lundi 29 juin 2015

Heidegger : l'interview en différé (Der Spiegel)


Lutz Hachmeister, Heideggers Testament. Der Philosoph, der Spiegel und die SS, Propyläen, Berlin, 2014, 368 p. Bibliogr., Index.

Heidegger est un philosophe allemand du XXème siècle (1889-1976). Professeur de philosophie influent aux disciples nombreux et célèbres : Hannah Arendt, Emmanuel Lévinas, Herbert Marcuse, Jean-Paul Sartre, Leo Strauss, entre autres. Il fut lui-même élève de Edmund Husserl qui dirigea sa thèse de doctorat.
Son œuvre compte plus d'une centaine de volumes, dont le plus important est Sein und Zeit (L'Être et le temps, 1927).

Le 23 septembre 1966, Martin Heidegger donna une longue interview pour l'hebdomadaire allemand, Der Spiegel, sous réserve que cette interview ne soit publiée qu'après sa mort. L'interview, longuement préparée, fut donc publiée dans le numéro suivant le décès du philosophe, en mai 1976, soit presque dix ans après avoir eu lieu. Heidegger, en repoussant la publication de l'entretien au-delà de sa mort, voulait pouvoir travailler tranquillement. Pour Der Spiegel, une telle interview constitue un trophée journalistique !

Le livre de Lutz Hachmeiter, directeur de l'Institut für Medien- und Kommunikationspolitik à Berlin, décortique et expose l'histoire de cette interview. Il en traite d'abord la construction, en évoque la mise en scène médiatique, qui comporte aussi de nombreuses photos posées. Il en documente méticuleusement les constituants, les acteurs (famille, étudiants, collègues), le contexte intellectuel et politique, l'époque. Le texte de l'interview est publié dans le tome 16 des œuvres complètes (cf. infra). On le trouve en anglais ici.

Rappelons les faits qui se trouvent au cœur de cette interview et la motivent. En 1933, quelques mois après que le parti nazi (NSDAP) et Hitler aient pris le pouvoir, Martin Heidegger est élu recteur de l'Université de Fribourg en Brisgau ; il y  manifeste d'abord son allégeance au pouvoir nazi, puis, déçu, prend petit à petit ses distances et démissionne, un an après. Depuis lors, la question revient sans cesse dans le débat philosophique : Martin Heidegger, le "grand philosophe", a-t-il été nazi, antisémite ? A-t-il jamais cessé de l'être ?
En 1945, Heidegger sera interdit d'enseignement pour trois ans ; ensuite, il ne sera plus inquiété et mènera à Fribourg et dans sa petite maison en Forêt-Noire (die Hütte), la carrière universitaire d'un intellectuel mondialement célèbre et célébré.
L'interview donne l'occasion à Heidegger de s'expliquer et de se disculper, bien qu'il ne plaide pas coupable... La première partie de l'interview du Spiegel est consacrée aux relations de Martin Heidegger avec l'Etat nazi (NS-Staat): "Der Philosoph und das dritte Reich". Ensuite, Heidegger évoque sa philosophie, à propos de l'éducation, du rôle de l'université et surtout de la place de la technique. Celle-ci est à ses yeux devenue incontrôlable et toute-puissante sous la forme de cybernétique (c'est le "Gestell") : selon Heidegger, l'erreur fondamentale de nos sociétés est-elle de se soumettre à la domination de la technique, aux médias, à la mondialisation ? Question d'importance, légitime, mais faut-il mixer ces questions philosophiques et politiques légitimes avec l'acquiescement actif au nazisme ? Stratégie rhétorique de détournement, voie d'évitement ?
D'ailleurs, comment ne pas s'étonner de la persistance dans la philosophie contemporaine de références à des œuvres qui n'ont jamais clairement rompu avec le nazisme comme celles de Martin Heidegger, Ernst Jünger, Carl Schmitt (tous trois interviewés par Der Spiegel) ? D'où vient cette fascination ? Pourquoi le poète Paul Celan a-t-il voulu rencontrer Martin Heidegger ?
La Une du Spiegel,
31 mai 1976 (N° 23)

