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vendredi 27 juillet 2018

Les sciences cognitives, sciences rigoureuses de la publicité ?


La cognition. Du neurone à la société, sous la direction de Thérèse Collins, Daniel Andler et Catherine Tallon-Baudry, Paris, essais Folio, Gallimard, 2018, 727 p., Index des noms, bibliographie (hélas, pas d'index des notions), 14,9 €

David Vernon, Artificial Cognitive systems. A Primer, 2014, MIT Press, Boston, 266 p. Index (des noms et des notions). 40 $.

Cet ouvrage imposant peut servir de manuel et de carte pour s'orienter dans les multiples disciplines réunies sous le label général de sciences de la cognition. La lecture du sommaire seule (17 p.) donne le vertige : il s'agit donc d'un outil complet, d'une encyclopédie du domaine. Il sera utile aux étudiants mais aussi aux praticiens de la publicité dont ces sciences ne sont pas le domaine de prédilection. La plupart des chapitres recoupent des préoccupations actuelles de la publicité qu'il s'agisse principalement du ciblage sous toutes ses formes ou de l'évaluation des actions publicitaires (décision d'achat, attribution, performance, agrément, prédiction...). Beaucoup de chapitres seront également utiles à certains domaines du journalisme auxquels il apportera un peu de rigueur et de prudence (psychologie générale, santé, conseils aux parents, psychologie de l'enfant, etc.). L'évolution rapide de ce secteur scientifique impose une mise à jour régulière des manuels, défi pédagogique constant.

Quelque uns de ces chapitres :
- l'émotion
- l'intention
- la perception visuelle (computer vision)
- l'action (la rationalité)
- la personnalité et la personnalisation
- l'attention (distraction, multitasking)
- la mémoire (mémorisation, démémorisation, oubli)
- le langage, etc.

L'ouvrage commence par ce que Jean-Paul Sartre appelait "le sérieux" de la cognition, les données physiologiques : "de la molécule au neurone" puis des neurones au cerveau" chapitre qui se termine par un développement sur "le défi des neurosciences cognitives". Un chapitre complet est consacré au développement, un autre à l'évolution, puis à la perception visuelle, au langage, à la décision (apprentissage, rationalité), à la conscience, au raisonnement, à l'émotion, etc. La question éthique est également évoquée.
D'autres dimensions de la cognition peuvent être abordés par l'activité publicitaire, notamment la création. Comment la tester, l'évaluer ? Les réactions aux tests et enquêtes diverses (AB testing), le design des interfaces utilisateur (UI), la gestion des interactions, tout cela relève également, peu ou prou, des sciences de la cognition. Pensons encore à ce qu'apporte et qu'apportera le développement des capteurs portables (wearables divers et fitness trackers, sous forme de bracelets, d'adhésifs, etc.) capables d'enregistrer en continu (donc réduisant bientôt les biais) des données biologiques et biométriques (rythme cardiaque, sudation, tension, température, mouvement des yeux, niveau de cortisol, etc.) et de les analyser en temps réel ou presque. Ces capteurs devraient révolutionner l'observation indispensable à la compréhension de la cognition.

Devant l'ambition totalisante du livre, comment ne pas évoquer le traité des Passions de l'âme (1647) de Descartes, qui s'attaquait alors aux mêmes problèmes, avec les outils anatomiques et mécaniques de son époque. Mais aussi, plus près de nous, évoquer les ouvrages philosophiques de Henri Bergson sur les "données immédiates de la conscience", la mémoire, le rire ou encore les ouvrages de Jean-Paul Sartre sur l'émotion, l'imaginaire, l'imagination qui relevaient et relèvent encore en France du programme des cours de philosophie. L'espoir de comprendre la cognition, la pensée et sa relation au corps, est ancien (Aristote, Περὶ Ψυχῆς, De anima). L'âme a fait place aux neurones. Quelle sera l'étape suivante de cette histoire des sciences "psychologiques" ?

C'est pourquoi nous mentionnons un manuel universitaire qui met l'accent sur l'intelligence artificielle dans ses relations à la cognition : Artificial Cognitive systems. David Vernon part des sciences cognitives pour en dégager les paradigmes et le système (perception, apprentissage, anticipation, action, adaptation). Au terme de cette analyse, l'auteur passe à l'architecture cognitive puis à l'autonomie, notion clef pour la robotique. Avec la cognition artificielle, celle des machines qui apprennent, David Vernon examine ensuite l'articulation des concepts classiques, l'intention et l'attention (shared intentionsjoint attention) ou encore la mémoire et la prospective, la connaissance et la représentation. L'ouvrage se conclut par l'approche de la cognition sociale.

