lundi 27 mars 2017

Transparence totalitaire : fictions et réalités




Evgueni Zamiatine, Nous, 2017, Actes Sud, 233 p.

Ville de verre aux murs transparents. Ville géométrique, tentaculaire ou aucune vie n'est privée. Ville arithmétique habitée par des Numéros, dirigée par un dictateur bienveillant (le Bienfaiteur)... Utopie, lieu où tout est bien, où tout va bien dans un monde parfait. Nous sommes en l'an futur tel que l'imagine un roman de science fiction soviétique au temps de la Révolution bolchévique (1920). L'auteur est ingénieur. Nous roman est l'histoire de D-503, le héros, un mathématicien quelque peu romantique. C'est son auto-biographie.
Le monde futur est une perfection mathématique;  rien ny 'est laissé au hasard, ni les rencontres, ni l'amour, ni la reproduction, ni les déplacements, ni la mode (chacun reçoit régulièrement une tenue). Standardisation de la personnalisation ! Bien sûr, dans ce monde parfait quelque chose se dérègle : D-503 tombe amoureux de la belle I-330.

L'ouvrage raconte cette aventure, un moment d'exaltation, de dérèglement, de bonheur sans calcul. Le lecteur retrouve les préoccupations de 1984 et la dénonciation des univers poltiques totalitaires, de la collaboration de tous avec ses chefs et petits chefs. Cela ressemble au monde nazi, à l'Allemagne de l'Est (la RDA)... A la fin, quand tout revient dans l'ordre totalitaire, le héros sourit : "le sourire est l'état normal d'un homme normal". Tout va bien. Létat d'âme est une maladie dans l'univers concentrationnaire.
Mais pourquoi les mathématiques sont-elles enrôlées pour décrire ce monde ? Curieuse métaphore sociale, comme si la rigueur, la démonstration, la logique composaient un monde dangereux, connotaient a priori la terreur alors que ce qui caractérise la pensée totalitaire, c'est l'arbitraire, l'imposition, la croyance, pas la démonstration. Dans Nous, les nombres imaginaires, i, complexes ont un mauvaise réputation imméritée ! Euler et Gauss comme terroristes ?

Voilà comment un ingénieur soviétique des années 1920 se représentait les enfers à venir, à confronter avec l'inimaginable "archipel du goulag" (Alexandre Soljénitsine), ou avec l'enfer de Vasily Grossman (Treblinka) : la réalité est pire que la fiction, qui manque souvent d'imagination.

mardi 21 mars 2017

Cloclo : la chanson populaire au temps du 45 tours, une forme moyenne



Philippe Chevallier, La chanson exactement. L'art difficile de Claude François, Paris, 2017, PUF, 286 p., Index, Bibiogr., 19 €.

Diplômé de philosophie qui a publié sur Michel Foucault et Søren Kierkegaard, Philippe Chevallier avait tout pour mépriser sans examen les chansons et le personnage de Claude François. Pourtant, par défi personnel, il a voulu comprendre la fascination populaire qu'exerçait le chanteur, et, les deux étant liées, l'hostilité ethnocentriste de critiques dont il épingle sans pitié les plaisanteries condescendantes et l'ignorance technique : suffisance et insuffisance conjointes, comme d'habitude....

Le livre est une enquête sur la production de la variété très grand public à l'époque de la "reproduction mécanique" (nous sommes en apparence sur la voie de Walter Benjamin, d'Adorno, ou de Marshall McLuhan). L'auteur effectue une analyse méticuleuse, exigeante, respectueuse (husserlienne : "revenir aux choses mêmes") du mode de production des chansons de Claude François, de la division du travail musical qui y préside, des différents métiers du son, de la géographie des studios d'enregistrement, etc. Investigation culturelle qui s'en tient à son objet et dégagée du côté célébrité (pourtant, il y a de quoi faire) : "Penser la musique populaire enregistrée" (chapitre 3), tel est l'objectif presque sans précédent que vise cet ouvrage dont la force et l'originalité théoriques ne doivent pas être masquées par le sujet, si peu légitime. Là où beaucoup dénoncent, Philippe Chevallier énonce : voir la démonstration détaillée à propos de "Alexandrie, Alexandra" (1978).