L'interview pour Der Spiegel est conduite par deux journalistes, Rudolf Augstein et Georg Wolff. Ce dernier est issu de l'administration nazie où il travaillait au service de sécurité (Sicherheitsdienst - SD - de Reinhard Heydrich). Belle reconversion ! Un développement est d'ailleurs consacré par Lutz Hachmeister à la place qu'occupaient au Spiegel d'anciens cadres de l'Etat nazi, collaborateurs de Himmler. Chapitre éclairant de l'histoire de la presse allemande après-guerre et du fameux magazine, de réputation progressiste, à l'époque de Konrad Adenauer.
En fait, dans cette interview, Martin Heidegger ne répond directement à aucune question concernant son engagement nazi. Il ne philosophe pas sur le nazisme, ne dit rien sur la destruction de l'Europe juive, sur les camps d'extermination. D'ailleurs, on ne lui demande rien. Heidegger réfute la plupart des accusations dont il est l'objet. Pour toutes réponses, nous n'avons que quelques élucubrations plus ou moins ésotériques que les interviewers semblent écouter respectueusement ; la plus fameuse, la plus obscure, "Seul un dieu peut encore nous sauver" "Nur noch ein Gott kann uns retten") donnera son titre à un documentaire sur Heidegger.

Depuis cette interview, les tomes 94, 95 et 96, dits "Schwarze Hefte" (Cahiers noirs), des œuvres complètes de Heidegger ont été publiés, finalement. Ces écrits des années 1930 confirment l'antisémitisme têtu et constant du professeur de philosophie. Le quotidien Frankfurter Allgemeine (FAZ) parlera à ce propos de "débâcle intellectuelle".
La lecture de l'ouvrage de Lutz Hachmeister laisse une impression d'ambiguïté, de malaise. Heidegger noie le poisson dans son jargon philosophique. Notons qu'il déclarait détester les journalistes qu'il traitait de "Journaille", reprenant une expression péjorative de Karl Kraus (Die Fackel, 1902) dont usaient les nazis. Heideggers Testament. Der Philosoph, der Spiegel und die SS témoigne pourtant que Martin Heidegger ne dédaignait pas d'exploiter les pouvoirs de la presse (de nombreuses photos ont été prises à l'occasion de cette interview, publiées en un volume par FEY vendu à Todnauberg pour les touristes, cf. infra).

Emmanuel Lévinas était embarrassé quand on l'interrogeait sur le nazisme de Martin Heidegger. En 1968, dans Quatre lectures talmudiques, il écrira finalement : "Il est difficile de pardonner à Heidegger" (in "Traité du Yoma"), mais, néanmoins, il ne cessa de s'y référer dans ses cours (cf. ses derniers cours, année universitaire 1975-76 : Dieu, la mort et le temps). Près d'un demi-siècle plus tard, il semble impossible de pardonner. Pourtant la philosophie heideggerienne est florissante et hégémonique. Impardonnable.


Quelques références bibliographiques

  • Cohen-Halimi, Michèle, Cohen Francis, Le cas Trawny. A propos des Cahiers noirs de Heidegger, Paris, 2015, Sens&tonka, 42 p.
  • Heidegger, Martin, Gesamtausgabe (Jahre 1931-1941), Band 94, 95, 96, Vittorio Klostermann, Frankfurt am Main, 2014.
  • Heidegger, Martin, Gesamtausgabe (Reden und andere Zeugnisse eines Lebensweges 1910-1976), Band 16, Vittorio Klostermann, Frankfurt am Main, 2000.
  • Lescourret, Marie-Anne (sous la direction de ), La dette et la distance. De quelques élèves et lecteurs juifs de Heidegger, Paris, Editions de l'éclat, 1994.
  • Lévinas, Emmanuel, Dieu, la mort et le temps, 1993, Editions Grasset & Fasquelle (Livre de Poche)
  • Lévinas, Emmanuel, Quatre lectures talmudiques, 1968, Editions de Minuit
  • Trawny, Peter, Heidegger et l'antisémitisme. Sur les cahiers noirs, Paris, Seuil, 2014 (Heidegger und der Mythos der jüdischen Verschwörung, 2014, Vittorio Klostermann)
  • Trawny, Peter, (herausgegeben von), Heidegger, die Juden, noch einmal, Vittorio Klostermann, Frankfurt am Main, 2015, 256 p.
  • Trawny, Peter, Irrnisfuge- Heideggers An-archie, 2014, Berlin, Mathes & Seitz, 92 p.
  • Weill Nicolas, Heidegger et les Cahiers noirs. Mystique du ressentiment, Paris, CNRS Editions, 2018, 208 p. 

