samedi 21 juillet 2012

Visibilité et énergie médiatique

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Nathalie Heinich, De la visibilité. Excellence et singularité en régime médiatique, Paris, Gallimard, 2012, 593 p. Index

La différence de potentiel de visibilité entre des personnes est au coeur de l'économie des médias. La peoplisation est omniprésente : divertissement (sport, cinéma, musique, littérature, chanson), de la politique, de l'économie, de la science, de la religion, de l'entreprise... Pas de sujet, de thème auxquels les médias ne donnent une dimension people. Les médias créent et propagent la visibilité des personnes mais aussi celle d'événements, de personnages et lieux historiques (cartes postales, magazines de tourisme, de patrimoine, réseaux sociaux comme Foursquare ou Facebook, etc.). Cf. le cas de Jeanne d'Arc.
La différence de potentiel (que nous noterons ddp comme en électricité) de visibilité semble un effet de la reproductibilité technique des images, reproductibilité d'abord mécanique (W. Benjamin) puis numérique. L'économie des médias fabrique de la ddp de visibilité, une tension (la masse a un potentiel nul !) et s'en sert pour produire de l'audience et de la data vendues ensuite aux annonceurs.

Cet ouvrage commence par la construction de son objet (définitions, périmètre, typologies, taxonomies, etc.), le situant par rapport aux notions voisines ou parentes (célébrité, fan, notoriété, spontanée ou assistée, image de marque, réputation, influence, star, people, etc.).
Après ce travail préalable, l'auteur évoque l'histoire de la visibilité puis passe en revue ses domaines de prédilection : les cours et les familles royales, les champions sportifs et les politiques, les écrivains et les "penseurs", les chanteurs, les mannequins, les personnalités de la télévision.
A partir de là, l'auteur centre sa réflexion sur l'économie et la gestion du "capital de visibilité", usant de la métaphore féconde du capital selon laquelle vivent et se développent souvent les approches bourdieusiennes (capital linguistique, social, culturel, informationnel, etc.). Cette économie ébauchée, des questions surgissent :
  • Comment s'effectue l'accumulation du capital de visibilité ? Quelle place y tient le progrès technique ? Qu'y change l'économie numérique ?
  • Peut-on "se hedger" pour se protéger des écarts de visibilité ?
  • Qu'apporterait d'aller jusqu'au bout de la formalisation et de l'analyse systématiques des opérations de visibilité : transitivité (les amis de mes amis sont mes amis) ; anti-transitivité : (les ennemis de mes ennemis sont mes amis), non commutativité, associativité ? A voir...
  • Ce capital de visibilité se déprécie, il faut donc le gérer (c'est le travail des RP, des "agents"), investir dans la visibilité, dans l'image. Les détenteurs de visibilité peuvent passer d'une marque à l'autre selon une sorte de mercato dont le marché des tranferts sportifs professionnels montre l'exemple. Ainsi, Marissa Meyer, auréolée de son image Google, passant chez Yahoo! (juillet 2012).
  • Un produit peut être star (placement de produit), un consommateur peut devenir l'ami d'une marque (cf. Facebook), le capital de visibilité est un actif de l'entreprise, valorisable, cf. goodwill. Depuis longtemps, le marketing évalue et qualifie la notoriété et la visibilité ainsi que le coût de sa construction (bilan de campagne) et de son érosion (mémo/démémo). 
  • Couverture du magazine People, juillet 2012,
    Présentoir (caisse de supermarché américain)
  • Comment cette économie se situe-t-elle par rapport a à une économie du faire-valoir, à une économie des singularités ?
  • Comment opèrent les tranferts dans certaines marché particuliers comme le marché politique : tel acteur ou chanteur soutenant visiblement tel candidat, lui apportant - ou non - le crédit de sa visibilité.
  • Qu'est-ce que la privation de visibilité, l'invisibilité sociale, l'anonymat ? (dans une discussion avec Nathalie Heinich, Annie Ernaux évoque sa "carapace d'invisibilité" (cf. L'épreuve de la grandeur. Prix littéraire et reconnaissance, p. 86).
L'ouvrage de Nathalie Heinich a manifestement été achevé avant le raz de marée des réseaux sociaux. Ceux-ci généralisent la question de la visibilité : effets de réseau de la notoriété, effets des outils de mémorisation et de stockage (thésaurisation des contacts, capital social objectivé), reconnaissance automatique des visages, mises en scène publiques des vies quotidiennes privées. Surtout, les réseaux sociaux en complexifient l'arithmétique. Lady Gaga et Justin Bieber comptent apparemment des dizaines de millions de followers ("suiveurs" ?) sur Twitter, Gabby Douglas en deux médailles d'or de gymnastique gagne 260 000 "likes" sur Facebook, tel politicien compte ses milliers d'amis sur Facebook... Grâce aux réseaux sociaux, toute notoriété est quantifiée (le nombre des contacts, leur distribution). Quantification à mettre en relation avec le capital social et, sans doute, toujours omis, avec le capital humain. Facebook et Twitter démocratisent la visibilité, la proximité. On collectionnait les autographes, on collectionnera les "amis", les recommandations, les fans (WhoSay, réseau social pour célébrités). Le Klout score se veut mesure de l'influence pour tous et Bottlenose recherche la tendance "sociale" du moment : "See what the crowd is talking about", crowdsourcing de la tendance ("Surf the stream") ! Dans cette économie de la visibilité, la protection de l'image, de la réputation est indispensable. Des entreprises vendent ce service (MarkMonitor), par exemple.