La confrontation de ces deux manuels permet de mieux situer l'ambition des sciences cognitives et ce qu'y apportent l'intelligence artificielle et les machines. Le lien des sciences cognitives avec l'intelligence artificielle est évident : données (capteurs), réseaux neuronaux, algorithmes, apprentissage, robots, etc.
D'Aristote à ces manuels, les sciences de la cognition ont changé de technique, allant de la philosophie générale à l'informatique en passant par les mathématiques (réseaux neuronaux, machine learning). Néanmoins, la question première de Descartes, celle de la relation de la liberté et de la volonté, reste omniprésente.
L'avenir des études et de la recherche publicitaires passe sans aucun doute par les sciences de la cognition. Ces deux manuels constituent un bon point de départ mais le détour par les textes philosophiques anciens donnera aux lecteurs une perspective féconde et prudente, circonspecte. 


Références
Aristote De l'âme, Paris, Les Belles Lettres, bilingue grec / français, index de quelques termes philosophiques grecs, 35 €
Aristote De l'âme, Paris, édition en poche GF Flammarion, traduction, présentation et annotations par Richard Bodéüs, 1993, 9 €
René Descartes, Les Passions de l'âme, prenez l'édition en poche GF Flammarion, présentée et annotée par Pascale d'Arcy, 1996.
et le commentaire par Denis Kambouchner, L'homme des passions. Commentaires sur Descartes, Editions Albin Michel, Paris, 1995, 2 tomes.

lundi 17 juillet 2017

Le cas Nietzsche, philologue


Friedrich Nietzsche, Le cas Homère, Paris, éditions HESS, 2017, 151 p.

La connaissance commune de Nietzsche s'arrête souvent à quelques textes, Ainsi parlait Zarathoustra, La Naissance de la Tragédie, Aurores quand ce n'est pas une pseudo Volonté de puissance. Rarement sont pris en compte les premiers textes, ceux du Professeur Nietzsche, helléniste, sommité ("Wunderkind") de la philologie classique européenne. Lire ces textes premiers, dits philologiques, éclaire les textes ultérieurs, dits philosophiques. En effet, Nietzsche ne cessera de se revendiquer "philologue" ("Wir Philologen", écrira-t-il en 1874). Il se vantera d'être "professeur de la lecture lente" ("Man ist nicht umsonst Philologe gewesen, man ist es vielleicht noch, das will sagen, ein Lehrer des langsamen Lesens", Morgenröte, Vorrede, §5). Il dira détester "ceux qui lisent comme des badauds" ("die lesenden Müßiggänger", "Vom Lesen und schreiben", Also Sprach Zarathustra). Et il n'en manquera pas de ces badauds pour lire Nietzsche !

 Le cas Homère (paraphrase d'un titre de Nietzsche sur Le cas Wagner) réunit deux documents : le texte de deux conférences, "Homère et la philologie classique" (prononcée en mai 1869, à l'Université de Bâle où il est Professeur de langue et littérature grecque) et "Le combat des poètes en Eubée" (prononcée devant la société philologique de Leipzig, en juillet 1867).
Le livre comprend une introduction de Carlotta Santini : "Qui a peur d'Homère ? Pour une apologie du chanteur aveugle" et une postface de Pierre Judet de La Combe : "Futur d'une philologie nietzschéenne". L'introduction et la postface, savantes et claires, sont indispensables aux non spécialistes pour s'y retouver : elles replacent le contexte et les enjeux de l'intervention de Nietzsche dans la question homérique.