mardi 23 juin 2015

Le Point Godwin, limite des discussions sur le Web



François de Smet, Reductio ad hitlerum. Une théorie du point Godwin, Paris, Presses Universitaires de France, 2014, 162 p., 15 €

François de Smet est un universitaire bruxellois, spécialiste de philosophie politique. Cet essai prend pour point de départ (prétexte ?) une notion popularisée sur Internet sous le nom de "Point Godwin". L'auteur, en déconstruisant minutieusement cette notion y décelle les impensés et la philosophie politiques caractéristiques de notre époque, dite post-moderne.

Qu'est-ce que le "Point Godwin" ?
"As an online discussion grows longer, the probability of a comparison involving Nazis or Hitler, almost surely approaches 1". Cette loi fut énoncée par l'avocat américain Mike Godwin en 1990 pour décrire la dérive des discussions sur le Web, discussions qui finissent souvent, à bout d'arguments, par se référer au nazisme et aux camps d'extermination. Franchir le point Godwin témoigne d'un manque d'arguments.
Selon l'auteur, la responsabilité de l'apparition de ce "gadget théorique" et "rhétorique" qu'est le point Godwin revient au Web : "L'immédiateté du Web a attisé la propension des individus à manifester leur liberté par le verbe. La toile a fourni un accélérant à nos transmissions d'informations". Notons que le Web est aussi ce qui permet de repérer et d'objectiver des phénomènes comme celui du point Godwin, et de les dénoncer. L'effet multiplicateur des réseaux facilite et accélère la propagation et le partage mais aussi le comptage. "

L'enjeu du Point Godwin, déclare François de Smet, est la distinction du bien et du mal. "La référence perpétuelle aux années de guerre témoigne d'une nostalgie pour un univers manichéen délimitant, sans doute ni nuance, le bien et le mal, offrant une boussole sans faille n'indiquant pas où se trouve le bien, mais dénonçant sans aucun ambiguïté où se situe le mal". Pour l'auteur, le Point Godwin exprime "un refoulement singulier : celui de l'esprit de meute".
Pour ses analyses, François de Smet puise son outillage conceptuel dans l'œuvre de Freud, de Hannah Arendt sur le totalitarisme, dans les roman d'Albert Cohen et de Primo Levi, dans le travail d'Annette Wieviorka (L'ère du témoin), d'Albert Camus (L'homme révolté), de Leo Strauss, notamment.

Ce livre constitue une réflexion continue sur la langue et ses usages sociaux ; l'auteur revendique la légitimité d'un "questionnement sur les bornes langagières de la démocratie, par le biais de la loi et du politiquement correct" ("tabous rhétoriques") ; à la liberté d'expression, correspond une "inattendue oppression". Oppression qui protège de la meute dont les réseaux sociaux peuvent devenir la forme moderne :"le web incarne la planétarisation du café du commerce".
A cause de la langue, les médias tiennent une grande place dans les analyses de l'auteur ; ils sont à la fois cause et symptômes, menaces pour la liberté, même. "Les citoyens, la presse, les médias sont à l'affût de toute publication ou prise de parole pouvant être interprétés comme stigmatisant, choquante, insultante". Le risque que les médias numériques font peser sur la vie privée est au cœur du débat : "le risque oppressant de basculer dans une société où chacun devient le policier de chacun est sur nos talons".
Notre société tend-elle à un nouveau type de totalitarisme qui développe avec ses médias une police de la langue et de la discussion (politesse) ? "Tout est fait pour nous aider à ne sélectionner que ce qui conforte notre point de vue et nous permet de mettre en cause les intentions de nos prochains."
L'ouvrage s'achève par un procès impitoyable de l'indignation qui fut à la mode en 2010 (Stéphane Hessel, Indignez-vous) : "L'indigné, ou l'héroïsme sans peine".