C'est parce qu'il ignore presque totalement les réseaux sociaux que ce livre sera précieux pour les comprendre et les analyser. N'entrant pas a priori dans leur logique, il fournit des repères et des concepts indipensables. Il sera désormais au point de départ de tout travail sur les réseaux sociaux, une boussole...


Ouvrage évoqués
Walter Benjamin, Das Kunstwerk im Zeitalter seiner technischen Reproduzierbarkeit,1935 (L'oeuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique, Gallimard, 2008)
Nathalie Heinich, L'épreuve de la grandeur. Prix littéraire et reconnaissance, 
Gérard Lagneau, Le Faire valoir. Une introduction à la sociologie des phénomènes publicitaires. Avec une préface-réponse par Marcel Bleustein-Blanchet (Publicis), Paris, 1969, 166 p.
Lucien Karpik, L'économie des singularités, Paris, Gallimard, 2007, 373 p.
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vendredi 13 juillet 2012

Best-sellers et médias du XVIIIe siècle

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Robert Darnton, The Forbidden Best-Sellers of Pre-Revolutionary France, Norton, 1996, 440 p. Index.

De la France des Lumières, on apprend au lycée les noms des Philosophes, des Encyclopédistes. Voltaire, Rousseau d'abord que la chanson de Gavroche popularisa comme causes de la Révolution de 1789, Diderot, Montesquieu, D'Alembert et son théorème, Condorcet...
Robert Darnton, historien des Lumières et de L'Encyclopédie, a consacré une recherche aux livres achetés et lus au XVIIIe siècle, à la "littérature vécue" ; son travail replace le livre "populaire" dans l'histoire globale des médias et de la communication ; à cette occasion, il évoque la richesse de l'environnement médiatique au XVIIIe siècle : "society overflowed with gossip, rumors, jokes, songs, graffiti, posters, pasquinades, broadsides, letters, and journals". Et ces médias de s'entrecroiser, de s'entre-copier et de fonctionner - déjà - en réseau. En lisant Robert Darnton, on est amené à relativiser la nouveauté des réseaux sociaux tels que nous les connaissons maintenant : nouveauté technique absolue, évidemment, mais faible innovation sociale ou médiatique. L'environnement de communication qui vit et se propage aujourd'hui sur des supports numériques, sur les réseaux sociaux où s'expriment les rumeurs, les papotages, les pasquinades n'est pas si différent de celui du XVIIIe siècle.

Le travail de Robert Darnton, tout en décrivant l'économie du livre (circulation, marketing, prix), révèle l'importance statistique, au moins, de livres philosophiques peu connus aujourd'hui, qui circulaient alors sous le manteau. En tête des best-sellers, selon le classement de Darnton, vient une utopie morale ("expérimentation mentale") : l'ouvrage de Louis-Sébastien Mercier, L'an 2400, publié en 1771. Ensuite vient un libelle politique, Anecdotes sur Mme la comtesse du Barry (1775). Les ouvrages de "philosophie pornographique", y compris ceux écrits par des  auteurs devenus classiques voire scolaires (Diderot, Voltaire), occupent une place significative parmi les best-sellers. Notre époque s'est fabriqué sa vision et son répertoire littéraire et philosophique du XVIIIe siècle. L'auteur publie un exemple de chaque type de texte en annexes.

