mardi 23 juin 2015

Le Point Godwin, limite des discussions sur le Web



François de Smet, Reductio ad hitlerum. Une théorie du point Godwin, Paris, Presses Universitaires de France, 2014, 162 p., 15 €

François de Smet est un universitaire bruxellois, spécialiste de philosophie politique. Cet essai prend pour point de départ (prétexte ?) une notion popularisée sur Internet sous le nom de "Point Godwin". L'auteur, en déconstruisant minutieusement cette notion y décelle les impensés et la philosophie politiques caractéristiques de notre époque, dite post-moderne.

Qu'est-ce que le "Point Godwin" ?
"As an online discussion grows longer, the probability of a comparison involving Nazis or Hitler, almost surely approaches 1". Cette loi fut énoncée par l'avocat américain Mike Godwin en 1990 pour décrire la dérive des discussions sur le Web, discussions qui finissent souvent, à bout d'arguments, par se référer au nazisme et aux camps d'extermination. Franchir le point Godwin témoigne d'un manque d'arguments.
Selon l'auteur, la responsabilité de l'apparition de ce "gadget théorique" et "rhétorique" qu'est le point Godwin revient au Web : "L'immédiateté du Web a attisé la propension des individus à manifester leur liberté par le verbe. La toile a fourni un accélérant à nos transmissions d'informations". Notons que le Web est aussi ce qui permet de repérer et d'objectiver des phénomènes comme celui du point Godwin, et de les dénoncer. L'effet multiplicateur des réseaux facilite et accélère la propagation et le partage mais aussi le comptage. "

L'enjeu du Point Godwin, déclare François de Smet, est la distinction du bien et du mal. "La référence perpétuelle aux années de guerre témoigne d'une nostalgie pour un univers manichéen délimitant, sans doute ni nuance, le bien et le mal, offrant une boussole sans faille n'indiquant pas où se trouve le bien, mais dénonçant sans aucun ambiguïté où se situe le mal". Pour l'auteur, le Point Godwin exprime "un refoulement singulier : celui de l'esprit de meute".
Pour ses analyses, François de Smet puise son outillage conceptuel dans l'œuvre de Freud, de Hannah Arendt sur le totalitarisme, dans les roman d'Albert Cohen et de Primo Levi, dans le travail d'Annette Wieviorka (L'ère du témoin), d'Albert Camus (L'homme révolté), de Leo Strauss, notamment.

Ce livre constitue une réflexion continue sur la langue et ses usages sociaux ; l'auteur revendique la légitimité d'un "questionnement sur les bornes langagières de la démocratie, par le biais de la loi et du politiquement correct" ("tabous rhétoriques") ; à la liberté d'expression, correspond une "inattendue oppression". Oppression qui protège de la meute dont les réseaux sociaux peuvent devenir la forme moderne :"le web incarne la planétarisation du café du commerce".
A cause de la langue, les médias tiennent une grande place dans les analyses de l'auteur ; ils sont à la fois cause et symptômes, menaces pour la liberté, même. "Les citoyens, la presse, les médias sont à l'affût de toute publication ou prise de parole pouvant être interprétés comme stigmatisant, choquante, insultante". Le risque que les médias numériques font peser sur la vie privée est au cœur du débat : "le risque oppressant de basculer dans une société où chacun devient le policier de chacun est sur nos talons".
Notre société tend-elle à un nouveau type de totalitarisme qui développe avec ses médias une police de la langue et de la discussion (politesse) ? "Tout est fait pour nous aider à ne sélectionner que ce qui conforte notre point de vue et nous permet de mettre en cause les intentions de nos prochains."
L'ouvrage s'achève par un procès impitoyable de l'indignation qui fut à la mode en 2010 (Stéphane Hessel, Indignez-vous) : "L'indigné, ou l'héroïsme sans peine".

L'ouvrage de François de Smet est iconoclaste ; il est brillamment écrit, parfois cinglant. Parfois, il fait penser à Guy Debord. Il fait voir les médias autrement, sans langue de bois, enfin. Voici un ouvrage rafraîchissant et qui oblige à penser, lentement, à relire, et notamment à s'interroger sur la manière dont nous pensons, ou croyons penser. Les médias et le Web sont les premiers suspects et témoins convoqués par ce procès, ce qui ne manque pas de faire penser aux travaux de Jean-Pierre Faye ou de Victor Klemperer. Mais je viens sans aucun doute de franchir le Point Godwin...

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