ouvrage, on se reportera avec profit à la biographie de Jeff Bezos, écrite par un journaliste, Brad Stone : The Eveything store. Jeff Bezos and the Age of Amazon, 361 p., Little Brown. and Company, 2013, 9,99 $ (kindle).
Après les bios du patron d'Apple et le film sur le fondateur de Facebook, le culte de la personnalité n'épargne décidément pas les chefs d'entreprise du numérique. Cette bio approfondit sur de nombreux points le fonctionnement de l'entreprise et illustre la minutie de sa gestion des clients.
En annexe, les livres préférés de Jeff Bezos ("Jeff's Reading List") parmi lesquels se trouve en bonne place la bio de Sam Walton, le fondateur de Walmart qui met l'accent sur le frugalité et l'importance de l'action (essais et erreurs).
Signalons encore la critique du livre ("customer review") publiée par MacKenzie Bezos (l'épouse de Jeff Bezos, témoin privilégié) ; elle évoque les risques narrratifs (narrative fallacy) de l'écriture de "non-fiction" (donc de l'écriture journalistique) et ses limites scientifiques. Son commentaire mérite de figurer dans les manuels !

dimanche 12 octobre 2014

Crowdsourcing, pour une théorie pratique des ensembles sociaux ?


Daren C. Brabham, Crowdsourcing, 2013, Cambridge, MIT Press, 238 p., Bibliogr, Index.

Le crowdsourcing est une des manifestations fondatrices du paradigme numérique dans le domaine de la publicité et des médias. Pourtant, cette notion apparue au début des années 2000, avec l'essor du Web, demeure floue, confuse : un mot passe-partout, à la mode (buzzword), mobilisé pour évoquer des pratiques en apparence hétérogènes. Incommode à traduire donc...
L'ouvrage commence par une tentative de définition ; l'exercice est formel et arbitraire, peu convaincant. Puis, l'auteur, qui enseigne dans une école de journalisme, poursuit par la relation de diverses tentatives typologiques ; enfin, il aborde l'analyse des problèmes actuels (juridiques, éthiques notamment) et effleure l'avenir possible du crowdsourcing.

Le crowdsourcing, c'est extraire (voler ? faire faire par les autres ?) des idées au sein d'importants ensembles sociaux non structurés et anonymes : "crowd", nom (verbe aussi) traduit en français par "foule", "multitude" (avec des connotations spinozistes rarement comprises), voire "masse". D'où le mot valise "crowdsourcing", comme "outsourcing". Retenons surtout l'idée de puiser dans une large population, de faire appel à des "communautés" en ligne. Du nombre, source multiple et dispersée, le crowdsourcing fait "surgir" des idées neuves (cf. l'étymologie de "source", le verbe latin surgere = surgir) ; selon quelle dynamique de groupes, quel processus mystérieux, quelle alchimie sociale s'effectue ce jaillissement ? Une approche plus technique, mathématique l'aurait peut-etre éclairé.

Le voisinage notionnel de crowdsourcing est multiple et riche mais, dans tous les cas, on peut le réduire à une structure de place de marché où se rencontrent offres et demandes. Internet et son organisation technique en réseau facilitent cette rencontre et permettent de mobiliser rapidement des ensembles très larges de demandes et d'offres.
Source : xkcd
On peut rapprocher le crowdsourcing de la notion d'amateurs professionnels (pro-ams), de celle de "distributed problem-solving" (coopération en ligne : traduction, création publicitaire, algorithme, etc.) ; pour d'autres, cette notion évoquera la ligne de masse théorisée par la pratique politique "révolutionnaire"(cf. Mao Zedong, "À propos des méthodes de direction", 1er juin 1943). Toujours est supposée, tacitement ou non, la "sagesse des foules", la transcendance du peuple, du nombre, de la diversité aussi : d'où le rôle confié à l'enquête pour conquérir et vérifier le savoir disséminé (sous forme de data, d'"intelligence collective"). Ce que proclame le titre emblématique de l'ouvrage du journaliste James Surowiecki, "The Wisdom of Crowds: Why the Many Are Smarter Than the Few" (2004).

A titre d'exemples, l'auteur évoque InnoCentive, place de marché de problèmes et de solutions ("Want to mobilize a world of on-demand talent?"), Mechanical Turk (Amazon), place de marché pour des travaux de toutes sortes ("Marketplace for work"), microtasking, comme Gigwalk pour le marketing.
On peut aussi évoquer des entreprises commeWattpad (storytelling), le crowdsourcing du marketing littéraire avec Write On ou kindlescout qui, avec Amazon, soumettent les livres à la critique pour les rendre vendables ("stories need you", "reader-powered publishing"). Crowdsourcing pour un journalisme citoyen, pour la résistance politique et l'assistance aux victimes (Ushahidi, du mot swahili pour témoin), crowdsourcing pour le suivi des tremblements de terre ("Did you feel it"), de la circulation urbaine (Waze), pour le design (Wilogo), pour le marché de l'emploi (Witmart / Zhubazie / 猪八戒), la cartographie (Apple Maps Connect) ou la création de T-shirts (Threadless)... mais surtout les entreprises comme Patients Like Me ou CrowdMed sur la santé et la maladie.
Le crowdfunding, sorte de "financement participatif", relève d'une logique semblable (IndigogoKickstarter, SeedInvest) : en appeler au nombre pour financer des innovations (exemple : la montre Pebble). Cette pratique constitue une innovation dans l'économie de l'innovation (sur ce point, voir "Handbook for a new era of crowdfunding").

La proximité du crowdsourcing avec la data et ses outils d'exploitation est peu abordée dans l'ouvrage. C'est dommage d'autant que le crowdsourcing ne semble guère séparable du mécanisme des enchères et du temps réel, donc des fondements de l'économie numérique.
Les exemples évoqués semblent trop peu nombreux pour donner une idée claire de la diversité des situations et de l'évolution des modèles. Enfin, on attendrait plus sur la place des réseaux sociaux et du community management. Bibliographie efficace. Le livre répond assurément à des attentes techniques et théoriques mais il reste encore du travail...