Que les livres ou les médias soient causes de la Révolution, qu'ils contribuent à l'opinion publique, ce sont là questions de cours quelque peu formelles ; plus féconde, en revanche, est la question de la "délégitimation" des pouvoirs induite par les best-sellers (notion parente de celle d'acceptabilité) et celui de la transformation due au passage des nouvelles par l'imprimé : le livre fixe, impose une forme narrative et une structure aux contenus autrement dispersés : travail d'agrégation, d'édition que le numérique confie désormais au lecteur.
Darnton formalise en un schéma le réseau qui structure l'environnement médiatique dans lequel vit quotidiennement la population française, environnement qui engendre et relaie déjà des événements ("pseudo events" ?). L'événement apparaît comme une sécrétion externe des réseaux communiquant. Comment une telle mise à plat est-elle actualisable dans l'univers de la communication numérisée en intégrant les effets de réseau ?
The Forbidden Best-sellers of Pre-Revolutionary France, O.C. p. 189

samedi 7 juillet 2012

Facebook vu de l'intérieur : ethnologie de la start-up

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Copie d'écran du livre lu sur iPad
Katherine Losse. The Boy Kings. A Journey into the Heart of the Social Network, 2012, Free Press (Simon & Shuster), 256 p.

Voici un livre sur une immense entreprise du numérique. Mais à la différence de tant d'autres livres, il n'est pas basé sur des interviews complaisantes recueillies par un journaliste. Pas de détails croustillants, non plus. Il est écrit par quelqu'un qui connaît son sujet et qui est cultivé. Il ne dénonce même pas, il énonce.
L'auteur a été recrutée par Facebook en 2005 ; elle a commencé son "voyage au coeur du réseau social" par le service clients avant de travailler à l'internationalisation du réseau (localisation, traduction) puis de devenir le "nègre" du fondateur ; en 2010, elle revend ses actions et quitte Facebook.
Diplômée d'une université américaine réputée (Johns Hopkins, à Baltimore), Katherine Losse est issue d'une filière "liberal arts" (littérature, histoire, anthropologie) ; non développeur, elle n'appartient pas à l'aristocratie de l'entreprise.

Jouant de l'écart entre son "regard éloigné", hérité de sa formation intellectuelle, et de son intimité avec l'entreprise, Katherine Losse réussit un essai / roman décapant et tendre, jamais manichéen, qui passe de l'ethnographie à une ethnologie de la startup technologique, ethnologie dont il est peu d'exemples. Distante et intimement engagée, solidaire et critique, l'auteur pratique, de facto, une observation participante : "I felt a bit like Margaret Mead on Bali, watching the natives of a distant world enact their culture". Cette situation méthodologique mériterait, à elle seule, une discussion épistémologique sur la nature du savoir produit dans de telles conditions, et sur le sentiment diffus de trahison qui s'en dégage inévitablement.

Le livre fait voir la coexistence, dans la culture d'une entreprise contemporaine, de la modernité absolue et d'une tradition plutôt crasse. Facebook est, à ses débuts, une entreprise où la division technique et sociale et sexuelle du travail est explicite ; au sommet, l'élite des développeurs, ils codent sans horaires, profitent de nombreux avantages matériels à commencer par un bon salaire. A leur périphérie, s'affairent des "nontechnical employees", administratifs, commerciaux... Hiérarchie implacable, classes étanches. Monde que domine une culture masculine, jeune, avec ses mots et ses astuces parfois aussi déplacés que ridicules : "Their idea of cool", commente, superbe, Katherine Losse qui croit parfois se trouver dans Mad Men "as if in repudiation of fifty years of social progress".
Culte de la personnalité du fondateur, impérial "with his chest puffed-out, Napoleon-style" ; "société de cour", infantilisation des relations, paternalisme, rituels d'appartenance. Bien sûr, pas de syndicat. C'est le prix social payé et accepté pour des actions qui se vendront cher, peut-être. Facebook et sa culture numérique reposent sur des conditions de travail inhabituelles, tacites ; il faut habiter près de Facebook ("within the mile"), être joignable à tout moment, participer aux cérémonies d'intégration à la tribu (métaphore de la cellule et de l'organisme). Parfois, on pense au monde des maîtres de forges du XIXème siècle en Europe. Mais Facebook n'est ni la mine ni l'usine et l'on y entretient une atmosphère ludique : "Looking like you are playing, even if your working".