La question homérique peut être ramenée à une question-clé : y a-t-il un seul Homère (comme on le dit, à partir d'Aristote, Aristarque) ou bien Homère, tel que nous le connaissons, que nous l'avons appris, n'est-il qu'une construction par des médias successsifs : récitations d'aèdes, collages de rhapsodes, effet de la transmission orale d'avant l'écriture (mémorisation, versification) ; effet des dispositions des auditeurs, du public (attention), du spectacle ? En somme, Nietzsche veut reconstituer "l'histoire de l'idée d'Homère", observe Carlotta Santini. Prendre et traiter Homère comme un concept qui s'est personnifié. L'abondance diverse de textes de l'Iliade et de l'Odyssée pose problème : textes des grammairiens d'Alexandrie, de Pergame, manuscrits byzantins, papyrus égyptiens, etc. Quel est le bon texte ? Cette question n'a pas de sens. Homère, dira Pierre Judet de La Combe, est "à prendre comme un long processus", il n'est pas de texte originaire.
Aujourd'hui, la question homérique semble épuisée (cf. Jean Bollack, "Ulysse chez les philologues" in La Grèce de personne. Les mots sous le mythe, 1997), elle relève désormais des sciences sociales. On en a écarté la question de l'auteur, aporétique, on a dé-philosophé la lecture des œuvres pour les philologiser.
Résumons ce qu'apporte cet ouvrage pour la réflexion sur les médias : la remise en question de la notion d'auteur et de la notion de texte. Cette remise en question s'oppose aux notions, intuitives, installées dans les esprits, depuis des siècles, par l'enseignement de la littérature. Cette remise en question se propage vers le droit d'auteur, vers le droit collectif de l'entreprise média au titre de la création de valeur (cf. la notion de marque éditoriale pour le droit voisin des médias et notamment de la presse).

N° du 20 juillet 2017. Actualité...
Bien sûr, la remise en question du texte (originaire, canonique) peut être appliquée à l'œuvre de Nietzsche. Mise à mal par les falsifications antisémites de sa sœur, par les traductions, l'œuvre de Nietzsche est rendue difficile à délimiter par son histoire éditoriale, par l'importante correspondance, par les écrits posthumes ("nachlass") et les écrits de jeunesse (autobiographiques).


Références

Nietzsche mis en dictionnaire
Nietzsche (F), Wir Philologen, 1874
Nietzsche (F),  Der Fall Wagner, 1888
Jean-François Balaudé, Patrick Wotling, "L'art de  bien lire". Nietzsche et la philosophie, VRIN, 2012
Mazzino Montinari, "La volonté de puissance" n'existe pas, L'éclat,1996
Mazzino Montinari, Nietzsche lesen, 1982, Walter de Gruyter

Milman Perry, The Making of Homeric Verse, 1971, Oxford University Press
Gregory Nagy, Homeric Questions, 1996, University of Texas Press
Gregory Nagy, Homer's Text and Language, 2004, University of Illinois Press
Gregory Nagy, Homeric Responses, 2003, University of Texas Press
Gregory Nagy,  Homer the Preclassic, 2010, University of California Press
Alain Ballabriga, Les fictions d'Homère. L'invention mythologique et cosmographique dans l'Odyssée, 1998, PUF

Sur Mediamediorum
Homère, maître d'écoles et ciment culturel
Le texte original n'existe pas. L'écriture et ses technologies
Ecriture et lecture numériques

dimanche 2 décembre 2012

Ni biens ni services : data

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Michael Mandel, "Beyond Goods and Services: The (Unmeasured) Rise of the Data-Driven Economy",  October 2012, progressive policy institute, 13 p.

Les données collectées sur le Web (entre autres) n'ont pas fini de bouleverser l'économie.
L'article de Michael Mandel critique la traditionnelle dichotomie de l'économie classique qui distingue les biens et les services et les inventorie jusqu'au mondre détail. Il faut, dit-il, y ajouter les data à cette inventaire classique. Les data sont sous-évaluées par l'analyse économique, elles échappent à la statistique courante. Il faut, pour ces data, créer une catégorie statistique nouvelle, à part entière, capable d'intégrer leur circulation, importation, exportation, leur accumulation, leur transformation, etc. Actuellement, les data sont généralement intégrées dans la catégorie "services".

N.B. La démonstration, parfois rapide dans les exemplifications, porte essentiellement sur l'économie et la comptabilité américaines. L'article n'évoque pas seulement les données "média" mais aussi des données bio-technologiques, financières, médicales, climatiques, etc.