Le premier chapitre étudie une composante essentielle de la chanson populaire, la "volonté de la reprise : la forme moyenne ne se préoccupe pas de créer, elle recycle ce qui a fait ses preuves". D'où la récupération de chansons américaines (Claude François en avait conçu et organisé une veille systématique), puis leur adaptation au marché français. Répétition, "Rehash" (désagrégé / réagrégé ?), disait John Lennon de la chanson en général (et non "réchauffé" comme on le traduit, ce n'est pas la même cuisine !). Le plagiat serait donc la règle mais comment le définir noblement ? Remarquable analyse de Philippe Chevallier que cet "éloge de la forme moyenne".
En résumé : rigueur et exigence. "Tout chez Claude François sonne juste" ; perfectionniste, de formation classique, batteur de jazz, il a le culte du solfège et de la partition (formation de chant, violon, percussion, batterie, tumba) qui aboutissent à une "maîtrise totale" du produit final (chapitre 2). En fait, Claude François s'avère "créateur de formes" : "ça s'en va et ça revient / c'est fait de tout petits riens / ça se chante et ça se danse, et ça revient, ça se retient" : définition de la forme chanson populaire ? Il y a encore beaucoup à faire pour comprendre le miracle industriel d'une chanson populaire à succès.
Octobre 2017

La chanson de Claude François est inséparable de l'industrie musicale : celle des microsillons 45 tours et du marketing qui les accompagne (cf. "SLC Salut les Copains", l'émission quotidienne, à 5 heures de l'après-midi sur la radio Europe 1 (1959-1969), puis le magazine mensuel du même nom (1962, qui vend 1 million d'exemplaires). Ce marketing de masse a laissé des traces : les fans de Claude François répondent toujours présents (tout comme ceux de Dalida) : Télé7Jours publie, en 2016-2017, 50 CD, "La collection officielle Salut Les Copains" (Polygram / Europe 1) et même un calendrier SLC (dont Claude François illustre le mois de décembre). Homme de média, Claude François racheta le magazine Podium en 1972...
People d'un côté, fans de l'autres. Marché rétro de la nostalgie : "Hier est près de moi" ("yesterday once more") avec "Every sha-la-la-la, every wo-o-wo-o".
Septembre 2017


Claude François sociologue ? Les textes des chansons sont plus sérieux qu'ils n'en ont l'air, à la première écoute ; ils en disent long : "Comme d'habitude" (devenu "My way" avec Frank Sinatra), dit la distance entre les petits matins quotidiens et les grands soirs du grand amour. "Misère du monde". Nous sommes en 1968 et Sheila chante le tube de l'été ("Petite fille de français moyen") tandis que Claude François chante "Le lundi au soleil" dans la grande ville ; rêve de "ne rien faire", nostalgie de la campagne (les foins, le raisin, "la ferme du bonheur"), moderne, actuel. "La chanson populaire pèche le plus souvent par excès de sérieux. Son tort est de toujours dire des choses de la vie", souligne Philippe Chevallier ;  "gravité dans le frivole", disait Baudelaire. Ce que retouve peut-être aujourd'hui la génération de ceux qui se sont fait alors "une certaine idée de la France" (1965) avec les succès de Stone et 2017Charden, Michel Sardou, Sheila...

Qu'en devient-il de ce mode de production et de distribution de la chanson à l'époque de la reproduction numérique, de YouTube, Spotify ou Apple Music ?
Le livre de Philippe Chevallier est un travail de philosophe. Rigoureux, volonté aboutie d'aller "aux choses mêmes" et de ne jamais abandonner "l'attitude d'absence radicale de préjugés" que réclamait Edmund Husserl.

Références
Juillet 2017


Adorno (T.W.), Einleitung in die Musik-sociologie, Zwölf theoretisch Vorlesungen, Frankfurt, Suhrkamp, 1962.
Benjamin (W), Das Kunstwerk im Zeitalter seiner technischen Reproduzierbarkeit, Frankfurt, Suhrkamp, 1936.
Bourdieu (P) et alUn art moyen. Essai sur les usages sociaux de la photographie, Paris, Les Editions de Minuit, 1965.
Grignon (C), Passeron (C), Le savant et le populaire. Misérabilisme et populisme en sociologie et en littérature, Paris, Le Seuil, 1989.
Hennion (A), Les professionnels du disque. Une sociologie des variétés, Paris, A-M Métaillié, 1981.
MediaMediorum, Pourquoi BobDylan est important
Hennion (A),Vignolle (J-P), L'économie du disque en France, Paris, Documentation Française, 1978.
Husserl (Edmund), Philosophie als strenge Wissenschaft, Hamburg, Felix Meiner Verlag, 1910 / 2009 (La philosophie comme science rigoureuse, PUF, 1989)
Kracauer (S), Jacques Offenbach und das Paris seiner Zeit, Frankfurt, Suhrkamp, 1937.

jeudi 9 mars 2017

Des plateformes pour une nouvelle économie



Sangeet Choudary, Geoffrey Parker, Marshall Van Alstyne, Platform Revolution: How Networked Markets are Transforming the Economy and How to Make Them Work for You, 2016, W.W. Norton & Co, 352 p, Index, Glossaire, $14,86 (eBook)

Sangeet Paul Choudary, Platform Scale. How an emerging business model helps startups build large empires with minimum investments, kindle edition, 2015, 289 p. $9,59 (eBook)

