mercredi 20 novembre 2019

Enfances de classes : les inégalités définitives et monstrueuses entre les enfants



Enfances de classe. De l'inégalité parmi les enfants, sous la direction de Bernard Lahire, Paris, Seuil, 1230 pages, bibliographie

C'est un gros, très très gros ouvrage. Parce qu'il veut tout dire de ce qu'est une enfance dans un milieu pauvre, très pauvre en la comparant avec celle qui se déroule dans des milieux riches. Parce qu'il veut montrer comment se créent et se propagent et se multiplient les inégalités, nées entre les milieux de naissance et de vie. "Les enfants vivent au même moment dans la même société, mais pas dans le même monde", tel est le point clef, simple, et l'objectif, de la démonstration que veut proposer ce livre. Citons Bernard Lahire : " donner à voir  et à ressentir leurs effets multiples, inscrits dans les corps et dans les esprits individuels, en termes de manières de voir, de sentir et d'agir, en termes d'écarts dans les conditions concrètes d’existence et de coexistence, ainsi que sur les champs  extrêmement variables du possible qu'elles imposent aux individus appartenant aux différentes classes de la société."
Quatre années d'enquêtes menées par un collectif de 17 sociologues auprès de 35 enfants âgés de 5 à 6 ans, vivant dans différentes villes de France, quatre années pour saisir les inégalités présentes dès l'enfance et, ainsi, "appréhender l'enfance des inégalités". 175 entretiens avec des parents des enfants et des enseignant-e-s de ces mêmes enfants ainsi que des exercices langagiers conduits, "joués" avec les enfants.
L'objet du livre est de montrer les inégalités à l’œuvre, dès leur source. Et encore, à cinq ans, beaucoup est joué, déjà. Au bout du compte, limité pourtant, les inégalités sont montrées, pointées même, et les vies de certains enfants apparaissent plus ou moins "diminuées". Le livre fait donc le bilan, "un" bilan, de ces inégalités vécues chaque jour par ces enfants. Mais les enfants ne disent certainement pas tout ce qu'ils perçoivent, ou ne perçoivent pas tout ce qu'ils vivent, car c'est trop compliqué : qu'il s'agisse des enfants ou de leurs parents, les outils de l'énonciation des inégalités, comme de l'aveuglement social, sont inégalement partagés ! Alors, qu'est-ce qui reste aux plus dominés, aux plus démunis ? La violence ?

Bernard Lahire reprend à sa manière les démonstrations de Pierre Bourdieu, de celles que, peut-être, celui-ci ne pouvait pas faire (nous pensons à La misère du monde, 1993, Paris, Seuil, Enquêtes financées par la Caisse des dépôts). Impossibilité sociale, impossibilité épistémologique ? En tout cas, le travail effectué par l'équipe de Bernard Lahire est de qualité et ses conclusions sont parfaites. Bien sûr, on pourrait certes encore accentuer le diagnostic. A quoi bon ? A 5 ou 6 ans, l'essentiel semble être déjà joué. Bien sûr, un miracle peut avoir lieu, plus tard, mais à quelles conditions ? "Peut-on faire quelque chose de ce que l'on a fait de nous ?", se demandait Jean-Paul Sartre, qui, lui, n'en doutait pas. Indéracinable privilège !

lundi 18 novembre 2019

Les Arts déco, un art de vivre en mer, dans les années trente


L'art déco, un art de vivre. Le paquebot Ile-de-France

Exposition au Musée des années 30, Boulogne-Billancourt

Cette exposition, qui s'est amarrée à Boulogne, décrit le style de vie d'une époque, d'une classe sociale. Car ce qu'elle décrit surtout, c'est le style de vie de gens très riches, pour qui la vie est un voyage heureux dans un cadre exceptionnellement luxueux. L'exposition, typique de cette classe et de ses divertissements pendant les années trente, a lieu au quatrième étage du musée.
C'était l'époque des Arts Décoratifs et Industriels, avec sa mode, son fumoir, ses  salles de cinéma, sa bibliothèque et ses salons de thé... Le mélange des photos, de la vaisselle et de du mobilier font revivre pendant quelque temps cette époque et cette classe-loisirs ; en tout point, elle évoque Thorstein Veblen (1899) qui la caractérisait par une "conspicuous consumption" ou "conspicuous leisure", classe pour laquelle les loisirs sont tout le travail de distinction et réclament un effort continu. Et c'est en quelque sorte, le cadre et les conditions de ce travail que l'on peut observer dans cette exposition. Belle exposition, qui montre le style de vie de la classe riche et bien élevée de cette époque ; on y voit des meubles, de la vaisselle, des tableaux, des jouets, de la verrerie...