Prendre en compte les data permettrait d'abord, selon Michael Mandel, d'apprécier plus complètement et plus justement la contribution des entreprises du numérique au développement économique d'un pays ; dans le même mouvement, elle permettrait de préciser la menace que des entreprises internationales font peser sur les économies nationales dont les données sont pillées (pour revenir à l'expression canonique de Pierre Jalée). Cette nouvelle catégorie permettrait la mise en place d'une gestion stratégique, politique des données.
Les données sont la matière première de l'économie au stade du numérique. Données collectées grâce aux médias, en échange de services offerts "gratuitement" en apparence (courrier, bureautique, agrégation en tout genre, navigation sur le Web, échanges sur les réseaux sociaux, applis, etc.). Cette économie est semblable dans son principe à celle de l'économie publicitaire développée depuis le milieu du XIXe siècle : le lecteur, l'auditeur, le téléspectateur accordent de l'attention à des messages publicitaires en échange de divertissement, d'information, etc. Economie de l'attention (we pay attention, dit l'anglais) qui est aussi une économie de l'engagement (l'engagement, notion confuse, n'est qu'une dimension de l'attention).

Ce qui est nouveau avec le numérique, c'est la masse des données (big data) prélevées et accumulées, et le traitement qui en est effectué, véritable travail de transformation (Verarbeitung) des données en outils commerciaux, en valeur. Ce que l'internaute "donne", confie, souvent sans le savoir, ponction indolore, comme on dit des impôts indirects, ce qui est extrait lors d'une navigation, d'une recherche, d'un échange de courriers, d'une localisation, d'une socialisation (partage, recommandation, appréciation, etc.) lui échappe et poursuit sa vie dans l'économie numérique (cookies, tags, ciblage, etc.). Plus-value, sur-travail médiatique qui s'accumule, s'échange, circule, se dévalue et se périme, etc.

C'est à cette lumière sans doute qu'il faut comprendre les oppositions qui se font jour en de nombreux pays à l'égard de grands entreprises mondiales accusées de ne pas payer d'impôt, de ne pas payer les contenus empruntés aux médias - aujourd'hui la presse, demain la télévision. Une telle réflexion peut aboutir à une remise en chantier des notions politiques de "secteur stratégique" et de domaine régalien : faut-il y intégrer les data ?
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lundi 15 août 2011

Isaac Bashevis Singer et ses illustrateurs

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"Isaac Bashevis Singer and His Artists", exposition à Miami.

Affiche de l'exposition
On se souvient du désappointement d'Alice (au début de Alice's Adventures in Wonderland) lorsqu'elle découvre que sa soeur lit un livre sans images ("and what is the use of a book whithout pictures or conversations?"). Quel rôle jouent les illustrations pour les livres ? Isaac Bashevis Singer, prix Nobel de littérature (1978), new-yorkais d'origine polonaise, publia en yiddish. Ses ouvrages ont été souvent illustrés, notamment les livres pour enfants, Singer choisissant lui même les illustrateurs. Son oeuvre fut presque entièrement publiée dans la presse, d'abord des titres en yiddish puis en anglais ("second original") et là encore les illustrations ne manqueront pas. Singer a même été publié, entre autres, par les magazines Playboy et Esquire.
Miami, où Singer finira sa vie, consacre une exposition à ses illustrateurs : "Isaac Bashevis Singer and His Artists". L'ensemble des illustrations réunies par cette exposition donne à voir son oeuvre et ses personnages. Un dialogue semble s'être instauré entre les oeuvres écrites et les images d'illustrations, dans les éditions de ses livres et nouvelles mais aussi pour les publications dans la presse. Cette importante oeuvre des illustrateurs est désormais indissociable de l'interprétation de l'oeuvre de Singer et de son imaginaire.
  • Parmi les documents de l'exposition, se trouvent aussi de mnuscules carnets de notes manuscrites de l'écrivain, en yiddish (cf. infra). Ces carnets rappellent combien l'écriture manuscrite reste déterminante dans le mode de production littéraire, dans la préparation et l'élaboration première des textes, le remuement des idées et la mémoire des images. 
  • L'exposition rappelle aussi le rôle majeur tenu par la presse dans la publication de l'oeuvre, fonctionnant comme une première fenêtre de diffusion (sorte de chronologie des médias) et donnant de l'élan aux textes, ajoute des degrés de liberté à l'auteur pour ses négociations avec l'éditeur.
  • La notion d'illustration prend un sens nouveau avec l'illustration musicale telle que la propose Booktrack ("Soundtracks for books"). La lecture, la répartition de la concentration et de l'attention en sont affectées et quelque peu dispersés, invitant à penser le mécanisme de la lecture et plus généralement de la consommation des médias à la fois audios et visuels. 
Dans le Saturday Evening Post, 26 février 1966. Illustration de Des Asmussen.
Carnets de notes de Singer