L'ouvrage de François de Smet est iconoclaste ; il est brillamment écrit, parfois cinglant. Parfois, il fait penser à Guy Debord. Il fait voir les médias autrement, sans langue de bois, enfin. Voici un ouvrage rafraîchissant et qui oblige à penser, lentement, à relire, et notamment à s'interroger sur la manière dont nous pensons, ou croyons penser. Les médias et le Web sont les premiers suspects et témoins convoqués par ce procès, ce qui ne manque pas de faire penser aux travaux de Jean-Pierre Faye ou de Victor Klemperer. Mais je viens sans aucun doute de franchir le Point Godwin...

vendredi 19 juin 2015

Colette : plus d'un demi siècle de journalisme



Colette journaliste. Chroniques et reportages, 1893-1955, Texte établi, présenté et annoté par Gérard Bonal et Frédéric Maget, Paris, Editions du Seuil, 2010, 438 p., 11,8 €

Le journalisme occupa une grande part de l'activité littéraire de Colette (1873-1954), à côté de ses romans (Claudine, Gigi, Chéri, Le blé en herbe, La vagabonde, L'ingénue libertine, etc.) et de sa carrière d'actrice au music-hall.
Œuvre parallèle ?

La relation presse / littérature dans une œuvre est elle articulation de talents différents. La presse apparaît d'abord comme gagne-pain régulier tandis que l'œuvre se construit, plus risquée : en cela, Colette suit la voie tracée par Honoré de Balzac, Victor Hugo, Théophile Gauthier, Charles Baudelaire, Emile Zola... Plus tard, Albert Camus. Mais la relation à la presse n'est pas seulement alimentaire. La presse est aussi pourvoyeuse de contenus, de matière première littéraire : faits divers, événements, représentations théâtrales, sport, procès, conseils imposent leurs sujets, leur genre, leur vérité ("l'imagination, c'est la perte du reporter")... Surtout, le travail de journaliste ne laisse que peu de choix, il impose son calendrier, son format (longueur imposée), ses délais de bouclage (la presse est un "ogre qui se repaît à heures fixes"). D'une certaine manière, le journalisme est un genre à formes fixes.

Le journalisme peut être aussi un plaisir. Colette dira combien elle a aimé l'ambiance et la vie des journaux et même l'exigence quotidienne du quotidien : «Tous les jours, tous les jours, je courrai l'aventure d'écrire. Tous les jours un souci s'éveillera en même temps que moi, m'accompagnera en voyage, nagera l'été à mon flanc et s'insinuera dans songes  [...] La passion ne m'en a pas quittée." (1933, La République).
Le journalisme de Colette enrichit l'écriture de ses romans, il lui impose aussi progressivement l'habitude du décentrement, de l'observation minutieuse, de la simplicité et de la clarté, de la concision. Le talent de la romancière affecte en retour le journalisme : " Colette a créé une forme de journalisme absolument nouvelle, un journalisme lyrique – lyrique n'est pas enthousiaste –, fondée sur les rencontres quotidiennes d'une vie de femme". Bouclant la boucle, son travail de journaliste sera repris et publié en recueils (Les vrilles de la vigne, Les heures longues, Paris de ma fenêtre, etc).

Dans ce volume, les éditeurs ont réuni 130 articles écrits par Colette, la plupart inédits en librairie, précédés d'une préface de 35 pages. Les articles de Colette sont disséminés parmi de nombreux titres de presse (Vogue, Gil Blas, Le Petit Parisien, Le Figaro, Marie Claire, le Mercure de France, Le Petit niçois, La Revue NantaiseLe Matin, Le Film, etc.). Bien sûr, pour être réunis dans un livre traditionnel, de papier, ces articles ont été dépouillés de leur contexte, de leur format, de la titraille, et c'est dommage : l'article de journal est indissociable de son environnement rédactionnel et de la charte graphique, dont relève aussi la publicité. Que pourrait faire l'édition numérique pour restituer ces articles dans leur environnement premier ?