Fauteuils de
Jacques Emile Ruhlmann
Fauteuils de 
Jacques Emile Ruhlmann

Le journal du bord



The Last Voyage
L'exposition montre donc le style de vie de cette classe qui savait si bien vivre. Bien sûr, pendant ce temps, l'Allemagne allait mal, de plus en plus mal, mais on n'en dit rien... avant que le bateau ne soit converti pour le transport de troupes pendant le second conflit mondial ("la parenthèse militaire", dit l'exposition). La gastronomie est l'essentiel avec le sport et les moments de détente et de socialisation. "C'est une création, faite d'ordre, de mesure, de beauté, où tout répond à une destination, à un plan logique conçu à la fois pour contenter la raison et pour donner à l'esprit cette satisfaction qu'il retire de la présence de l'art", dira un magazine de l'époque, pour évoquer l'ambiance du voyage transatlantique. Baudelairien presque : "Là, tout n'est qu'ordre et beauté // Luxe, calme et volupté // Des meubles luisants/ / Polis par les ans //Décoreraient notre chambre"...  Le voyage, de Paris à New York, durait près d'une semaine sur cette ville flottante qui mesurait 241x 28 mètres pour 1550 passagers dont 639 en première classe et plus de 800 pour le personnel. Les femmes n'y apparaissent que comme divertissement, illustrant la mode qui les met à leur avantage. Une partie importante de l'exposition est également consacrée aux enfants dont le style de vie singe celui des parents.

En 1959, le bateau qui n'est plus rentable est vendu à une société japonaise ; il sera loué à la Metro Goldwyn Mayer pour qu'y soit tourné "The Last Voyage" ("Panique à bord") : ce sera effectivement son dernier voyage...

mercredi 13 novembre 2019

La déportation et l'assassinat des Juifs en France



Jean-Luc Pinol, Convois. La déportation des Juifs de France, Editions du Détour, Paris, 2019, 319 p. Bibliogr., Index des convois. Sources, méthodes, outils. Préface de Serge Klarsfeld.

Voici un ouvrage de chercheur, un ouvrage d'historien, un ouvrage de spécialiste d'analyse spatiale.
Le travail a pour objet la déportation des Juifs de France, qu'ils fussent Français ou étrangers, pendant la période qui s'étend de la défaite militaire française (mai-juin 1940) à la défaite militaire allemande (le dernier convoi de déportation quitte Drancy le 17 août 1944, pour Auschwitz). C'est l'histoire de près de 80 000 personnes, chiffre qui énonce "le caractère massif de la persécution des Juifs".
Au point de départ de l'étude, se trouve le fichier établi et remis par Serge Klarsfeld ; ce fichier a été cartographié puis étudié de manière très détaillée par l'auteur, Professeur et chercheur à l'Ecole Normale Supérieure de Lyon (chaire d'histoire urbaine contemporaine).

L'ensemble des 79 convois a été analysé indiquant les effectifs, la provenance (les parisiens, Seine et banlieue, et les autres), ainsi que la présence d'enfants. Pour chaque convoi - et le livre est exhaustif - l'auteur précise la provenance des personnes déporté/es et il indique, sur une carte, l'endroit de France d'où la personne a été déportée. Nous avons donc une histoire de la déportation de France des Juifs.
Mais cela n'est pas tout, car à la déportation, il faut ajouter les fusillés, les guillotinés, tous ceux et celles qui ont été massacrés, et donc qui n'ont pas pu être déportés.
Le livre montre l'évolution habile de la répression : d'abord, les personnes juives doivent se déclarer dans les commissariats de police. Là, ensuite, leur carte d'identité est marquée en rouge du cachet "Juif" ou "Juive". C'est le temps du fichage, de la définition et du repérage : 149 734 personnes sont ainsi recensées à Paris. Alors, peut commencer la deuxième phase : il s'agit de concentrer les Juifs dans des lieux précis. Enfin, peut se mettre en place la troisième phase, celle de la déportation vers des camps spécialisés, les camps de la mort.
L'encadrement juridique constitue un bon prétexte : après la loi du 3 octobre 1940 qui limite les droits civiques de tous les Juifs, puis celle du 4 octobre qui limite celle des Juifs étrangers, viennent enfin les textes repris et amplifiés par celui de 2 juin 1941. La répression peut alors commencer, et elle commence le 14 mai 1941, puis les 20-24 août 1941... les premiers trains de déportés quittent la gare parisienne pour le camp d'extermination de Auschwitz... Le 7 juin, le port d'une étoile de tissu jaune a été imposé qui facilitera les opérations d'arrestation...
Et la police française fait "son travail"... tout comme une grande partie de la population française tellement soucieuse de légalité et aussi quelque peu intéressée.
Carte d'origine des déportés
du convoi N°35 parti de
Pithiviers pour Auschwitz,
le 21 septembre 1942
Mais l'ouvrage donne également une brève représentation des Justes, de ceux - si peu nombreux - qui ont aidé des Juifs à échapper aux Allemands et à leurs supplétifs (cf. pages 193-206).