Dans ce temple de la subjectivité objectivée qu'est Facebook, la culture dominante, celle des ingénieurs, est hostile à toute subjectivité ; révération d'un idéal de technologisation pure et parfaite, "the valley's imperative to technologize everything". La culture générale non professionnelle des développeurs semble exclusivement contemporaine, faite de jeu vidéo, de cinéma et de musique de variétés. La communication entre employés est continue, incessante, par appareils interposés, appareils omniprésents (qui sont aussi des status symbols) : smartphone, MacBook Pro, caméras, gadgets technologiques...
La valorisation des employés, comme on parle de la valorisation d'une entreprise, est continue et incessante aussi, elle s'exprime dans une sémiologie totale, monétaire et symbolique : le lieu où l'on s'assied, les équipes avec lesquelles on travaille, les moindre avantages en nature (perks) sont autant d'évaluations qui forment le cours d'un employé à chaque instant de sa vie professionnelle, "minute decisions made each day". Micro-économie du capital humain.
Le microcosme de Palo Alto ? "Felt like a shimmering, tech Disneyland", "like a shopping mall for venture capitalists searching for the next Facebook" ; l'auteur en retient les mots fétiches, ses croyances et ses maximes : scaling, disrupting, "getting root", "the voting will fix it", "do not argue with trolls, if you do they win"...

Très bien écrit, souvent émaillé de références subtiles, la présence en filigrane de Joan Didion et de sa vision de la Californie, l'ouvrage désenchante l'entreprise numérique (tout comme l'ouvrage de Jean-Baptiste Malet sur Amazon). Mais pour bien le lire, le lire "juste", il faut, en même temps, comme dans une polyphonie, entendre trois autres voix qui donnent au texte sa richesse et sa profondeur.
  • Tout d'abord, garder à l'esprit la tendresse et le respect que l'auteur éprouve, malgré tout, pour cette entreprise et son fondateur, pour tout ce qu'elle-même y a appris et gagné. Jamais elle ne crache dans la soupe. Jamais, chez elle, la condescendance que l'on a pu observer chez certains acteurs du monde financier pour Mark Zuckerberg. La réussite extraordinaire de Facebook n'est pas mise en doute. Pas plus que n'est remise en question la révolution dans la communication que représente ce réseau social (et pas les autres).
  • La vie à Facebook est décrite avec sympathie, l'auteur profite d'un regard intérieur lucide, aiguisé par les cinq années qu'elle y a passées. C'était aussi la belle vie. L'auteur, à son tour, y effectue bientôt un travail exaltant, avec des avantages en nature (voyages, hôtels luxueux, etc.). 
  • L'analyse de Katherine Losse permet de comprendre l'incompréhension de certains acteurs du monde financier pour le style de Mark Zuckerberg (cf. Sur le hoodie de Zuckerberg).
  • La lucidité de Katherine Losse s'exerce aussi à propos de l'université. Ne pas oublier, au long de notre voyage de lecteur au coeur de Facebook, son point de départ, l'expérience déprimante de l'université et, plus globalement, des Etats-Unis englués dans une crise nouvelle : Johns Hopkins, la prestigieuse, est cernée par un environnement de chômage, de drogue et de violence ("the advanced state of America's postindustrial decay"). Désillusions après des études très chères (Johns Hopkins après Wesleyan University) et les discours de célébration élitistes, distillés lors du recrutement alors qu'à l'horizon se profilent chômage et petits boulots, les emprunts qu'il faut rembourser pendant des années... Le confort de Facebook est à rapprocher de ce contexte démoralisant pour apprécier pleinement le discours mesuré de l'auteur.