Colette a fait tous les métiers du journalisme : chroniqueuse, critique et reporter. Du métier de reporter, elle dira : "Il n'y a qu'une consigne qui est : "Débrouillez-vous". Avec le reportage, il ne s'agit pas seulement d'écrire, assise tranquille à son bureau ; nous sommes loin d'un journalisme de la chaire et de la réécriture de dépêches d'agences ou de communiqués de presse. Le reporter doit conquérir son information avant d'écrire son article.
Moderne, Colette est féministe ; elle ouvre dans Paris-Soir, que dirige Pierre Lazareff (novembre 1938), la rubrique "une femme parmi les autres" : " Chaque semaine, notre grande Colette examinera ici le cas d'une femme prise parmi les femmes [...] Colette s'efforcera de déchiffrer, à travers les lignes multiples de ces destins, l'énigme des femmes d'aujourd'hui". "Colette, l'affranchie", titrera le Hors série du Monde qui lui est consacré, en septembre 2015)

L'ouvrage contribue autant à l'histoire de la presse et du journalisme qu'à celle de la littérature, et de leurs échanges. Livre d'histoire et d'histoires.

jeudi 11 juin 2015

Journalisme et presse : petites histoires d'une Grande Disruption


Mike Hoyt, Michael Shapiro, Anna Hiatt, Tales From the Great Disruption. Insights and Lessons From Journalism's Technological Transformation, Big Roundtable Books, 2015, 192 p, $9,99 (eBook)

Après bien des années glorieuses, la presse quotidienne américaine est confrontée depuis une trentaine d'années à une disruption continue et radicale, et qui va s'accélérant. Grande Disruption comme l'on dit Grande Dépression : rupture de modèle, de paradigme. La disruption commence subrepticement alors que la situation économique de la presse semble florissante et qu'elle vit de manière confortable. Insensibilisée, aveuglée, le presse ne percevra pas la menace tout de suite, refusera d'entendre les alertes ; les journalistes n'ont pas voulu admettre que leur métier était désormais un métier technologique et non plus un métier littéraire : "Newsroom Cassandras [...] were dismissed as cranks and geeks, people obsessed with computers and maybe a startup called America Online".
Les auteurs de l'ouvrage sont journalistes, ils essaient d'imaginer un diagnostic et des solutions, à partir d'études de cas variées,.
Les études de cas concernent surtout les salles de rédaction et les décisions stratégiques prises à propos des contenus. Pas de théorie mais une observation in situ : des journalistes enquêtent sur le journalisme. L'ouvrage est quelque peu romancé mais l'approche éclairante divulgue parfois l'aveuglement de ces spécialistes de la lucidité. Inévitable ?

La première étude concerne un quotidien régional, The Philadelphia Inquirer, propriété du groupe Knight Ridder. Réduction d'effectifs, érosion de la diffusion, baisse des revenus publicitaires : spirale fatale. La solution : "réinventer" ? Formatage des articles, graphiques, etc. (influence de USA Today). L'essentiel du débat est géographique : où mettre l'accent ? Local ou régional, centre ville ou banlieues ? Quant au national et à l'international, on les réduit de plus en plus, mais sans trop être sûr.  Comment savoir ? Interrogés par enquêtes, les lecteurs déclarent tout vouloir, illusion du marketing. "A paper within the paper" ? Une section locale à l'intérieur du journal... Mouvement inverse ? "Transcender la géographie" avec des articles non localisés... Maximiser tout cela sous contraintes, baisser les coûts et augmenter les marges, demandes que martèlent les actionnaires. Beaucoup de pragmatisme de tous les côtés, sans certitude ni direction claire, sans modèle, sans exemple à suivre. Le journal est pris dans la tourmente, sans boussole.