A ce bilan des déportations (environ 80 000), il faut ajouter celui des 1 200 personnes qui n'ont pas été déportées car elles sont mortes avant, en France. Notamment en 1944, en Dordogne par exemple (division Brehmer) ou dans la région lyonnaise et les Alpes où sévissent les Barbie, Paul Touvier et Lécussan. Les Allemands sont aidés dans leur tâche, comme toujours, par les dénonciations effectuées par les collaborateurs français, qui bénéficient des biens volés aux Juifs arrêtés.

Par sa méthode rigoureuse, imparable, l'ouvrage de Jean-Luc Pinol donne dans ce livre une grande leçon d'histoire. Histoire non achevée et qui sera compliquée encore par des modalités informatiques d'interactivité, notamment. Car la cartographie n'a pas encore dit son dernier mot.

La France dans la société numérique. Encore un effort !



L'économie et la société à l'ère du numérique, INSEE, Edition 2019, 158 p., glossaire

L'objet de ce livre collectif, rédigé par une vingtaine de collaborateurs de l'INSEE, est de dresser un bilan de l'économie numérique en France, économie dont le périmètre comprend les "technologies, contenus et supports de l'information" (TCSI) ; en gros, ce sont la fabrication de produits, l'édition et la diffusion audiovisuelle, les télécoms et les activités informatiques. Voilà pour l'équipement.

Pour la pratique numérique, on apprend qu'elle décroît avec l'âge, tout comme les compétences numériques, en général. "Partout l'informatisation est plus favorable aux travailleurs les plus qualifiés", aux nouveaux métiers détenus "principalement par des hommes, plutôt jeunes, très diplômés et cadres". Tout est dit, rien ne change donc, pour l'essentiel, avec les technologies numériques récentes. Sans doute, pour qu'un changement décisif intervienne, faudrait-il qu'un travail d'incitation soit entrepris dans ce sens par les pouvoirs publics.

Après une introduction générale, l'ouvrage ouvre deux dossiers. Le premier de ces dossiers est consacré aux métiers du numérique. Data scientists, community managers et informaticiens. Le second concerne cloud computing et big data, la dématérialisation donc.
En 2018, 82% des personnes de 15 ans et plus ont utilisé Internet au cours des trois derniers mois. Le capital culturel est toujours la variable explicative clef (presque 90% pour les diplômés du supérieur, contre 30% pour les sans diplômes). Les données diposnible pour 2017 indiquent que l'on ne comptait alors que 3% des emplois dans les métiers  du numérique (soit 800 000 personnes).
Les emplois du numérique se trouvent d'abord en région parisienne (plus de 10% d'emplois numériques dans les Hauts-de-Seine) et dans les zones de haute technologie (Toulouse ou Sophia-Antipolis, par exemple).
Le cloud computing était utilisé par une société sur cinq en 2018, ce qui est au-dessous de la moyenne européenne ; en revanche, l'analyse de données massives place la France en bonne position, devant l'Allemagne.

Ensuite, viennent 3 fiches consacrées :
  • aux nouvelles pratiques numériques 
  • aux équipements et usages numériques
  • à la contribution à l'économie des technologies, contenus et supports de l'information
Enfin, l'ouvrage s'achève par une fiche sur la protection de la vie privée, l'impact environnemental du numérique et des comparaisons européennes (disparités d'équipement, d'usages, d'accès à Internet). Pour terminer, un glossaire est proposé : il est clair et apporte des éclairages utiles sur la plupart des notions mobilisées dans cet ouvrage.

L'ouvrage dresse un bilan qui, globalement, ne surprend pas : les effets de l'âge et du diplôme se conjuguent pour expliquer les écarts de performance électronique. La France est en retard sur le plan scolaire, ce qui dit tout et ne promet guère. Notons également que les hommes sont majoritaires dans ces technologies, et que cette situation semble s'être dégradée entre 2011 et 2016. Enfin, on notera que de nombreuses données sont déjà tardives ; un effort doit être effectué pour disposer de données économiques de qualité beaucoup plus rapidement.