Les auteurs dégagent les conditions d'émergence d'un nouveau modèle d'affaires, celui des plateformes et leur pouvoir. Les ouvrages s'adressent aux startups et aux entrepreneurs, ils associent heureusement théorie économique et exemples.
Le modèle d'affaire des plateformes a fait le succès d'Uber (qui se veut aussi "content marketplace"), de AirBnB, d'alibaba, de YouTube, de Pinterest, de eBay, etc. et surtout des GAFA, imités de près par Microsoft (qui a racheté la plateforme LinkedIn).
Parmi les GAFA, Amazon semble de plus en plus une plateforme de plateformes (AWS, Prime, MechaniCal Turketc.). Les plateformes des GAFA présentent pour eux un atout essentiel : pour chacun de leur clients, elles disposent d'un identifiant unique associé à un outil de paiement (coordonnées bancaires d'une ou plusieurs cartes de crédit).

Les plateformes représentent une économie disruptive. Toute activité dont l'information est l'ingrédient essentiel peut donner naissance à une plateforme : l'asymétrie d'information sur un marché, une activité très lourdement réglementée sont autant de conditions favorables à l'émergence de plateformes.
Une autre caractéristique des plateformes est de s'attaquer aux biens sous-utilisés, appartements, chambres d'hôtels, parking, véhicules, outillages et d'en partager l'utilisation (sharing economy). Voir aussi les plateformes de mise en relation (avocats, médecins, etc.).

Toutes ces entreprises mettent en relation plus qu'elles ne possèdent : Uber ne possède pas d'automobiles, AirBnB ne possède pas d'hôtels, elles construisent des plateformes pour mettre en relation une offre (des chauffeurs, des propriétaires) avec une demande (clients potentiels des hôtels et des taxis). Economie de l'interaction, des données numérisées, logique de place de marché : l'effet network (loi de Metcalfe) et modèle double face caractérisent le modèle des plateformes.

Ce modèle s'oppose à celui que les auteurs caractérisent comme une structure en pipelines. La forme en pipelines est linéaire (linear value chain), elle décompose l'activité en étapes successives : la conception, le prototypage, la fabrication, la distribution. Ce qui fait la différence ? La suppression des intermédiaires, gatekeepers, et la réduction drastique des coûts de transaction qui permet un meilleur scaling (l'extension à de très nombreux utilisateurs n'affecte pas les coûts. Les gatekeepers ont été remplacés par des signaux de marché. Les plateformes permettent aussi la réduction des ventes groupées (bundles) comme on peut l'observer dans l'évolution de la télévision américaine (OTT, Skinny Bundles). De plus, les plateformes sont généralement en self-service. Voilà pourquoi, au bout du compte, "les plateformes dévorent les pipe-lines".

Les ouvrages dessinent les modalités de cette nouvelle économie qui affecte fortement les médias : pensons à Netflix ou à YouTube mais aussi aux extensions des plateformes Uber qui veut fournir des éléments d'information à ses passagers (Uber Content Marketplace) ou à Google qui propose des informations touristiques (Google Trips). Le marché des médias traditionnels (legacy media) est fortement bousculé voire menacé par les plateformes, notamment par celle des GAFA dont Amazon, Google et Facebook qui s'attaquent au marché publicitaire.

Les auteurs mobilisent de nombreux exemples proveant d'entreprises de nombreux pays. Ils évoquent le rôle de la viralité dans le développement, les techniques de monétisation des plateformes, la participation des développeurs, les principes d'une "gouvernance" féconde, l'autogestion. Le chapitre 9 est consacré aux métriques et analytiques des plateformes : l'intensité des interactions, le nombre de plateformes auxquelles recourt un utilisateur -multihoming, l'innovation la data (quantité et qualité), les fusions et acquisitions.
Uber est de nombreuses fois évoqué et célébré par les auteurs : ne pas omettre toutefois les questions de droit social que pose cette entreprise (de quelle protection sociale disposent les chauffeurs d'Uber), qu'en est-il du recrutement et de la sécurité des passagers, du sexisme de la culture d'entreprise... question de curation encore, homologue à celle à laquelle doit faire face Facebook.

Tous les mécanismes et questions touchant les plateformes et leur gestion sont abordés, y compris la question fort actuelle de la législation à concevoir pour réguler les plateformes de manière féconde.
Chacun des 14 chapitres s'achève par un résumé clair de ses acquis. Les notes sont abondantes et utiles. Voici un bon outil de travail et de réflexion. Un bon manuel aussi pour qui étudie les médias et leur gestion.

N.B. Sur le même sujet, pour approfondir certaines approches, voir les travaux de Jean-Charles Rochet et Jean Tirole : "Platform competition in two-sided markets", Journal of the European Economic Association, 2003 ou "Two-Sided Markets: A Progress Report", The RAND Journal of Economics, 2006, et plus générale approche, L'économie numérique selon Jean Tirole, data et bien commun.