La seconde étude concerne également un quotidien régional, The San Jose Mercury News, le journal de la Silicon Valley. Ce cas est particulièrement intéressant puisqu'il s'agit du quotidien qui avait le mieux anticipé la révolution numérique, "The nation's most tech-savvy newspaper", disait Time magazine. Ce fut le premier quotidien à mettre tout son contenu en ligne et à publier ses scoops sur son site. Dès 1995, après le lancement de Mosaic Communications et de Netscape, navigateurs qui libéraient le journal de l'emprise d'AOL, l'accès au contenu en ligne fut payant (4,95 $ /mois) : les utilisateurs appréciaient particulièrement l'agrégation personnalisée d'infos (News Hound), les archives et les petites annonces. Le journal fut d'abord porté par l'expansion de la Silicon Valley mais bientôt d'autres titres couvrirent l'économie numérique et ses entreprises... Alors on revint en arrière, aux anciennes ornières et à un modèle économique connu, conservateur. Plus avec moins de moyens.

Les cas suivants concernent plusieurs titres : le Huffington Post, agrégateur de contenus publiés uniquement en ligne, faisant appel à des bloggeurs (racheté par AOL, puis par Verizon), le magazine Playboy qui s'estime entravé par Apple dont la boutique d'applis fonctionne comme gatekeeper : "Apple has, slyly and with great force positioned itself as a publishing tastemaker". Apple ne serait donc pas un distributeur neutre... mais en est-il ?
L'ouvrage traite enfin de la longue traîne des créations journalistiques reposant sur un format d'articles long (plus de 1 500 mots), définissant un "slow journalism" ; les sites repartent du contenu, du "plaisir du texte" tant pour les journalistes que pour les lecteurs. On évoque Narratively qui fit appel à Kickstarter pour son financement (crowdfunding),  The Commercial Appeal (Memphis), Longreads, Longform qui sélectionnent, archivent et distribuent les articles au format long. On évoque aussi des applis et services comme Pocket (Read It Later), Flipboard ou Evernote pour le stockage d'articles à lire plus tard.

Appli ny now (juin 2015)
Diagnostic ? Il est modeste et flou. Rien n'est clair encore, la disruption est toujours à l'œuvre...
Dans l'histoire de cette disruption, il est a posteriori facile de voir la cécité des acteurs, journalistes, actionnaires, gestionnaires. Leur inattention à l'essentiel est frappante. Par exemple, un tournant décisif a été assurément pris avec la perte des petites annonces au profit de sites spécialisés comme Craigslist ou Monster.com. Que pouvait le papier contre l'ergonomie technologique des sites ?
La seconde erreur fut de ne pas faire payer et d'adopter pour la presse en ligne un modèle "gratuit" fondé sur le tout publicitaire (no paywalls). Cette abdication sans raison a conduit la presse à se jeter dans la gueule des moteurs de recherche et la course au référencement. Au contraire, si The Wall Street Journal a pu rester payant depuis 1996, c'est en raison de la réputation de qualité de ses contenus, leur exclusive fiabilité (faire payer a même été qualifié un moment de "hopelessely un-webby !).
Pas de modèle économique efficace qui ne se fonde sur le produit, les articles, l'information, la qualité, donc les contenus. Au terme de leur analyse, les auteurs cherchent l'explication primordiale des problèmes de la presse dans les contenus plutôt que dans les formats ou les supports (portabilité, ubiquité). La tentation publicitaire subsiste : le New York Times revient à un modèle gratuit avec publicité pour son son appli nyt now.

Au cours de la lecture, des questions impertinentes émergent. L'une porte sur les enquêtes et les focus groupes : comment connaître les non lecteurs ? Les enquêtés ne savent pas ce qu'ils veulent, ou ne le disent pas... La seconde question concerne la pertinence pour l'économie des médias des prix Pulitzer tellement révérés par les journalistes : en quoi constituent-ils encore un indicateur de qualité de la presse ? Ne témoignent-ils pas surtout d'ethnocentrisme professionnel - comme les prix dans la littérature ou la publicité ?
Jamais, les auteurs ne questionnent radicalement la formation des journalistes (travailleurs de l'information !) dont on pourrait attendre désormais des compétences techniques voire mathématiques (data) ou gestion (cela ne saurait nuire !).
Ce travail pourrait être sous-titré "l'avenir d'une illusion"... Qui a entendu l'avertissement du journaliste Bob Ingle : "We think we are an institution - the last bastion against greed and corruption and government inefficiency. We are our own worst ennemies. We have forgotten how to compete, and we better learn damn fast because we're on Internet time" ? Il est déjà bien tard !

dimanche 7 juin 2015

Destruction créatrice, production, calcul et techniques : pour quel humanisme ?



Pierre Caye, Critique de la destruction créatrice. Production et humanisme, Paris, 2015, Les Belles Lettres, 332 p., Index.

L'économiste Joseph A. Schumpeter mentionne brièvement la notion de destruction créatrice dans son ouvrage classique, Capitalism, Socialism and Democracy (1942), au chapitre VII, "The Process of Creative Destruction".
Pierre Caye s'attaque à la critique de cette notion en philosophe des sciences et des techniques et, pour cela, mobilise des travaux classiques : ceux de Platon et Proclus, de Plotin (Ennéades, 253-270) dont la modernité des analyses surprend, ceux de Martin Heidegger (das Gestell) et de Jürgen Habermas aussi.
Pour étayer ces réflexions, les sources de l'auteur sont multiples. En plus de l'économie (praxéologie, catallaxie de Ludwig von Mises), il puise également dans l'écologie, la biopolitique, l'histoire de l'architecture et le droit patrimonial.

Après une première partie pour poser le problème, la deuxième partie est consacrée à l'examen des "principes métaphysiques de sauvegarde et de résistance de l'être". La troisième reprend "la question de la technique à l'épreuve du développement durable" et de la rationalité (dissociation de la production et de la technique.) L'auteur dénonce sans ambages "la doxa des économistes, qui réduisent la question de la technique et de son impact sur la croissance à sa dimension exclusivement productive". Cette partie comporte des développements convaincants à propos de la notion - dévalorisée - de soin et sollicitude (care) comme réparation et protection d'un monde détérioré par la production et ses techniques. Critique aussi de la pseudo-ubiquité spatiale ou temporelle qu'apporteraient les techniques. Critique encore, radicale, de la notion de dématérialisation et du fourre-tout notionel qui accompagne souvent celle de "société post-industrielle", "post-moderne" et autre "capitalisme cognitif". Les développements sur la place de l'architecture s'avèrent féconds pour la compréhension de la place des techniques et du calcul ; l'auteur est un éminent spécialiste de l'architecture de la Renaissance, de Vitruve et de Leon Battista Alberti. La démonstration est inattendue et brillante.

Enfin, l'auteur confronte les notions juridiques de patrimoine et de capital. L'absurdité comptable qui ignore la patrimonalisation autorise comptablement le pillage du patrimoine naturel et symbolique ; l'auteur recourt à l'anthropolgie et aux travaux de Maurice Godelier pour stigmatiser cette erreur, une faute qui coûte très cher. La mobilisation de la notion d'externalités positives (l'éducation de la population, les biens collectifs issus de l'action publique et de l'impôt) peut-elle corriger le tir ? L'ouvrage s'achève par une critique en règle du droit de l'environnement.

Cet ouvrage nous paraît formidablement novateur en raison de l'originalité et de la fécondité des argumentations développées, des sources conceptuelles mobilisées de manière toujours rigoureuse. Chaque proposition surprend, rompant heureusement avec les gesticulations répétées, de communiqués de presse en "livres blancs", sur l'économie numérique, le changement social qu'elle promet et favorise, l'avenir radieux auquel elle conduit. Un vrai livre, rafraichissant, parfois aride, excitant et exigeant, sans concession.
Quel plaisir !

jeudi 4 juin 2015

L'aménagement international et le démembrement des territoires


Laurent Davezies, Le nouvel égoïsme international. Le grand malaise des nations, Paris, Seuil, 1995, 106 P.

La réflexion mise en œuvre dans cet essai est servie par l'actualité récente des nationalismes en Europe : Catalogne, Ecosse, Wallonie, Chypre, Italie du Nord, Kurdistan, décomposition de l'empire sovitétique, etc.). La réflexion sur la fragmentation territoriale et politique apparait indissociable de celle portant sur la mondialisation. Et ce postulat constitue déjà un important recadrage conceptuel, qui n'en reste pas là : que valent les notions, admises sans examen, d'auto-détermination (référendum), de nation, d'indépendance nationale, de décentralisation, d'identité (cf. L'identité de la France, de Ferdinand Braudel), de fédération ?
Comment un territoire, une aire géographique deviennent-ils une nation, à quelles conditions ? Quel rôle jouent la taille, l'histoire, la langue, l'école, le marketing, le folklore (cf. Médias et constructions nationales) ? Les petits pays sont-ils avantagés dans l'économie mondiale ? Existe-t-il un optimum, des limites, de taille ou de diversité ? Que valent, que coûtent les séparatismes ?
Quel rôle jouent les médias et, désormais, l'économie numérique dans l'aménagement et le déménagement des territoires ? Internet semble doté d'un statut mixte, à la fois "bien commun" mais aussi enjeu de marché et des politiques publiques.

En France, le débat est constant et l'évolution des découpages territoriaux (inter-communalité, départements, régions...) sans cesse questionnée, votée. Les médias ont épousé souvent des découpages territoriaux et commerciaux : presse nationale, régionale et départementale ; la télévision nationale domine dans la plupart des pays européens (dont la France). Que se passera-t-il avec le déploiement des cultures numériques et des identités mobiles ? Les notions courantes de zone de chalandise et de géo-marketing sont à reconsidérer avec le e-commerce qui s'affranchit des frontières, y compris fiscales. Jusqu'où doit s'étendre l'indépendance nationale alors que des très grands groupes exploitent la richesse des pays ? Le Web et le numérique relèvent-ils du régalien ?

Pour Laurent Davezies, la "cohésion territoriale" doit être garante de l'intérêt général (égalité, fraternité, liberté, sûreté), à l'opposé de "l'égoïsme territorial". Elle lui semble une composante fondamentale dans l'intérêt de la paix et ses composantes politiques primordiales ; elle émerge des analyses de l'auteur qui, malgré tout ne cesse de stigmatiser la panne théorique et le déficit d'outils de la science politique, de l'économie et du droit pour penser le nouveau monde des organisations territoriales enchevétrées.
La nation définit "un espace de solidarité socio-économique" : solidarité que traduisent des mouvements redistributifs et des transferts observables notamment dans les médias ("Plan France Très Haut Débit", télévision numérique terrestre, aides à la distribution de la presse). L'égalité des chances des territoires, plus que l'autonomie, constitue-t-elle un objectif prioritaire, national et républicain ? Jusqu'à quel point faut-il tolérer, encourager la mondialisation qui démantibule les économies nationales, rarement pour le bénéfice des consommateurs ?

Comment ces divers territoires, dont la marqueterie évolue continûment, peuvent-ils s'accorder avec les cultures de mobilité qui émergent depuis quelques années ? La notion de foyer comme lieu de consommation de média (télévision surtout) est bousculée, mais celle d'adresse IP et de localisation reste utile pour le ciblage , éditorial ou publicitaire ; la dissociation lieu de vie et médias consommés est fréquente (naître ici, étudier là-bas, travailler ailleurs)... Toute mobilité géographique s'accompagne-t-elle de mobilité culturelle, linguistique ? Pas si sûr. Elle s'accompagne de nostalgie des racines aussi, certainement, sol favorable aux conservatismes. L'idée macluhanienne d'un village planétaire suscite beaucoup de réticence voire d'hostilité, qu'il s'agisse de migrations, de tourisme, de liens avec les cultures d'origine...

La géographie des territoires est indiscutablement l'une des dimensions fondamentales des médias et de la publicité. L'ouvrage lucide de Laurent Davezies peut aider à y voir plus clair, à en poser les problèmes sans parti pris.